AAARGH
[225]
Je ne suis pas croyant, je ne l'ai jamais été. Je ne me sens aucune identité particulière, n'escompte ni ne regrette un quelconque paradis perdu. Je suis Français de hasard, comme Dany est allemand, et nous sommes les fruits de deux réfugiés politiques qui s'aimèrent en France. D'où, sans doute, le détachement que j'éprouve à l'égard du terroir ou de la culture dite " nationale". Je reste en suspens. Cosmopolite, européen en tout cas.
Ma mère était-elle croyante? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, par contre, c'est qu'elle ne nous légua aucune forme dé pratique rituelle. Quant à mon père, mécréant tranquille, il refusa pour nous la circoncision.
Né avant-guerre, j'ai connu tout enfant l'errance et les récits que les nôtres m'en feront. Très tôt, j'ai su que les femmes et les hommes sont nés pour voyager, bouger, partir, et revenir par-[226]fois. Destin d'émigrants. Une enfance instable donc, mats tempérée par l'extraordinaire chaleur des collectivités enfantines où j'ai grandi. Recueilli chez des Français généreux, petit colon dans des maisons d'orphelins rescapés des déportations antisémites. Dans tous Ces homes d'enfants, j'ai été confronté aux pratiques reli gieuses, mais d'une si douce manière que je n'en conserve que des souvenirs émus.
Identité juive? Quand je fus placé, pour un temps, chez les Lassence, une Famille française de Moissac, j'avais six ans. J'appris sans difficulté que mon nouveau non, était Jean Collet. Aussi loin que je puisse remonter, ce nom d'emprunt avait un rapport avec le risque, le danger diffus. J'étais juif.. Dans ce foyer ou régnait une atmosphère attentive, généreuse, je me souviens que, haut comme trois pommes, je mourrais d'amour pour la grande fille de la maison Elle était très belle, elle avait dix-huit ans, moi six. Son fiancé, un jeune Juif alsacien, était entré dans la Résistance. Moi, je partageais l'avis de la tante pieuse, très pieuse, des Lassence une Marseillaise réfugiée chez eux : les juifs avec les juifs, les catholiques avec les catholiques. Etant amoureux fou, j'avais tontes les raisons d'être d'accord avec elle : il fallait à tout prix que je m'insinue dans ce couple qui m avait fait découvrir, pour la première fois, la jalousie.
[227]
À la " colonie Juliette " de Cailly-sur-Eure, de 1945 à 1948, je me souviens des cours d'hébreu. Je n'étais pas des plus attentifs, bien moins en tout cas que les orphelins qui s'apprêtaient à émigrer pour Israël. C'est là que je découvris que le porc n'était pas autorisé par la tradition, pourtant cette viande était la moins chère, la plus abondante en cette période de grande restriction alimentaire, Nous mangions tour de même de bons morceaux de cochon enregistrés dans le cahier d'économat sous l'appellation " veau de Cailly "
Un peu plus tard, mon père étant reparti pour l'Allemagne, ma mère habitait à l'école Maimonide de Boulogne, où j'allais la voir très régulièrement. Je m'y suis fait des amis que je fréquente toujours. Moi, je vivais avec ma grand-mère dans le quinzième arrondissement Elle allait une ou deux fois par an à la synagogue. En cela, je n'étais pas différent de mes copains de lycée : leurs parents allaient à l'église le dimanche de Pâques ou à la messe de Minuit.
C'est en classe de philo que vinrent les premières interrogations. Le seul texte de Sartre auquel je reste attaché , Réflexions sur la question juive, était fort critiqué par ta communauté, puisque le philosophe avance l'idée qu'être juif, [228] c'est d'abord le problème de ceux qui ne le sont pas...Je décidai alors d'être un youpin, une injure, le fantasme des antisémites. C'est en cette qualité que j'assume toujours mon origine juive. Tant qu'il y aura un antisémite, je revendiquerai cet état irrationnel qui ne prend valeur objective que dans le regard de l'autre.
Sartre fut mon éclaireur mais Abraham Léon et sa Conception matérialiste de la question juive, ma boussole. La postface de Germain, haut idéologue trotskiste, porte sur la question de I'Etat d'Israël dans ces années d'après guerre. Pour lui, et en résumant sa pensée à grands traits, installer un Etat juif en Palestine, au c_ur du monde arabe et de ses aspirations nationales renaissantes, était une folie. Ce foyer était le seul endroit du monde où les Juifs ne connaîtraient jamais la sécurité. L'histoire, hélas, le confirme. Mieux vaut être juif en France, aux USA, en Allemagne, partout, mais pas en Israël Je partage en tous points la critique de l'optique judéocentrique proposée par Maxime Rodinson dans Problème juif ou peuple juif ?, qui revendiquera même ce qu'il avait écrit et pensé à ce sujet quand il était encore stalinien Avec lui, je m'interroge encore sur la naissance de cet Etat qui accéda à l'existence grâce aux Nations unies et [229] au vote d'un Staline qui imprimait au même moment une vague antisémite sans précédent en URSS. Je reste d'accord avec Rodinson : la religion ne définira jamais le lien d'appartenance à un peuple.
Quand je m'installai à Saint-Nazaire, n'a mère, nous rendant visite, consulta l'annuaire des téléphones. Elle fut frappée d'y découvrir une kyrielle de patronymes tels que Abraham, David. Je lui dis que ces noms bibliques étaient ceux de familles chrétiennes... C'était difficile à comprendre pour elle qui s'appelait justement David...
La s_ur de notre mère avait épousé Allemagne un militant de gauche qui fut arrêté par la police nazie en 1933. Il parvint à s'en tirer et s'installa en Hollande, avant de partir vers Israël où il demeura jusqu'en 1958. Il rentra ensuite en Allemagne, mais resta un farouche antisioniste favorable à la construction d'un Etat binational, israélien et palestinien. Il avait coutume de dire : " J'ai quitté l'Allemagne en homme de gauche, j'y suis revenu en Juif. " À l'âge de quatre-vingt-cinq ans, il s'opposait à notre tante en d'homériques engueulades : "Tu vois ce que font tes amis? ", lui lançait-il en commentaire des guerres et des répressions israéliennes. Malgré des convictions laïques affirmées, l'oncle était devenu très juif Ses deux s_urs avaient été déportées, liquidées [230] dans les camps. Sa famille était originaire d'un petit village allemand.
Baccalauréat en poche, ma mère me fit le cadeau d'un voyage en Israël, chez ma tante. J'y vécus trois mois. L'expérience du kibboutz fût passionnante, mais marxiste en herbe, je m'engueulais avec tout le monde, contestant le nationalisme et les comportements des Juifs à l'égard des Arabes palestiniens. Ceux-là étaient victimes des mêmes idées xénophobes qu'exerçait l'idéologie raciste du parti colonial à Paris à l'égard des Algériens. Le plus souvent, on me répondait:
"On ne peut pas faire confiance à un Arabe. Il te sourit par devant et il te frappe par derrière dès que tu as tourné le dos. " Je rentrai à Paris bouleversé, très remonté par cette expérience.
Par contre, j'avoue que je jouais contradictoirement de mes origines... C'est une situation fort intéressante que d'être en rupture avec le groupe auquel on vous identifie, ou que l'on vous assigne. Je me défendais aussi d'appartenir à la communauté française, tout en en étant membre de fait. Je cultive un équilibre entre le système de valeurs de la " communauté " à laquelle je n'appartiens plus, et ma liberté de ne pas me revendiquer du système culturel dominant auquel je n'appartiens pas. Ainsi, déniant les valeurs de la minorité sans [231] m'englober dans la majorité, je résiste aux sirènes des deux groupes. J'exerce avec plaisir ce déséquilibre, je m'en fais même gloriole.
C'est pour ces raisons, sans doute, que Dany et moi faisons l'apologie de la" bâtardise nationalitaire " et, pire, identitaire. Je suis ce fil-de-fériste au c_ur léger, ravi de n'être d'aucun terroir. Entre deux. Nous avons la chance de n'être inclus dans aucun système de référence, qu'il soit allemand ou français, ce qui aurait été logique autant pour mon frère que pour moi. Ce non-désir identitaire concerne heureusement beaucoup de Juifs et de non-Juifs dans ce monde transformé par les émigrations économiques, humanitaires et politiques.
J'affirme que c'est parce qu'ils ont appartenu à ce no man's land que des hommes comme Spinoza, Marx et Freud ont été d'aussi grands pourvoyeurs d'idées nouvelles. Ils avaient rompu les amarres avec la terre des origines et n'avaient pas encore accosté sur des continents connus et balisés par d'autres traditions. Par contre, je revendique une particularité, une étrangeté que je ne dissi mule Jamais. Quand on me le demande, parfois, je réponds : "Je suis Juif d'origine, c'est-à-dire de quelque part, mais l'origine n'est pas ce que l'on est. L'homme est ce qu'il se fait "; de ce point de vue l'_uvre de Sartre me trotte toujours dans la tête. C'est pourquoi j'ai toujours cultivé ma non-[232] appartenance à quelque foyer que ce soit. Il n'y a que les poireaux qui ont des racines! Je me suis bricolé un montage très merleau-pontien : on naît lesté d'un monde constitué d'acquis culturels, le plus souvent d'origine familiale, c'est un fait; mais rien n'oblige à demeurer l'otage d'un système de valeurs prédéterminé par la naissance, l'origine ou la culture des siens. Nous sommes nés là, nous avons bénéficié de l'éducation des nôtres, de l'enseignement de l'école, de toutes ces valeurs qui nous ont permis de nous constituer. Elles ne sont pas bonnes ou mauvaises en soi: elles sont, c'est tout. Rien ne nous oblige à nous conformer à elles. Au contraire, la valorisation réitérée des origines me semble néfaste et trouble. Le malheureux né d'une famille catholique ultramontaine, intégriste religieuse ou fasciste antisémite, n'est en rien maudit il lui reste à formuler, à dominer, à prendre position contre ces prédéterminations. Je ne me sens pas fier de l'histoire d'un pays ou de tel groupe humain, je suis fier ou j'ai honte de ce que j'ai fait, ou de ce que je n'ai pas fait. À tel moment historique où j'en avais la possibilité et le choix, me suis-je ou non bien comporté? Comme chacun, je suis l'héritier de déterminations socio-historiques, mais je ne les valorise jamais, car ce que je pose en acte dépend, certes, de mon appar tenance d'origine, mais n'est pas déterminé par elle.
[233]
Je me suis souvent demandé quel aurait été mon destin si j'étais né en Pologne au début du siècle... J'aurais habité dans un shtettel et mon jeu de bascule n'aurait eu aucun sens. Je me plais donc à m'imaginer membre et militant du Bund... Ce mouvement ouvrier laïc combattait l'influence conjuguée des rabbins et des privilégiés, puis des bolcheviques, des staliniens et enfin du sionisme. Le Bund mena une résistance déterminée contre le nazisme, contrairement à ce que répand la légende des moutons se laissant traîner à l'abattoir sans un geste.
Pendant la guerre, la communauté juive a eu ses résistants combattants, ses dociles et même ses collaborateurs. À mes yeux, le Bund incarne la résistance à toutes les soumissions, aussi bien physiques que culturelles. Et c'est ma façon à moi de me sentir " juif" que de participer à la perpétuation de la mémoire des combattants du Bund. Ces victimes des nazis et des staliniens ont été vouées par les sionistes aux oubliettes de l'histoire et ignorées des croyants pratiquants dont ils furent de farouches adversaires.
Je sus très tôt que l'émigration des Juifs polonais et russes vers l'Amérique avait été très importante. Mais j'ai tout de même été surpris quand j'ai su que la militante anarchiste Emma Goldman sillonnait les villes américaines et tenait meeting [234] devant des salles combles sans savoir un mot d'anglais. Elle ne parlait que le yiddish et elle était entendue. De ce monde-là, je me sens solidaire.
Dany et moi avons la chance de n'avoir jamais eu à rompre avec ce qu'étaient les nôtres. Avoir été enfanté par leurs histoires et leurs combats est un bonheur. Je plains ceux qui sont nés de familles staliniennes ou nationalistes extrêmes, car ceux-là, pour se constituer, ont à s'opposer à forte partie...
Cela dit, et malgré ma bâtardise revendiquée, affichée, je ne réagis pas comme tout le monde à ce qui se déroule en Israël. Non en vertu de quelque sentiment nationaliste, mais par une position critique sérieuse: là-bàs, ce sont "les miens " qui oppriment les Palestiniens. C'est pourquoi moi, l'athée, je me trouve en phase avec le grand croyant et philosophe Yeshaiaou Leibowitz, anti-nationaliste et pourtant sioniste. Il a pensé une phrase extraordinaire qui reste gravée en moi :"On ne se définit pas par le mal qu'on nous a fait, mais par celui que l'on fait soi-même. " Une définition que de nombreux sionistes inversent pour-tant en justifiant ce qu'ils font par ce qu'on leur a fait.
Dans mon rapport à Israël, je revendique une attitude hyper-critique, qui me conduit à l'exigence avant la compréhension. Quand j'ai à me [235] définir, je reprends volontiers la phrase de Maurice Rajffus dans Identité à la carte : " Je ne suis pas un Juif de gauche, je suis de gauche. "
Voilà. J'assume cette complexité et tente de me débrouiller en réfléchissant à chaque nouvel écueil de l'histoire.
Tout cela explique pourquoi j'ai mauvaise réputation... Réputation déplorable, pourrait-on même dire, dans ce que l'on a appelé à l'origine le "révisionnisme", ou, pour être plus direct, l'" affaire Faurisson ". Beaucoup d'amis m'en ont voulu. Certains ont rompu avec moi, mais la plupart m'ont conservé leur amitié.
Comment mon " révisionnisme " commença-t-il, en 1978? Bêtement. Dany venait tout juste d'être autorisé à revenir en France. À l'époque, je rencontrais souvent André Glucksmann. Lors d'une de nos conversations, je me souviens de notre agacement respectif: à gauche et à l'extrême gauche, il n'était question que de l'interdiction d'un meeting fasciste de Le Pen, à la porte de Versailles. Nous nous étions dit: " Pas question, on ne va pas recommencer ce jeu-là! " On ne combat pas les pires idées en réclamant à l'Etat l'inter diction de leur expression. Nous pensions qu'il était bon de réfléchir et de prendre le temps
[236] d'écrire un texte que nous appellerions " Liberté pour les ennemis de la liberté ".
Ce fût alors que Pierre Guillaume, libraire à l'enseigne de La Vieille Taupe, rue des Fossés Saint-Jacques, me téléphona. Dans les années soixante, après mon départ de Paris, il avait été activiste dans les groupes qui rayonnaient autour du mouvement radical " Pouvoir ouvrier ". La première fois que nous avons bavardé, à la fin des années soixante-dix, nous avons su sur-le-champ que nous ne deviendrions jamais proches. C'est un garçon sec, à l'esprit raide, au ton arrogant, à la rigidité bolchevique quasi militaire. Il tenait alors cette excellente librairie du quartier Latin où ceux qui ne la possédaient pas pouvaient se procurer la collection complète de Socialisme ou Barbarie. J'ai découvert chez lui le rarissime n° 10, pilonné dès son édition par l'imprimeur.
Un beau jour de 1978, donc, je décroche le téléphone. J'écoute Guillaume: "Faurisson, prof à la fac de lettres à Lyon, est contesté par la communauté universitaire; il est même suspendu de ses fonctions au prétexte d'un texte où il met en cause l'existence des chambres à gaz."
Je pensais, et je pense toujours, que l'on ne combat pas un point de vue déviant ou dissident par des sanctions, ou pire, l'interdit professionnel. L'argumentation demeure le seul moyen. Hier [237]comme aujourd'hui, la liberté d'expression reste pour moi " le" droit fondamental. Cette liberté première et essentielle doit être défendue pour les nôtres, mais ce combat n'aurait plus de sens si nous ne la garantissions pas à ceux dont nous ne partageons aucune des idées. À cet égard, ma position est voisine de celle de Noam Chomsky. Après avoir publié un texte dans Libération, j'ai donc écrit un point de vue que je confiai à Pierre Guillaume. Il le publia dans le recueil Intolérable intolérance, consacré à Faurisson, en décembre 1981. Seulement, Pierre Guillaume devait largement amputer les conclusions de ce texte...
J'y affirmais trois choses.
Tout d'abord, je rappelais mon opposition à toute censure à l'égard des thèses de Faurisson. J'écrivais ensuite que le génocide était une réalité irréfragable et que les révisionnistes qui le niaient étaient à combattre résolument. Enfin, je faisais état de mes doutes quant aux chambres à gaz considérées comme instrument décisif du génocide.
Je persiste sur les premiers points, quant à ma troisième affirmation, j'avais tort.
Concernant le premier point, je le répète, j'étais et je suis toujours opposé à toute forme de censure, y compris pour les ennemis de la liberté, y compris pour les faussaires. Tout comme je suis [238]un abolitionniste et opposant résolu à la peine de mort, y compris pour Adolf Eichmann. On ne peut pas affirmer "Je suis contre la peine de mort, sauf..", de même que l'on ne peut avancer: "Je suis contre la censure, sauf pour les textes que je trouve ignobles et scandaleux. " Contre toute censure, un point c'est tout.
Ce n'est donc pas au nom du slogan "Il est interdit d'interdire", ou d'une tolérance quelconque à l'endroit des faussaires, néo-nazis aujourd'hui, staliniens d'hier, que j 'exprimais cette position. Je disais même qu'en nous refusant à l'interdiction de certains textes, nous nous obligions à les combattre résolument, sans merci. C'est dans cet esprit que je dénonce la loi Gayssot du 14 juillet 1990. Limitant la liberté d 'expression, soumettant aux juges le droit de dire l'histoire, cette loi, qui a cependant été réprouvée par les historiens, est pourtant toujours là, nichée dans les pages du code pénal.
Dans ce texte, j'affirmais la réalité du génocide de la communauté juive d'Europe et ma dénonciation de l'idéologie révisionniste. Je citerai ici les conclusions que Pierre Guillaume censura, sans m'en avertir bien sûr. Inutile d'ajouter que la rupture fût définitive:
Faurisson voudrait montrer que chaque mesure nazie répond à une mesure juive, que
les Juifs sont en quelque sorte responsables de leur malheur, ou du moins pris dans l'engrenage d'une guerre... Il veut accréditer la thèse que les Juifs ont déclaré la guerre à Hitler et que de là datent et proviennent tous leurs malheurs. C'est en cela que son discours, comme celui de tous les révisionnistes, est historiquement faux, intellectuellement aberrant et politiquement dangereux.
Ainsi, les révisionnistes en viennent à blanchir le régime nazi. En cela, ils sont mes adversaires politiques et à combattre poli tiquement. Je suis donc un adversaire politique et idéologique de l'entreprise politique et idéologique qui sous-tend le récit historique des révisionnistes.
Voilà pourquoi, face aux révisionnistes, je me dis exterminationniste, et voilà pourquoi j'affirme qu'il y a eu génocide.
On comprend pourquoi Pierre Guillaume supprima ces pages. En 1992, interrogé par Le Quotidien de Paris, il déclara qu'il avait jugé bon de couper " ces critiques ad hominem "... Ainsi, alors que je m'engageais en défendant le droit à l'expression, j'étais censuré à mon tour! Je rompis sur-le-champ avec Guillaume, mais il était trop tard.
[241]
Affirmer encore une fois la réalité du génocide et mener la lutte contre sa négation m'apparaît toujours un combat central. Mais la censure à l'égard des thèses ineptes de Faurisson ne me semblait pas, et ne me semble toujours pas un moyen acceptable contre ses dénégations.
Il est vrai, en revanche, que je me suis interrogé quant à la nécessité du recours aux chambres à gaz par les nazis comme mesure d'extermination. J'écrivais alors dans le texte censuré :
Si la guerre avait duré quelques années encore, les conditions dans lesquelles le système nazi traitait les Juifs auraient abouti à leur liquidation totale, sans qu'il soit besoin, je le répète, ni de chambres à gaz, ni d'ordre d'extermination.
Ebranlé par certains arguments, je doutais, mais pour moi, ceux-là n'ont jamais remis en cause la nature du nazisme, sa volonté finale d'extermination des communautés juives. Je me suis donc trompé. À ma décharge, un témoignage comme celui de Simone Veil, des livres comme ceux de Hilberg et bien d'autres que je lus plus tard, avaient une autre valeur que les textes que j'avais consultés auparavant. Je regrette de m'être offert à cette manipulation de Pierre Guillaume. Car il va de soi qu'il a utilisé le nom que je portais [241] et la place particulière que j'occupais à l'extrême gauche et dans le mouvement enseignant.
J'ajoute enfin que le Guillaume de la fin des années soixante-dix n'était pas encore l'homme qui, depuis, ne rate jamais une fête " bleu-blanc-rouge" du Front national ou les funérailles d'un collaborateur proclamé comme Maurice Bardèche.
Je ne suis pas fier d'avoir été utilisé, de m'être prêté à cette manipulation et d'avoir côtoyé un homme plus que douteux. Mais il n'y a pas non plus de quoi se flageller, car même à l'époque de mes doutes, il aurait été difficile de me faire porter le brassard du négationniste. C'est pour ces raisons que j'ai conservé intacte l'estime de mes amis Félix Guattari, Cornéhus Castoriadis et Edgar Morin, malgré leur désaccord sur cette affaire. Avec Dany aussi nous avons eu, à l'époque, des discussions houleuses, non sur la censure, à propos de laquelle nous sommes d'accord, mais sur mes doutes et mes interrogations. Quant à Pierre Vidal-Naquet, pour qui mon attitude fût certainement tout à fait incompréhensible, il ne m'a jamais assimilé aux révisionnistes. C'est pourtant lui qui avait raison : Faurisson niait le génocide depuis le début quand il avançait, par exemple, qu'à l'époque nazie il était plus dangereux d'être [242] communiste que Juif.. Pensée perverse. Pour ce négationniste, une véritable guerre opposait le régime nazi au Congrès juif mondial. Folie. Il ne pouvait admettre que dans la société allemande morcelée, divisée, des années trente, l'antisémitisme ait pu être le facteur unificateur d'une Allemagne en crise profonde. L'excitation, la dénonciation du péril cosmopolite permirent aux nazis de "réconcilier" la société en identifiant le Juif comme l'ennemi. Les faurissoniens nient cela, comme ils nient la déportation de masse et l'extermination.
Je me suis fourvoyé, mais je ne renie en rien mon point de vue sur l'impérative liberté d'expression. Si, désormais, révisionnisme et négationnisme touchent à leur désintégration, nul doute que nous le devons au nombre croissant de travaux historiques sur la question. La multiplication des investigations, les démonstrations des recherches historiques ont repoussé les délires révisionnistes là d'où ils n'auraient jamais dû sortir. Ce renouveau de l'historiographie démontre que seule compte l'investigation scientifique. Mieux en tout cas que la loi Gayssot et les interdits administratifs.
Je me suis interrogé sur les raisons de ma dérive et de mon aventure dans cette galère. Je ne voudrais avancer qu'une piste.
[243]
Hannah Arendt fait pour ainsi dire partie de notre famille. J'ai donc lu, en son temps, Eichmann à Jérusalem . Avec Hanna Arendt, je pense que le génocide a été le fait de bons fonctionnaires disciplinés, obéissants, et non de monstres à nul autre pareils. Le vrai danger d'un retour du pire n'est pas de relater l'horreur et le monstrueux -d'ailleurs toujours le fait de l'autre - mais d'analyser ce qu'il y a de "normal", de déjà à l'_uvre dans nos démocraties. Enlever quelque chose à l'horreur, ce n'est pas disculper le régime qui l'a mis en place, bien au contraire : c'est pointer, comme l'ont fait Rony Brauman et Eyal Sivan dans leur film, Un spécialiste, la présence du " cas Eichmann" dans notre environnement familier. C'est montrer "les ravages de l'obéissance ", comme ces deux auteurs l'écrivent dans Eloge de ta désobéissance.
Je ne puis qu'approuver quand ils écrivent que "le profil qui se dessine au long des trente-deux sessions durant lesquelles Eichmann répond successivement aux questions de son avocat, du procureur et de la Cour, n'est pas celui d'un pervers sadique, d'un serial-killer antisémite. Ce qui en rend compte avec le plus d'acuité sans doute, c'est l'expérience de psychologie sociale de Stanley Mil-[244]gram..." Les auteurs rappellent alors les expériences que celui-ci mena de 1950 à 1963 afin d'approcher les modes de soumission à l'autorité légitime.
Sous le prétexte d'une enquête sur l'apprentissage et la mémoire, Milgram et son équipe amenèrent des hommes et des femmes (appelés "moniteurs" dans l'expérience) à infliger des chocs électriques d'une intensité croissante à des sujets (appelés "élèves"), dont on prétendait tester les capacités de mémorisation sanglés sur une chaise, une électrode fixée au bras, ceux-ci devaient restituer de mémoire des listes de couples de mots qui leur étaient lus. Chaque nouvelle erreur de "l'élève " était sanctionnée d'une décharge électrique plus forte que la précédente, appliquée par "le moniteur ". Les " élèves " étaient des comparses de l'expérimentateur qui mimait la douleur. Les chocs électriques étaient simulés grâce à une énorme machine comportant trente manettes échelonnées de quinze à quatre cent cinquante volts et assorties de mentions allant de " choc léger" à "attention choc dangereux". Ce dispositif expérimental était destiné à tester non les facultés d'apprentissage des "élèves", mais l'obéissance des "moniteurs"... Les deux-tiers des personnes testées ont coopéré jusqu'au bout. Cédant aux injonctions de l'expérimentateur, ils ont poursuivi l'expérience, souvent dans l'angoisse et la protestation, jusqu'au niveau de choc le plus élevé. " C'est peut-être là ", écrit Milgram, l'enseignement essentiel de notre étude des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité, peuvent, en s'acquit[t]ant simplement de leur tâche, devenir les agents d'un atroce processus de destruction.
Rony Brauman et Eyal Sivan disent de façon claire à propos d'Eichmann ce que je voulais exprimer, malheureusement en me fourvoyant:
Prendre comme tel ce personnage Somme toute banal, c'était - et cela demeure - banaliser le nazisme, être soupçonnable d'inconscience ou de sournoise complicité avec Hitler. Depuis lors, rapatrier la " planète Auschwitz" dans le monde des hommes, donc réfuter l'idée de " radicale singularité de la Shoa", c'est s'exposer à l'accusation de " lepénisation ": entre le "détail" et l'absolu, le choix est devenu obligatoire.
"La normalité est beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies", disait encore Hannah Arendt.
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Extrait de Nous sommes en marche, de Jean-Gabriel Cohn-Bendit, Paris, 1999, Flammarion, 271 p., ISBN 2-08-067744-6.
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