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Préface de Noam Chomsky

 

QUELQUES COMMENTAIRES

ÉLÉMENTAIRES SUR LE DROIT

A LA LIBERTÉ D'EXPRESSION

Les remarques qui suivent sont tellement banales que je crois devoir demander aux gens raisonnables qui viendraient à les lire de bien vouloir m'excuser. Mais s'il se trouve pourtant quelques bonnes raisons de les mettre noir sur blanc, et je crains que ce soit bien le cas, elles apportent un témoignage sur quelques aspects remarquables de la vie intellectuelle française d'aujourd'hui.

Avant d'en arriver au sujet sur lequel on me demande mon avis, deux mises au point sont nécessaires. Les remarques qui vont suivre se situent à l'intérieur de limites qui sont importantes à deux points de vue. D'abord, je ne traite ici qu'un sujet précis et particulier, à savoir le droit à la libre expression des idées, des conclusions et des croyances. Je ne dirai rien ici des travaux de Robert Faurisson ou de ses critiques, sur lesquels je ne sais pas grand-chose, ou sur les sujets qu'ils traitent, sur lesquels je n'ai pas de lumières particulières. En second lieu, j'aurai quelques

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commentaires désagréables (mais mérités) à faire à l'égard de certains secteurs de l'intelligentsia française qui ont montré qu'ils n'éprouvaient aucun respect pour les faits ou pour la raison, comme j'ai eu l'occasion de l'apprendre à mes dépens en des circonstances sur lesquelles je ne reviendrai pas. Ce que j'aurai à dire ne s'applique certainement pas à beaucoup d'autres qui continuent sans défaillance à faire preuve d'intégrité intellectuelle. Je n'entrerai pas ici dans le détail. Les tendances dont je parle sont, je crois, assez significatives pour mériter que l'on s'en préoccupe, mais je ne voudrais pas que l'on se méprenne sur mes commentaires et qu'on les applique au-delà du cadre dans lequel je les formule.

On m'a demandé, il y a quelque temps, de signer une pétition pour la défense de la liberté de parole et d'expression » de Robert Faurisson. La pétition ne disait absolument rien sur le caractère, la qualité ou la validité de ses recherches, mais se cantonnait très explicitement à la défense de droits élémentaires qui sont considérés comme acquis dans les sociétés démocratiques; elle demandait à l'Université et aux autorités de faire tout leur possible pour garantir la sécurité de Faurisson et le libre exercice de ses droits légaux » ( do everything possible to ensure Faurissons safety and the free exercice of his legal rights »). Je l'ai signée sans hésitation.

Le fait que j'ai signé cette pétition a soulevé une tempête de protestations en France. Un ancien stalinien, qui a changé d'allégeance mais non de style intellectuel, a publié, dans Le Nouvel Observateur, une version grossièrement falsifiée du contenu de la pétition, au milieu d'un torrent de faussetés qui ne méritent aucun commentaire. J'en suis venu à considérer cela comme normal. J'ai été beaucoup plus surpris de lire dans Esprit (septembre 1980) que Pierre Vidal-Naquet trouve la pétition scandaleuse», en mentionnant en particulier le fait que je l'avais signée. (Je n'entrerai pas dans la discussion d'un article du directeur de la revue, dans le même numéro, qui ne mérite pas non plus de commentaire, au moins pour ceux qui conservent un respect élémentaire pour la vérité et l'honnêteté.)

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Vidal-Naquet ne donne qu'une et une seule raison de trouver la pétition, ainsi que ma signature, scandaleuse »: la pétition, dit-il, présente les conclusions » de Faurisson comme si elles étaient effectivement des découvertes » (p. 52). L'affirmation de Vidal-Naquet est fausse. La pétition disait simplement que Faurisson avait rendu publiques ses conclusions » ( Since he began making his findings public »), ce qui est indiscutable, mais qui ne dit ou n'implique rien de précis sur leur valeur, et qui n'implique rien sur leur validité. Il est possible que Vidal-Naquet ait été induit en erreur par une mauvaise compréhension du texte en anglais de la pétition, c'est-à-dire qu'il s'est peut-être mépris sur le sens du terme findings ». Il est assez évident que, si je dis que quelqu'un a présenté ses findings (conclusions), je n'implique absolument rien quant à leur caractère ou leur validité; l'affirmation est parfaitement neutre à cet égard. Je suppose que c'est en effet une simple incompréhension du texte qui a amené Vidal-Naquet à écrire ce qu'il a écrit et que, dans ce cas, il ne manquera pas de retirer publiquement son accusation selon laquelle j'aurais (et d'autres comme moi) fait quelque chose de scandaleux » en signant une pétition inoffensive sur les droits civiques, dans le genre de celles que nous signons tous très souvent.

Je ne m'attaque pas à des personnes. Supposons donc qu'un individu trouve effectivement cette pétition scandaleuse », non pas à cause d'une question d'interprétation, mais en raison de ce qu'elle dit réellement. Supposons que cet individu trouve les idées de Faurisson choquantes, et même effroyables, et qu'il juge scandaleuse sa façon de faire des recherches. Supposons même qu'il ait raison d'en arriver à ces conclusions - qu'il ait raison ou non est dépourvu de la moindre importance dans ce contexte-ci. Nous devons en conclure que l'individu en question croit que la pétition était scandaleuse parce que Faurisson devrait effectivement être privé du droit normal de s'exprimer, qu'il devrait être chassé de l'Université, qu'il devrait être tracassé et même soumis à des violences physiques, etc. Une telle attitude n'est pas rare. Elle est typique, par exemple, des communistes américains et de leurs homo

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logues d'autres pays. Parmi les gens qui ont appris quelque chose du dix-huitième siècle (voyez Voltaire), il va de soi, sans même qu'on songe à le discuter, que la défense du droit à la libre expression ne se limite pas aux idées que l'on approuve, et que c'est précisément dans le cas des idées que l'on trouve les plus choquantes que ce droit doit être le plus vigoureusement défendu. Soutenir le droit d'exprimer des idées qui sont généralement acceptées est évidemment à peu près dépourvu de signification. Tout cela est parfaitement compris aux Etats-Unis et c'est pourquoi il n'y a rien ici qui ressemble à l'affaire Faurisson. En France, où la tradition des libertés civiles est loin d'être solidement établie et où des tendances profondément totalitaires ont travaillé l'intelligentsia pendant de nombreuses années (la collaboration, la grande influence du léninisme et de ses avatars, l'aspect quasi délirant de la nouvelle droite intellectuelle, etc.), les choses sont apparemment très différentes.

Pour ceux qui s'intéressent à la situation de la culture intellectuelle en France, l'affaire Faurisson n'est pas dépourvue d'intérêt. Deux comparaisons viennent immédiatement à l'esprit. La première est la suivante: j'ai souvent signé des pétitions, qui effectivement allaient très loin, en faveur de dissidents russes dont les points de vue étaient absolument effroyables: partisans de la sauvagerie américaine au moment où elle ravageait l'Indochine, ou de politiques favorables à la guerre nucléaire, ou d'un chauvinisme religieux qui rappelle le Moyen Age. Personne n'a jamais soulevé d'objection. Si quelqu'un l'avait fait, j'aurais regardé cela avec le même mépris que mérite le comportement de ceux qui dénoncent la pétition en faveur des droits civils de Faurisson, et pour les mêmes raisons. Mais lorsque je dis que, quelles que puissent être ses opinions, Faurisson a des droits qui doivent être garantis, on considère cela comme scandaleux » et on en fait toute une histoire en France. La raison de cette distinction est assez évidente. Dans le cas des dissidents russes, l'Etat (nos Etats) approuve ce soutien, pour des raisons qui lui sont propres, qui n'ont pas grand-chose à voir, inutile de le dire, avec un quelconque souci pour les droits de l'homme. Mais, dans le cas de Faurisson, la défense de ses droits n'est pas une doctrine

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approuvée officiellement, loin de là, en sorte que des secteurs de l'intelligentsia, qui adorent se mettre en rang et marcher au pas, ne voient nullement le besoin de prendre une position qu'ils acceptent sans réserve quand il s'agit des dissidents soviétiques. Il peut y avoir en France d'autres facteurs: peut-être une culpabilité lancinante à l'égard du comportement honteux de certains sous le régime de Vichy, le manque de protestation contre la guerre française en Indochine, l'impact durable du stalinisme et des doctrines de genre léniniste, le caractère étrange et dadaïste de certains courants de la vie intellectuelle dans la France de l'après-guerre, qui semblent faire du discours rationnel un passe-temps bizarre et inintelligible, le vieil antisémitisme qui explose maintenant avec violence.

Une seconde comparaison vient aussi à l'esprit. Il est rare que je dise du bien de l'intelligentsia dominante aux Etats-Unis, qui ressemble généralement à ses équivalents dans d'autres pays. Il est pourtant très éclairant de comparer les réactions françaises à l'affaire Faurisson et le phénomène identique que nous avons ici. Aux Etats-Unis, Arthur Butz (que l'on peut considérer comme l'équivalent américain de Faurisson) n'a pas été soumis au genre d'attaques impitoyables qu'on a lancées contre Faurisson. Quand les historiens révisionnistes ( no-holocaust ») ont tenu une large réunion internationale, il y a quelques mois, aux Etats-Unis, il ne s'est rien passé qui aurait ressemblé à l'hystérie qui a entouré en France l'affaire Faurisson. Lorsque le Parti nazi américain appelle à un défilé dans la ville largement juive de Skokie (Illinois), ce qui est manifestement une pure provocation, l'American Civil Liberties Union [l'équivalent de la Ligue des droits de l'homme, N.d.T.] défend le droit de défiler (ce qui rend évidemment furieux le Parti communiste américain). Pour autant que je le sache, il en va de même en Angleterre ou en Australie, pays qui comme les Etats-Unis ont une tradition vivante de défense des libertés. Butz et les autres sont l'objet de critiques et de condamnations (intellectuelles) sévères, mais sans que l'on s'en prenne, à ma connaissance, à leurs libertés. Il n'est nul besoin, dans ces pays, d'une pétition inoffensive comme celle que l'on

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trouve scandaleuse » en France, et s'il y avait une telle pétition elle ne serait sûrement pas attaquée, sauf dans des cercles minuscules et insignifiants. La comparaison est éclairante. Il faudrait essayer de la comprendre. On peut, peut-être, tirer argument du fait que le nazisme et l'antisémitisme sont plus menaçants en France. Je pense que c'est vrai mais que c'est justement une répercussion des mêmes facteurs qui ont amené au léninisme de larges secteurs de l'intelligentsia française pendant longtemps, de leur mépris pour les principes élémentaires de la défense des libertés aujourd'hui et du fanatisme avec lequel ils sont prêts maintenant à emboucher les trompettes de la croisade contre le tiers monde. Il y a donc des courants totalitaires profondément inscrits qui émergent sous des apparences variées. Voilà un sujet qui mérite, je crois, encore beaucoup de réflexions.

Je voudrais ajouter une remarque finale au sujet du prétendu antisémitisme » de Faurisson. Remarquons d'abord que même si Faurisson se trouvait être un antisémite acharné ou un pronazi fanatique - et ce sont des accusations que contenait une correspondance privée qu'il ne serait pas convenable de citer en détail ici - cela n'aurait rigoureusement aucune conséquence sur la légitimité de la défense de ses droits civils. Au contraire, cela rendrait leur défense d'autant plus impérative puisque, encore une fois, et c'est l'évidence depuis des années, depuis des siècles même, c'est précisément le droit d'exprimer librement les idées les plus effroyables qui doit être le plus vigoureusement défendu; il est trop facile de défendre la liberté d'expression de ceux qui n'ont pas besoin d'être défendus. En laissant de côté cette question centrale, on peut se demander si Faurisson est vraiment un antisémite ou un nazi. Comme je l'ai dit, je ne connais pas très bien ses travaux. Mais, d'après ce que j'ai lu, en grande partie à cause de la nature des attaques portées contre lui, je ne vois aucune preuve qui appuierait de telles conclusions. Je ne trouve pas non plus de preuve crédible dans les documents que j'ai lus le concernant, que ce soit dans des textes publiés ou dans des correspondances privées. Pour autant que je puisse en juger, Faurisson est une sorte de

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libéral relativement apolitique. Pour étayer cette accusation d'antisémitisme, on m'a informé que l'on a le souvenir d'une lettre de Faurisson que certains interprètent comme ayant des implications antisémites, au moment de la guerre d'Algérie. Je suis un peu surpris de voir que des gens sérieux peuvent avancer de telles accusations - même en privé - et les considérer comme suffisantes pour traiter quelqu'un d'antisémite bien connu et de longue date. Je ne vois rien dans les textes publiés qui justifie de telles accusations. Je ne m'étendrai pas plus mais supposons que nous appliquions de telles procédures à d'autres gens, en leur demandant par exemple quelle était leur attitude face à la guerre française en Indochine, ou au stalinisme. Il vaut peut-être mieux s'arrêter là.

Noam Chomsky, Cambridge (U. S. A.), 11 octobre 1980




Extrait de Mémoire en Défense -- Contre ceux qui m'accusent de falsifier l'histoire. La question des chambres à gaz. Précédé d'un avis de Noam Chomsky, de Robert Faurisson, Paris, La Vieille Taupe, [novembre] 1980, 277p. On peut aussi consulter la version originale en anglais de ce document.

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