Par définition, les crimes contre la Paix (paragraphe à de l'art 6) s'assortissaient de la circonstance aggravante de complot ourdi dans l'unique dessein de les perpétrer : il fallait, ainsi qu'il à déja été dit, établir la préméditation.
En vertu de quoi, voici en gros comment se présenta la thèse soutenue par l'Acte d'accusation sur ce point : dans le courant de l'année 1920, un certain nombre d'individus peu recommandables, épars dans toute I l'Allemagne, s'y donnèrent des rendez-vous en différents points mais principalement à Munich où, dans le but de déclencher des guerres. d 'agression contre les états voisins, ils finirent par se constituer en une association de malfaiteurs dont Hitler devint le chef en 1921. Selon toute vraisemblance, ils devaient être assez astucieux, puisqu'ils réussirent à donner à ce te association le nom de baptême et les allures d'un parti politique : Ia N.S.D.A.P 1. Et assez .intelligents puisqu'ils ont compris que, pour déclencher des guerres d'agression contre les [57] états voisins, il fallait absolument le faire au nom de l'Allemagne, ce qui impliquait qu'ils y prissent tout d'abord le pouvoir. Ainsi ce complot. plot contre la paix, qu'en langage plus moderne et plus diplomatique on baptiserait aujourd'hui contre la sécurité collective, se trouva-t-il lui-même subsidiairement assorti d'un complot contre la sûreté intérieure d'un État. Quant à la préméditation, elle se trouvait étalée sur près de vingt années : il faut convenir que rarement criminels disposèrent de plus de temps pour prendre conscience de leur crime et donc furent plus coupables. La mule du Pape elle-même... Bref.
Adoptant l'ordre chronologique, le Tribunal eut donc d'abord à condamner les conditions dans lesquelles les accusés avaient pris le Pouvoir en Allemagne et s'y étaient consolidés puis maintenus, les moyens qu'ils avaient employés et notamment la subversion par le terrorisme, la doctrine intérieure qu'ils y avaient appliquée, etc.
Qu'on m'entende bien : je condamne moi aussi le national-socialisme, le fascisme, le bolchevisme et, d'une manière générale, toutes ces doctrines qui, sous prétexte de cultiver l'esprit de Révolution, prêchent l'insurrection et la prise du pouvoir au moyen de la subversion par le terrorisme pur, en cas de réussite dans un bain de sang, y maintiennent leurs sectateurs par une répression plus ou moins ouverte et toujours féroce. Mais la condamnation que je porte est purement philosophique, un abîme la sépare de la condamnation par autorité de justice. Autant je réprouve leurs conceptions de la vie et leurs méthodes, autant il m'est impossible d'accepter qu'on use de la coercition contre le national-socialiste, le bolcheviste, le fasciste, etc. pour les empêcher de s'exprimer ou pour les envoyer à l'échafaud si d'aventure ils perdent la belle après avoir gagné la manche. Au nom de cette singulière liberté qui appartenait seulement à ceux qui l'avaient conquise, Saint-Just a tué la Révolution française : la liberté appartient à tout le monde, y compris à ceux qui la combattent. Tous ces êtres aberrants ne sont, au surplus, que les droits de formes sociales elles-mêmes aberrantes qu'il s'agisse de Spartacus ou de Hitler, de Mussolini ou de Castro, de Lénine ou de Franco. Déclarer les uns coupables de crime et les autres bienfaiteurs de l'Humanité n'est qu'une opinion politique et ne résiste pas à l'examen. C'est le même problème pour tous et c'est un problème sociologique au regard duquel, tous moralement ou philosophiquement condamnables ils sont tous juridiquement innocents, ce qu'on ne peut pas dire des formes sociales qui, elles, sont toutes à la fois moralement ou philosophiquement et juridiquement condamnables. Tant qu'il y aura des formes sociales qui oppriment, il y aura des révoltés pour les combattre par la violence et hélas ! beaucoup plus de révoltés qui se prennent pour des révolutionnaires, que de révolutionnaires authentiques. C'est donc dans les formes sociales qu'il faut trancher, non dans les hommes : la guillotine, dit la Sagesse des Nations, peut supprimer le criminel, mais pas le crime, et rien n'est plus vrai.
Mais ces considérations ne sont que subjectives et l'objectivité réclame ses droits pour prétendre que, parmi es juges, un au moins n'avait pas qualité pour condamner le national-socialisme dans ses origines, ses conceptions et se. méthodes parce que ses origines à lui, ses conceptions et ses méthodes étaient en tous points semblables à celles du national-socialisme, et qu'à ce titre encore sa place était au banc des accusés, non à celui de s juges. Et que. quant aux autres, ils n'étaient guère plus qualifiés en ce que. de ses s origines, de ses conceptions et de ses méthodes, ils n'avaient pas tellement` tenu rigueur à cette association de malfaiteurs puisque, jusqu'en 1939, elle eut des ambassadeurs et des mandataires reconnus et considérés dans toutes les capitales du monde, donc chez eux; et à Genève dans le concert des Nations, une place dont ils avaient eu jusqu'à la politesse de regretter qu'un jour elle l'eut quittée en claquant les portes--. Et puis, de quoi se mêlaient-ils tous ? Depuis quand le Droit international est-il habilité à sanctionner le gouvernement que, par un moyen ou par un autre, un peuple se donne ou subit, au-delà de la faculté qu'il laisse à chacun de ceux des autres peuples, de le reconnaître ou pas et d'entretenir ou non des relations avec lui ? A la rigueur on eût compris que ce soin fût dévolu au peuple allemand : parce qu'il est de tradition qu'une insurrection victorieuse massacre les représentants du pouvoir qu'elle a vaincu ou, inversement. que le Pouvoir massacre les chefs d'une insurrection qui à échoué de tradition, non de Droit, sinon de droit tribal. Mais qu'un Tribunal, international de surcroît, non élu si ce n'est par les armes et par lui-même, se déclare qualifié passe l'entendent : que je sache il n'a jamais été et il ne sera, je l'espère, jamais question de mettre sac au dos pour aller délivrer les Russes de Khrouchtchev, les Cubains de Castro ou les Espagnols de Franco. Nous ne sommes plus au temps de Metternich, des Congrès de Vienne et de la Sainte-Alliance.
Au reste, au plan de la conquête du pouvoir par la subversion, les méthodes reprochées aux accusés n'ont jamais rien eu de comparable avec celles employées par Khrouchtchev en Hongrie, Fidel Castro à Cuba ou Franco en Espagne. S'il s'agit effectivement de subversion par la violence insurrectionnelle, jusqu'au 8 novembre 1923 (putsch manqué de Munich) à partir de cette date, la N.S.D.A.P. n'envisagea plus la conquête du pouvoir que par des moyens constitutionnels et légaux. Que sa propagande ait gardé un caractère violent, que toutes ses réunions publiques se soient tenues sous la protection de son propre service d'ordre (S.A. -- Schutzabteilung = service de protection, puis S.S. = Schutzstaffel -- groupe de protection) n'est sûrement pas discutable et pas davantage que ces S.A. et ces SS. armés jusqu'aux dents, avaient à la fois le réflexe rapide et la main lourde. Encore faut-il tenir compte qu'il s'agissait, de la part de la N.S.D.A.P., d'une réplique à la prétention émise par les communistes d'interdire ces réunions par la violence et d'y envoyer dans ce but, des éléments eux aussi armés. qui n'avaient ni le réflexe moins rapide, ni la main moins lourde et sur lesquels il faut, en sus, faire peser la responsabilité de la provocation.
A ceci près qui ne dépendait pas d'elle mais des circonstances, la N.S.D.A.P. poursuivit la conquête du pouvoir par les moyens qu'emploient tous les partis dans tous les pays du monde où le jeu des partis est libre, c'est-à-dire par les voies électorales. Qu'il s'agisse encore d'une subversion, ce n'est pas moi qui en disconviendrai, mon opinion étant que dans tous les pays démocratiques du monde, aux élections ceux qui l'emportent sont ceux qui possèdent l'argent et parmi eux, ceux qui ont le plus de moyens de procéder à la subversion de l'opinion par la presse écrite ou parlée, c'est-à-dire d'acheter le plus de journaux. Ce ne fut pas le cas de la N.S.D.A.P. jusqu'en 1930 et, jusqu'à cette date, ses résultats électoraux ne furent pas brillants. Mais, à partir de 1930, I'industrie lourde ayant pris fait et cause pour elle, tout changea, qu'on en juge par ce tableau des élections allemandes au Reichstag de 1924 à 1933 (en regard des résultats obtenus par la N.S.D.A.P., le nombre des chômeurs au moment du scrutin) :
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Dates | Voix obtenues | % | Sièges | Nombre des chômeurs |
4 mai 1924 | 1.918.000 | 6,6 | 32 | 320.711 |
7 décembre 1924 | 908.000 | 3 | 14 | 282.645 |
20 mai 1928 | 810.000 | 2,6 | 12 | 269.443 |
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14 septembre 1930 |
6.407.000 | 18,3 | 107 | 1.061.570 |
31 juillet 1932 | 13.779.000 | 37,3 | 230 | 5.392.248 |
6 nov. 1932 | 11.737.000 | 33,1 | 196 | 5.355.428 |
5 mars 1933 | 17.265.800 | 43,7 | 288 | 5.598.855 |
Devant la montée du chômage, l'industrie lourde était aussi inquiète que la classe ouvrière : les économistes contemporains admettent généralement qu'au-delà de 5% de la population active, le pourcentage des chômeurs représente un danger de troubles sociaux et, justement, au début de l'année 1930, ce taux de tolérance se trouvait non seulement atteint mais dépassé et, d'autre part, les conséquences du krach financier de Wall Street qui commençaient à se faire sentir en Europe indiquaient une tendance inquiétante à l'augmentation de ce taux. Enfin, depuis la chute de la monnaie allemande, l'industrie lourde [60] avait à la fois imputé cette faillite aux partis de gouvernement et enregistré leur impuissance à redresser la situation. Pour tout dire, elle ne voyait plus d'autre carte à jouer que celle du national-socialisme et cette carte, elle la joua. Timidement d'abord et en coulisse, puis ouvertement. Ainsi s'explique le renversement de la tendance électorale à partir du scrutin du 14 novembre 1930.
Dans la seconde moitié de l'année 1932, les deux dissolutions qui provoquèrent les scrutins des 31 juillet et 6 novembre ayant démontré qu'il n'y avait plus aucune possibilité de trouver au Reichstag de majorité de gouvernement dans le style et le cadre des coalitions parlementaires anciennes, les partis nationaux (Parti du centre et Parti catholique du peuple bavarois) menés par Papen et Hugenberg se tournèrent vers la N.S.D.A.P. et c'est ainsi que, le 30 janvier 1933, Hitler fut désigné pour le poste de chancelier du Reich par le vieux maréchal Hindenburg alors président de la république. Dans les mêmes conditions, le président Coty désigna le général de Gaulle pour le poste de premier ministre, le 30 juin 1958. Aux élections qui eurent lieu le 5 mars suivant, le tandem Hitler-Papen triomphait : 288 députés au premier, 52 au second, soit au total 340 sur les 648 que comprenait le Reichstag, donc une majorité assurée de 16 voix et, dans le corps électoral 52 % des suffrages.
Jusque-là, les événements se sont donc déroulés dans un style conforme aux plus pures traditions de la démocratie, telle que la conçoivent les démocrates de notre temps.
Si complot il y eut, le nombre des complices est sûrement impressionnant et on aurait tort de croire que tous furent allemands. On sait, je viens de le dire, que la montée au pouvoir de la N.S.D.A.P. fut financièrement et fort substantiellement aidée par l'industrie lourde allemande. Cette aide se faisait par le truchement de sa caisse centrale de propagande dont les distributeurs étaient le banquier Schröder et Plusenberg. Or, à partir de la chute de la monnaie allemande sous la République de Weimar, à peu près toutes les industries qui alimentaient cette caisse furent subventionnées par des banques ou des trusts anglais ou américains. On cite le cas du consortium chimique américain Dupont de Nemours et du trust anglais Imperial Chemicals Industrie, qui subventionnaient l'I.G. Farben avec laquelle ils s'étaient partagé le marché mondial de la poudre, et de la banque Dillon de New York qui subventionnait le Vereinigte Stahlwerke, trust allemand de l'acier. D'autres étaient subventionnés par Morgan ou Rockfeller, etc. Ainsi la livre et le dollar participèrent-ils au complot qui. porta Hitler au Pouvoir. Mais on n'a pas entendu dire que les Dupont de Nemours, les Dillon, les Morgan, Ies Rockfeller, etc. avaient été cités à comparaître comme complices devant le Tribunal de Nüremberg.
Dans sa phase durant laquelle ce « complot » était dirigé contre la sécurité collective, les complicités politiques venues de l'extérieur ne [61] manquèrent pas non plus à cette « association de malfaiteurs » : celle de l'Angleterre en matière de réarmement (accord naval du 18 juin 1935), celle de la Russie en matière d'agression (Pacte germano-soviétique et partage de la Pologne), même celle de la France (si l'on tient compte de la condamnation de ses gouvernements d'avant-guerre par ceux d'après-guerre à propos de Munich) et il ne fut pas pour autant question de leur faire quitter le banc des juges pour celui des accusés.
Mais nous abordons ici le fond du problème des crimes contre la Paix. Voici donc comment, par application de l'art. 6, § a, I'Acte d'accusation présentait ce fond du problème :
Le premier point visait : la politique de réarmement de l'Allemagne en secret de 1933 à 1935, puis ouvertement dans la suite; le départ de la S.D.N. Ie 14 octobre i933; la décision de reconstruire une force militaire aérienne le 10 mars 1935; le service militaire obligatoire rétabli le 16 du même mois avec 500.000 hommes en temps de paix comme objectif; la réoccupation de la Rhénanie le 7 mars 1936.
Le second visait principalement la Silésie écartelée entre les nouveaux états minuscules et artificiels créés par les Traités de Versailles et de Saint-Germain, le couloir de Dantzig, Teschen, Malmédy, etc. Il eût pu viser aussi la Sarre si elle n'avait plébiscité à la presque unanimité son retour à l'Allemagne le 2 février 1935.
Et quant au troisième qui englobait tous les territoires conquis par les armées allemandes en opérations contre la Pologne, la Russie, la Norvège, le Danemark, le Luxembourg, la Belgique, les Pays-Bas, la Grèce, la Yougoslavie, etc. et qui devait faire l'objet d'un traité de Paix, la guerre terminée, il précisait en outre le mécanisme par lequel, la responsabilité de tout ce qui s'était passé incombait uniquement à l'Allemagne :
[62]
Le Tribunal a fait droit à ces conclusions de l'accusation et les a enregistrées comme fondées dans le jugement qu'il a rendu. (T. I pp. 184 et suivantes). Des documents produits à la base, il résultait clairement à ses yeux qu'était réel le complot ourdi par eux dès 1920 dans l'intention de commettre ces crimes qui leur étaient reprochés et qu'en conséquence ils les avaient commis délibérément et en connaissance de cause. Parmi ces documents, les plus importants sont : le programme de la N.S.D.A.P. rendu public à Munich le 25 février 1920 (en 25 points dont les trois premiers ont été considérés comme particulièrement accusateurs); un certain nombre d'extraits isolés de leur contexte, de discours prononcés par Hitler soit au Reichstag, soit au Sportpalast, soit en d'autres lieux publics; un certain nombre de conférences du même auteur prononcées devant État-major général de l'Armée, notamment celui du 5 novembre 1937 (Document Hossbach, P.S 386 en original au T. XXV pp. 402 à 413 et en langue française, T. II pp. 267 à 277), celui du 23 mai 1939 (Document Schmundt, L. 79 en original T. XXXVII pp. 546 et 556 et en langue française, T. II, pp. 281-288). pp.
Dès maintenant, je voudrais noter un caractère qui est commun à tous ces documents : les sollicitations dont ils ont été l'objet, qui apparaissent dans les traductions qui en ont été données et qui constituent les références les sollicitations, pas les textes eux-mêmes ! de l'argumentation qui a été soutenue par l'accusation et retenue par le jugement.
Si je lis, par exemple, 12 points du programme de la N.S.D.A.P. du 25 février 1920, à savoir :
et si j'en trouve, dans le jugement, la traduction suivante :
je suis bien obligé de remarquer que si, I'original parlait seulement de Grande-Allemagne sans guillemets, on le fait parler de Plus [63]Grande Allemagne avec guillemets, il y a là une sollicitation qui altére le sens du texte.
Même remarque pour le point III où on lit à l'original :
Ici, la suppression des parenthèses et de leur contenu permet de faire passer au second plan ce qui était l'unique objet de l'article : les colonies.
Même chose encore pour le document Hossbach, suite de suppositions écrites au conditionnel hypothétique et traduites par une suite d'affirmations au présent, d'où il a été déduit à Nuremberg que Hitler avait déjà décidé comme chef de gouvernement dès le 5 novembre 1937, de recourir à la guerre considérée par lui comme seul moyen de résoudre le problème allemand 2 ainsi qu'il l'avait, selon l'accusation, déjà décidé en 1920 comme chef de parti.
Mais ici nous avons une explication qui nous est donnée par W. L. Shirer à moins que ce ne soit par son traducteur français car elle ne figure pas dans l'édition allemande en note à la page 333 de son livre Le IIIe Reich des origines à la chute :
C'est Hossbach, le rédacteur du compte rendu qui s'est trompé de temps. M. Shirer le sait mieux que personne. Les procureurs et les juges le savaient bien, eux aussi. On ne saurait, je crois, avouer plus ingénument une falsification. Ainsi, sur ce point au moins, les accusés furent-ils condamnés sur ce que Hitler avait dû dire, non sur ce qu'il avait dit. S'ils savent qu'au surplus ce compte rendu n'avait rien d'officiel, qu'il a été rédigé le 10 novembre 1937, soit cinq jours après, sur des notes hâtivement prises en séance le 5, qu'il n'a été ni relu par l'intéressé, ni porté à la connaissance de personnes en son temps, etc. (T. XIV p. 40) l'historien et le juge de l'avenir ne seront pas sans eu éprouver quelque effroi 3. Et on en peut dire autant du Document Schmundt.
Un jour de relâche du procès qu'il était venu passer à Paris, un de mes amis d'alors, journaliste envoyé à Nuremberg par un grand journal parisien, s'étonnait devant moi de l'attitude des accusés :
La lecture de ces documents qui n'avaient pas été rendus publics à l'époque explique tout. Si on leur parlait de Grande-Allemagne et si on argumentait sur une Plus Grande Allemagne, ou de colonies pour argumenter sur la Silésie ou la Pologne ou l'Ukraine, ou si on leur lisait un texte au conditionnel hypothétique pour en tirer, un à un, des arguments au présent affirmatif, comment pouvaient-ils comprendre ?
Ce procédé qui consistait à lire à des accusés allemands, un texte écrit dans leur langue maternelle, à le leur faire reconnaître comme authentique, à en donner en anglais, en russe et en français des traductions qui n'avaient rien de commun avec l'original, puis à tirer de ces traductions des arguments qu'on retraduisait ensuite en allemand, n'était, je l'ai déjà dit, pas dépourvu d'un certain machiavélisme. Beaucoup de sollicitations de textes par ce moyen furent corrigées en séance par les accusés ou leurs avocats en flagrant délit en quelque sorte mais il y en eut tant que, fatalement, quelques-unes réussirent à leur échapper et le malheur voulut qu'elles ne fussent pas toujours les moins importantes.
Mais, comme les crimes de guerre, ces crimes contre la Paix requièrent qu'on descende dans la matérialité des faits. Bien entendu, comme pour les crimes de guerre, on n'y descendra que juste ce qu'il faut pour en donner au lecteur une idée d'ensemble qui lui permettra de comprendre le problème proposé à ses méditations.
Après avoir fait quatre parts du butin, le lion de La Fontaine ayant chassé en compagnie de la génisse, de la chèvre et de la brebis, leur expliqua, si je me souviens bien, que la première lui revenait parce qu'il était le Roi, la seconde parce qu'elle était sa part, la troisième parce qu'il était le plus fort et que, quant à la quatrième, si quelqu'un émettait quelque prétention sur elle, il l'étranglerait tout d'abord. Le fabuIiste n'eut pas l'idée de réunir une cour de justice pour se prononcer contre cette violation caractérisée des lois et coutumes de la chasse. L'eût-il eue, que sans doute eût-il aussi trouvé quelque juriste Renard pour requérir qu'il y avait violation, que cette violation constituait un crime de chasse mais sûrement pas qu'elle en constituait quatre : pour le juriste Renard comme pour l'accusé Lion, la division artificielle du produit de la chasse, en l'occurrence le Cerf, en quatre parts laissait un le corps du délit et une l'infraction (en l'espèce le Droit du plus fort), analysée et répartie sous quatre rubriques explicatives seulement.
Prétendre que la destruction du Traité de Versailles, le réarmement de l'Allemagne, l'acquisition de territoires perdus à la suite de la première guerre mondiale et l'acquisition d'autres territoires d'expansion assortis de l'intention délibérée de faire des guerres d'agression peuvent constituer autant de chefs d'accusation est peut-être une idée ingénieuse en ce qu'à la préméditation elle ajoute la récidive et permet au procureur des effets de manche d'un Iyrisme percutant. Mais, n'eût été cette ambiance de surexcitation grégaire dans laquelle se dé roula le procès, cette extraordinaire prolifération de femmes des Halles et de tricoteuses ou de leur équivalent, qui avaient envahi le prétoire improvisé et tenaient à la fois la presse et le haut du pavé dans toutes les rues du monde, le spectateur le moins averti se fût vite rendu compte que, si crime il y avait, sous cette infinité de rubriques accumulées, il n'y en avait en réalité qu'un seul : la destruction du traité de Versailles ou le droit du plus fort de la fable.
Pour continuer le raisonnement dans le style de l'apologue et que l'analogie fût parfaite, il suffirait d'imaginer que la génisse, la chèvre et la brebis démocratiques auxquelles se seraient joints un âne pour sa représentativité, un dindon parce qu'il en faut dans toutes les farces, un renard pour la mise en scène et un loup pour entretenir le moral, aient réussi à prendre le Lion dans des rets solidement amarrés au sol et à l'y faire mourir à petit feu, prenant bien soin de faire durer le spectacle et s'y rendant en choeur tous les jours afin de n'en rien perdre : nous aurions alors une S.D.N. d'animaux dans laquelle le rôle d'appariteur serait avantageusement tenu par un singe chamarré et celui de la presse par une vieille poule caqueteuse. Imaginer, que dis-je ?... cette place dans le concert des nations, ce Lion dans ces rets, n'est-ce pas, à peu près exactement, ce à quoi le Traité de Versailles à voulu condamner l'Allemagne ? Un jour, exsangue et mort plus qu'à moitié, le Lion allemand réussit à briser ses chaînes et c'est tout. Comme dans l'univers de La Fontaine, un rat anglais, à moins qu'il ne fût américain ou les deux par croisement, sorti de terre au bon moment, avait rongé une maille au bon endroit.
Pour rentrer dans l'univers des hommes, la question qui se pose est de savoir si le Lion allemand avait le droit de briser ses chaînes, et cette question est, en d'autres termes, celle de l'intangibilité des traités et, plus précisément, des traités de Paix.
Il peut arriver qu'un traité quelconque ne soit pas l'expression écrite d'un rapport de forces : une convention douanière, le Marché commun européen... Dans le cas du Marché commun européen, encore faut-il cependant convenir que l'entente est imposée aux Six par un danger extérieur qui leur est commun, que l'Allemagne, assez peu avantagée par cette entente, y fut néanmoins contrainte par la nouvelle situation dans le monde qui résultait pour elle de l'issue de la seconde guerre mondiale et l'Angleterre parce que sa non-participation équivaudrait à son éviction des marchés les plus importants du Continent. Il y a des rapports de forces qui sont seulement économiques. Initia[67]lement, ils le sont même toujours et, ce caractère, ils le conservent tant que les problèmes posés par la pratique des échanges commerciaux et de la conquête des marchés se peuvent régler par le moyen de la concurrence pacifique et que les marchands ne demandent pas à l'État d'envoyer les soldats à leur secours pour leur garder ou leur conquérir un marché qui leur est interdit ou qu'ils ont perdu au plan des prix. Sous réserve de ces observations, des traités qui se font ou se défont pacifiquement sont donc très concevables et, dans la mesure où les intérêts en jeu ne sont que d'une importance relative, ils sont somme toute assez courants. Il est remarquable qu'à propos de ceux-là, il n'est jamais venu à l'esprit d'aucun juriste d'invoquer l'argument de l'intangibilité.
Il n'en va pas de même des traités de paix qui, eux, sont toujours l'expression écrite d'un rapport de forces militaires, en ce qu'il s'agit toujours d'un vainqueur qui dicte sa volonté à un vaincu et que le vaincu n'y souscrit jamais que le couteau sur la gorge. De toute éternité et sans arrêt dénoncé au nom de la morale, le procédé n'a jamais été codifié au nom du Droit, dans le sens de la limitation des droits du vainqueur et de la sauvegarde de droits imprescriptibles à reconnaître au vaincu : vae victis.
Jusqu'au début de ce siècle, la tradition venue du fond des âges voulait qu'on se déclarât la guerre pour la seule raison que l'intérêt supérieur de la Patrie l'exigeait, sans qu'il soit nécessaire d'en justifier moralement ou juridiquement; qu'on se battît à un niveau de sauvagerie dont la seule limite était celle des progrès accomplis à l'époque dans l'art de détruire; et qu'on se rançonnât ou qu'on fût rançonné à la discrétion du vainqueur et au gré de ce qu'avaient décidé les armes. Drapeaux blancs, armistices, traités, etc. de la déclaration de guerre à la conclusion de la paix, tout se déroulait selon une sorte de code dit de l'honneur hérité de la chevalerie. Il y avait toujours un chevalier félon et c'était évidemment toujours l'ennemi. Après la signature du traité qui mettait fin à la guerre, les adversaires se séparaient protocolairement, se serraient cérémonieusement la main, le vaincu acceptant les conditions du vainqueur, se drapant dans sa dignité et comme lui promettant qu'on se retrouverait bien un jour. La guerre franco. allemande de 1870-1871 s'est encore déclarée et déroulée, la paix s'y est encore conclue dans ce style et, bien qu'entre-temps de nombreuses tentatives aient été faites (notamment à La Haye, cf. note 2 p. 18) pour que la guerre relevât d'un code établi par des juristes et non plus par des gens d'épée, celle de 1914-18 aussi comme en porte témoignage, au moins quant à sa préparation et à sa déclaration, la politique de revanche pratiquée à ciel ouvert par Poincaré criminel de guerre indiscutable au regard du statut de Nuremberg ! sans que l'Allemagne. qui n'avait rien fait à Francfort pour l'empêcher, en prît ombrage autrement que dans le style traditionnel, c'est-à-dire en répliquant à [68] des rodomontades par d'autres et en se déclarant prête, s'il le fallait, à relever le gant qui lui fut, de longues années durant, quotidiennement jeté. L'intangibilité des traités n'était pas un article de Droit, mais un fait acquis, dont il était, malgré des conventions internationales déjà au point, de part et d'autre admis qu'il ne le resterait que tant que les armes n'en décideraient pas autrement. A Poincaré proclamant que le traité de Francfort était une honte pour la France et le voulant détruire par la force des armes, disait-on à juste titre en Allemagne, correspondait Bethmann-Hollweg décrétant, disait-on en France, « chiffons de papier » 4 tous les autres qui le liaient en Europe centrale et balkanique, en Afrique et au Moyen-Orient.
Si ces exemples sont des exceptions qui ne permettent aucune généralisation ou, au contraire, des cas-types sur lesquels on peut bâtir des règles, pour en décider, il suffit au lecteur de se demander dans quelle situation se trouveraient devant l'opinion d'aujourd'hui, des juristes qui viendraient proclamer l'intangibilité des traités de Verdun (843 : partage de l'empire de Charlemagne) à Cateau-Cambrésis (1559 : fin des guerres d'Italie et liquidation des séquelles de la guerre de Cent ans laquelle s'était terminée en 1453 sans autre traité qu'en 1420, celui de Troyes, duquel le roi d'Angleterre tenait le titre de roi de France qui figurait encore dans les apanages de sa couronne à la fin du siècle dernier), Westphalie (1648 : fin de la guerre de Trente ans), Vienne (1814-15 : fin des guerres napoléoniennes), etc . Car enfin, il n'y a pas de milieu : si l'intangibilité des traités est une loi, tous le sont, et si tous ceux-là le sont, il n'y a plus de sortie puisque chacun d'eux est la négation de l'intangibilité du précédent. Ce qui est vrai, c'est que lorsque les juristes de Nuremberg parlaient de l'intangibilité des traités, il s'agissait, en réalité, d'une règle générale dont le Traité de Versailles était à la fois la seule référence et la seule application. Mais pourquoi Versailles plutôt que Francfort ? Et pourquoi Francfort plutôt que Vienne ou Verdun ?
On voit bien que cette thèse de l'intangibilité du seul Traité de Versailles n'a ni références morales, ni références historiques, ni références juridiques, qu'elle ne repose que sur le sort des armes et que, si les armes avaient donné la victoire aux vaincus, c'est la thèse contraire qui aurait triomphé et qui serait aujourd'hui cautionnée par d'autres juristes non moins nombreux et non moins qualifiés. D'autre part, elle est assez élastique si l'on tient compte qu'en ce qui concerne les sanctions financières, les mêmes juges n'avaient pas considéré que le Traité était intangible puisque, de 1919 à 1930, les indemnités que l'Allemagne avait été condamnée à payer passèrent, avec leur assenti[69]ment, de 132 milliards de marks-or 5 à une somme voisine de zéro, et qu'en ce qui concerne ses clauses territoriales, c'est seulement pour l'Allemagne qu'il était intangible puisqu'elles sont, aujourd'hui, toutes abolies avec de nouvelles et sensibles aggravations au profit de la Russie. J'ai déjà dit qu'en ce qui concerne ses clauses militaires, I'Angleterre, dont les États-Unis encourageaient la politique en coulisse, ne les avait jamais considérées comme intangibles et même pas sous Hitler (Accord naval de juin 1935). Quant à la Russie, jusqu'au 18 septembre 1934, date à laquelle elle fut admise à la S.D.N. sur la requête de Litvinov, et la recommandation de MM. Yvon Delbos et Barthou, le Traité de Versailles fut à ses yeux un « Diktat de haine et de brigandage », la S.D.N. étant elle-même, une « Ligue de bandits ». Le 17 avril 1922, sur cette idée-maîtresse, elle avait même signé avec l'Allemagne le Traité de Rapallo (complété par le premier pacte germano-soviétique de non-agression, le 24 avril 1926), premier acte de sa politique étrangère qui était alors de rassembler dans un bloc tous les pays vaincus dans la guerre de 1914-1918 et que le « Diktat des bandits vainqueurs » opprimait. Par quoi l'on voit qu'aux yeux d'au moins trois des juges de Nuremberg, cette intangibilité élastique du traité de Versailles était aussi à éclipses.
Si donc, je conclus maintenant qu'aucun traité ne peut être considéré comme intangible, je ne pense pas qu'on me puisse accuser de le faire abusivement. Dans le style qui fut la mode jusqu'à Versailles, ils ne le sont pas parce qu'ils sont l'expression de rapports de force, que les rapports de force ne sont pas immuables, que chaque moment historique a le sien qui emporte, dans le déchaînement de la violence, le traité qu'un précédent déchaînement de la violence avait apporté. C'est un cercle vicieux : comme de tous les cercles vicieux, on n'en peut sortir qu'en le brisant et, peut-être le moment est-il venu de donner un aperçu des tentatives qui ont été faites dans ce sens et dont on verra qu'elles situent, à la fois le Traité de Versailles et le Procès de Nuremberg dans un contexte historique assez curieux si ce n'est original.
Dans le mouvement intellectuel, la fin du XIXe siècle et le début du XXe furent marqués, quant à la guerre, par une prise de conscience qui la réprouvait, qui s'étendit au mouvement ouvrier et à l'opinion puisque et détermina chez tous les peuples ou peu s'en faut, les dirigeants à envisager son humanisation présentée comme devant aboutir progressivement à sa mise hors-la-loi : les conventions adoptées aux [70] conférences internationales de La Haye en 1899 et en 1907 6, doivent être considérées comme des matérialisations de cette prise de conscience. Paradoxe : ce n'est pas la France qui s'enorgueillit volontiers d'être à l'origine de toutes les idées généreuses, mais la Russie tsariste qui prit, en 1899, l'initiative de ce mouvement et, en 1907, ce ne fut encore pas la France mais les États-Unis qui le relancèrent. La France, elle, était occupée à préparer contre l'Allemagne 1a revanche de Francfort et elle s'y donnait corps et âme tout en participant aux conférences et en s'associant aux décisions qui y furent prises. Autre paradoxe : au fur et à mesure que grandissait, pendant toute cette période, la faveur des conférences dans l'opinion mondiale (27 participants en 1899, 44 en 1907) et que, dans les textes adoptés, s'y prédisaient les mesures limitatrices du recours à la guerre susceptibles de l'éviter ou de l'empêcher de prendre des proportions inhumaines, grandirent aussi et se précisèrent tous les dangers qui, s'accumulant, finirent par rendre la guerre inévitable en 1914... Beaucoup de gens estimables ont alors pensé que, dans l'esprit de la plupart des participants, les conférences de La Haye n'avaient d'autre but que de donner le change.
Bref : on se battit du 2 août 1914 au 11 novembre 1918. La Conférence de la Paix s'ouvrit à Paris le 19 janvier 1919 et, le 28 juin suivant, le Traité qui mettait officiellement fin à l'état de guerre était signé à Versailles. Sur les conditions dans lesquelles il fut élaboré, puis signé et sur ses clauses, le lecteur est prié de se reporter au chapitre spécial qui lui est consacré dans cette étude. Il y verra que, de mémoire de guerrier, jamais pareille humiliation ne fut infligée à un vaincu et, de mémoire de juriste, jamais pareille atteinte portée au Droit des Peuples à disposer d'eux-mêmes sauf, évidemment, dans la suite, en 1945 et depuis. Seules les clauses militaires étaient acceptables en ce qu'elles comportaient une réciprocité. Mais, pour le reste, on ne comparera, par exemple, pas sans quelque stupeur les 132 milliards de marks-or, soit 165 milliards de francs-or 7 auxquels l'Allemagne fut condamnée au titre des réparations, avec les cinq milliards de la même monnaie qu'elle avait exigés de la France à Francfort et qui firent déjà pousser les hauts cris à Thiers. Ni non plus les amputations de territoires et ce qui en a été fait avec leurs justifications et ce qu'il en est advenu.
Au lendemain de la signature du Traité de Versailles, les vainqueurs se trouvaient dans la situation suivante : partis en guerre pour « le Droit et la Civilisation » dont les conférences de La Haye avaient créé [71] l'ambiance, contre « La Force prime le Droit », formule qui était prêtée au Kaiser Guillaume II). et à son chancelier Bethmann-Hollweg, ils n'avaient rien trouvé de mieux que faire application de cette dernière formule à l'Allemagne vaincue. L'occasion était pourtant unique de briser après la guerre le cercle vicieux qui n'avait pu l'être avant, de ne tenir aucun compte des résultats acquis par les armes et de faire un traité dont les dispositions eussent prouvé que, conformément aux buts de guerre des Alliés, le Droit primait la Force 8. C'était la seule façon de sortir du cercle vicieux. Et quelle leçon les Alliés eussent donné au monde ! Au lieu de cela... Je ne veux pas dire qu'alors le Traité de Versailles eût été intangible : la loi des rapports de forces étant exclue à jamais de la vie internationale, il restait seulement à lui apporter de temps à autre et par la voie de la Cour permanente de justice instituée à La Haye en 1899, les modifications de temps à autre rendues nécessaires par l'évolution des sociétés dont les structures ne sont pas plus immuables que les rapports de forces et dont on peut dire que chaque moment historique à aussi les siennes propres 9. On comprendra aisément, je pense, que pas plus qu'un traité passé au temps de la Féodalité qu'il ait été l'expression d'un rapport de forces ou celle d'un consentement général librement donné ne saurait aujourd'hui régler les rapports entre elles des grandes nations modernes, pas plus un traité passé, même du consentement de tous en 1919, n'aurait pu prétendre emprisonner dans ses dispositions ce que serait devenu le monde, disons par exemple, deux cents ans après.
Non. Si les traités ne sont pas des « chiffons de papier », ils ne peuvent non plus et en aucun cas, être des règles immuables dans un monde où rien ne l'est. Le seul problème qu'ils posent est celui de leur révision périodique et ils le posent dans une seule alternative : ou bien cette révision périodique se fera dans le style des rapports de forces et par la guerre, ou bien elle se fera dans celui que les conférences internationales de La Haye ont défini.
La paix revenue, on a voulu reprendre à Genève, au sein de la S.D.N. instituée par le Traité de Versailles, les conversations commencées à La Haye. Elles n'ont conduit à rien, justement parce qu'elles se sont déroulées en porte-à-faux sur le rapport des forces et sur le consentement général : d'une part, il y avait les anciens alliés vainqueurs, armés jusqu'aux dents et qui, parce qu'ils l'étaient, avaient la possibilité [72] de faire prévaloir leurs plus invraisemblables prises de position, de l'autre, il y avait l'Allemagne désarmée et sans recours, obligée d'en passer par où les autres voulaient comme le lion de La Fontaine dans ses rets si un rat n'était opportunément entré en scène.
Cette situation était intenable. Elle l'était d'autant plus qu'elle constituait, de la part des vainqueurs, une violation caractérisée du Traité de Versailles, dont le préambule aux cinq sections des clauses militaires disait : « En vue de rendre possible la préparation d'une limitation des armements de toutes les nations, I'Allemagne s'engage à observer strictement les clauses militaires navales et aériennes ci-après stipulées. »
L'Allemagne ayant tenu ses engagements et étant désarmée au niveau qui lui était imposé par le Traité de Versailles, les vainqueurs ne voulurent plus tenir les leurs, la France surtout et les autres pour ne la pas désobliger ou porter atteinte à ses intérêts. On a vu, par exemple, et on verra encore que jusqu'en 1935, I'Angleterre n'y eût vu aucun inconvénient.
L'erreur pour ne pas dire plus des procureurs et des juges de Nuremberg a été de se prétendre en droit de se prononcer comme si le Traité de Versailles n'avait pas été l'expression d'un rapport de forces, comme si ceux qui en avaient établi les clauses n'avaient pas été les premiers à les violer et comme si, en Allemagne, la décision prise de le détruire n'avait pas été qu'une réplique à des violations dont l'initiative revenait aux vainqueurs.
Ce caractère de réplique, on le retrouve en effet dans toutes les phases du réarmement de l'Allemagne qui lui sont imputées à crime par l'Acte d'accusation :
14 OCTOBRE 1933, L'ALLEMAGNE QUITTE LA S. D. N.
Depuis des années, l'Allemagne a rempli les clauses militaires du Traité de Versailles, les Accords de Locarno (16 oct. 1925) en ont pris acte et le maréchal Foch l'a confirmé en 1927 au retour d'une tournée d'inspection en Allemagne. Malgré cela, la France se refuse à remplir celles qui lui incombent par voie de conséquence et cela malgré les objurgations de l'Angleterre et des États-Unis. La S.D.N. est impuissante à fléchir la France mais maintient sa position d'hostilité à l'égard de l'Allemagne au plan de l'égalité des droits qu'elle réclame. La conférence du désarmement achoppe sur ce problème : le plan Mac Donald de limitation des armements (abolition de toutes les armes offensives : bombardiers, tanks, artillerie lourde, etc.) n'est pas accepté par la France. Le 16 mai 1933, le président Roosevelt adresse aux chefs d'État de quarante-quatre nations un message qui reprend le plan Mac Donald. Le 17 mai, Hitler prononce au Reichstag un discours qui est une acceptation du plan Mac Donald. La France ne fléchit pas, la S.D.N. impuissante à la fléchir n'essaie même pas et se maintient de surcroît sur sa position de refus de l'égalité des droits à l'Allemagne dont la doctrine [73] était : ou bien la France et les autres nations tiennent comme nous les engagements qu'ils ont pris à Versailles et désarment eux aussi, ou bien nous réarmons. Ce point de vue ayant été écarté, I'Allemagne quitte la S.D.N. en claquant les portes le 14 octobre 1933. Le 12 novembre suivant, un plébiscite organisé en Allemagne approuve cette décision à 95 % des électeurs inscrits.
Le 1S octobre, à la Chambre des Communes, M. Lloyd George rejette la responsabilité de l'affaire sur la France en ces termes : « Pendant des années et davantage, la France s'était refusée à tenir son engagement de désarmer et même, après Locarno, elle n'a cessé d'accroître ses armements d'année en année », ajoutant, pourrait-on préciser, la violation de l'esprit de Locarno à celle du Traité de Versailles. Et, dans son livre, La France a sauvé l'Europe, M. Paul Reynaud convient que cette attitude de la France la fit « paraître aux yeux du monde comme responsable de la course aux armements dont il était clair qu'elle conduisait à la guerre » (T. I p 294).
10-16 MARS 1935, L'ALLEMAGNE CRÉE UNE FORCE MILITAIRE, RÉTABLIT LE SERVICE MILITAIRE OBLIGATOIRE ET PORTE L'EFFECTIF DE L'ARMÉE ALLEMANDE A 500.000 HOMMES EN TEMPS DE PAIX.
Le 6 février 1934, le gouvernement Doumergue est arrivé au pouvoir en France. Barthou en est le ministre des Affaires étrangères et, d'entrée de jeu, il renverse la politique de Locarno, lui substituant celle de l'encerclement de l'Allemagne en amorçant le rapprochement avec la Russie des Soviets dont il obtiendra l'entrée à la S.D.N. Ie 18 septembre. En mars 1935, les conversations qui conduisirent au Pacte franco-soviétique signé le 2 mai suivant battent leur plein : Staline a déclaré que la France était « en droit de porter ses armements au niveau des besoins de sa sécurité » I'allongement de la durée du service militaire en France est acquis, etc. Prenant acte de cette violation des traités de Versailles et de Locarno, Hitler répudie officiellement toutes les clauses militaires du Traité de Versailles, décide la création d'une flotte aérienne et le rétablissement du service militaire obligatoire... Si la sécurité de la France avait des besoins, celle de l'Allemagne désormais encerclée en avait aussi.
Il faut noter que, continuant à rejeter sur la France et à bon droit, cela est indiscutable, la responsabilité d'un état de fait qui s'aggravait sans cesse, l'Angleterre qui, à Nuremberg, accusait l'Allemagne d'avoir violé le Traité de Versailles à cette occasion, ne lui en avait pas tellement tenu rigueur puisqu'en juin suivant, elle passait avec l'Allemagne un accord naval qui augmentait, par rapport à ce qui avait été prévu à Versailles, son tonnage militaire maritime de façon très sensible aussi bien en ce qui concerne sa flotte de surface que sa flotte sous-marine. La création d'une flotte aérienne, le rétablissement du service obligatoire, l'augmentation des effectifs de l'ar[74]mée de terre furent imputés à crime à l'Allemagne, mais évidemment pas le réarmement maritime consécutif à cet accord qui n'avait d'ailIeurs pas l'assentiment de la France : il eût fallu accuser l'Angleterre de complicité et l'Angleterre était juge. Il y avait des grâces d'État même à Nuremberg !
7 MARS 1936, L'ALLEMAGNE RÉOCCUPE « SYMBOLIQUEMENT » LA ZONE DÉMILITARISÉE DE RHÉNANIE.
C'est une violation caractérisée du Traité de Versailles. Elle est la suite logique de l'affaire précédente et la dernière réplique de l'Allemagne au dernier acte de la signature du Pacte franco-soviétique. Signé le 2 mai 1935, ce pacte ne devait être ratifié par le Parlement français que le 27 février 1936. Du Parlement français, Hitler attendait un renversement de majorité : contrairement à ses espoirs, il ratifia par 353 voix contre 164. Le 21 février, Hitler avait déclaré à Bertrand de Jouvenel qui était venu lui prendre une interview pour le compte de Paris-Midi :
De peur qu'elle ne compromît le résultat du vote sur lequel Hitler fondait tant d'espoirs il y a peu de chance qu'elle l'eût compromis le gouvernement intervint auprès de la direction de Paris-Midi pour que cette interview qui devait paraître le 23 10 ne parût que le lendemain du vote au Parlement, c'est-à-dire le 28 février. La réponse de Hitler à la manoeuvre du gouvernement français et au vote du Parlement ne se fit pas longtemps attendre : le 7 mars, il réoccupait militairement la Rhénanie.
Et ainsi de tous les griefs articulés contre les accusés de Nuremberg par l'Acte d'Accusation et retenus par le jugement. Il suffisait de citer ces quelques exemples pour démontrer que, dans l'infernale course aux armements qui conduisit à la guerre, I'Allemagne même hitlérienne n'était pas seule à porter toutes les responsabilités, que les juges y avaient autant de part que les accusés et que, pour être plus précis, les responsabilités initiales incombaient à la France puisqu'elle seule avait empêché la Conférence du désarmement d'arriver à des conclusions dont elle était seule à ne pas vouloir.
On s'est souvent demandé à quoi correspondait l'entêtement de la France à ne pas vouloir du désarmement. A cette question, la réponse est donnée par le Journal officiel de la République française du 26 mars 1938 qui, sur demande du sénateur Paul Laffont, adressée au ministère de l'économie nationale, en ce qui concerne les quantités de minerai de fer exportées en Allemagne par la France depuis 1934, obtenait les renseignements suivants :
« Les quantités de minerai de fer (N· 204 du tarif des douanes) exportées à destination de l'Allemagne au cours des années 1934, 1935, 1936 et 1937, sont consignées dans le tableau ci-après :
Années | Quantités en quintaux métriques |
1934 | 17.060.916 |
1935 | 58.616.111 |
1936 | 77.931.756 |
1937 | 71.329.234 |
On mesure quelle perte n'eût pas été celle de M. François de Wendel et de ses confrères en sidérurgie de Meurthe-et-Moselle, si la France n'avait pas fourni à l'Allemagne des raisons de se réarmer : pour en avoir une idée exacte, il n'est que de comparer ce que furent ces exportations avant que l'Allemagne n'eût décidé de se réarmer (1934) et après (1935 et suivantes).
MM. Jean Galtier-Boissière et Michel Alexandre à qui j'emprunte ce détail en concluent que « ce sera une consolation pour les combattants français atteints dans leur chair au cours de la campagne 1939-40 d'apprendre que les projectiles qui les mutilèrent avaient été fondus dans le minerai patriotiquement exporté par M. François de Wendel et ses confrères sidérurgistes de Meurthe-et-Moselle. »
C'est que M. François de Wendel était un personnage dont l'influence sur la politique française d'entre les deux guerres fut considérable : le 11 janvier 1923, pour lui procurer à bon compte le coke rhéno-westphalien complément indispensable du fer lorrain sans lui condamné à l'exportation, M. Poincaré avait fait occuper la Ruhr, sous prétexte qu'une livraison de poteaux télégraphiques effectuée par l'Allemagne au titre des réparations était incomplète, et, I'opération ayant échoué, plutôt que de l'obliger à payer à son .prix le coke allemand, son ami Barthou qui ne voyait que par lui, n'avait pas hésité à torpiller la conférence du désarmement pour lui trouver, en la personne de l'Allemagne, un client sérieux pour son minerai de fer.
Mais on n'a pas entendu dire que M. François de Wendel ait été cité à comparaître devant eux comme complice par les juges de Nuremberg.
Pas plus qu'on ne l'avait entendu dire des Dupont de Nemours, des dirigeants de l'lmperial Chemicals Industrie anglaise, de la Banque Dillon, des Morgan, des Rockfeller, etc. qui subventionnèrent les industries allemandes dont la caisse de propagande alimentait la N.S.D.A.P. (cf. p. 60).
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