AAARGH
"Très brillant professeur--Chercheur très original-- Personnalité exceptionnelle."
Pierre Citron, directeur d'UER à la Sorbonne Nouvelle. Membre du jury pour la soutenance de thèse de Robert Faurisson sur les Chants de Maldoror et les Poésies de Lautréamont. C était en 1972. Pierre Citron est d'origine juive et marié à une demoiselle Suzanne Grumbach.
"La "star" française du négativisme [...]. Un homme bizarre, extravagant, voire anormal [...]. Un aveugle volontaire [...] un faux savant cherchant la contre-vérité, rien que la contre-vérité, toute la contre-vérité, la contre-vérité à tout prix [...], un ignare [...]. Le fantaisiste ou le démagogue qu'est Faurisson [...] un cas de confusion mentale qui relève de la compétence des psychiatres [...] un cas d'impudence motivée par des raisons politico-financières [. . .] incorrigible et sans scrupules [...] un grotesque [...] stupide et illettré [...]. Il s'identifie avec Darquier de Pellepoix, ex-commissaire général aux Questions juives de Vichy, grossier et violent antisémite, escroc et laquais des nazis. "
Georges Wellers, directeur du Monde juif, dans un article intitulé "Qui est Faurisson? " , paru dans le numéro de juillet-septembre 1987 de cette revue (pages 94-116).
"L'esprit étroit de M. Faurisson [...]. Le pseudo-historien Faurisson [...]. M. Faurisson, chef de file des détracteurs de l'histoire [...]. Faussaire de l'Histoire du génocide hitlérien [...] un homme malhonnête qui cultive de façon systématique le mensonge [...]. Un diffamateur et un provocateur [...]. L'imprudent, l'impudique, le grotesque Faurisson [...]. Barbie-Faurisson, même combat."
Le Droit de vivre, directeur J. Pierre-Bloch, numéros 443, 444, 469, 480, 488, 496.
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"Votre arrivée dans ce studio m'a causé une des grandes surprises de ma vie parce que je ne vous connaissais pas, je ne vous avais jamais vu, [...] mais j'avais lu beaucoup de choses sur vous. J'avais lu certains de vos ouvrages mais surtout j'avais lu beaucoup, beaucoup de choses sur vous. Et je m'attendais à voir entrer quelqu'un--je ne dirais pas avec des sabots et des pieds fourchus--mais je m'attendais à voir entrer un petit homme grisâtre, l'air extrêmement méchant probablement, et j'ai vu entrer un homme très souriant, et je trouve que vous êtes un homme lumineux. Vous faites partie de ces gens qui irradient la lumière [...] quelqu'un qui a un beau sourire, qui a de beaux yeux un peu étonnés et en tout cas très curieux."
Serge de Beketch, rédacteur de Minute-La France, animateur de Radio-Courtoisie, au micro de ce poste le 22 mars 1989.
Vichy, 16 septembre 1989. Vers 9 h 30. Robert Faurisson, soixante ans, sort de son domicile attenant à un parc qui jouxte l'Allier pour y faire sa promenade habituelle. Professeur écarté de l'Université pour ses travaux révisionnistes sur l'existence des chambres à gaz homicides et l'extermination systématique des juifs dans les camps de concentration allemands durant la seconde guerre mondiale, il a déjà été victime de cinq agressions physiques. Aussi est-il accompagné d'un chien de défense. C'est une chienne de race toy (un peu plus petite que le caniche nain) et de couleur miel. On mesure la protection. Elle se nomme Athéna, mais on l'appelle Pupuce. Il en va ainsi dans les familles les mieux défendues contre la fantaisie et la facilité. Des semaines avant la naissance, les futurs père et mère se disputent pour savoir si l'héritier ou l'héritière se prénommera Alexandre ou Elisabeth. Un an plus tard, tout le monde l'appelle Bibiche ou Tintin.
Pupuce-Athéna a été offerte par les enfants Faurisson à leurs parents. Les animaux ont tenu une place particulière chez les Faurisson. En 1943, Robert avait quatorze ans. Sa famille, rigide et disciplinée, obéissait à un horaire et des règles qui stupéfieraient les gamins relâchés d'aujourd'hui. Pourtant le chat Pompon régnait. Au dîner, alors que les trois filles et les quatre garçons devaient observer un rituel très strict, Pompon avait tous les droits. Même devant des invités, il sautait sur la table, s'asseyait sur la nappe, regardait tout et chacun, allait entre les assiettes et les plats, plongeait sa patte dans le paquet de Springaline, une poudre fortifiante que prenait Mme Faurisson mère, sujette aux bronchites.
Pupuce-Athéna est plus réservée. Elle trottine devant son maître. Elle lui est très attachée. Ils ont tous deux de longues conversations. Il lui a appris à chanter.
--C'est assez lugubre, reconnaît-il.
Il ajoute:
--Son Q.I. (moyenne normale: 100) est de 8,5. Mais son quotient de bonne volonté est incalculable.
Robert Faurisson est un homme de taille moyenne, vif et vigoureux, entraîné au sport. Bon joueur de tennis, très technique sans doute à cause de ce besoin instinctif développé par sa formation universitaire d'analyser pour comprendre et répondre aux "pourquoi" et aux "comment". Bon sprinter, sur cent mètres, ensuite tenant la cadence, ce qui lui a sans doute sauvé la vie à plusieurs reprises; pas plus tard qu'en mars 1992 à Stockholm. Il pratique le ski alpin. Il aime aussi fendre du bois, le dimanche dans la forêt de Marcenat en compagnie de joyeux camarades, à proximité d'un petit monument érigé par l' "Association des Résistants actifs de l'Allier". Il a toujours aimé porter de lourds paquets. Trait de caractère: maintenir sa forme dans l'utile? Peut-être. Je l'ai vu trimballer des sacs volumineux, genre sacs de marins, qu'il maniait sans essoufflement ni gêne.
Ce matin, Faurisson marche d'un pas rapide dans l'air léger. Ce parc est un endroit où il se sent bien. D'un côté l'Allier. . .
--Une rivière que j'aime, dit-il. "Allier" est du féminin...
L'Allier le fait rêver. Les saumons descendent de Brioude, vers Vichy, Nantes, pour traverser l'Atlantique et arriver dans les eaux canadiennes... Le Canada où se trouve le révisionniste Zündel, au procès duquel Faurisson fit une déposition-démonstration éblouissante. Après quoi, même sans avoir vu Zündel, les saumons reviennent, guidés par leur radar personnel. Ils embouquent la Loire à Saint-Nazaire, passent Nantes sans s'arrêter aux petits troquets à muscadet du quai de la Fosse, remontent et, sans se tromper, bifurquent dans l'Allier, franchissent l'échelle à saumons de Vichy et reviennent à Brioude, pour y frayer et mourir. Bel exemple de fidélité aux sources et aux racines, fussent-elles d'eau. Il illustre celle de Robert Faurisson, qui revient toujours en Charente, où sont les origines paternelles, tout en possédant la double nationalité française et britannique, sa mère étant née à Edimbourg.
Devant, c'est le parc, avec les séquoïas de Californie et le peuplier triple. Il date de Louis XIV et servait de marque aux pêcheurs. Le kiosque en ruines et le "parc du soleil" pour enfants, aujourd'hui clos, le ramènent à Verlaine:
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l'heure
passé
Comme pour Rimbaud et Lautréamont, Robert Faurisson cherche les choses qui sont derrière les mots, même s'ils ont été choisis...
... non sans quelque méprise:
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'lndécis au Précis se joint.
Il veut trouver la logique de l'irrationnel et le solfège de la "musique avant toute chose " ; percer le mystère des assonances, de la rime, des rythmes, du nombre, de l'élision, de l'hiatus, de l'enjambement, etc.; puis, sur l'élan de l'intuition, d'observations en réflexions et déductions, remonter la piste comme le saumon la rivière [mais avec plus d'imagination et d'invention que lui], pour démontrer, prouver, expliquer, expliquer, expliquer en bon professeur qui ne met rien au-dessus de ce que l'intelligence découvre le livre refermé, mais retenu. Il y a du Sherlock Holmes et du Maigret chez Faurisson. Ce n'est pas surprenant. N'est-il pas, comme le premier, originaire de Grande-Bretagne et les Charentes ne sont-elles pas une des patries d'élection de Simenon?
Comme Jules Maigret, Robert Faurisson apprécie les guinguettes du bord de l'Allier, surtout le restaurant les Blés d'Or, près de l'Aviron vichyssois. Il parle avec émotion de la cuisine d'Edwige, élève de Muller, dont la réputation est établie, ce qui est bien, et s'est maintenue, ce qui est mieux encore. Il aime la qualité et la recherche dans la simplicité. Sa mémoire du goût est aussi développée que l'autre. Il y a quelque temps nous parlions du premier déjeuner qu'il prit chez moi, au début des années quatre-vingts. Je connaissais mal ses travaux. C'était la persécution dont il était la victime et la nature de ses persécuteurs qui me poussaient à lui témoigner ma sympathie et ma solidarité. Pour les prouver, je m'étais mis au fourneau. J'avais sorti les bouteilles du casier réservé aux occasions exceptionnelles. Dix ans plus tard, malgré tous les événements survenus, il se souvenait du château que j'avais naturellement oublié... pichon-lalande! Pour peu qu'on l'eût pressé, les mains aux tempes, comme les voyantes au-dessus de leurs boules, il aurait donné le millésime!
Ce 16 septembre 1989, à une soixantaine de mètres de la bordure du parc, Faurisson aperçoit trois jeunes gens qui se disputent un ballon. Il n'y prête pas attention. Vaguement il se souvient qu'ils étaient grands, vêtus de jeans, l'air plutôt arabe pour deux d'entre eux. Il raconte:
Quand je suis passé à leur proximité, le ballon m'est arrivé dans les jambes. Je l'ai repoussé du pied. L'un des jeunes gens m'a alors frappé violemment, à la mâchoire. Un coup de poing... Je suis tombé, en criant. A terre, ils m'on tabassé, à coups de pied, très fort, et en silence. Moi je continuais de crier. Eux ils continuaient de me shooter dans tout le corps, de la tête au ventre et aux cuisses, mais surtout à la tête. C'était d'autant plus douloureux que ma mâchoire avait été démantibulée dès le premier coup. J'essayais de me protéger le visage de mes mains, et le corps en me recroquevillant. Ça cognait toujours, à la volée, comme dans un sac. Ils voulaient m'achever à coups de pied. C'est la technique du "tabassage à mort". Comme dans la lapidation, la responsabilité d'un meurtre éventuel ne peut être attribuée à tel ou tel agresseur.
Les poursuites judiciaires seront entamées pour "coups et blessures", non pour "tentative d'assassinat " .
On correctionnalise le crime. Les Assises sont évitées.
Ses cris sont entendus. D'abord par Mme Faurisson. Leur maison se trouve à une centaine de mètres. Elle accourt. Elle voit la scène. Deux pêcheurs également alertés ont laissé leurs cannes. Ils foncent sur les bastonneurs, qui abandonnent leur proie et détalent. L'un des pêcheurs est un gaillard de 18 ans, un lycéen qui approche les deux mètres. Il rejoint l'agresseur le moins leste. Il l'empoigne par son blouson. Les deux autres s'arrêtent. Ils reviennent sur leurs pas, menaçants. Le lycéen relâche sa prise. Le trio reprend son galop et disparaît.
A sa sortie de l'hôpital, Robert Faurisson vint remercier son jeune sauveteur et lui offrir une immense boîte de chocolats. Le jeune homme ne lui cacha pas à quel point il s'en voulait de l'avoir sauvé. Un an plus tard, Robert Faurisson le retrouva sur les bords de l'Allier. Il faisait des études de chimie à Grenoble. Il n'avait pas changé d'avis sur le professeur. Ce sont des faits--"des petits faits vrais " , disait Taine--qui peuvent marquer autant que les coups.
Mais je vais trop vite. Robert Faurisson est toujours allongé sur l'herbe du parc. Le visage tuméfié et couvert de sang, le corps comme disloqué, il n'a pas perdu connaissance. Mme Faurisson se trouve près de lui. Un peu plus loin se tient Athéna-Pupuce. Elle est comme pétrifiée. Plus d'un mois après le retour de son maître, elle se refusera à lui parler. Remarque de Faurisson:
--Je me demande si mes cris ne l'avaient pas effrayée. Peut-être a-t-elle cru que c'était après elle que j'avais
L'ambulance des pompiers arrive. En y portant le professeur, on s'aperçoit qu'il a été gazé, à la bombe -- allusion sans doute, et signature...--, si fort que l'infirmier ne peut rester à ses côtés. Il faut aérer l'ambulance et attendre la police. Elle est occupée ailleurs. Claude Malhuret, maire de Vichy, reçoit François Léotard et quelques amis politiques. Michel Noir, ancien champion d'aviron, participe à une manifestation de ce sport sur l'Allier. Il importe d'assurer leur protection. Rien ne presse pour Faurisson.
C'est le chauffeur de l'ambulance qui, las d'attendre, prévient par radio qu'il s'en va et démarre. Direction le centre hospitalier de Vichy pour les premiers soins et radios. C'est si grave que le blessé est dirigé sur l'Hôtel-Dieu de Clermont-Ferrand. Avant qu'il n'y soit admis pour y subir une intervention chirurgicale de quatre heures, l'AFP reçoit le communiqué suivant:
Ce matin, à 9 h 30, trois militants de l'association "Les Fils de la mémoire juive " ont corrigé le négateur Faurisson à Vichy dans le parc de la ville. Cet individu est à l'origine, par ses mensonges, de l'affaire du Carmel d'Auschwitz, qui divise gravement les communautés juive et catholique. Nous avons voulu, par ce geste symbolique, montrer que la communauté juive ne se laisse pas faire. Le professeur Faurisson est le premier mais ne sera pas le dernier. Que les négateurs de la Shoah soient prudents! Mentir ne pourra plus se faire impunément.
Les Fils de la Mémoire juive ne figurent pas au répertoire des associations juives, pourtant fort nombreuses car leur existence justifie les subventions. Cette dénomination n'est pourtant pas sans rappeler l'association de Serge Klarsfeld: "Fils et Filles des déportés juffs de France" et celle de l'association de Marc Bitton: "Les Enfants de la Mémoire juive " (enfants de la deuxième génération des déportés juifs).
Pour prendre bien conscience de l'époque et de l'esprit de nos moeurs, il est utile de noter les réactions. D'abord celle de la justice
Le procureur de Cusset (Allier) a ouvert une information pour coups et blessures, dit Robert Faurisson. J'ai déposé plainte par l'intermédiaire de mes deux avocats: M e Delcroix, à Paris, et M e Nourissat, à Cusset. Un juge d'instruction a été désigné: M lle Rubantel. Après des tergiversations, mon affaire a été confiée pour enquête à M. Chauchard qui appartient au Service régional de la police judiciaire de Clermont-Ferrand. Cet inspecteur de police jouit d'une bonne réputation mais son équipe est squelettique et ses moyens dérisoires. Il a un inspecteur à ses côtés, qui traitait une vingtaine de dossiers en septembre 1989. Je n'ai donc pu compter que sur 1/10 éme de policier. Si Serge Klarsfeld avait été la victime, de nombreuses équipes d'enquêteurs auraient été sans nul doute requises pour s'occuper de son affaire à temps complet. Les hommes publics et les médias auraient réagi avec indignation à l'attentat. De Los Angeles à Tel Aviv, en passant par New York, selon le scénario habituel, on aurait poussé des gémissements et on aurait appelé à la vindicte internationale. On aurait été en "état de choc". François Mitterrand ou son épouse se serait peut-être rendu au chevet de la victime. La photo du visage tuméfié, déformé et ensanglanté de Klarsfeld aurait été reproduite dans toute la presse.
La photo de mon visage tuméfié, déformé et ensanglanté a été, me dit-on, refusée par l'Agence France-Presse (AFP).
L'enquête de police s'est essentiellement réduite à quelques déplacements à Paris, brefs et sans résultat.
J'ai livré un important indice sur celui que je pense être le complice local de mes agresseurs. Il aura certainement un alibi "en béton " . Par ailleurs, j'ai dit quel était, à mon avis, l'inspirateur de toute l'action. Les inspecteurs ne l'ont pas interrogé. Le juge d'instruction ne dispose que de trois pièces dans mon dossier: ma déposition, celle de ma femme et une note concernant le ballon de foot-ball trouvé sur place.
Ce juge aura attendu près de vingt mois avant de me convoquer. J'entre dans la pièce. Trois femmes, le visage fermé: ma juge, sa secrétaire, une représentante de la procureuse. Ma juge, 28 ans, ne se lève pas même pour accueillir un homme de 63 ans, qui a failli perdre la vie dans cette affaire. L'air rogue, elle m'interroge comme un criminel. Elle m'annonce qu'on s'achemine vers un non-lieu. Elle ne connaît pas son dossier. Dans le procès-verbal, elle déforme, avec insistance, mes propos. Je signerai, par mépris. Elle me signifie mon congé, replonge dans ses dossiers. J'ai réclamé une enquête poussée dans le milieu du terrorisme juif: Bétar, Tagar, milices chères à Madame FabiusCastro. L'idée n'a pas plu.
Cette tentative de lynchage inspira peu les moralistes politiques, si éloquents après Carpentras. Par respect du secret de l'instruction, sans doute, ils s'imposèrent un silence émouvant. Il n'y eut, à ma connaissance, que trois exceptions.
Toujours soucieux de références bibliques, François Léotard justifia l'agression en citant approximativement ("Puisqu'ils ont semé du vent, ils moissonneront la tempête", Osée, VIII, 7) l'Ancien Testament. Il dit:
--Qui sème le vent récolte la tempête!
Claude Malhuret dénonça la violence. Il ne pouvait moins faire. Maire de Vichy et médecin, ses administrés, qui sont aussi ses électeurs, auraient mal compris qu'il se taise quand, dans un parc de sa ville, un professeur d'université française, âgé de soixante ans, était grièvement blessé par trois vigoureux activistes.
Seul Bruno Mégret, délégué général du Front national, s'éleva contre le "lâche silence des partis politiques de l'Establishment".
Il ajouta:
Ceux qui sont si prompts à parler des Droits de l'homme n'ont pas dénoncé cet acte de violente intolérance. Fidèle à son rôle de défenseur des libertés, le Front national condamne, quant à lui, toutes les violences exercées, quelles qu'elles soient, et demande aux pouvoirs publics de pourchasser les responsables de cet attentat.
Toujours soucieuse de défendre les faibles et les opprimés, l'ex-L.I.C.A. devenue L.I.C.R.A. aurait dû faire chorus. Elle fut beaucoup plus circonspecte: "Cet acte n'a pu être commis que par des provocateurs", déclara la Ligue chère au coeur de Jean Pierre-Bloch.
Le Conseil représentatif des institutions juives de France et son président Jean Kahn furent plus précis. Ils savaient qui étaient ces provocateurs et les désignèrent: "C'est une provocation de l'extrême droite!"
Si cela était, en bonne logique, tous deux auraient dû orchestrer une campagne, comme ils savent le faire, pour réclamer que l'enquête aille bon train et sans ménagement. Ils s'en gardèrent bien, à la grande satisfaction de Serge Klarsfeld. Celui-ci était d'un avis diamétralement opposé. Il ne cachait pas que, pour lui, l'abominable professeur Faurisson avait été justement frictionné par d'ardents zélotes musclés, chargés de la Justice et de la Réparation. Il le confiait au micro de RadioJ:
Ce n'est pas tellement surprenant, car quelqu'un qui provoque depuis des années la communauté juive doit s'attendre à ce genre d'événements. On ne peut pas insulter la mémoire des victimes sans qu'il y ait des conséquences. C'est quelque chose, je dirais, de regrettable, peut-être, mais de normal et de naturel.
Touchante unanimité entre le mari et la femme, en un temps où les couples sont si divisés. Mme Beate Klarsfeld exprimait au Monde une opinion conforme à celle de son époux:
Quoi de plus normal que quelques jeunes gens se soient peut-être mis en colère et aient essayé de donner une leçon au professeur (19 septembre).
Ce que la Lettre Télégraphique juive/Jour J, quotidien auquel collabore Klarsfeld, résumait dans un titre sans ambiguïté "Faurisson victime de ses provocations" (18 septembre).
Puis l'affaire glissa dans l'oubli. Il resta pourtant comme un malaise. Si volontairement ignorants qu'ils fussent du fond du dossier et même de sa surface, des Français moyens, de plus en plus nombreux, se posaient un certain nombre de questions sans réussir à y répondre.
Comment un homme de la qualité intellectuelle du professeur Robert Faurisson, dont le sérieux des travaux était reconnu par les tribunaux mêmes qui le condamnaient, pouvait-il nier l'existence des chambres à gaz homicides dans les camps de concentration allemands, alors que cette existence était si évidente qu'on devait y croire sous peine d'amende et de prison?
Cette évidence étant flagrante et établie d'une façon indiscutable, pourquoi refusait-on au professeur Faurisson de grands débats publics, et contradictoires, où il eût été facile de l'écraser et de le convaincre de mensonges, tromperies, falsifications?
Si, comme on le disait parfois, Faurisson était une sorte de savant Cosinus qui ondulait de la toiture ("un fou à soigner aux neuroleptiques" -- Pierre Chaunu à Globe, septembre 1989), si ses affirmations n'étaient que des élucubrations, pourquoi l'avoir exclu de l'Université? Pourquoi le traquer comme il était traqué à travers le monde? Pourquoi avoir cherché, à six reprises, à le détruire physiquement?
J'entendais souvent ces interrogations, dans les milieux les plus divers et partout on me demandait:
--Vous connaissez le professeur Faurisson ?
--Oui ... Enfin, connaître, c'est beaucoup dire ... Disons que je l'ai rencontré, à plusieurs reprises. Nous avons parlé. Ou plus exactement je l'ai écouté. Nous avons sympathisé, je crois, quoique nous fussions de tempéraments, de natures, d'esprits différents. J'ai beaucoup d'estime pour lui, d'admiration, de respect, et même une certaine forme de reconnaissance.
--Mais quel homme est-ce? Qui est Faurisson?
Qui est Faurisson?
C'est pour le savoir que j'ai entrepris ce Cahier.
Qui s'en serait douté? Le terrifiant professeur Faurisson, l'émule de Moriarty et de Mabuse, celui qui met en transes les nomenklatura juives de l'Ancien et du Nouveau monde, est un enfant de l'amour. Son histoire commence comme une de ces romances d'avant la pilule que les demoiselles chantaient avec beaucoup d'émotion, en pétrissant de leurs doigts effilés des mouchoirs trempés de larmes...
Il y avait donc, dans les années vingt, à l'époque du canotier, des blazers à rayures et du gin-fizz, un jeune employé des Messageries Maritimes qui s'appelait Marie, Hilaire, Gabriel, Robert Faurisson. Robert était son prénom usuel. C'était un homme de taille moyenne, de port altier, solide, le front haut, le regard droit et sévère, d'aspect plutôt austère: il avait fait de sérieuses études au Petit Séminaire de Versailles, avant de préférer la mer et les voyages. Il était originaire de Chabanais, en Charente. C'est une petite ville sur la Vienne et la route d'Angoulême à Limoges, la patrie de Claude-Théophile-Gilbert Colbert, marquis de Chabanais. En donnant son nom à une rue de Paris, le marquis devait le rendre célèbre, dans le monde entier, pour des raisons particulières et particulièrement polissonnes qui ne doivent rien à la science des armes, ni à la science tout court.
Les Messageries Maritimes dépêchèrent bientôt Marie, Hilaire, Gabriel, Robert Faurisson en Angleterre. Le Destin venait de frapper un grand coup. En Angleterre se trouvait une créature de rêve qui répondait au doux nom de Jessica (Jessie) Aitken. Elle était née à Edimbourg, la capitale de l'Ecosse, du pays des fées et de la distinction, quoiqu'on y serve, dans les auberges, de redoutables panses de brebis farcies à la graisse. La contradiction est de ce pauvre monde.
Il suffit à une femme d'être née à Edimbourg pour marcher comme personne au monde, dit-on... Jessica Aitken jouissait de ce privilège. Elle allait d'un pas élastique, aérien, gracieux et sans pose, comme si les brumes dorées de Prince's Street la portaient toujours. Ajoutez à ce déplacement dansé les cheveux, les mains ("elle avait des mains et des cheveux merveilleux" dit une de ses filles, Yvonne S.), le charme, le regard, le sourire, la carnation écossaise qui, même aux brunes, donne une peau de blonde tirant sur le roux, à cause de l'eau sans doute: elle apporte aux chairs leur lumière, comme elle donne son goût au whisky. N'oubliez pas l'accent, ni la réserve détachée, cette façon de distinguer quelqu'un en se contentant de le regarder, le mystère enfin, dont certains êtres sont naturellement entourés, ce qui prolonge leurs gestes les plus simples d'échos et d'ondes frémissantes et vous avez compris... Quoique de tempérament austère et formé au Petit Séminaire de Versailles, Marie, Hilaire, Gabriel, Robert Faurisson était plié, pour la vie. Il faut croire qu'il en fut de même pour Jessie. Sans attendre la bénédiction de son père, un important commissaire-priseur d'Edimbourg, qui, comme tous les pères, n'appréciait la passion amoureuse que chez les héroïnes de roman, le 25 janvier 1929, dans une résidence discrète des bords de la Tamise: Cottage Monalotte, à Riverside, Shepperton, Jessica mettait au monde un enfant de sexe masculin. Comme nom: celui de sa mère. A l'état-civil, cela donna: Robert-Faurisson AITKEN. Puis, plus tard, après la régularisation: Robert FAURISSON-AITKEN. Ce qui explique qu'il ait aujourd'hui la double nationalité, française et britannique, et deux passeports. C'est bien utile quand on est "révisionniste". Ils permettent de franchir des frontières qui, sans eux, seraient demeurées fermées. Ce fut le cas en 1990, à l'aéroport de Londres. On refoula le Français Faurisson qui venait faire une conférence sur le thème: "Dessinez-moi une chambre à gaz". Il fallut accueillir l'Ecossais Aitken. Il était chez lui.
Revenons à 1929. Nous sommes à des années-lumière d'aujourd'hui où, comme le disait Louise de Vilmorin et comme le montre Ségolène Royal, il n'y a plus que les curés qui se marient. En 29, ni dans les familles, ni dans les sociétés où l'heureux papa était employé, ni dans la Société avec un grand S, l'enfant naturel n'était accueilli par des chants et des apothéoses. En France, le fait que la maman fût étrangère et presbytérienne n'arrangeait pas la situation. On avait beau essayer de réchauffer l'atmosphère en rappelant les liens tissés entre l'Ecosse et la France, Marie Stuart etc., le fond de l'air restait frais. Les tantes de Saint-Mandé, qui avaient revueilli le bébé, les Messageries ayant expédié ses parents à Madagascar, appelaient Jessica: "L'Anglaise".
Heureusement commença bientôt une vie de bourlingueurs des mers du Sud. M. et Mme Faurisson, Robert, les enfants qui vont suivre -- sept en onze ans: quatre garçons, trois filles -- partent pour Saigon, Singapour, Kôbe, Shanghai. Pour l'aîné, c'est une existence étrange... il en conserve des images en couleurs, qui vibrent comme celles des pays où l'air surchauffé fait danser les pierres... un univers où des paquebots blancs, immenses au regard d'un enfant, avancent majestueusement sur des mers de soleil et de sang, et un vers lui revient:
Le soleil se couche dans des confitures de crimes.
A Singapour, dans Holland Street, c'est la grande maison de style
colonial, les nombreux domestiques, cuisinier à turban,
chauffeur, femmes de chambre, tout le monde mâchant du bétel
et crachant rouge. Il fréquente l'école anglaise
dont il apprécie les horaires: une demi-heure de gymnastique,
une heure de cours, une heure de piscine, l'après-midi:
rien. A cinq ans, il sait compter et nager...
De Kôbe il se souvient du tremblement de terre... Soudain tout vacille... On se croirait dans un bateau, qui roule et tangue, sous l'effet des vagues et du vent, et l'on voit le grand arbre au centre de la cour de l'école qui se balance dans le ciel, comme un mât... Il y a des pagodes, des étangs avec des tortues... des forêts où passent les dragons... Voici Ti-Aï, la bonne, qui a les dents noires, un pantalon bouffant noir, un corsage blanc, des soques. Elle raconte des histoires fabuleuses, en anglais naturellement, c'est la langue. En ville, elle s'absente pour monter dans les étages des maisons de marchands. Ceux-ci font des tours de magie. Ils se sortent des pièces de monnaie des oreilles. Si Robert pouvait en faire autant, il s'achèterait l'arc et les flèches qui lui font tant envie... Ti-Aï redescend, un peu essoufflée, semble-t-il. . .
Le retour, par Shanghai, Hong-Kong, Colombo, Djibouti, à bord d'un paquebot de prestige: l'Aramis... Shanghai, c'est l'horreur, la puanteur, la guerre qui rôde dans le désordre. Contraste: Hong-Kong est impeccable. Le grouillement de vie est ordonné. C'est propre. L'ordre britannique. Confirmation d'une certaine supériorité, sans doute entretenue par sa mère. Il l'avait déjà remarquée. A Singapour, l'école anglaise était parfaite. A Kôbe, l'école américaine était crasseuse. . .
L'Orient bascule au fond de l'horizon. .. La croisière est lente et longue... L'Aramis n'est pas pressé de retrouver l'Occident gris, où tout va redevenir étriqué... Aux escales, les messieurs jettent des piécettes d'argent aux négrillons qui plongent pour les chercher, malgré les requins, et tout le monde rit et applaudit... On se presse sur le pont pour regarder Galé-Galé, le prince de l'illusion. Le petit garçon observe et surveille les tours de prestidigitation en se disant: "Comment?" Il veut déjà comprendre, ne pas être dupe, même si le secret du tour a moins de charme que son apparence... Il y a aussi les dames. La haute mer les alanguit... Certaines ne sont pas trompées par le manège des gamins qui crapahutent, à quatre pattes sur le pont-promenade, et lorgnent ce que laissent voir les jupes, en faisant semblant de fureter. Abandonnées dans des transatlantiques, les yeux mi-clos derrière leurs lunettes de soleil, elles se prêtent au jeu et, tandis que la grosse caisse des chaudières rythme les fox-trots, elles favorisent ces émouvantes curiosités. L'enfant de l'amour n'est pas seul à vouloir les satisfaire.
Toute la famille s'installe à Chatou, 38 avenue des Tilleuls, dans une belle villa, derrière grilles et parc, en bord de Seine. Au bout de la rue, des camions passent parfois sous des crêtes de drapeaux rouges. Des hommes à casquette et veste de coutil. Ils lèvent le poing et chantent:
Groupons-nous et demain...
C'est 1936 et l'Opéra du Front popu. Le vin emporte les voix jusqu'aux fenêtres de la maison d'où les enfants regardent comment peut commencer la révolution.
Chez les Faurisson on ne fait pas de politique. Le grand-père aurait été proche de l'Action Française. Tôt le matin, il tenait des livres dans les comptoirs des Halles L'après-midi et le soir il en prêtait d'autres, en qualité de bibliothécaire du très aristocratique Cercle du Luxembourg dont il devint gérant. Il perdit cette seconde occupation en 1927. Les consciences de la droite catholique s'en souviennent encore: le 9 mars de cette année-là, un décret de la sacrée Pénitence (cardinal Frühwitch) excluait des sacrements et des groupements catholiques (Fédération nationale du général de Castelnau, Jeunesses Catholiques, Scouts de France) les lecteurs habituels de l'Action Française et les membres du mouvement (Ligueurs, camelots, Dames et Etudiants d'Action Française). Ce fut la condamnation. Elle dura onze ans, pendant lesquel les cercueils des fidèles qui n'avaient pas renié l'enseignement de Charles Maurras restèrent sur le parvis, devant les portes fermées des églises. D'autres se soumirent. Chez les uns et les autres, ce fut la déchirure. Elle n'est pas sensible chez les Faurisson.
Il ne semble pas qu'on y lût de quotidiens engagés, ni qu'il arrivât que les événements du temps aient déclenché des discussions enflammées comme en connurent tant de familles. Lui-même ne paraît pas avoir d'opinions politiques bien tranchées. Je n'ai découvert chez lui aucun des signes qui ne trompent pas d'une formation d'adolescence, qu'elle ait été de droite ou d'extrême droite, de gauche ou d'extrême gauche, anarchiste ou monarchiste. Beaucoup, par amalgame, font de Robert Faurisson un réactionnaire, un antisémite de fondation, alors qu'à vingt ans il ignorait le premier mot des antisémitismes, qu'ils fussent de peau, d'Etat, religieux, sociaux ou autres. Il avait eu de nombreux professeurs juifs, des camarades de collège ou de faculté juifs, des collègues juifs. Quand je l'ai connu, il n'aimait pas qu'on parlât du problème. Il donnait l'impression de se méfier instinctivement du "révisionnisme" de droite ou d'extrême droite et ne perdait aucune occasion de rappeler que Rassinier était un homme de gauche, député socialiste SFIO, comme si c'était la garantie de l'honnêteté intellectuelle. Si son premier article "révisionniste" parut dans Défense de l'Occident, la revue de Maurice Bardèche (en voulant bien admettre que mon cher, mon vieil ami Maurice Bardèche soit un écrivain politique de droite, ce qui est loin d'être démontré), La Vieille Taupe, où Faurisson donna l'essentiel de ses travaux, est une maison d'édition de gauche, d'ultra-gauche comme le souligne son fondateur, Pierre Guillaume, avec une condescendante ironie et l'air de dire: "Cause toujours, Pépé, tu m'intéresses..."
Pour autant, est-il possible de faire de Robert Faurisson un intellectuel de gauche, comme l'affirment certains qui vont pêcher leurs certitudes à la marée haute des rumeurs, et encore, avec un haveneau démaillé? Je n'en suis pas convaincu. Sans doute, nous verrons tout à l'heure qu'il a eu un comportement d'homme de gauche (affaire du Comité Audin, du SNE-Sup). Mais, en règle générale, quand Faurisson réagit, ce n'est pas en fonction d'un système ou d'une idéologie. C'est par tempérament, par caractère, celui d'un homme insoumis, où se mélangent l'orgueil, la conviction d'une certaine supériorité, un courage indomptable, le goût de la précision, de la rigueur et de la singularité, et, plus loin, plus loin, le besoin d'un ordre exigeant, l'ordre de la vérité.
Cet homme -- soyons plus modeste: cet homme tel du moins que je le vois, le devine et l'imagine -- n'est encore qu'un petit bonhomme en culottes courtes, le cartable dans le dos, qui fréquente les écoles des villes où le conduisent les pérégrinations du cadre supérieur des Messageries Maritimes. Ecole Notre-Dame à Chatou, Notre-Dame-des-Dunes à Dunkerque, école privée de la rue Cassette à Paris, école Saint-Paul à Angoulême (comme M. Mitterrand), collège de Provence à Marseille... Rien que des établissements privés, donc payants. Les filles termineront leurs études secondaires à l'Institut Notre-Dame-de-Sion. Les garçons au collège Stanislas. Tous demi-pensionnaires. Leurs parents se privaient pour qu'il en fût ainsi. Aujourd'hui, Robert Faurisson est inscrit à l'Union des Athées. La soeur que je connais n'est pas plus pieuse que lui. Les voies du Seigneur sont impénétrables.
Nulle part Robert Faurisson ne donne le sentiment d'avoir été un enfant heureux. A Chatou, il fut traité de "tricheur" parce qu'il prétendait savoir compter mais ne pouvait compter qu'en anglais. A Dunkerque, on l'appelait "l'Angliche " , à cause de son accent, et la classe se tordait quand il récitait les fables de La Fontaine. Chez lui, la discipline était stricte et oppressante. Il raconte:
Mon pére était sévère et exigeant. Le matin, les garçons se lavaient à l'eau froide. Pour les filles, on faisait chauffer un peu d'eau. (Dans l'appartement de la rue de Vaugirard il y avait un poële à charbon -- charbon que mon père et moi allions chercher à la cave -- mais pas d'eau chaude au robinet.) Après le petit déjeuner (bol de chocolat au lait et pain sec), tout le monde allait à l'école, quel que fût l état de santé. Il fallait que nous fussions très malades pour que mon père accepte de faire venir le médecin de famille, un médecin juif, le D r Tubiana. (En Charente, notre médecin était le D r Nemeth, juif également.) Il était interdit de tousser...
Au repas, chacun devait occuper la même place, à la même heure, après s'être lavé les mains. Mon père servait. D'abord notre mère, puis les filles, puis les garçons, lui enfin. Quand nous en désirions, nous devions demander l'eau, le pain, le vin. Jusqu'à sa mort, dans les repas de famille, le rite fut observé.
Après le dîner, les filles débarrassaient la table et nous nous y installions, mon père avec le travail qu'il apportait du bureau pour le faire à la maison, nous avec nos livres, nos classeurs, nos feuilles. Il nous faisait réciter nos leçons, ce qui se terminait parfois par des algarades. Quand j'y songe, un souvenir s'impose, mon pére me faisant réciter la déclinaison du mot grec qui veut dire "vérité": aléthéia. C'est-à-dire: ce qui est non caché, vrai, sincère.
A 22 h 30, nous nous levions. Nous passions dans la cuisine où se déroulait une cérémonie rituelle: sous la surveillance du père, mes frères et moi cirions avec application les chaussures de toute la famille et il arrivait alors que nous nous parlions.
Ensuite nous allions nous coucher. L'extinction des feux était immédiate. Notre mère allait embrasser ses filles dans leurs lits. Mon père retournait travailler une heure ou deux dans la salle à manger, ce qui ne l'empêchait pas d'être debout à 5 h 30.
Après nous avoir réveillés, il partait pour son bureau. Nous habitions au 68 de la rue de Vaugirard. L'immeuble des Messageries Maritimes se trouvait boulevard de la Madeleine. Négligeant sa voiture de fonction avec chauffeur, il allait d'un pas rapide. Les femmes de ménage faisaient son bureau en priorité, car il arrivait toujours le premier. Il portait rarement de pardessus, même par temps froid. Le veston boutonné, la cravate sous le col dur à coins cassés, le chapeau sans lequel, avant la guerre, le bourgeois ne serait jamais sorti dans Paris, lui suffisaient à affronter l'hiver. Jamais d'écharpe, ni de foulard: "Cela rend mou" disait-il. Jamais les mains dans les poches, et nous étions invités à l'imiter. Il recommandait: "Si vous avez froid, balancez vos bras, comme ceci... vous sentirez la chaleur monter. " Ce n'était pas toujours le cas.
Notre pere est mort dans notre petit village de Charente, le 5 mars 1978. Il avait un cancer du pancréas. Je l'ai assisté durant ses derniers jours. Je crois pouvoir dire qu'il est mort avec le courage d'un héros; il avait refusé tout médicament.
Ce que Robert Faurisson omet de raconter, c'est ceci, que j'ai appris d'une personne de sa famille. La veille de sa mort, son père souffrait de ce qu'on appelait, chez moi, le gel des gisants. Lentement, inexorablement, il devenait de glace, ce qui provoquait d'intenses douleurs dans les os. Alors son fils entra dans le lit. Il s'allongea près du pauvre corps qui lui avait donné la vie et essaya de lui communiquer ce qu'il pouvait de sa chaleur.
A découvrir le pater familias d'autrefois, beaucoup d'enfants d'aujourd'hui se féliciteraient d'être venus si tard dans ce monde si vieux. Aussi convient-il de retoucher ce portrait. M. Faurisson père n'était pas toujours ce qu'il se voulait être, cette statue de l'Exemple et du Devoir, dont l'enseignement civique quotidien commençait par cette formule de base: l'Oisiveté est la mère de tous les vices. S'il cachait sa bonté et sa tendresse, c'était qu'il craignait la faiblesse. Il n'y parvenait pas toujours. Deux images le montrent.
Quand Pompon devint vieux, très vieux, il n'arrivait plus à manger et serait mort de faim s'il n'avait été secouru. Aussi le soir, Marie, Hilaire, Gabriel, Robert Faurisson se dépêchait-il de revenir du bureau. Sitôt rentré et le chapeau accroché, il se précipitait dans la cuisine. Il s'agenouillait près du panier du chat, et l'on pouvait voir le sévère directeur des Messageries Maritimes qu'il était devenu plonger le doigt dans du lait, le donner à lécher au vieux Pompon et recommencer l'opération autant de fois que nécessaire.
Pendant la guerre, quand les Anglo-Américains bombardaient Paris et la région parisienne, la famille ne descendait pas dans les caves-abris. Avec sept enfants, dont certains en bas âge, du cinquième étage, dans le noir et la cohue qui se pressait vers ces refuges ouverts aux passants, c'eût été trop compliqué. Aussi le père rejoignait-il ses filles dans leur chambre. Au hurlement des sirènes d'alerte avaient succédé le grondement des centaines de forteresses volantes qui, à quatre ou cinq mille mètres, allaient jeter leurs bombes à l'aveuglette, ratant les usines ou les voies ferrées mais pulvérisant les quartiers ouvriers comme à Boulogne-Billancourt ou à La Chapelle. S'y mêlaient les aboiements des mitrailleuses et des canons de la Flak, la défense antiaérienne allemande. Puis, c'étaient les explosions qui faisaient trembler la terre et frémir les maisons. La ville s'ouvrait. Ici et là se creusaient des cratères d'où jaillissaient des geysers de feux, de laves brûlantes, de fumées rouges. La nuit avait disparu. De Montmartre à Montsouris, des Buttes-Chaumont au Bois de Boulogne, le ciel était embrasé, traversé de lueurs fulgurantes comme les nues sous les décharges électriques des grands orages d'été. Les petites filles pleuraient. Leur père les prenait dans ses bras. Il les berçait. Il les consolait. Il les rassurait. "Priez" disait-il, et il priait avec elles, jusqu'à ce que les sirènes de fin d'alerte annoncent aux survivants de l'apocalypse que la vie leur avait été laissée.
Chez les Faurisson on était farouchement anti-allemand.
A cause de la mère, d'abord, bien sûr. "L'Anglaise"
n'avait jamais cherché à bien parler la langue de
son mari. A la maison, elle ne s'adressait à ses enfants
qu'en anglais, mais ils lui répondaient en français.
Elle leur récitait des petits poèmes pour enfants,
en anglais, ou leur chantait des nursery rhymes, "Twinkle,
twinkle...", des comptines dont ils ont encore gardé
les paroles:
Twinkle, twinkle, little star.
How I wonder where you are !
Up into the sky, so high,
Like an angel's dress to dry !
[Scintille, scintille, petite étoile.
Comme je me demande où tu peux être !
Là-haut, dans le ciel, si haut,
Comme une robe d'ange à sécher !]
Toute sa vie elle avait conservé l'habitude du five o'clock tea, que rien ni personne n'aurait pu faire oublier. Elle recherchait instinctivement les ressortissants britanniques. A Marseille, où les Messageries Maritimes s'étaient réfugiées au printemps 1940, et donc les Faurisson, qui habitèrent une modeste résidence de fonction, 425 boulevard Michelet, la villa "La Flotte " , les deux gardiens anglais du cimetière anglais, MM. Simpson et Leyland, fréquentaient la maison (et la bonne Lucienne et la gouvernante M lle Holmann). On parlait de la guerre. Jamais Jessica Faurisson n'avait imaginé un seul instant que l'Angleterre pût la perdre. Quand Rudolf Hess atterrit en Ecosse (10 mai 1941), elle dit:
--L'Allemagne est perdue.
Et n'en démordit pas.
Robert Faurisson raconte:
Mon père était modéré dans ses sentiments anti-allemands. Ma mère, très dure. L'alliance avec l'Union soviétique ne nous troublait pas, puisqu'elle se faisait contre Hitler. Pour ma part (mais était-ce le cas de mon père?), j'approuvais les méthodes du terrorisme que pratiquait la Résistance.
En 1942 -- j'avais treize ans -- j'étais au Collège de Provence, un collège de Marseille tenu par les Jésuites. Dans ma classe, dont le major était François de Larminat, il y avait un certain Barbot (ou Barberot, je ne sais plus). Il était aussi pro-allemand que j'étais pro-anglais. Je refusais de lui serrer la main.
Le 8 novembre, les Américains et les Anglais débarquent en Afrique du Nord. Trois jours plus tard, les Allemands répliquent. Ils franchissent la ligne de démarcation qu'ils avaient tracée en 1940 et envahissent la zone libre. Je me souviens de l'arrivée d'une formation de cavalerie et de son campement sur les contre-allées du boulevard Michelet. Nous avions le sentiment que, pour l'Allemagne, c'était le commencement de la fin. A l'école, dans la cour de récréation, j'eus la surprise de voir Barbot (ou Barberot) s'avancer vers moi et me tendre la main.
--Ils l'ont dans le dos ! me lança-t-il.
Je lui demandais ce qu'il entendait par "Ils".
--Les Allemands ! me répondit-il.
Je lui marquais ma surprise. Sans se troubler, il me déclara:
--Errare humanum est, perseverare diabolicum.
Je suppose que, la veille au soir, ses parents avaient tourné casaque. A l'enfant de treize ans que j'étais, son petit camarade de classe venait de donner un exemple à la fois de lâcheté, de reniement, d'opportunisme et de sagesse.
Je me souviens qu'à cette époque je vivais avec la même intensité deux drames bien différents: Hannibal approchait de Rome et Hitler, de Stalingrad. Les récits de Tite-Live et l'écoute de Radio-Londres nourrissaient pour ainsi dire la même angoisse et les mêmes espérances. Quant à la campagne de Cyrénaïque et de Tripolitaine, elle connaissait des fortunes si diverses que les péres jésuites ne se compromettaient pas en décidant d'appeler "Tobrouk" et "Benghazi" les deux chiots du collège; ces deux noms marquaient, au gré de chacun, des victoires ou des défaites anglaises ou allemandes. En octobre 1943, nous avions regagné Paris. Mon père écoutait aussi bien Radio-Londres que les chroniques de Jean-Hérold Paquis. Philippe Henriot lui paraissait trop oratoire. J.-H. Paquis, partisan d'une alliance étroite entre la France et le national-socialisme allemand, terminait toutes ses chroniques par une phrase du général Hoche: "L'Angleterre, comme Carthage, sera détruite " . Sur réquisitoire du procureur général Boissarie, il sera condamné à mort et, le 11 octobre 1945, fusillé au fort de Châtillon par un peloton de soldats français. En 1937, il s'était engagé en Espagne dans les troupes franquistes et, en 1939, il avait choisi une arme, le 47 anti-chars, qui le portait en première ligne. Ni lâche, ni sage, il avait risqué sa vie pour ses idées, puis il l'avait donnée.
Si son jugement s'est un peu modifié depuis, en 1942-1943
Robert Faurisson hait Paquis autant qu'il hait Laval. Un jour,
la radio diffuse un des discours les plus fameux de celui-ci,
un de ceux, en tout cas, qui lui furent le plus reprochés.
Celui où il déclarait:
--Je souhaite la victoire de l'Allemagne...
On en a beaucoup parlé, mais peut-être faut-il profiter de l'occasion pour préciser un point d'histoire. . . Nous sommes en juin 1942. Les Allemands sont encore partout victorieux. Laval redevenu chef du gouvernement veut frapper un grand coup qui libérerait le million et demi de soldats français, toujours prisonniers de guerre en Allemagne. Dans l'allocution qu'il doit prononcer le 22 juin, il caresse une phrase explosive et s'en ouvre au Maréchal. Il veut dire:
--Je crois à la victoire de l'Allemagne et je la souhaite parce que, sans elle, le bolchevisme s'installerait partout.
--Vous n'en avez pas le droit, dit le Maréchal.
--Pas le droit? réplique Laval, stupéfait.
--Non, reprend le Maréchal. Vous n'avez pas le droit de dire: "Je crois". Vous n'êtes pas militaire. Vous ne pouvez faire de pronostics sur l'issue du conflit. Vous n'en savez rien! Et moi, je n'y crois pas à la victoire de l'Allemagne.
--C'est bien, dit Laval. Je dirai donc seulement: "Je souhaite...". C'est dommage.
--Pourquoi?
--Parce que souhaiter un événement que j'avais l'air de tenir pour certain ce n'était guère compromettant.
Le 22 juin, Pierre Laval s'adresse donc au pays. Il dit:
J'ai la volonté d'établir avec l'Allemagne et l'Italie des relations normales et confiantes.
De cette guerre surgira inévitablement une nouvelle Europe. On parle souvent d'Europe. C'est un mot auquel, en France, on n'est pas encore très bien habitué. On aime son pays parce qu'on aime bien son village. Pour moi, Français, je voudrais que demain nous puissions aimer une Europe dans laquelle la France aurait une place digne d'elle.
Pour construire cette Europe,
l'Allemagne est en train de livrer des combats gigantesques.
Elle doit, avec d'autres, consentir d'immenses sacrifices et
elle ne ménage pas le sang de sa jeunesse: pour la jeter
dans la bataille elle va la chercher à l'usine et aux
champs. Dans ces conditions, je souhaite la victoire allemande
parce que, sans elle, le bolchevisme s'installerait partout en
Europe.
Saisi par la rage, le petit Robert Faurisson refuse d'en entendre davantage. Il sort de la pièce. Sa tête bouillonne. Le lendemain, à l'école, il prend son couteau et, sur le couvercle noir de son pupitre, il creuse, en lettres capitales: "MORT A LAVAL " .
Récit de Faurisson:
Le Père Moille était préfet des études. Très gros, il était surnommé "Baleine". Nous en avions peur. Quand il entrait dans nos classes, nous nous levions d'un bond, et le professeur avec nous.
J'attendais le coup de semonce. Il vint. "Baleine", volontiers sarcastique, trouva le moyen de m'humilier devant toute l'étude. Faisant allusion aux Anglais qui reculaient alors devant Rommel, il railla:
--Vos Anglais qui courent dans le désert comme des lapins...
Il m'intima l'ordre de dévisser l'abattant du pupitre, de le montrer à mon pére, d'en effacer l'inscription et de tout remettre en place. Mon père me reprocha mon "égoisme"; j'aurais dû songer à ma mère qui était anglaise; avec des incartades de ce genre, je lui faisais courir des risques. Soit dit en passant, en quatre ans de guerre, ma mère n'allait pas souffrir du moindre préjudice du fait d'être anglaise (elle parlait le français avec un fort accent anglais).
Le lendemain, j'allais trouver le menuisier de l'école, un Alsacien. E tait-il pour ou contre les Allemands? Il ne fit pas le moindre commentaire, ne prononça pas un mot, prit la planche et, quelques heures plus tard, me la rendit rabotée et repeinte. Je m'empressais de remettre en place un couvercle devenu étrangement mince et léger.
Les générations d'élèves qui s'assirent, par la suite, à ce pupitre n'ont jamais dû imaginer qu'ils devaient à Pierre Laval un couvercle aussi mince et léger. Il est vrai qu'eux-mêmes et leurs parents, nos contemporains, n'imaginent pas non plus que, si l'Europe n'est pas devenue bolchevique de Moscou à Brest, c'est au sacrifice de millions de jeunes Allemands qu'on le doit.
L'heure n'est pas venue d'écrire le roman vrai de Robert Faurisson. Si l'envie m'en prenait, malgré les difficultés de tous ordres, les précautions indispensables, les discrétions inévitables susceptibles de nuire à la vérité de l'entreprise, les dimensions de ces Cahiers suffiraient à l'interdire.
Mon propos est plus modeste. De tout ce que je sais de lui, de tout ce que j'ai vu, lu, entendu sur et de lui, je laisse ressurgir ce qui peut le mieux éclairer l'apôtre du révisionnisme d'investigation et expliquer l'engagement forcené de cet homme, aussi indestructible que vulnérable, lancé seul, ou presque seul, contre une puissance planétaire.
Faurisson déteste la sensibilité. Il voudrait la chasser, même de l'étude de la poésie. C'est du moins ce qu'il dit. Je suis différent. Dans cette quête de renseignements et d'informations, de signes, d'indices et de preuves où je me suis aventuré, le coeur, les sens et la sensibilité jouent un rôle aussi important que la tête. Il faut se défier de celle-ci. Elle ne trouve souvent que ce qu'elle veut prouver. Je préfère que le sujet m'imprègne tout entier, de tous côtés, par tous les pores et facultés et, ensuite, laisser décanter. Ce qui demeure: l'essentiel, ce n'est pas seulement l'intelligence qui l'a discerné.
La Libération surprit l'adolescent. Ses désirs étaient exaucés. Il voulait qu'on tuât Laval. Laval était mis à mort. Et de quelle façon! Fusillé, à bout portant, sur une chaise, dans une des cours de la prison de Fresnes, après un lavage d'intestins, un procès bâclé, une condamnation prononcée sous les acclamations d'un jury d'assassins, la loi du lynch dans tout son éclat républicain. De quoi satisfaire les haines les plus émoustillées.
Malgré cette satisfaction princière, il y avait chez le jeune Faurisson on ne sait quel vague à l'âme teinté d'inquiétude. Ce n'était pas seulement la déception que laisse la réalisation d'un désir trop longtemps espéré. C'était une appréhension diffuse qui flottait dans les consciences: et si nous n'avions pas eu entièrement raison? Mme Faurisson la partageait dans une certaine mesure. Lorsque le Maréchal fut condamné à mort, l'Anglaise dit:
--Il me semble que, maintenant, je comprends Pétain.
Son fils aîné, lui, ne pouvait s'empêcher de comparer le comportement de l'Allemand occupant et celui de l'Américain libérateur. Malgré les chewing gums, les Lucky Strike et le chocolat lancés du haut des jeeps aux indigènes, comme les pièces de monnaie jetées du bord de l'Aramis aux négrillons de Djibouti, l'avantage n'allait pas forcément au second.
M. Faurisson père avait coutume de dire:
--Les Allemands forment un peuple triste. Ils font la guerre tristement.
Avec les Américains, le contraste était saisissant. Les Américains étaient joyeux, et même plus hilares que joyeux; débraillés et braillards; sans-gêne, vociférants, souvent bourrés comme des cantines et mauvaises teignes sitôt que lichés; hardis sur les mignonnes; se permettant tout, tout de suite, sans respecter la résistance (du moment que le harcèlement sexuel était libérateur, qui aurait osé s'en plaindre?); ne craignant que les MP au casque blanc et jugulaire noire au menton, la Military Police, qui cognait, à la volée, dans les meutes, avec des bâtons d'un mètre, sans se soucier de ceux qui avaient commencé et de ceux qui avaient suivi, Dieu les reconnîtrait à l'infirmerie. Ce n'était pas une troupe. C'était un troupeau indiscipliné, avec chiens mais sans berger.
En 1944, les soldats américains se croyaient en pays conquis, beaucoup plus que les soldats allemands en 1940 et 1941. Même plus tard, après les premiers revers et les premiers attentats entraînant les premières représailles, dans une situation qui se durcissait, d'une manière générale les officiers et les soldats allemands se comportèrent en officiers et en soldats. Les femmes n'en avaient pas peur. Jusqu'en 1944, les viols furent rares. On n'en dira pas autant après (je ne parle évidemment pas des opérations de police, des rafles, des répliques militaires à des actions terroristes, mais dans la vie quotidienne, des rapports entre occupants et occupés).
Aujourd'hui, Faurisson se souvient de deux saynètes qui le marquèrent. Il témoigne:
Un jour, au début de 1944, rue Jean-Bart, j'ai vu un Français ivre qui, sur le trottoir, barrait la route à un officier allemand. Il l'insultait. L'officier allemand lui répondit quelque chose comme: "Oui. Oui. La guerre est une chose terrible." Puis il contourna doucement l'ivrogne et s'en fut.
En septembre de la même année, j'étais à Orléans. Un soir, vers dix heures, une femme d'une quarantaine d'années (j'en avais quinze) me demanda de bien vouloir l'accompagner jusqu'à sa maison. Elle craignait les Américains ivres qui erraient dans les rues. J'acceptai. Les faits lui donnèrent raison. Nous rencontrâmes un officier américain, passablement éméché. Il voulait la femme. Je m'interposais. L'affaire prit mauvaise tournure. L'homme avait le whisky mauvais. La femme profita de l'altercation pour prendre la fuite. Je finis par me débarrasser de l'Américain. Je vais chez la dame pour voir si tout s'était bien passé. Son mari et elle-même hésitèrent à m'ouvrir. Ils étaient terrorisés. Je ne crois pas que cela se serait passé pendant l'occupation allemande.
Ces anecdotes sont intéressantes, non pas tant parce qu'elles contredisent les images des films de propagande sur cette époque qui n'a pas cessé d'être occultée, que parce qu'elles révèlent la mue de l'adolescent.
Une autre scène la confirme. E coutons:
C'est peut-être le 8 mai 1945, en entendant les sirènes d'alerte qui, pour cette fois, annonçaient non pas l'arrivée des forteresses volantes mais la victoire des Alliés, que j'ai songé pour la première fois à la tragédie du peuple allemand.
J'avais ouvert la fenêtre de ma chambre. J'étais au balcon. Mon père s'approcha. Il voulut savoir si j'étais "heureux". La question m'embarrassa. Je n'avais pas l'habitude des questions intimes. Je lui répondis oui et mon père s'éloigna. Au même instant, je me fis la réflexion que ce jour de liesse pour les Français qui avaient intensément souhaité la défaite de l'Allemagne devait être vécu comme un jour de désespoir par les Allemands qui s'étaient tant battus pour leur propre pays. J'en éprouvais une subite compassion pour l'ennemi vaincu. Peut-être s'y mêlait-il aussi l'étrange mélancolie qu'éprouve parfois le vainqueur qui vient enfin d'atteindre au but; toutes les forces jusqu'ici développées pour accèder à son rêve se trouvent soudain sans emploi. Il en pleurerait. Je ne pleurais cependant ni sur moi, ni sur les souffrances de l'Allemagne ou des autres belligérants. Beaucoup plus tard, cherchant à faire le point sur cette date fatidique du 8 mai 1945, je songeais que les vaincus, à la différence des vainqueurs, avaient connu une épopée. Les Allemands revenaient d'une aventure épique. Il n'y a d'épopée que si l'on est vaincu. Je songeais à la défaite de Xerxès et à la tragédie des Perses. Les Grecs avaient vaincu Xerxès et les Perses. Eschyle, qui avait combattu dans les rangs de l'armée grecque, aurait pu décider de donner le beau rôle à ses compatriotes et, par la même occasion, d'en appeler à la vengeance contre le vaincu. Il choisit, au sortir de la guerre, de compatir aux souffrances de l'ennemi vaincu et c'est ainsi qu'il écrivit la plus émouvante tragédie et la plus grande épopée de tous les temps. Je ne vois pas ce que la morale "judéo-chrétienne " aurait pu apprendre à un Grec du V e siècle avant J.-C.
Comment l'esprit vient aux garçons. .. Comment naît et se trace un destin... C'est ici sans doute le départ de l'extraordinaire et pathétique aventure du professeur Faurisson. Un sentiment l'habite qui va aller se renforçant; on n'écrase pas deux fois les vaincus; on leur doit la justice et, quand se sont dissipés les brouillards de la haine et ses fantasmes, plus encore que la justice, la vérité.
Confusément, sans que cela soit précisément formulé, le jeune homme qui gravait Mort à Laval! sur le couvercle de son pupitre découvre qu'il faudrait être avec les Allemands comme Eschyle fut avec les Perses. L'innocent ne sait pas qu'il vient de mettre le pied sur la première marche d'un escalier terrible, raide, sans fin, et qu'il est perdu, car il ne cessera de monter toujours plus haut vers un sommet qui se dérobe.
En apparence pourtant, rien n'a encore changé. C'est un étudiant brillant en latin-grec, qui veut devenir professeur de latin-grec, car c'est le seul métier qu'il connaisse où il gagnera sa vie en vivant sa passion. Son professeur de grec s'appelle Lacroix. On le surnomme le Krouks. C'est un bonhomme d'une cinquantaine d'années. Il marche courbe et de guingois. Il fait vieux sale. Le Krouks... En plus, c'est complet, il zézaye. La classe pouffe. Ce qui n'empêche pas ses cagneux de l'admirer. Car le Krouks est d'une intelligence supérieure, et brillant. Quand il déclare, le plus naturellement du monde: "Il y a deux grands hellénistes en France; l'autre est mort!", personne ne s'esclaffe.
Un jour de 1949, un des camarades de cours de Faurisson, fils d'un haut magistrat, nommé Dejean de la Batie, lui dit:
--Demain, veux-tu venir au procès d'un collabo?
--Pourquoi?
--Le Krouks va témoigner.
--Le Krouks... témoigner?...
--Parole. Le collabo était son élève, avant guerre.
Rien qu'à l'idée de voir le Krouks à la barre, tout tortillé, Robert Faurisson s'étouffe.
--J'en suis, dit-il. Compte sur moi.
Récit:
Nous étions trois. Dejean de la Batie, un autre dont j'ai oublié le nom et moi. Nous n'avions qu'une idée en tête: assister à la prestation, immanquablement divertissante, du moins le pensions-nous, de notre professeur de grec.
Nous nous retrouvâmes dans une salle bondée. Aucun de nous ne prêta attention à l'accusé dans son box. Nous attendions le témoignage du Krouks à la barre du tribunal. On fit entrer le témoin; il n'avait, pour la circonstance, fait aucun effort vestimentaire. Toujours aussi gris et pelliculeux, il s'avança à la barre et prêta serment. Ici se plaça un premier épisode inattendu. Le témoin avait été, bien sûr, appelé par la défense; or, le procureur se leva pour rendre hommage à la qualité de Résistant du professeur Lacroix. Exagérait-il comme on exagérait à l'époque et comme on le fait encore aujourd'hui sur ce chapitre? Je n'en sais rien. Ce que je me rappelle, c'est que, pour notre part, nous ignorions tout de cet aspect de la vie de Lacroix en qui nous avions peine à imaginer un rebelle à l'ordre établi. Là-dessus, le président l'invita à parler. L'accusé avait été un élève de Lacroix. Je suis bien incapable aujourd'hui de me remémorer un seul mot de la déposition mais je sais que le professeur se contenta de plaider l'erreur de jeunesse de l'ancien cagneux: Pierre Gallet, tel était son nom, s'était égaré en entrant dans la Milice. Mais Lacroix, d'habitude si involontairement comique, sut trouver de tels mots, prononcés dans un silence général si impressionnant, que le public en fut manifestement bouleversé. Les trois persifleurs en étaient pour leurs frais. Le spectacle n'était plus du tout celui qu'ils avaient escompté. Ils étaient, à leur tour, gagnés par l'émotion générale.
Lacroix s'en retourna à ses auteurs grecs. Je commençais alors à dévisager l'accusé et à m'intéresser à la cause: Pierre Gallet avait, dans la nuit du 14 au 15 juillet 1944, présidé une cour martiale qui avait envoyé au peloton d'exécution des mutins de la prison de la Santé, des prisonniers de droit commun. A franchement parler, autant il m'était venu de la compassion pour le peuple allemand, autant le cas des Miliciens me laissait perplexe. En tout cas, je ne concevais pas qu'un Milicien eût pu avoir fait ses humanités et fréquenter assidûment les auteurs grecs et latins. Brasillach et son Anthologie de la poésie grecque m'étaient alors inconnus. Pierre Gallet, je crois bien, possédait par ailleurs une licence scientifique.
Pierre Gallet est un homme d'une trentaine d'années, le front large, le regard franc et triste, une fossette aux joues, comme si l'enfance n'était pas si loin. Darnand l'appelait "le Saint-Just de la Milice". Ils s'étaient connus en 1939, au fameux commando Agnely, du 22 e Bataillon de chasseurs, dont Joseph Darnand encore auréolé de ses exploits de 1918 était la vedette.
Dans tous les commandos d'élite de l'armée française circulaient des histoires sur ce personnage hors série: Joseph, Aimé, Auguste Darnand, né le 19 mars 1897 à Coligny (Ain). Le père "travaillait aux chemins de fer", comme on disait alors. La mère élevait ses sept enfants. Joseph avait fait de petites études au collège diocésain de Belley, qu'il quitta à quinze ans, en seconde, pour devenir apprenti ébéniste. La pension coûtait trop cher.
En 1914, quand la guerre éclate, il a dix-sept ans et une seule idée en tête: s'engager. C'est un solide gaillard, râblé, les épaules larges, les reins et le cou puissants, le pas rapide, les bras costauds. Pourtant, on lui demande d'attendre un an. Dès ses dix-huit ans, le voilà chasseur à pied. Quand il revient au pays pour la première permission, il a déjà été blessé et décoré. En 1921, quand il termine la guerre, en Cilicie -- une province de Turquie, entre les monts Taurus et la mer, que le traité de Versailles avait donnée à la France -- faisant le coup de feu contre les partisans de Kemal Atatürk, Darnand est sous-lieutenant, décoré de la croix de guerre avec sept citations. Le maréchal Pétain lui a donné la médaille militaire sur le Front des troupes. Le président Poincaré salue en lui "l'un des principaux artisans de la Victoire". Seuls Clemenceau et le maréchal Foch en auront autant.
Poincaré veut honorer ainsi le coup de main du 14 juillet 1918. Ce jour-là, Joseph Darnand, à la tête d'un groupe de pointe du 366 e d'infanterie pénétra profondément dans les lignes allemandes et surprit un état-major de régiment -- 470 officiers, sous-officiers et soldats! -- qu'il ramena, avec des documents de première importance. Ils allaient permettre de précipiter la défaite allemande. En 1936, dans les milieux d'anciens combattants, quand on demandait: "Quels sont les soldats les plus célèbres de 14-18?", il y avait toujours quelqu'un pour répondre: "Le poilu inconnu qui dort sous l'Arc de triomphe et Joseph Darnand dont les camions transportent à travers la France les armes de la Cagoule. "
C'est vrai. Dans les années vingt, le Jurassien s'est installé à Nice. Il dirige une entreprise de camionnage et milite à l'Action française dont il est le président national des Anciens combattants. Bientôt les défilés patriotiques pour Jeanne d'Arc, les ventes de charité des Demoiselles d'Action française, même les bagarres sévères des Camelots ne lui suffisent plus. Après une scène mémorable, il rompt avec les chefs du mouvement monarchiste.
Convoqué à Paris, il exprime ses griefs. Maurras, brusquement, lui demande:
--A Nice, que pense-t-on de nous?
Darnand hésite. C'est un homme tout d'une pièce, carré, au franc-parler. Mais tout de même... Maurras le presse.
--Alors?
Darnand hésite encore, puis se lance:
--Eh bien, maître, on dit... on dit... on dit que vous êtes des vieux cons.
--Quoi?... Comment?... Que dit-il?
Maurras est sourd. Il n'a pas entendu, ou il a mal compris. Léon Daudet éclate d'un rire énorme:
--C'est la meilleure! dit-il, secoué de hoquets. Nous lui payons son billet et il vient à Paris nous dire que nous sommes de vieux cons!
Après le 6 février 1934, devant l'impuissance de la droite, les zizanies Croix de feu-AF, la démonstration de force du Parti communiste, la montée du Front popu, Darnand passe à l'action. Il participe à la création de groupes secrets d'autodéfense. On les appellera bientôt d'un mot de roman-feuilleton: la Cagoule. Les armes viennent parfois d'Italie fasciste. Ce sont les camions du Cagoulard Darnand qui les véhiculent. Il profite de ses relations pour remplir une mission que lui a confiée le capitaine Giscard d'Estaing chargé, en 1939, des renseignements sur l'Italie à l'état-major de la XV e région militaire: surveiller les mouvements de troupes et les préparatifs guerriers de l'autre côté de la frontière. Travail accompli.
Nous voici revenus à la guerre, à Pierre Gallet, au commando Félix Agnely de la 29 e division de chasseurs. Celui-ci est tué, le 7 février 1940, au cours d'un coup de mains dans Forbach investi par les Allemands. Obligé de laisser le corps de son ami, Joseph Darnand profite de la nuit suivante pour aller le chercher. Il le rapporte sur son dos, pendant cinq heures à travers les postes allemands, par une température sibérienne, jusque dans nos lignes. C'est le général Georges, adjoint au généralissime Gamelin, qui épingle la rosette de la Légion d'honneur sur la canadienne du lieutenant Darnand. Il dit:
--Lieutenant, vous avez accompli le plus bel exploit de cette guerre.
La scène, photographiée par Match, fit la couverture de l'hebdomadaire.
Au tour de l'aspirant Pierre Gallet de tomber. Il n'est heureusement que blessé. L'action lui vaudra une amputation et la croix de guerre avec palmes. C'est encore Darnand qui le ramène et le sauve.
Dès lors, l'histoire s'est mise en route. Le 9 octobre 1940, on trouve Gallet, au casino de Nice, derrière Darnand, avec Bassompierre, le R.P. Bruckberger, aumônier des Corps francs, le commandant Mélandri, héros des chasseurs alpins, pour la fondation de la Légion des combattants. Toujours à Nice, en 1941, on retrouve Pierre Gallet, derrière Darnand, avec Noël de Tissot, Bassompierre, le Dr Durandy, à la genèse du S.O.L. (Service d'ordre légionnaires) qui veut faire des anciens combattants de nouveaux combattants. Le 31 janvier 1943, à l'Hôtel Thermal de Vichy, Pierre Gallet participe à la fondation de la Milice française; chef: Darnand. Qu'est-ce que la Milice?
La loi qui l'a créée la veille stipule:
Article 1 des statuts: La Milice française, qui groupe des Français résolus à prendre une part active au redressement politique, social, économique, intellectuel et moral de la France est reconnue d'utilité publique.
Article 2 des statuts: La Milice française est composée de volontaires moralement prêts et physiquement aptes non seulement à soutenir l'Etat nouveau mais à concourir au maintien de l'ordre.
Article 3 des statuts: Les membres de la Milice française doivent satisfaire aux conditions suivantes:
1· : Être français de naissance.
2· : Ne pas être juif.
3· : N'adhérer à aucune société secrète.
4· : Être volontaire.
5· : Être agréé par le chef départemental.
Le programme de la Milice tient en 21 points. A titre documentaire, citons-en quelques-uns:
1) Contre l'Ancien Régime. Pour l'ordre nouveau. 3) Contre l'égoïsme bourgeois. Pour la solidarité humaine. 5) Contre "l'influence". Pour le mérite. 8) Contre la tutelle de l'argent. Pour la primauté du travail. 11) Contre l'égalitarisme. Pour la hiérarchie. 12) Contre le trust. Pour le métier. 16) Contre le capitalisme international. Pour le corporatisme. 17) Contre la condition prolétarienne. Pour la justice sociale. 19) Contre le Bolchevisme. Pour le nationalisme. 20) Contre la lèpre juive. Pour la pureté française. 21) Contre la franc-maçonnerie païenne. Pour la civilisation chrétienne.
En 1944, Darnand devint ministre de l'Intérieur et choisit comme directeur de cabinet Pierre Gallet. A ce titre, le 15 juillet 1944, Gallet présida la cour martiale qui réprima la mutinerie de la prison de la Santé. C'est essentiellement ce qui lui est reproché devant la cour de Justice, à l'audience de laquelle Faurisson assiste. Récit:
Je me souviens d'une femme qui travaillait comme concierge. Elle accusait Gallet: "Oui, monsieur le président, j'ai vu l'accusé en uniforme allemand. Je vous assure que je l'ai vu..." Or, les miliciens ne portaient pas d'uniforme allemand, mais un uniforme français, bleu ou kaki, selon les unités. Mais le président ne relevait pas l'erreur. Il interrogeait Gallet comme s'il était déjà condamné. Il ne le désignait pas par son nom. Pour souligner son mépris il disait: "cet individu " . L'avocat ne protestait pas. Gallet non plus. Devant ce tribunal il était impossible de protester. Au reste, Gallet parlait peu. Durant tout le procès il fut silencieux et très digne.
Qu'aurait-il pu dire? Les faits étaient établis et n'appelaient pas de commentaires. Dans la nuit du 14 au 15 juillet 1944, trompés par un mot d'ordre qui annonçait un soulèvement de tout Paris, à la prison de la Santé 5.000 prisonniers de droit commun se mutinèrent. A l'exception des "politiques", qui demeurèrent dans leurs cellules (il y avait là des communistes, et un fasciste: Marcel Bucard, chef des Francistes), ils se rendirent maîtres des bâtiments et commencèrent par piller les magasins de vivres. Certains étaient armés. On avait entendu des coups de feu. D'armes automatiques? Peut-être... Avec les Anglo-Américains s'avançant sur Paris, la perspective de 5.000 hommes, retranchés dans "la Santé " comme dans un fort, alarmait les Allemands. Ils exigeaient que la situation fût immédiatement rétablie. Un furieux de la Platzkommandantur, le Sturmbannfuhrer Niefeld, réclamait 400 fusillés sur-le-champ et se proposait de faire déporter le reste. Jean Bassompierre, inspecteur général de la Milice, ami personnel de Darnand, prit l'affaire en mains. A neuf heures, tout était réglé. Aux premières rafales de F.M., les mutins avaient regagné leurs cellules aux portes défoncées. Il n'y avait que trois blessés. Il s'agissait maintenant de faire baisser les exigences allemandes. Le chiffre fut d'abord réduit à cent, pour tomber finalement à vingt-huit. Restait à les désigner. Ce fut la tâche d'une cour martiale que présidait Gallet, assisté de Max Knipping, colonel aviateur, détenteur de deux records du monde, croix de guerre 14-18 et 39-40, officier de la Légion d'honneur, et Georges Radici, croix de guerre 39-40 avec palmes, tous deux du cabinet du Maintien de l'ordre. Ils choisirent des relégués ou des condamnés à vie et obtinrent que les pelotons d'exécution fussent composés de gardes-mobiles et non de miliciens.
Knipping, Radici et Bassompierre allaient être condamnés à mort et fusillés en 1947 et 1948. Pierre Gallet ne se faisait donc pas beaucoup d'illusion sur le sort qui l'attendait.
Faurisson:
Je suis retourné au tribunal le second jour, qui était le dernier du procès et celui du verdict. P.Gallet fut condamné à mort -- cinq ans après les faits, quatre ans après la fin de la guerre. Dans la salle éclatèrent des cris de protestation. J'entendis aussi: "Nous sommes avec toi, Pierre!"
Pour la première fois de ma vie, je me trouvais en présence d'un condamné à mort. J'éprouvais un malaise à la pensée que j'avais méprisé cet homme sans le connâître. J'étais sous l'effet d'un autre choc: j'avais fini par suivre le déroulement du procès et j'avais eu ainsi un apercu de l'ignominie du système judiciaire français.
Quand je rentrais à la maison, je trouvais tout le monde à table. Le dîner prenait fin. Je dis à mon père que je venais d'assister au procès d'un collaborateur et que le malheureux avait été condamné à mort. J'essayais de lui tirer quelques mots de sympathie. Ils ne vinrent pas. Je m'efforçais d'avaler ma soupe. J'en revois la couleur, claire et orange. La lumière de la lampe s'y reflétait. J'entends le bruit de la cuillère contre le bord de l'assiette. Bordée de deux lignes rouge et bleue, I'assiette était frappée des armes des Messageries Maritimes: une ancre avec un "M", des cordages et une licorne. L'habitude voulait qu'on fasse glisser la cuillère d'argent contre le bord de l'assiette pour qu'il n'en tombe pas de gouttes. Il convenait de ne pas faire de bruit, surtout en avalant sa soupe. On contrôlait ses mouvements, sa respiration. Beaucoup de contrôle, en somme. Je me souviens d'avoir subitement quitté la place. Je pense que ce soir-là, avec ma soupe qui ne passait décidément pas, j'ai rejeté quelques idées aussi qu'il m'avait fallu ingurgiter pendant toutes ces années de guerre. Je n'admettais plus de ne voir le mal que dans le camp des vaincus et le bien que dans celui des vainqueurs. Décidément, la justice de Nuremberg me soulevait le coeur. Encore aujourd'hui, elle me paraît le comble de l'abjection.
Quand elle parle de cette scène, Yvonne S. ajoute:
Nous avons tous le souvenir de cet épisode. Ce qui nous avait abasourdis, c'est que Robert était arrivé très en retard -- ce qui était exceptionnel chez nous -- et qu'il ne s'était pas attiré de reproches. Quand il était sorti de la salle à manger, notre père nous avait simplement dit: " Laissez-le tranquille. "
[Première mise au net: 28 mars 2001]
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