AAARGH
Le Judaïsme émancipé. -- La situation des Juifs
dans la société. -- L'usure et les affaires d'Alsace.
-- Napoléon et l'organisation administrative de la religion
juive. -- Le grand Sanhédrin. -- Les lois restrictives
et la libération progressive en France. --L'émancipation
en Hollande. -- L'émancipation en Italie et en Allemagne.
--La réaction antinapoléonnienne et les Juifs. --
La renaissance de la législation antijuive. -- Les mouvements
populaires. -- L'émancipation en Angleterre. -- En Autriche.
-- La Révolution de 1848 et les Juifs. -- La fin de l'antijudaïsme
légal en Occident. -- L'antijudaïsme oriental. --
Les Juifs en Roumanie. -- Les Juifs russes. -- Les persécutions.
-- Question sociale et question religieuse.
Le 27 septembre 1791, après des discussions antérieures
à la suite desquelles toute décision sur l'émancipation
des Juifs avait été ajournée, l'Assemblée
constituante vota, sur la proposition de Duport et grâce
à l'intervention de Regnault de Saint-Jean-d'Angély,
l'admission des Juifs au rang de citoyens actifs. Ce décret
était préparé de longtemps, préparé
par l'oeuvre de la commission réunie par Louis XVI et que
présida Malesherbes, préparé par les écrits
de Lessing et de Dohm, par ceux de Mirabeau et de Grégoire.
Il était l'aboutissant logique des efforts tentés
depuis quelques années par les Juifs et les philosophes;
Mendelsohn, en Allemagne, en avait été le promoteur
et le plus actif défenseur, et c'est à Berlin, dans
les salons d'Henriette de Lemos, que Mirabeau puisa ses inspirations
auprès de Dohm.
Une certaine catégorie de Juifs s'était d'ailleurs
émancipée déjà. En Allemagne, les
Juifs de cour (Hofjuden) avaient acquis des privilèges
commerciaux; on leur délivrait même, contre argent,
des titres de noblesse. En France, les Marranes portugais, revenus
au judaïsme jouissaient de grandes libertés, et, sous
la direction de leurs syndics, ils prospéraient à
Bordeaux, fort indifférents, du reste, au sort de leurs
frères malheureux, mais très influents puisque l'un
d'eux, Gradis faillit être nommé député
aux États Généraux. En Alsace même,
quelques Israélites avaient obtenu d'importantes faveurs;
Cerf Berr, par exemple, fournisseur des armées de Louis
XV, auquel le roi avait donné des lettres de naturalisation
et le titre de marquis de Tombelaine.
Grâce à tous ces privilèges, il s'était
formé une classe de Juifs riches, qui avait pris contact
avec la société chrétienne, classe d'esprit
ouvert et subtile, intelligente et raffinée, d'un intellectualisme
extrême, ayant [102] abandonné, comme beaucoup de
chrétiens, la lettre de la religion ou même la foi
et n'ayant conservé qu'un idéalisme mystique, qui
se conciliait tant bien que mal avec un rationalisme libéral.
C'est à Berlin surtout, ville jeune et centre d'un royaume
qui naissait à la gloire, cité plus facile, moins
traditionnelle, que s'opéra la fusion entre ce groupe de
Juifs et cette élite que Lessing conduisait. Chez Henriette
de Lemos, chez Rachel de Varnhagen, fréquentait la jeune
Allemagne; le romantisme allemand achevait, chez ces Juives, de
s'imprégner de spinozisme à Schleiermacher et Humboldt
s'y montraient et l'on peut dire que si ce fut l'Assemblée
constituante qui décréta l'émancipation des
Juifs, c'est en Allemagne qu'elle fut préparée.
Toutefois, le nombre de ces Juifs propres à entrer dans
les nations était extrêmement restreint, d'autant
que la plupart finissaient--comme les filles de Mendelsohn, comme
plus tard Boerne et Heine--par se convertir, et n'existaient plus
en tant qu'lsraélites. Quant à la masse juive, elle
se trouvait dans des conditions bien différentes.
Le décret de 1791 libérait tous ces parias d'une
séculaire servitude; il rompait tous les liens dont les
lois les avaient chargés; il les arrachait aux ghettos
de toute sorte où ils étaient emprisonnés;
de bétail qu'ils étaient, il en faisait des hommes.
Mais s'il pouvait ainsi les rendre à la liberté,
s'il lui était possible d'abolir en un jour l'oeuvre législative
des siècles, il ne pouvait défaire leur oeuvre morale,
et il était surtout impuissant à briser les chaînes
que les Juifs eux-mêmes s'étaient forgées.
Les Juifs étaient émancipés légalement,
ils ne l'étaient pas moralement; ils gardaient leurs moeurs,
leurs coutumes et leurs préjugés, préjugés
que conservaient aussi leurs concitoyens des autres confessions.
Ils étaient heureux d'échapper à leur abjection,
mais ils regardaient autour d'eux avec défiance, et soupçonnaient
même leurs libérateurs.
Pendant des siècles, ils avaient vu avec dégoût
et terreur ce monde qui les rejetait; ils avaient souffert de
lui, mais, plus encore, ils avaient craint de perdre à
son contact leur personnalité et leur foi. Plus d'un vieux
Juif dut, en 1791, regarder avec angoisse cette existence nouvelle
qui s'ouvrait devant lui; je ne serais pas surpris même
qu'il y en ait eu quelques-uns, aux yeux desquels la libération
ait semblé un malheur, ou une abomination. Beaucoup de
ces misérables chérissaient leur abaissement, leur
claustration qui les tenait éloignés du péché
et de la souillure, et l'effort du plus grand nombre tendit à
rester soi-même au milieu des étrangers parmi lesquels
on les jetait. C'est la partie éclairée, intelligente
et réformatrice des Juifs, celle qui souffrait de sa situation
inférieure et de l'avilissement de ses coreligionnaires,
c'est celle-là qui travailla à l'émancipation,
mais elle ne put pas non plus transformer brusquement ceux pour
lesquels elle avait réclamé le droit d'être
des créatures humaines.
Le moi judaïque n'étant pas changé par le décret
émancipateur, la façon dont ce moi se manifestait
ne fut pas changée davantage. Economiquement, les Juifs
restèrent ce qu'ils étaient -- je parle bien entendu
de la majorité, -- des improductifs, c'est-à-dire
des brocanteurs, des prêteurs d'argent, des usuriers, et
ils ne purent pas être autre chose, étant données
leurs habitudes et les conditions dans lesquelles ils avaient
vécu. Si nous négligeons une infime minorité
d'entre eux, ils n'avaient pas d'autres aptitudes, et encore de
nos jours une quantité [103] considérable de Juifs
se trouvent dans le même état; ces aptitudes, ils
ne manquèrent pas de les appliquer, et ils en trouvèrent
plus que jamais l'occasion pendant cette période de trouble
et de désordre En France ils profitèrent des événements,
et les événements leur furent très favorables.
Ils furent en Alsace, par exemple, les auxiliaires des paysans
à qui ils prêtèrent à gros intérêts
les capitaux nécessaires à l'acquisition des biens
nationaux. Avant la révolution ils étaient déjà
dans cette province les usuriers naturels, ceux qui étaient
chargés de la haine et du mépris1; après la révolution,
ces mêmes paysans qui jadis fabriquaient de fausses quittances2 pour échapper
aux griffes de leurs créanciers, firent appel à
eux. Grâce aux Juifs alsaciens, la nouvelle propriété
se constitua en Alsace, mais ils prétendirent en tirer
profit, largement, usurairement. Les emprunteurs protestèrent;
ils affirmèrent qu'ils étaient ruinés si
on ne leur venait en aide, et en cela ils exagérèrent,
car eux qui ne possédaient rien avant Quatre-vingt-neuf,
avaient acquis dix-huit ans après pour 60 millions de domaines,
sur lesquels ils devaient 9.500.000 francs aux Juifs. Cependant
Napoléon les écouta et, pendant un an, il suspendit
l'exécution des jugements rendus au bénéfice
des usuriers juifs du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et des provinces
rhénanes. Là ne se borna pas son oeuvre. Dans les
considérants du décret suspensif du 30 mai 1806,
il montrait qu'il ne regardait pas les mesures répressives
comme suffisantes, et qu'il fallait faire disparaître la
source du mal.
"Ces circonstances, y disait-il, nous ont fait en même
temps considérer combien il était urgent de ranimer,
parmi ceux qui professent la religion juive dans les pays soumis
à notre obéissance, les sentiments de morale civile
qui, malheureusement, ont été amortis chez un trop
grand nombre d'entre eux par l'état d'abaissement dans
lequel ils ont trop longtemps langui, état qu'il n'entre
point dans nos intentions de maintenir et de renouveler."
Pour raviver ces sentiments, ou plutôt pour les faire naître,
il voulut plier la religion juive à sa discipline, la hiérarchiser
comme il avait hiérarchisé le reste de la nation,
la conformer au plan général. Etant premier consul,
il avait négligé de s'occuper du culte juif, il
voulut réparer cet oubli et il convoqua une assemblée
de notables juifs dont le rôle devait être de "délibérer
sur les moyens d'améliorer la nation juive et de répandre
parmi ses membres le goût des arts et des métiers
utiles", et d'organiser administrativement le Judaïsme.
Un questionnaire fut distribué aux notables juifs et après
qu'il y eut été répondu, l'Empereur réunit
un Grand Sanhédrin chargé de conférer aux
réponses de la première assemblée une autorité
religieuse. Le Sanhédrin déclara que la loi mosaïque
contenait des dispositions religieuses obligatoires et des dispositions
politiques, ces dernières concernaient le peuple d'lsraël
lorsqu'il était un peuple autonome, et elles avaient perdu
[104] leur valeur depuis que les Juifs étaient répandus
parmi les nations, il défendit de faire, à l'avenir,
distinction entre Juifs et chrétiens en ce qui concernait
les prêts, et il interdit toute usure.
Ces déclarations montraient que les notables juifs, appartenant
pour la plupart à cette minorité dont j'ai parlé,
savaient s'accommoder au nouvel état de choses, mais elles
ne pouvaient en rien faire préjuger des dispositions de
la masse. Là Napoléon se trompa; son amour de l'ordre,
du règlement et de la loi, sa croyance à leur efficacité
l'abusa. Il s'imagina, sans doute, qu'un Sanhédrin était
un concile, il n'en était rien. Les décisions du
Sanhédrin n'avaient absolument que la valeur d'opinions
personnelles, elles n'engageaient nullement les Juifs, elles n'avaient
aucune autorité et il n'était pas de sanctions pour
les faire prévaloir. La seule oeuvre de cette assemblée
fut une oeuvre administrative, celle de l'organisation des consistoires;
quant à l'oeuvre morale elle fut nulle, et les hommes qui
avaient été réunis étaient incapables
de changer des moeurs. Ils le savaient d'ailleurs fort bien, et
ils ne purent qu'enregistrer des choses acquises; ainsi abolirent-ils
la polygamie, qui depuis des siècles n'était plus
pratiquée. Pour croire qu'un synode a le pouvoir d'imposer
l'amour du prochain, ou d'interdire l'usure qu'un état
social facilite, il fallait la candeur de légiste de Napoléon.
L'interdiction impériale faite aux Juifs de fournir des
remplaçants pour leur service militaire, cela dans le but
de les mieux pénétrer de la grandeur de leurs devoirs
civiques, dut avoir la même influence que les prescriptions
synodales3.
De même en fut-il du décret du 17 mars 1808 qui défendait
aux Juifs de faire du commerce sans patente nominative délivrée
par le préfet et de prendre hypothèque sans autorisation;
en outre, défense était faite aux Juifs de s'établir
en Alsace et dans les pays rhénans, et aux Juifs alsaciens
de venir dans d'autres départements sinon pour s'y adonner
à l'agriculture4.
Ces décrets, rendus pour dix ans, ne rendirent pas un seul
Juif agriculteur, et si quelques-uns devinrent chauvins, l'obligation
où ils étaient de passer par l'armée n'y
fut pour rien. Ce furent les dernières lois restrictives
en France; l'assimilation légale s'acheva en 1830, lorsque
Laffitte fit inscrire le culte juif au budget. C'était
l'écroulement définitif de l'état chrétien,
bien que l'état laïque ne fût pas complètement
constitué. En 1839 le dernier vestige des antiques séparations
entre Juifs et chrétiens disparut avec l'abolition du serment
More Judaico. L'assimilation morale ne fut pas aussi complète.
Mais nous n'avons parlé jusqu'à maintenant que de
l'émancipation des Juifs français, il nous reste
à voir l'influence qu'elle eut sur les Juifs d'Europe5. En Hollande,
dès 1796, au moment de la fondation de la [105] République
Batave, l'Assemblée nationale donna aux Juifs les droits
de citoyen, et leur situation, réglementée plus
tard par Louis Bonaparte, fut déterminée d'une façon
définitive par Guillaume Ier en 1815. Il est vrai que depuis
le XVIe siècle, les Juifs hollandais jouissaient d'importants
privilèges et d'une assez grande liberté: la Révolution
ne fut que la cause déterminante de leur totale libération.
En Italie et en Allemagne ce furent les armées de la République
et de l'Empire qui apportèrent aux Juifs l'émancipation.
Napoléon devint le héros et le dieu d'lsraël,
le libérateur attendu, celui dont la main puissante abattait
les portes du ghetto. Il entra dans toutes les villes aux acclamations
des Juifs -- la façon dont Henri Heine l'a célébré
nous en est un témoignage -- qui sentaient bien que leur
cause était liée au triomphe des aigles. Aussi,
après la chute de Bonaparte, les Juifs furent-ils parmi
les premiers qu'atteignit la réaction napoléonienne.
Avec l'exaltation du patriotisme coïncida un retour à
l'antijudaïsme. L'émancipation était une oeuvre
française, on la devait donc trouver mauvaise, elle était
en outre une oeuvre révolutionnaire, et on réagissait
contre la révolution et les idées égalitaires.
En même temps qu'on restaurait l'état chrétien,
on en chassait les Juifs. C'est en Allemagne surtout que l'antique
conception religieuse de l'Etat revécut avec un éclat
nouveau, c'est surtout aussi en Allemagne que l'antijudaïsme
se manifesta plus vivement, mais la renaissance de la législation
antijuive fut générale. En Italie on retourna à
la législation de 1770; en Allemagne, le congrès
de Vienne abolit toutes les dispositions impériales relatives
aux Juifs, ne leur laissant que les droits octroyés par
les gouvernements allemands légitimes. Les villes, les
communes, à la suite des décisions du congrès,
se montrèrent fort dures pour les Israélites. Lubeck
et Brème les expulsèrent; Francfort fit comme Rome,
elle les enferma de nouveau dans leurs anciens quartiers6. Aux mesures légales correspondirent
naturellement des mouvements populaires. A cette heure où
le patriotisme était fort excité, toute limitation
des droits des étrangers était bien accueillie;
or les Juifs étaient comme toujours les étrangers
par excellence, ceux qui représentaient le mieux les étrangers
nuisibles et aussi, vers 1820, c'est-à-dire au moment où
cet état d'esprit atteignit son paroxysme, la foule, en
maints endroits, se rua sur les Juifs et, si elle ne les massacra
pas, elle les maltraita fortement.
Les trente années qui suivirent la disparition de Napoléon
ne virent donc pas de grands progrès pour les Juifs. En
Angleterre où cependant ils étaient assez libéralement
traités en fait, ils étaient toujours considérés
comme des dissidents, et soumis -- comme les catholiques d'ailleurs
-- à certaines obligations. Ce n'est que petit à
petit qu'ils virent se modifier leur condition, et l'histoire
de leur émancipation est un épisode de la lutte
entre la Chambre des Communes et celle des [106] Lords. C'est
seulement en 1860 qu'ils furent assimilés complètement
aux autres citoyens anglais.
En Autriche ils avaient été en partie émancipés
par l'édit de tolérance de Joseph II (1785), ils
eurent à subir la même réaction; la révolution
avait été trop funeste à la maison d'Autriche
pour qu'elle en acceptât même cette presque égalité
des Juifs, qu'avait voulue un souverain démocrate et philosophe.
C'est en 1848 seulement que les Israélites autrichiens
devinrent des citoyens7.
A la même époque, leur émancipation fut faite
en Allemagne, en Grèce, en Suède, en Danemark. De
nouveau, ils durent leur indépendance à l'esprit
révolutionnaire qui une fois encore vint de France. Nous
verrons du reste qu'ils ne furent pas étrangers à
ce grand mouvement qui agita toute l'Europe; en certains pays,
notamment en Allemagne8,
ils aidèrent à le préparer, et ils furent
les défenseurs de la liberté. Ils furent aussi parmi
les premiers à en bénéficier, car on peut
dire qu'après 1848 l'antijudaïsme légal est
fini en Occident; peu à peu les dernières entraves
tombent, et les dernières restrictions sont abolies. En
1870, la chute du pouvoir temporel des papes fit disparaître
le dernier ghetto occidental, et les Juifs purent être des
citoyens même dans la ville de saint Pierre.
Dès lors, l'antijudaïsme se transforma, il devint
purement littéraire, il ne fut plus qu'une opinion, et
cette opinion n'eut plus son contrecoup sur les lois; mais avant
d'examiner cet antisémitisme scripturaire du XIXe siècle,
antisémitisme qui jusqu'en 1870 coexista avec une réglementation
restrictive, en certains pays, il nous faut parler des États
chrétiens de l'Europe orientale où l'antijudaïsme
est encore de nos jours légal et persécuteur, c'est-à-dire
de la Roumanie et de la Russie.
Les Juifs établis en Roumanie9, c'est-à-dire dans les pays
moldovalaques, depuis le XIVe siècle, ne vinrent en masse
qu'aux débuts de ce siècle, et par suite de l'émigration
hongroise et russe, ils sont désormais au nombre de trois
cent mille. Durant de fort longues années, ils vécurent
tranquilles. Ils dépendaient naturellement des boyards
qui avaient dans le pays la prépondérance, et ils
leur affer[107]maient la vente des spiritueux, dont ces seigneurs
avaient le monopole. Comme ils étaient nécessaires
aux nobles, comme collecteurs de taxes, agents fiscaux et intermédiaires
de toutes sortes, ces derniers étaient plutôt portés
à leur accorder des privilèges, et ils n'avaient
à redouter que l'excès des superstitions ou des
colères populaires. La persécution officielle contre
les Juifs ne commença qu'en 1856, lorsque la Roumanie se
donna un régime représentatif et qu'ainsi le pouvoir
tomba aux mains de la classe bourgeoise. Le traité de Paris
de 1858, qui précéda l'union de la Moldavie et de
la Valachie, reconnaissait aux Moldo-Valaques, sans distinction
de religion, la jouissance des droits civils. Malgré le
texte formel du traité, les Juifs furent exclus des bénéfices
de l'indigénat, et le gouvernement roumain répondit
aux représentations qui lui furent faites que les Juifs
étaient des étrangers. Dès lors, les mesures
restrictives s'aggravèrent. Les Israélites ne purent
obtenir de grades, on leur retira le droit de domicile permanent
dans les campagnes, il leur fut défendu de posséder
des immeubles -- sauf dans les villes -- ni des terres ou vignes.
On leur interdit de prendre des domaines en ferme, de tenir des
hôtels et des cabarets hors des cités, de débiter
des alcools, d'avoir des domestiques chrétiens, de construire
des synagogues nouvelles. Quelques-unes de ces décisions
étaient prises arbitrairement par certaines municipalités:
dans d'autres villages, au contraire, les Juifs étaient
tolérés. Cet état de choses dura jusqu'en
1867. A cette époque, le ministre Jean Bratianio publia
une circulaire dans laquelle il rappelait que les Juifs n'avaient
pas le droit de demeurer dans les communes rurales, ni d'y affermer
des propriétés. A la suite de cette circulaire,
des Juifs furent expulsés des villages qu'ils habitaient,
on les condamna comme vagabonds et les expulsions se succédèrent
jusqu'en 1877; elles étaient généralement
provoquées par des émeutes à Bucarest, à
Jassy, à Galatz, à Tecuciu, dans d'autres lieux
encore, émeutes pendant lesquelles on profanait les cimetières
et on brûlait les synagogues.
Quelles étaient, quelles sont encore les causes de cette
législation spéciale, et de cette animosité
des Roumains contre les Juifs? Elles ne sont pas uniquement religieuses
et ce n'est point, malgré la persistance des ataviques
préjugés, d'une guerre confessionnelle qu'il s'agit.
Les Juifs roumains, au moment de la formation de la Roumanie surtout,
formaient dans les pays modo-valaques, des agglomérations
complètement séparées du gros de la population10 .
Ils portaient un costume spécial, habitaient dans des quartiers
réservés, pour échapper aux souillures, et
parlaient un jargon judéo-allemand qui achevait de les
distinguer. Ils vivaient sous la domination de leurs rabbins,
talmudistes étroits, bornés, ignorants, dont ils
recevaient dans des écoles juives, -- les Heder -- une
éducation qui contribuait à perpétuer leur
abaissement intellectuel et leur avilissement.
Ils furent les victimes de cet isolement, isolement qu'ils devaient
au fanatisme des rabbanites qui les dirigeaient. Dans ce pays
qui naissait, [108] qui acquérait une nationalité,
et tendait à l'unité, les passions patriotiques
étaient singulièrement excitées. Il y eut
un panroumanisme, comme un pangermanisme ou un panslavisme; on
discuta sur la race roumaine, sur son intégrité,
sur sa pureté, sur le danger qu'il y avait à la
laisser adultérer. On fonda des associations pour résister
à l'envahissement étranger et surtout pour résister
à l'envahissement juif. Les instituteurs, les professeurs
d'université furent l'âme de ces sociétés;
ce sont eux qui furent, comme en Allemagne, les plus actifs antisémites.
Ils considéraient les Juifs comme les agents et les apôtres
du germanisme, et c'est pour les refouler, pour les contenir qu'ils
furent les instigateurs de la législation restrictive.
Ils reprochaient aux Juifs de former un État dans l'Etat,
ce qui était vrai, et, contradiction perpétuelle
de l'antijudaïsme, ils légiféraient pour les
maintenir dans cette situation qu'ils jugeaient dangereuse; ils
affirmaient que l'éducation judaïque déformait
les cerveaux de ceux qui la recevaient, qu'elle les rendait inaptes
à la vie sociale, ce qui était trop exact, et ils
en venaient finalement à interdire à ces Juifs de
recevoir l'instruction donnée aux chrétiens, instruction
qui les aurait tirés de leur abjection.
Mais les universitaires ne furent pas les seuls antisémites
en Roumanie, et à côté des causes patriotiques,
il y eut des causes économiques. C'est avec l'avènement
de la bourgeoisie, je l'ai dit, que naquit l'antisémitisme,
parce que cette classe bourgeoise, composée de commerçants
et d'industriels, était en concurrence avec les Juifs qui
manifestaient exclusivement leur activité par le commerce
et l'industrie, quand ce n'était par l'usure. Cette bourgeoisie
avait tout intérêt à faire voter des lois
protectrices, lois qui n'étaient pas nominativement dirigées
contre les Juifs, mais contre les étrangers, et qui avaient
principalement pour but de mettre des entraves à l'expansion
de rivaux redoutables; elle y arriva en fomentant habilement des
émeutes qui permirent à ses représentants
au Parlement de proposer des réglementations nouvelles.
Aussi peut-on ramener ces diverses causes d'antisémitisme
à une seule: le protectionnisme national, et ce protectionnisme
est fort habile, car, en même temps qu'il refuse tous droits
civiques aux Juifs en les considérant comme étrangers,
il les astreint au service militaire, ce qui est encore contradictoire,
car nul, s'il n'est citoyen, ne peut faire partie d'une armée
nationale11.
Plus dure encore, plus pénible qu'en Roumanie est la situation
des Juifs en Russie. Leur histoire dans ce pays, où ils
vinrent dès le IIIe siècle avant Jésus-Christ,
fondant des colonies en Crimée, fut celle des Juifs de
toute l'Europe. Au XIIe siècle ils furent expulsés
et jamais on ne les rappela. Cependant, la Russie compte aujourd'hui
quatre millions et demi de Juifs, et l'on ne peut dire que ces
Juifs sont venus l'envahir, comme l'affirment les antisémites,
puisque la Russie les a conquis en s'emparant en 1769 de la Russie
Blanche, puis des provinces polonaises et de la Crimée,
qui contenaient un nombre considérable d'Israélites.
Au moment de cette conquête, il ne pouvait être question
d'appliquer l'ukase de 1742 qui de nouveau avait chassé
les Juifs. D'une part, le refoulement de quelques millions d'individus
dans [109] les états circonvoisins n'eût pas été
chose aisée; de l'autre, le commerce, l'industrie et surtout
le fisc se fussent fort mal trouvés de cette expulsion
en masse. Catherine II accorda alors aux Juifs les mêmes
droits qu'à ses sujets russes, mais les ukases sénatoriaux
de 1786, 1791 et 1794 restreignirent ces privilèges et
cantonnèrent les Israélites dans la Russie Blanche
et la Crimée -- qui constituèrent dès lors
le territoire Juif -- et dans la Pologne. Il ne leur était
permis de sortir de ce ghetto territorial qu'en certains cas et
à certaines conditions.
Tout l'antisémitisme moderne en Russie, antisémitisme
qui est surtout un antisémitisme officiel, consiste à
empêcher les Juifs de se soustraire aux ukases sénatoriaux
dont nous venons de parler. La Russie s'est résignée
à ses Juifs, mais elle a voulu les laisser là où
elle les avait pris. Cependant il y a eu pour les Israélites
des alternatives heureuses, ou moins malheureuses. Alexandre Ier
les autorisa en 1808 à habiter les domaines de la couronne,
à condition d'y être agriculteurs; Nicolas leur permit
de voyager pour les besoins de leur commerce, ils purent fréquenter
les universités et sous Alexandre II leur position s'améliora
encore12.
Après la mort d'Alexandre II, la réaction autoritaire
fut effroyable en Russie: à la bombe des nihilistes répondit
un abominable réveil de l'absolutisme. On surexcita l'esprit
national et orthodoxe, on attribua le mouvement libéral
et révolutionnaire aux influences étrangères
et, pour détourner le peuple de la propagande nihiliste,
on le jeta sur les Juifs; de là les massacres de 1881 et
1882, pendant lesquels la foule incendiait les maisons israélites,
pillait et tuait les Juifs en disant: "Notre petit père
le Tsar le veut. "
Après ces émeutes le général Ignatief
promulgua les lois de mai 1882. Ces lois portaient:
"1· A titre de mesure temporaire et jusqu'à
la révision générale des lois qui règlent
la situation des Israélites, défense est faite aux
Israélites de s'établir à l'avenir en dehors
des villes et des bourgades. Exception est faite en faveur des
colonies israélites déjà existantes où
les Israélites s'occupent d'agriculture.
"2· Jusqu'à nouvel ordre il ne sera pas donné
suite aux contrats faits au nom d'un Israélite et qui auraient
pour objet l'achat, l'hypothèque ou la location d'immeubles
ruraux, situés en dehors des villes et des bourgades. Est
nul également le mandat donné à un Israélite
d'administrer des biens de la nature ci-dessus indiquée
ou d'en disposer.
"3· Défense est faite aux Israélites
de se livrer au commerce les dimanches et jours fériés
de la religion chrétienne; les lois qui obligent les chrétiens
à fermer leurs maisons de commerce pendant ces jours-là
seront appliquées aux maisons de commerce des Israélites.
[110]
"4· Les mesures ci-dessus ne sont applicables qu'aux
gouvernements qui se trouvent dans l'étendue du territoire
juif."
A titre de mesure temporaire, ces lois étaient données.
Aussi, en 1883, une commission se réunit, sous la présidence
du comte Pahlen, pour régler définitivement la question
juive. Cette commission conclut dans un sens fort libéral:
elle demandait à ce que certains droits civils fussent
accordés aux Juifs. Grâce à l'influence de
M. Pobedonostsef, procureur du Saint-Synode, le rapport de la
commission Pahlen resta lettre morte et les lois de mai furent
appliquées. Depuis ce moment, et surtout à partir
de 1890, les persécutions ont redoublé. On a restreint
le Territoire en défendant aux Juifs l'entrée de
certaines places fortes, et en créant une zone frontière
que les Juifs ne peuvent habiter; on a abrogé l'ukase de
1865 par lequel Alexandre II autorisait les artisans "habiles"
à élire domicile dans tout l'empire. Ainsi a-t-on
refoulé dans les villes du territoire environ trois millions
de Juifs, tandis qu'un million est répandu en Pologne et
500.000 privilégiés, commerçants de premier
guilde, financiers et étudiants par toute la Russie.
Dans les villes du Territoire, les Juifs sont en majorité,
et leurs conditions d'existence sont effroyables. Entassés
dans des demeures malsaines, où ils vivent en la pire des
pauvretés, ravagés par une misère auprès
de laquelle la misère que l'on trouve à Paris, à
Berlin et à Londres est de la prospérité;
réduits au chômage pendant une partie de l'année,
ne trouvant du travail pendant l'autre partie qu'à la condition
de se contenter de salaires dérisoires, salaires dont le
taux s'est tellement abaissé qu'il est tombé à
0,40 et 0,50 par jour, se multipliant sans cesse à cause
de leur dénuement même, ces malheureux agonisent
lentement et sont voués à tous les choléras,
à tous les typhus, à toutes les pestes. De jour
en jour leur état s'aggrave, leur détresse augmente,
ils s'écrasent dans ces cités comme un bétail
trop pressé dans des étables trop étroites,
et nul espoir de délivrance ne luit pour eux; ils n'ont
le choix qu'entre trois alternatives: se convertir, émigrer
ou mourir. C'est ce qu'avait prévu M. Pobedonostsef, le
procureur du Saint-Synode, lorsqu'il exigeait l'application des
lois d'Ignatief.
Outre ce refoulement systématique, d'autres mesures ont
été prises contre les Juifs. On leur interdit certains
emplois et certaines professions; on chasse des hôpitaux
ceux qui y sont comme infirmiers, on congédie ceux qui
sont employés dans les compagnies de chemins de fer et
les compagnies de navigation; on limite le nombre de ceux qui
ont le droit d'entrer dans les universités, les écoles
supérieures et les gymnases; on les empêche d'être
avocats, avoués, médecins, ingénieurs, ou
tout au moins, on ne les autorise à embrasser ces professions
que fort rarement; on leur ferme leurs propres écoles,
on ne les admet même pas dans les hôpitaux; on les
accable d'impôts spéciaux, sur leurs loyers, sur
leurs héritages, sur la viande qu'ils tuent, sur les bougies
qu'ils allument le vendredi soir, sur les calottes dont ils se
couvrent la tête pendant les cérémonies religieuses,
même privées.
A côté de ces taxes officielles, décrétées
par le gouvernement, ils subissent l'exploitation de l'administration
et de la police russe, les plus corrompues, les plus vénales,
les plus abjectes de l'Europe. La moitié des ressources
de la classe moyenne juive, disent MM. Weber et [111] Kempster
et M. Harold Frédéric13, passent à la police. Tout
Juif d'une condition aisée est victime d'un chantage perpétuel
Quant à ceux-là (la majorité) qui sont trop
misérables pour pouvoir payer, ils sont soumis aux plus
odieux, aux plus inhumains traitements, obligés de se plier
à tous les caprices des policiers brutaux qui les régentent
et les martyrisent comme ils martyrisent d'ailleurs les nihilistes
et les suspects de libéralisme que l'horrible autocratie
tzarienne remet à leur autorité14.
Pourquoi ces traitements, cette persécution abominable?
Parce que, répondent les antisémites, ces quatre
millions et demi de Juifs exploitent les quatre-vingt-dix millions
de Russes. Comment les exploitent-ils? Par l'usure. Or les neuf
dixièmes des Juifs russes ne possèdent rien, il
y a à peine en Russie dix à quinze mille Juifs qui
soient détenteurs de capitaux. Sur ces dix à quinze
mille, les uns sont commerçants, les autres financiers,
et assurément pratiquent l'agio sinon l'usure; enfin une
minorité infime habitait jadis les villages et prêtait
aux paysans. On a bien chassé ces derniers des campagnes,
mais on a laissé fort tranquilles les commerçants,
les financiers et en général tous ceux qui, étant
riches, peuvent payer des privilèges. Donc si on désirait
viser les exploiteurs on s'est trompé, car on a surtout
frappé les artisans et les misérables. A-t-on au
moins obtenu une amélioration dans la situation des paysans?
Non. Le paysan russe, accablé d'impôts depuis sa
libération, exploité par le fisc et par les agents
du gouvernement, est la proie fatale des usuriers. Le Juif a été
remplacé partout par le Koulak (le paysan prêteur)
qui sévissait déjà dans tous les villages
de Russie où n'étaient pas les Juifs -- c'est-à-dire
la majorité des villages russes. Or, on n'a pris aucune
mesure contre les Koulaks. L'expulsion des Juifs n'a donc pas
pour cause la défense des paysans. Ils excitent aussi à
l'ivrognerie, assure-t-on. Or, disait Katkoff, peu suspect puisqu'il
était antisémite, l'alcoolisme est plus répandu
dans le centre et le nord de la Russie, endroits où il
n'y a que peu de Juifs, que dans le sud-ouest où ils exercent
la profession de cabaretier. C'est fort naturel; l'alcool, qui
est déjà une nécessité pour les miséreux
dont la nutrition est insuffisante, est plus nécessaire
encore dans les pays froids. Les Juifs ne seraient pas cabaretiers,
qu'ils seraient remplacés par d'autres, et d'ailleurs l'expulsion
des Juifs n'est pas une lutte contre l'alcoolisme, puisqu'on n'a
pris aucune mesure contre les débitants chrétiens
plus nombreux que les débitants israélites.
Des fraudes que l'on reproche aux négociants juifs riches
nous ne pouvons nous occuper, puisque précisément
ces négociants occupent une situation privilégiée;
quant aux procédés déloyaux d'une partie
de la masse misérable, ceux qui la composent sont dans
une condition telle que "s'ils ne pillaient pas, la nourriture
leur manquerait15",
et ils se trouvent ainsi dans le même état qu'un
grand nombre de Russes ortho[112]doxes que l'état social
et économique de la Russie pousse à être peu
scrupuleux pour pouvoir vivre16.
Quelles sont donc les véritables causes de l'antisémitisme?
Elles sont politiques et religieuses. L'antisémitisme n'est
nullement un mouvement populaire en Russie: il est purement officiel.
Le peuple russe, accablé de misère, écrasé
d'impôts, courbé sous la plus atrocedes tyrannies,
aigri par les violences administratives et l'arbitraire gouvernemental,
chargé de souffrances et d'humiliations, est dans une situation
intolérable. Résigné en général,
il est capable de colères; ses séditions, ses révoltes
sont à redouter; les émeutes antisémitiques
sont propres à détourner les fureurs populaires,
c'est pour cela que le gouvernement les a encouragées et
souvent provoquées. Quant aux paysans ou aux ouvriers ils
se ruaient sur les Juifs parce que, disaient-ils, le "Juif
et le noble se valent, seulement il est plus facile de battre
le Juif17".
Ainsi s'explique le pillage des riches commerçants, des
opulents prêteurs juifs, parfois aussi, par ricochet, des
misérables ouvriers israélites, et cela est assez
poignant de voir ces déshérités se ruer les
uns sur les autres au lieu de s'unir contre le tzarisme oppresseur.
La possibilité de l'union de ces deux misères est
peut-être pressentie par ceux qui ont intérêt
à engendrer et à perpétuer leur antagonisme
et qui ont vu en effet, durant les troubles de 1881 et de 1882,
les révoltés saccager et brûler bien des maisons
chrétiennes. Après la mort d'Alexandre II, il devint
urgent d'effacer de la mémoire des moujiks et des prolétaires
le souvenir des tentatives libératrices des nihilistes.
La révolution fut plus que jamais l'hydre et le dragon
épouvantable contre lequel il fallait protéger la
Russie sainte. On pensa y arriver par un retour aux idées
orthodoxes. Tout le mal, disait-on, vient de l'étranger,
de l'hérétique, de celui qui souille le sol sacré.
C'était la théorie d'Ignatieff, c'est celle de Pobedonostsef
et du Saint-Synode, celle sans doute de ce malheureux Alexandre
III que la peur affole et que Pobedonostsef guide comme un enfant
à l'esprit débile. On se précipita contre
les Juifs, de même qu'on prit des mesures contre les Allemands,
contre les catholiques, contre les luthériens, contre tous
ceux qui n'étaient pas de race slave ou n'appartenaient
pas à l'orthodoxie grecque18. Toutefois la persécution fut
plus active contre les Juifs, car on n'avait pas à garder
vis-à-vis d'eux les ménagements diplomatiques auxquels
on était tenu vis-à-vis des catholiques, des luthériens
ou des Allemands. On eut massacré les catholiques russes,
l'Europe entière se fût levée; on put impunément
tuer les Juifs. D'ailleurs, et pour les mêmes raisons que
les Juifs roumains, les Juifs russes se distinguent du reste de
la population par leurs moeurs, leurs coutumes et leur éducation
-- sauf la minorité éclairée, très
intelligente, des jeunes Juifs qui se précipitaient dans
les universités avant que les portes ne leur en fussent
fermées. -- Ils ont [113] une organisation intérieure,
celle du Kahal qui leur donne une sorte d'autonomie et il est
plus facile de les dénoncer comme un danger, au grand profit
des institutions établies et aussi des capitalistes orthodoxes
qui échappent ainsi aux colères populaires dont
l'explosion est toujours à redouter.
On a souvent nié que l'antisémitisme officiel eût
une origine religieuse; cela n'est cependant pas niable, et les
Russes feraient encore bon marché peut-être du panslavisme,
pour arriver à l'unité religieuse, unité
qui leur parait -- du moins à quelques-uns -- indispensable
pour avoir l'unité de l'Etat. La question nationale et
la question religieuse ne font qu'une en Russie, le tzar étant
à la fois chef temporel et chef spirituel, César
et Pape; mais on donne plus d'importance à la foi qu'à
la race, et la preuve c'est que tout Juif qui consent à
se convertir n'est point expulsé. Au contraire, on encourage
le Juif à venir à l'orthodoxie. Tout enfant israélite,
dès quatorze ans, peut abjurer contre le gré de
ses parents: un converti marié se trouve dégagé
des liens qui l'unissent à sa femme et à ses enfants,
une convertie rompt par le fait de sa conversion les engagements
matrimoniaux, mais les conjoints non convertis sont toujours considérés
comme mariés. Enfin les convertis adultes reçoivent
lors de leur abjuration une somme de quinze à trente roubles,
et les convertis enfants une somme de sept à quinze roubles.
Pour engager encore les Juifs à venir à la religion
grecque, on supprime les écoles rabbiniques; on restreint
le nombre des synagogues -- la synagogue de Moscou fut fermée
en 1892 comme chose indécente -- on défend même
aux Juifs de se réunir pour prier. Que deviennent dès
lors les griefs des antisémites contre les Juifs puisqu'ils
consentent à garder chez eux ces Juifs devenus chrétiens,
en sachant parfaitement que le christianisme ne fera pas renoncer
à leur rôle social ceux d'entre eux qui ne sont pas
artisans, mais intermédiaires et capitalistes19.
Ainsi, dans cette Europe orientale, où l'état actuel
des Juifs nous représente assez bien quelle fut leur condition
dans le Moyen Age, nous pouvons dire que les causes d'antisémitisme
sont de deux sortes: causes sociales, et causes religieuses unies
à des causes patriotiques. Il nous faut maintenant voir
quelles sont les raisons qui entretiennent l'antisémitisme
dans les pays où de légal il est devenu scripturaire,
et, avant tout, examiner cette transformation et les manifestations
auxquelles elle a donné lieu.
Le Juif émancipé et les nations. -- Les Juifs et la Révolution économique. -- La bourgeoisie et le Juif. -- La transformation de l'antijudaïsme. -- Antijudaïsme et antisémitisme. -- Antijudaïsme instinctif et antisémitisme raisonné. -- L'antijudaïsme légal et l'antisémitisme scripturaire. -- Classification de la littérature antisémitique. -- L'antisémitisme chrétien et l'antijudaïsme du Moyen Age. -- L'antitalmudisme. -- Gougenot des Mousseaux, Chiarini, Rohling. -- L'antisémitisme christiano-social. -- Barruel, Eckert, Don Deschamps. -- Chabeauty. -- Edouard Drumont et le pasteur Stoecker. -- L'antisémitisme économique. -- Fourier et Proudhon; Toussenel, Capefigue, Otto Clagau. -- L'antisémitisme ethnologique et national. -- L'Hégélianisme et l'idee de race. -- W. Marr, Treitschke, Schoenerer. -- L'antisémitisme métaphysique. -- Schopenhauer. -- Hegel et l'extrême gauche hégélienne. -- Marx et Stirner. -- Duhring, Nietzsche et l'antisémitisme antichrétien. -- L'antisémitisme révolutionnaire. -- Gustave Tridon. -- Les griefs des antisémites et les causes de l'antisémitisme.
Les Juifs émancipés pénétrèrent dans les nations comme des étrangers, et il n'en pouvait être autrement, nous l'avons vu, puisque depuis des siècles ils formaient un peuple parmi les peuples, un peuple spécial conservant ses caractères grâce à des rites stricts et précis, grâce aussi à une législation qui le tenait à l'écart et servait à le perpétuer. Ils entrèrent dans les sociétés modernes non comme des hôtes, mais comme des conquérants. Ils étaient semblables à un troupeau parqué; soudain les barrières tombèrent et ils se ruèrent dans le champ qui leur était ouvert. Or, ils n'étaient pas des guerriers, de plus, le moment ne se prêtait pas aux expéditions d'une horde minuscule, mais ils firent la seule conquête pour laquelle ils étaient armés, cette conquête économique qu'ils s'étaient préparés à faire depuis de si longues années. Ils étaient une tribu de marchands et d'argentiers, dégradés peut-être par la pratique du mercantilisme, mais armés, grâce à cette pratique même, de qualités qui devenaient prépondérantes dans la nouvelle organisation économique. Aussi, il leur fut facile de s'emparer du commerce et de la finance et, il faut le répéter encore, il leur était impossible de ne pas agir ainsi. Comprimés, opprimés pendant des siècles, constamment retenus dans tous leurs élans, ils avaient [115] acquis une formidable force d'expansion, et cette force ne pouvait s'exercer que dans un certain sens; on avait limité leur effort, mais on n'en avait pas changé la nature, on ne la changea pas davantage le jour où on les libéra, et ils allèrent droit devant eux, dans le chemin qui leur était familier. L'état de choses les favorisa du reste singulièrement. A cette époque de grands bouleversements et de reconstructions, au moment où les nations se modifiaient, où les gouvernements se transformaient, où des principes nouveaux s'établissaient, où s'élaboraient de nouvelles conceptions sociales, morales et métaphysiques, ils furent les seuls à être libres. Ils étaient sans attaches aucunes avec ceux qui les entouraient; ils n'avaient pas d'antique patrimoine à défendre, l'héritage que l'ancienne société laissait à la société naissante n'était pas le leur; les mille idées ataviques qui liaient au passé les citoyens des États modernes ne pouvaient influer en rien sur leur conduite, sur leur intellectualité, sur leur moralité: leur esprit n'avait pas d'entraves.
J'ai montré que leur libération ne put pas les changer
et que nombre d'entre eux regrettèrent leur isolement passé,
mais si encore ils s'efforcèrent de rester eux-mêmes,
s'ils ne s'assimilèrent pas, ils s'adaptèrent merveilleusement
en vertu même de leurs tendances spéciales aux conditions
économiques qui régirent les nations dès
le commencement de ce siècle.
La Révolution française fut, avant tout, une Révolution
économique. Si on peut la considérer comme le terme
d'une lutte de classes, on doit aussi voir en elle l'aboutissant
d'une lutte entre deux formes du capital, le capital immobilier
et le capital mobilier, le capital foncier et le capital industriel
et agioteur. Avec la suprématie de la noblesse disparut
la suprématie du capital foncier, et la suprématie
de la bourgeoisie amena la suprématie du capital industriel
et agioteur. L'émancipation du Juif est liée à
l'histoire de la prépondérance de ce capital industriel.
Tant que le capital foncier détint le pouvoir politique,
le Juif fut privé de tout droit; le jour où le pouvoir
politique passa au capital industriel, le Juif fut libéré
et cela était fatal. Dans la lutte qu'elle avait entreprise,
la bourgeoisie avait besoin d'auxiliaires; le Juif fut pour elle
un aide précieux, un aide qu'elle avait intérêt
à délivrer. Dés la Révolution, le
Juif et le bourgeois marchèrent ensemble, ensemble ils
soutinrent Napoléon, au moment où la dictature devint
nécessaire pour défendre les privilèges conquis
par le Tiers et, lorsque la tyrannie impériale fut devenue
trop lourde et trop oppressive pour le capitalisme, c'est le bourgeois
et le Juif, qui, unis, préludèrent à la chute
de l'empire par l'accaparement des vivres au moment de la campagne
de Russie et aidèrent au désastre final, en provoquant
la baisse de la rente, et en achetant la défection des
maréchaux.
Après 1815, au début du grand développement
industriel, quand les compagnies de canaux, de mines, d'assurances
se formèrent, les Juifs furent parmi les plus actifs à
faire prévaloir le système de l'association des
capitaux, ou du moins à l'appliquer. Ils y étaient
d'ailleurs les plus aptes, puisque l'esprit d'association avait
été depuis des siècles leur seul soutien.
Mais ils ne se contentèrent pas d'aider de cette façon
pratique au triomphe de l'industrialisme, ils y aidèrent
d'une façon théorique. Ils se rangèrent autour
du philosophe de la bourgeoisie, autour de Saint-Simon; ils travaillèrent
à la diffusion et même à l'élaboration
de [116] sa doctrine. Saint-Simon avait dit20: "Il faut confier l'administration
du pouvoir temporel aux industriels"et "Le dernier pas
qui reste à faire à l'industrie est de s'emparer
de la direction de l'Etat et le problème suprême
de nos temps est d'assurer à l'industrie la majorité
dans les Parlements. " Il avait ajouté21 "La classe industrielle doit
occuper le premier rang, parce qu'elle est la plus importante
de toutes, parce qu'elle peut se passer de toutes les autres et
qu'aucune autre ne peut se passer d'elle; parce qu'elle subsiste
par ses propres forces, par ses travaux personnels. Les autres
classes doivent travailler pour elle, parce qu'elles sont ses
créatures et qu'elle entretient leur existence; en un mot,
tout se faisant par l'industrie, tout doit se faire pour elle."
Les Juifs contribuèrent à réaliser le rêve
saint-simonien; ils se montrèrent les plus sûrs alliés
de la bourgeoisie, d'autant qu'en travaillant pour elle ils travaillaient
pour eux et, dans toute l'Europe ils furent au premier rang du
mouvement libéral qui, de 1815 à 1848 acheva d'établir
la domination du capitalisme bourgeois.
Ce rôle du Juif n'échappa pas à la classe
des capitalistes fonciers et nous verrons que ce fut là
une des causes de l'antijudaïsme des conservateurs, mais
il ne valut pas à Israël la reconnaissance de la bourgeoisie.
Quand celle-ci eut définitivement assis son pouvoir, lorsqu'elle
fut tranquille et rassurée, elle s'aperçut que son
allié juif n'était qu'un redoutable concurrent et
elle réagit contre lui. Ainsi, les partis conservateurs,
généralement composés de capitalistes agricoles,
devinrent antijuifs dans leur lutte contre le capitalisme industriel
et agioteur que représentait surtout le Juif, et le capitalisme
industriel et agioteur devint à son tour antijuif à
cause de la concurrence juive. L'antijudaïsme, qui avait
été d'abord religieux, devint économique,
ou, pour mieux dire, les causes religieuses, qui avaient jadis
été dominantes dans l'antijudaïsme, furent
subordonnées aux causes économiques et sociales.
Cette transformation, qui correspondit au changement de rôle des Juifs, ne fut pas la seule. L'hostilité contre les Juifs, autrefois sentimentale, se fit raisonneuse. Les chrétiens d'antan détestaient les déicides instinctivement, et ils n'essayaient nullement de justifier leur animosité: ils la témoignaient. Les antijuifs contemporains voulurent expliquer leur haine, c'est-à-dire, qu'ils la voulurent décorer: I'antijudaïsme se mua en antisémitisme. Comment se manifesta cet antisémitisme? Il ne put se manifester que par des écrits. L'antisémitisme officiel était mort en Occident, ou il se mourait; par conséquent la législation antijuive disparaissait aussi; l'antisémitisme resta idéologique, Il fut une opinion, une théorie, mais les antisémites eurent un but très net. Jusqu'à la Révolution, l'antijudaïsme littéraire avait corroboré l'antijudaïsme légal, depuis la Révolution et l'émancipation des Juifs, l'antisémitisme littéraire a tendu à restaurer l'antisémitisme légal dans les pays où il n'existe plus. Il n'y est pas encore arrivé, et nous n'avons donc à étudier que les manifestations scripturaires de l'antisémitisme, manifestations dont quelques-unes représentent l'opinion du grand nombre, car, si les littérateurs antisémites ont apporté des [117] raisons aux antisémites inconscients, ils ont été engendrés par eux; ils ont tenté d'expliquer ce que le troupeau ressentait, et si parfois ils lui ont attribué d'étranges et invraisemblables mobiles, ils n'ont été le plus souvent que les échos des sentiments de leurs inspirateurs. Quels étaient ces sentiments? Nous allons le voir tout en examinant la littérature antisémitique, et en même temps nous démêlerons les causes multiples de l'antisémitisme contemporain.
Il n'est pas possible, sauf pour quelques-unes, de classer les
oeuvres antisémitiques dans des catégories trop
étroites, car chacune d'elles offre fréquemment
de multiples tendances. Cependant elles ont chacune une dominante,
d'après laquelle on peut établir leur classification,
en se souvenant toujours qu'une oeuvre rapprochée d'un
type déterminé ne se rapporte pas seulement et uniquement
à ce type. Nous diviserons donc l'antisémitisme
en antisémitisme christiano-social, antisémitisme
économique, antisémitisme ethnologique et national,
antisémitisme métaphysique, antisémitisme
révolutionnaire et antichrétien.
C'est la permanence des préjugés religieux qui généra
l'antisémitisme christiano-social. Si les Juifs n'avaient
pas changé en entrant dans la société, les
sentiments qu'on éprouvait à leur égard depuis
de si longues années n'auraient pu non plus disparaître.
Les Israélites avaient dû leur émancipation
à un mouvement philosophique coïncidant avec un mouvement
économique et non à l'abolition des préventions
séculaires dont on était animé contre eux.
Ceux qui estimaient que le seul état possible était
l'état chrétien voyaient de mauvais oeil l'intrusion
des Juifs, et la première manifestation de cette hostilité
fut l'antitalmudisme. On s'attaqua à ce qui était
regardé, à juste titre, comme la forteresse religieuse
des Juifs, au Talmud, et une légion de polémistes
s'appliqua à montrer combien les doctrines talmudiques
s'opposaient aux doctrines évangéliques. On releva
contre le livre tous les griefs des controversistes d'antan, ceux
qu'avaient énumérés les Juifs apostats dans
les colloques, et qu'avait reproduits Raymond Martin, au XIIIe
siècle, ceux de Pfefferkorn et ceux plus tard d'Eisenmenger.
On ne changea même pas le procédé, même
pas la facture; on se servit des mêmes moules, on suivit,
en écrivant des pamphlets, les mêmes traditions que
les dominicains inquisitoriaux, et dans l'étude de la "mer"
talmudique on n'apporta pas plus de sens critique. Du reste, les
antisémites chrétiens de notre temps, ont du Juif,
de ses dogmes et de sa race, la même conception que les
antijuifs du Moyen Age. Le Juif les préoccupe et les hante,
ils le voient partout, ils ramènent tout à lui,
ils ont de l'histoire une conception identique à celle
de Bossuet. Pour l'évêque, la Judée avait
été le centre du monde; tous les événements,
les désastres et les joies, les conquêtes et les
écroulements comme les fondations d'empire avaient pour
primitive, mystérieuse et ineffable cause les volontés
d'un Dieu fidèle aux Béné-Israël, et
ce peuple tour à tour errant, créateur de royaumes
et captifs avait dirigé l'humanité vers son unique
but: l'avènement du Christ. Ben Hadad et Sennacherib, Cyrus
et Alexandre semblent n'exister que parce que Juda existe, et
parce qu'il faut que Juda soit tantôt exalté et tantôt
abattu, jusqu'à l'heure où il imposera à
l'univers la loi qui doit sortir de lui. Mais ce que Bossuet avait
conçu dans un but de glorification inouïe, les antisémites
chrétiens le rénovent avec des intentions contraires.
Pour eux, la race [118] juive, fléau des nations, répandue
sur le globe, explique les malheurs et les bonheurs des peuples
étrangers chez qui elle s'est implantée, et de nouveau
l'histoire des Hébreux devient l'histoire des monarchies
et des républiques. Châtiés ou tolérés,
chassés ou accueillis, ils expliquent, par le fait même
de ces diverses politiques, la gloire des États ou bien
leur décadence. Raconter Israël, c'est raconter la
France, ou l'Allemagne, ou l'Espagne. Voilà ce que voient
les antisémites chrétiens, et leur antisémitisme
est ainsi purement théologique, c'est celui des Pères,
celui de Chrysostome, de saint Augustin, de saint Jérôme.
Avant la naissance de Jésus, le peuple juif a été
le peuple prédestiné, le fils chéri de Dieu;
depuis qu'il a méconnu son Sauveur, depuis qu'il a été
déicide, il est devenu le peuple déchu par excellence,
et, après avoir fait le salut du monde, il en cause la
ruine.
Dans certaines oeuvres, cette conception est très nettement
exposée, ainsi dans le livre peu connu de Gougenot des
Mousseaux: Le Juif, le Judaïsme et la JudaÏsation
des peuples chrétiens
22.
Pour Gougenot, les Juifs sont "le peuple à jamais
élu, le plus noble et le plus auguste des peuples, le peuple
issu du sang d'Abraham, à qui nous devons la mère
de Dieu ". En mème temps les Juifs sont les plus pervers
et les plus insociables des êtres. Comment concilie-t-il
ces contradictions? En opposant le Juif mosaïste au Juif
talmudiste, et la Bible au Talmud. C'est ainsi du reste que procèdent
la plupart des antisémites chrétiens. "C'est
le judaïsme et non le mosaïsme qui s'oppose à
la réforme radicale des Juifs", dit l'abbé
Chiarini dans un mémoire écrit pour servir "de
guide aux réformateurs des Juifs23".
Toutefois, les antitalmudistes, quelles que soient leurs affinités
et leur parenté avec les antijuifs du Moyen Age, se placent
à un point de vue un peu différent. Jadis on relevait
surtout dans le Talmud des blasphèmes contre la religion
chrétienne, ou bien on y cherchait des arguments pour soutenir
la divinité de Jésus-Christ; désormais les
ennemis du livre le poursuivent surtout comme oeuvre antisociale,
pernicieuse et destructive. D'après eux, le Talmud fait
du Juif l'ennemi de toutes les nations, mais si quelques-uns,
comme des Mousseaux et Chiarini, sont avant tout poussés,
comme les théologiens d'antan, par le désir de ramener
Israël dans le giron de l'Eglise24, d'autres, comme le docteur Rohling25, sont plutôt
disposés à le supprimer, et le déclarent
incapable de servir jamais au bien. Au contraire, car non seulement
disent-ils, ses doctrines sont incompatibles avec les principes
de gouvernements chrétiens, mais encore il cherche à
ruiner ces gouvernements pour en tirer profit.
On conçoit qu'après les bouleversements produits
par la Révolution française, les conservateurs aient
été appelés à rendre les Juifs respon[119]sables
de la destruction de l'ancien régime. Lorsque, la tempête
passée, ils jetèrent un coup d'oeil autour d'eux,
une des choses qui dut le plus les surprendre fut assurément
la situation du Juif. Hier le Juif n'était rien, il n'avait
aucun droit, aucun pouvoir, et aujourd'hui il brillait au premier
rang; non seulement il était riche, mais encore, comme
il payait le cens, il pouvait être électeur et gouverner
le pays. C'était lui que le changement social avait le
plus favorisé. Aux yeux des représentants du passé,
de la tradition, il parut qu'un trône avait été
renversé et des guerres européennes déchaînées,
uniquement pour que le Juif pût acquérir rang de
citoyen, et la déclaration des Droits de l'Homme sembla
n'avoir été que la déclaration des droits
du Juif. Aussi les antisémites chrétiens ne se bornèrent-ils
pas à s'indigner des spéculations des Juifs sur
les biens nationaux ou sur les fournitures militaires26, ils leur appliquèrent le vieil
adage juridique: fecisti qui prodes. Si les Juifs avaient
à ce point bénéficié de la Révolution,
s'ils en avaient tiré un tel profit, c'est qu'ils l'avaient
préparée, ou pour mieux dire qu'ils y avaient aidé
de toutes leurs forces.
Il fallait cependant expliquer comment ce Juif, méprisé
et haï, considéré comme une chose, avait eu
le pouvoir d'accomplir de telles actions, comment il avait disposé
d'une aussi formidable puissance. Ici intervient une théorie,
ou plutôt une philosophie de l'histoire, familière
aux polémistes catholiques. D'après ces historiens,
la Révolution française, dont le contrecoup fut
universel, et qui transforma toutes les institutions de l'Europe
occidentale, ne fut que le résultat et l'aboutissant d'une
séculaire conspiration. Ceux qui l'attribuent au mouvement
philosophique du XVIIe siècle, aux excès des gouvernements
monarchiques, à une transformation économique fatale,
à la décrépitude d'une classe, à l'affaiblissement
d'une forme du capital, à l'inévitable évolution
des concepts de l'autorité et de l'Etat, à l'élargissement
de la notion de l'individu, tous ceux-là, d'après
les historiens dont je parle, se trompent lourdement. Ce sont
des aveugles qui ne voient pas la vérité: la Révolution
fut l'oeuvre d'une ou de plusieurs sectes, dont la fondation remonte
à la plus haute antiquité, sectes poussées
par un même désir et un même principe: le désir
de dominer et le principe de destruction. Ces sectes ont procédé
suivant un plan nettement déterminé, implacablement
suivi, à la destruction de la Monarchie et de l'Eglise;
par leurs ramifications innombrables, elles ont couvert l'Europe
d'un filet aux mailles serrées et, à l'aide des
moyens les plus ténébreux, les plus abominables,
elles sont parvenues à saper le trône qui est le
seul défenseur de l'ordre social et de l'ordre religieux.
La genèse de cette conception historique se peut facilement
trouver. Elle prit naissance sous la Terreur même. La part
que les loges maçonniques, les illuminés, les Rose-croix,
les Martinistes, etc., avaient prise à la révolution
avait vivement frappé certains esprits, qui furent portés
à grossir l'influence et le rôle de ces sociétés.
Une des choses, qui avait le plus surpris ces observateurs superficiels,
avait été le caractère international de la
Révolution de 1789, et la simultanéité des
mouvements qu'elle avait engendrés. Ils opposèrent
son action générale à [120] l'action locale
des révolutions précédentes, qui n'avaient
agité -- ainsi en Angleterre -- que les pays dans lesquels
elles étaient nées et, pour expliquer cette différence,
ils attribuèrent l'oeuvre des siècles à une
association européenne, ayant des représentants
au milieu de toutes les nations, plutôt que d'admettre qu'un
même stade de civilisation, et de semblables causes intellectuelles,
sociales, morales et économiques avaient pu produire simultanément
les mêmes effets. Les membres mêmes de ces loges,
de ces sociétés, contribuèrent à répandre
cette croyance27.
Ils exagèrent eux aussi leur importance et ils affirmèrent
que non seulement ils avaient, au XVIIIe siècle, travaillé
aux changements qui se préparaient, ce qui était
la vérité, mais encore ils prétendirent qu'ils
en étaient les lointains initiateurs. Ici cependant n'est
pas le lieu de discuter cette question; il nous suffit d'avoir
constaté l'existence de ces théories: nous allons
montrer comment elles vinrent en aide aux antisémites chrétiens.
Les premiers écrivains qui exposèrent ces idées
se bornèrent à constater l'existence d'"une
nation particulière qui a pris naissance et s'est agrandie
dans les ténèbres, au milieu de toutes les nations
civilisées avec le but de les soumettre toutes à
sa domination28",
ainsi que veut le démontrer le chevalier de Malet, frère
du général conspirateur dans un livre peu connu
et fort médiocre d'ailleurs. Des hommes comme le P. Barruel,
dans ses Mémoires sur le Jacobinisme29, comme Eckert, dans ses ouvrages sur
la franc-maçonnerie30,
comme Dom Deschamps31,
comme Claudio Jannet, comme Crétineau Joly32, développèrent cette
théorie et la systématisèrent, ils essayèrent
même d'en démontrer la réalité, et
s'ils n'atteignirent pas leur but, ils réunirent du moins
tous les éléments nécessaires pour entreprendre
l'histoire si curieuse des sociétés secrètes.
En toutes leurs oeuvres, ils furent conduits à examiner
quelle avait été la situation des Juifs dans ces
groupes et dans ces sectes et, frappés des analogies que
présentaient les rites mystagogiques de la Maçonnerie
avec certaines traditions judaïques et kabbalistiques33, illusionnés
par tout ce décor hébraïque qui caractérise
les initiations dans les loges, ils en conclurent que les Juifs
avaient [121] toujours été les inspirateurs, les
guides et les maîtres de la Maçonnerie, bien plus
même, qu'ils en avaient été les fondateurs,
et que, avec son aide, ils poursuivaient tenacement la destruction
de l'Eglise, depuis sa fondation.
On alla plus loin dans cette voie, on voulut prouver que les Juifs
avaient gardé leur constitution nationale, qu'ils étaient
encore gouvernés par des princes, des nassi, qui
les menaient à la conquête du monde, et que ces ennemis
du genre humain étaient en possession d'une organisation
et d'une tactique redoutables. Gougenot des Mousseaux34, Rupert35, de Saint-André36, l'abbé Chabauty37, ont soutenu ces assertions. Quant
à M. Edouard Drumont, toute la partie pseudo-historique
de ses livres, lorsqu'elle n'est pas tirée du père
Loriquet, n'est qu'un démarquage maladroit et sans critique
de Barruel, de Gougenot, de Dom Deschamps et de Crétineau
Joly38.
Toutefois, avec M. Drumont, comme avec le pasteur Stoecker, l'antisémitisme
chrétien se transforme, ou plutôt, il emprunte à
quelques sociologues des armes nouvelles. Si M. Drumont combat
l'anticléricalisme du Juif, si M. Stoecker, soucieux de
mériter le nom de second Luther, s'élève
contre la religion juive destructrice de l'état chrétien,
d'autres préoccupations les dominent; ils attaquent la
richesse juive, et attribuent aux Juifs la transformation économique
qui est l'oeuvre de ce siècle. Ils poursuivent bien encore,
dans l'Israélite, l'ennemi de Jésus, le meurtrier
d'un dieu, mais ils visent surtout le financier, et en cela ils
s'unissent à ceux qui professent l'antisémitisme
économique.
Cet antisémitisme se manifesta dès les débuts
de la finance et de l'industrialisme juif. Si on en trouve seulement
des traces dans Fourier39
et Proudhon, qui se bornèrent à constater l'action
du Juif intermédiaire, agioteur et improductif40, il anima des hommes comme Toussenel41 et Capefigue42; il inspira
des livres tels que Les Juifs rois de l'Europe et l'Histoire
des grandes opérations financières et plus tard,
en Allemagne, les pamphlets d'Otto Glagau contre les banquiers
[122] et boursiers juifs43.
J'ai déjà indiqué du reste les origines de
cet antisémitisme économique, comment, d'une part,
les capitalistes fonciers rendirent le Juif responsable de la
prépondérance fâcheuse pour eux du capitalisme
industriel et financier, comment, de l'autre, la bourgeoisie nantie
de privilèges se retourna contre le Juif jadis son allié,
désormais son concurrent, et son concurrent étranger,
car c'est à sa qualité d'étranger, de non
assimilé, que l'Israélite a dû l'excès
d'animosité qui lui a été témoigné,
et ainsi l'antisémitisme économique est lié
à l'antisémitisme ethnologique et national
Cette dernière forme de l'antisémitisme est moderne,
elle est née en Allemagne, et c'est aux Allemands que les
antisémites français en ont emprunté la théorie.
C'est sous l'influence des doctrines hégéliennes
que fut élaborée en Allemagne cette doctrine des
races, que Renan soutint en France44. En 1840, et surtout en 1848, elle
devient dominante, non seulement parce que la politique allemande
la mit à son service, mais parce qu'elle s'accorda avec
le mouvement nationaliste et patriotique qui poussa les nations,
et avec cette tendance à l'unité, qui caractérisa
tous les peuples de l'Europe. Il faut, disait-on alors, que l'Etat
soit national; il faut que la nation soit une, et qu'elle comprenne
tous les individus parlant la langue nationale et étant
de même race. Plus encore, il importe que cet État
national réduise les éléments hétérogènes;
c'est-à-dire les étrangers. Or, le Juif n'est pas
un Aryen, il n'a pas les mêmes concepts que l'Aryen, concepts
moraux, sociaux et intellectuels, il est irréductible;
on doit donc l'éliminer, sinon il ruinera les peuples qui
l'ont accueilli, et, parmi les antisémites nationalistes
et ethnologues, quelques-uns affirment que déjà
l'oeuvre est faite.
Ces idées, reprises depuis par MM. de Treistchke45 et Adolphe Wagner en Allemagne, par
M. de Schoenerer en Autriche, par M. Pattaï en Hongrie, et,
beaucoup plus tard, par M. Drumont en France46 furent systématisées
pour la première fois par W. Marr dans un pamphlet qui
eut un certain retentissement, même en France: La victoire
du Judaïsme sur le Germanisme47. Marr y déclarait que l'Alle[123]magne
était la proie d'une race conquérante, celle des
Juifs, race possédant tout et voulant judaïser l'Allemagne,
comme la France d'ailleurs, et il concluait en disant que la Germanie
était perdue. Il mêlait même à son antisémitisme
ethnologique un antisémitisme métaphysique, si je
puis dire, que déjà Schopenhauer avait professé48, antisémitisme
constant à combattre l'optimisme de la religion juive,
optimisme que Schopenhauer trouvait bas et dégradant et
auquel il opposait les conceptions religieuses grecques et hindoues.
Mais Schopenhauer et Marr ne représentent pas seuls l'antisémitisme
philosophique. Toute la métaphysique allemande combattit
l'esprit juif qu'elle considérait comme essentiellement
différent de l'esprit germanique et qui figurait pour elle
le passé en opposition avec les idées du présent.
Tandis que l'Esprit se réalise dans l'histoire du monde,
tandis qu'il marche, les Juifs restent à un stade inférieur.
Telle est la pensée hégélienne, celle de
Hegel et celle aussi de ses disciples de l'extrême gauche,
de Feuerbach, d'Arnold Ruge et de Bruno Bauer49. Max Stirner50 a développé ces idées
avec beaucoup de précision. Pour lui, l'histoire universelle
a parcouru jusqu'ici deux âges. Le premier, représenté
par l'antiquité, dans lequel nous avions à élaborer
et à éliminer l'état d'âme nègre;
le deuxième, celui du mongolisme représenté
par l'époque chrétienne. Dans le premier âge
l'homme dépendait des choses, dans le second il est subjugué
par des idées en attendant qu'il les domine et qu'il libère
son moi. Or, les Juifs, "ces enfants vieillottement sages
de l'antiquité, n'ont pas dépassé l'état
d'âme nègre. Malgré toute la subtilité
et toute la force de leur sagacité et de leur intelligence
qui se rend Maîtresse des choses avec un facile effort et
les contraint à servir l'homme, ils ne peuvent découvrir
l'esprit qui consiste à tenir les choses pour non avenues."
Nous trouvons une autre forme de l'antisémitisme philosophique
dans Duhring, une forme plus éthique que métaphysique.
Duhring, en plusieurs traités, pamphlets et livres, attaque
l'esprit sémitique51,
et la conception sémite du divin et de la morale qu'il
oppose à la conception des peuples du Nord, et poussant
logiquement jusqu'au bout les conséquences de ses prémisses,
suivant du reste la doctrine de Bruno Bauer, il attaque le christianisme
qui est la dernière manifestation de l'esprit sémitique:
"Le christianisme, dit-il, n'a surtout aucune morale pratique
qui, non susceptible de double interprétation, serait utilisable
et saine. Par conséquent, les [124] peuples n'en auront
fini avec l'esprit sémitique que lorsqu'ils auront chassé
de leur esprit ce deuxième aspect actuel de l'hébraïsme."
Après Duhring, Nietzsche52,
à son tour, a combattu la morale juive et chrétienne,
qui selon lui est la morale des esclaves, en opposition avec la
morale des maîtres. Les Juifs et les chrétiens, par
les prophètes et par Jésus, ont fomenté "la
révolte des esclaves dans la morale"; ils ont fait
prédominer des conceptions basses et nuisibles, qui consistent
à déifier le faible, l'humble, le misérable
et à lui sacrifier le fort, l'orgueilleux et le puissant.
En France, quelques révolutionnaires athées, entre
autres Gustave Tridon 53,
et Regnard54,
ont pratiqué cet antisémitisme antichrétien
qui se ramène en dernière analyse à l'antisémitisme
ethnologique, de même que l'antisémitisme métaphysique
proprement dit.
Nous pouvons donc réduire les diverses variétés
de l'antisémitisme à trois: l'antisémitisme
chrétien, l'antisémitisme économique, l'antisémitisme
ethnologique. Dans l'examen que nous venons d'en faire, nous avons
constaté que les griefs des antisémites étaient
des griefs religieux, des griefs sociaux, des griefs ethnologiques,
des griefs nationaux, des griefs intellectuels et moraux. Pour
l'antisémite, le Juif est un individu de race étrangère,
incapable de s'adapter, hostile à la civilisation et à
la foi chrétiennes, immoral, antisocial, d'un intellect
différent de l'intellect aryen, et en outre déprédateur
et malfaisant.
Nous allons maintenant étudier successivement ces griefs.
Nous verrons s'ils sont fondés, c'est-à-dire si
les causes réelles de l'antisémitisme contemporain
leur correspondent, ou s'ils ne sont que des préjugés.
Étudions d'abord le grief ethnologique.
Le grief ethnologique. -- L'inégalité des races.
-- Sémites et Aryens. -- La supériorité aryenne.
-- La lutte des Sémites et des Aryens. -- L'apport sémitique
dans les civilisations dites aryennes. -- La colonisation sémitique.
-- Les premières années de l'ère chrétienne
et les judéo- chrétiens. -- Les éléments
juifs dans les nations européennes. -- L'idee de race chez
le Juif. -- La supériorité juive. -- Les origines
de la race juive. -- Les éléments étrangers
dans la race juive. -- Le prosélytisme juif. -- Dans l'antiquité
païenne. -- Après l'ere chrétienne, -- Les
infiltrations ouroaltaïques dans la race juive -- Les Khazars
et les peuples du Caucase. -- Les diverses variétés
de Juifs. -- Dolichocéphales et Brachycéphales --
Askenazim et Séphardim. -- Juifs de Chine, de l'Inde d'Abyssinie.
-- La modification par le milieu et par la langue. -- L'unité
juive. -- La nationalité.
Le Juif est un Sémite, il appartient à une race
étrangère, nuisible, perturbatrice et inférieure:
tel est le grief ethnologique des antisémites. Sur quoi
repose-t-il? Il repose sur une théorie anthropologique
qui a engendré, ou tout au moins justifié, une théorie
historique: la doctrine de l'inégalité des races
dont il nous faut parler tout d'abord.
Depuis le XVIIIe siècle, on a essayé de classer
les hommes, et de les distribuer dans certaines catégories
déterminées, distinctes et séparées.
Pour cela, on s'est basé sur des indices bien différents:
sur la section des cheveux, section ovale (chez les nègres
à chevelure laineuse) ou section ronde55; sur la forme du crâne, large
ou allongé56
enfin sur la couleur de la peau. Cette dernière classification
a prévalu: désormais on distingue trois races humaines:
la race noire, la race jaune et la race blanche. A ces races on
attribue des aptitudes différentes et on les range par
ordre de supériorité, la race noire au plus bas
degré d'une échelle dont la race blanche occupe
l'échelon supérieur. De même pour expliquer
mieux encore cette hiérarchie des races humaines, on repousse
la doctrine religieuse du monogénisme, doctrine qui déclare
que le genre humain descend d'un couple unique, et on lui oppose
le polygénisme qui admet l'apparition simultanée
de nombreux couples différents; conception plus logique,
plus rationnelle et plus conforme à la réalité.
[126]
Cette classification a-t-elle des bases sérieuses et réelles?
La croyance au monogénisme ou celle du polygénisme
permettent-elles d'affirmer qu'il est des races élues et
des races réprouvées? En aucune façon. Si
l'on admet le monogénisme, il est bien évident que
les hommes descendant tous d'un couple commun, ont les mêmes
propriétés, le même sang, la même constitution
physique et psychique. Si au contraire on accepte le polygénisme,
c'est-à-dire l'existence initiale d'un nombre indéfini
et considérable de bandes hétérogènes
peuplant le globe, il devient impossible de soutenir l'existence
de races originairement supérieures ou inférieures,
car les premiers groupements sociaux se sont effectués
par l'amalgame de ces bandes humaines hétérogènes
dont nous ne saurions déterminer et encore moins classer
les qualités et les vertus respectives. "Toutes les
nations, dit M. Gumplowicz57,
les plus primitives qui nous apparaissent aux premières
lueurs des temps historiques, seront pour nous les produits d'un
processus d'amalgamation (déjà terminé aux
temps préhistoriques) entre des éléments
ethniques hétérogènes." Donc, si on
se place au point de vue de l'identité d'origine, la hiérarchie
ethnologique est inadmissible, et l'on peut affirmer, avec Alexandre
de Humboldt, qu'il "n'y a pas de souches ethniques qui soient
plus nobles que les autres. "
La race est d'ailleurs une fiction. Il n'existe pas un groupe
humain qui puisse se vanter d'avoir deux ancêtres initiaux
et de descendre d'eux sans que jamais l'apport primitif ait été
adultéré par un mélange; les races humaines
ne sont point pures, c'est-à-dire, à proprement
parler, qu'il n'y a pas de race. "L'unité manque,
affirme M. Topinard58,
les races se sont divisées, dispersées, mêlées,
croisées en toutes proportions, en toutes directions depuis
des milliers de siècles; la plupart ont quitté leur
langue pour celle de vainqueurs, puis l'ont abandonnée
pour une troisième, sinon une quatrième; les masses
principales ont disparu et l'on se trouve en présence,
non plus de races, mais de peuples." Par conséquent,
la classification anthropologique de l'humanité n'a aucune
valeur.
Il est vrai que les partisans de la hiérarchie ethnologique
s'appuient, à défaut de caractères anthropologiques,
sur des caractères linguistiques. Les langues étant
classées en monosyllabiques, agglutinantes, flexionnelles
et analytiques, d'après leur évolution, on a établi,
selon ces diverses formes du langage, l'élection ou la
réprobation de ceux qui les parlent. Toutefois cette prétention
n'est pas soutenable, car les Chinois, dont la langue est monosyllabique,
ne sont inférieurs ni aux Yakoutes ni aux Kamtchalades,
dont la langue est agglutinante, ni aux Zoulous qui parlent un
idiome flexionnel, et il serait facile de démontrer que
les Japonais et les Magyars, dont la langue est agglutinante,
ne sont nullement inférieurs à certains peuples
dit aryens, dont la langue est flexionnelle. Du reste, nous savons
que le fait de parler un même idiome n'implique pas l'identité
d'origine; des tribus victorieuses ayant imposé de tout
temps leur langue à d'autres tribus étrangères,
sans que ces tribus y aient eu des aptitudes natives; donc la
classification des [127] langues ne peut en rien déterminer
la classification ethnique du genre humain.
Néanmoins et quelque insoutenable que soit la doctrine
de l'inégalité des races, soit au point de vue linguistique,
soit au point de vue anthropologique, elle n'en a pas moins dominé
notre temps, et les peuples ont poursuivi et poursuivent encore
cette chimère de l'unité ethnologique qui n'est
que l'héritage d'un passé mal informé et,
à vrai dire, une forme de régression. L'antiquité
eut les plus grandes prétentions à la pureté
du sang, et aujourd'hui c'est chez les nègres africains
et chez certains sauvages que l'idée de race est la plus
répandue et la plus enracinée. Cela se comprend.
Les premiers liens collectifs furent les liens du sang; la première
unité sociale, la famille, fut fondée sur le sang;
la cité fut considérée comme un élargissement
de la famille, et à l'aurore de chaque ville, la légende
plaça un couple ancestral, de même que dans certaines
religions on plaça un couple initial aux débuts
de l'humanité59.
Lorsque des éléments humains nouveaux arrivèrent
dans ces agglomérations, on eut besoin de perpétuer
cette croyance à l'identité originelle, on y arriva
par la fiction de l'adoption et, dans ces civilisations lointaines
il n'y eut place que pour l'enfant de la tribu et de la cité,
ou pour l'adopté. L'étranger, dans toutes les législations
primitives, fut l'ennemi, celui dont il fallait se garer, le perturbateur,
celui qui troublait les croyances et les idées. Cependant,
à mesure que les collectivités s'agrandirent, elles
devinrent moins unes. Si l'on considère comme marque exclusive
de l'unité la filiation sans rupture, nous avons vu que
déjà, dans la préhistoire, les vastes hordes
furent formées par l'agglomération de bandes hétérogènes,
et les états, les premiers états historiques, furent
à leur tour constitués par l'agglomération
de ces hordes, qui déjà ne pouvaient réclamer
le même ancêtre pour chacun de leurs membres. Malgré
tout, jusqu'à nos jours, cette idée de la communauté
d'origine s'est perpétuée. C'est qu'elle dérive
d'un besoin essentiel: le besoin d'homogénéité,
d'unité, besoin qui pousse toutes les sociétés
à réduire leurs éléments dissemblables,
et cette croyance à la pureté du sang n'est que
la manifestation extérieure de ce besoin d'unité,
c'est une façon d'en exprimer la nécessité,
façon nette, simpliste et satisfaisante pour l'inconscient
et pour le sauvage mais en tout cas insuffisante et surtout indémontrable
pour celui qui ne se contente pas du décor des choses.
De même la théorie de l'inégalité des
races repose sur un fait réel; elle devrait se formuler:
l'inégalité des peuples, car il est de toute évidence
que la destinée des différents peuples n'a pas été
semblable, mais cela ne veut pas dire que l'inégalité
de ces peuples fut originelle. Cela veut dire simplement que certains
peuples se trouvèrent dans des conditions géographiques,
climatériques et historiques, plus favorables que celles
dont jouirent d'autres peuples, qu'ils purent par conséquent
se développer plus complètement, plus harmoniquement;
et non qu'ils eurent des dispositions meilleures, ni une cervelle
plus heureusement conformée. La preuve en est que certaines
nations appartenant à la race blanche, dite supérieure,
ont fondé des civilisations de beaucoup infé[128]rieures
aux civilisations des jaunes ou même des noirs. Il n'y a
donc pas de peuples ni de races originairement supérieurs,
il y a des nations qui "dans certaines conditions ont fondé
des empires plus puissants et des civilisations durables60".
Quoi qu'il en soit, et dans le cas qui nous occupe, ces principes
ethnologiques, vrais ou faux, ont été, par le seul
fait de leur existence, une des causes de l'antisémitisme;
ils ont permis de donner à une manifestation que nous reconnaîtrons
plus tard nationaliste et économique, une apparence scientifique,
et grâce à eux, les griefs des antisémites
se sont fortifiés de raisons pseudo-historiques et pseudo-anthropologiques.
En effet, non seulement on a admis l'existence des trois races
nègre, jaune et blanche rangées par ordre hiérarchique,
mais dans ces races mêmes on a établi des subdivisions,
des catégories. On a affirmé d'abord que seule la
race blanche et quelques familles de la race jaune étaient
capables de créer des civilisations supérieures;
on a ensuite divisé cette race blanche en deux rameaux:
la race aryenne et la race sémitique; enfin on a assuré
que la race aryenne devait être considérée
comme la plus parfaite. De nos jours même, la race aryenne
a été subdivisée en groupes, ce qui a permis
aux anthropologistes et aux ethnologistes chauvins de déclarer
que, soit le groupe celte, soit le groupe germain, devait être
considéré comme le pur froment de cette race aryenne
déjà supérieure. A la base de l'histoire
de l'antiquité orientale, les historiens modernes placent
ce problème qu'ils tiennent pour capital, d'autant plus
qu'il est insoluble. A quelle souche appartiennent les peuples
anciens? sont-ils Aryas, Touraniens ou Sémites? Telle est
la question qui est posée aux débuts de toutes les
recherches sur les nations de l'Orient. On modèle ainsi
l'histoire, consciemment ou inconsciemment, sur les tableaux ethniques
de la Genèse -- tableaux que l'on retrouve chez les Babyloniens
et les Grecs primitifs--qui expliquaient rudimentairement la diversité
des groupes humains, par l'existence de rejetons issus de parents
uniques, rejetons ayant chacun engendré un peuple. Ainsi
c'est la Bible qui est encore l'auxiliaire des antisémites,
car, on en est encore, en ethnographie et en histoire, aux explications
de la Genèse à Sem, Cham et Japhet remplacés
par le Sémite, le Touranien et l'Arya, bien que ces divisions;
soient impossibles à justifier, soit linguistiquement,
soit anthropologiquement, soit historiquement61.
Sans nous arrêter à discuter si les races nègres
sont capables ou non de civilisation62 il nous faut voir ce que l'on entend
par Aryens et par Sémites.
On appelle Aryens tous les peuples dont l'idiome dérive du sanscrit, langue que parlait un groupe humain qu'on nommait arya. Or, ce [129] groupe "ne présente d'unité scientifiquement démontrable qu'au point de vue exclusivement linguistique63";
toute unité anthropologique est indémontrable: les
mensurations crâniennes, les indices, les nombres ne fournissent
aucune preuve. Dans ce chaos aryen, on trouve des types sémitiques,
des types mongols, tous les types et toutes les variétés
de types, depuis celui qui est propre à se développer
moralement, intellectuellement et socialement, jusqu'à
celui qui reste dans une durable médiocrité. On
y observe des dolichocéphales et des brachycéphales,
des hommes à peau brune, d'autres à peau jaunâtre
et d'autres à peau blanche. Cependant, malgré que
certaines de ces tribus de langue aryenne n'aient pas eu un développement
sensiblement supérieur à celui de certaines agglomérations
de nègres, on n'en affirme pas moins avec énergie
que la race aryenne est la plus belle et la plus noble des races,
qu'elle est productrice et créatrice par excellence, qu'à
elle on doit les plus admirables métaphysiques, les plus
magnifiques créations lyriques, religieuses et éthiques
et que nulle autre race ne fut et n'est susceptible d'un pareil
épanouissement. Pour arriver à un tel résultat,
on fait naturellement abstraction de ce fait indiscutable que
tous les organismes historiques ont été formés
par les éléments les plus dissemblables, dont la
part respective dans l'oeuvre commune est impossible à
déterminer.
Donc, la race aryenne est supérieure et elle a manifesté
sa supériorité en s'opposant à la domination
d'une race fraternelle et rivale: la race sémitique. Celle-ci
est une race féroce, brutale, incapable de création,
dépourvue d'idéal, et l'histoire universelle est
représentée comme l'histoire du conflit entre la
race aryenne et la race sémitique, conflit que nous pouvons
encore aujourd'hui constater. Chaque antisémite apporte
une preuve de ce séculaire combat. C'est la guerre de Troie
qui est représentée par les uns comme la lutte de
l'arya et du sémite, et Pâris devient, pour les besoins
de la cause, un brigand sémitique ravissant les belles
aryennes. Plus tard ce sont les guerres médiques qui figurent
une phase de ce grand combat, et l'on peint le grand roi comme
le chef de l'orient sémitique se ruant sur l'occident aryen;
c'est ensuite Carthage disputant à Rome l'empire du monde;
c'est l'Islam marchant contre le Christianisme, et l'on se plaît
à montrer le Grec vainqueur du Troyen et d'Artaxerxès,
Rome triomphant de Carthage et Charles Martel arrêtant Abd-er-Rhaman.
Les apologistes des aryas, de même qu'ils reconnaissent
des sémites dans les Troyens, ne veulent que voir des aryens
dans ces hordes hétérogènes et barbares qui
assiégèrent l'opulente Ilion et dans ces Mèdes
qui subjuguèrent l'Assyrie, ces Mèdes dont une seule
tribu -- celle des Arya-Zantha --était aryenne, tandis
que la majorité était sans doute touranienne; ils
veulent prouver que Summer et Accad, les éducateurs des
sémites, étaient des aryens, et quelques-uns même
ont attribué cette noble origine à l'antique Egypte.
Ils ont fait mieux encore, ils ont, dans les civilisations sémitiques,
fait la part du bon et du mauvais, et c'est désormais un
article du catéchisme antisémite que tout ce qui
est acceptable, ou parfait dans le sémitisme, a été
emprunté aux aryens.
Les antisémites chrétiens ont ainsi concilie leur
foi avec leur animo[130]sité, et n'hésitant pas
devant l'hérésie ils ont admis que les prophètes
et Jésus étaient des aryens64, tandis que les antisémites
antichrétiens considèrent le Galiléen et
les nabis comme de condamnables et inférieurs sémites.
Ce que nous savons de l'histoire des nations antiques et modernes,
nous autorise-t-il à accepter pour réelle cette
rivalité, cette lutte, cette opposition instinctive de
la race aryenne et de la race sémitique? En aucune façon,
puisque sémites et aryens se sont mêlés d'une
façon continuelle et que l'apport sémitique dans
toutes les civilisations dites aryennes est considérable.
Dix siècles avant l'ère chrétienne, les villes
phéniciennes de la Méditerranée envoyèrent
leurs émigrés dans les îles et successivement,
après avoir fondé des cités qui couvrirent
le côté nord de l'Afrique depuis Hadrumète
et Carthage jusqu'aux îles Canaries, elles colonisèrent
la Grèce que les envahisseurs aryens trouvèrent
peuplée d'aborigènes jaunes et de colons sémites,
à tel point qu'Athènes fut une ville toute sémitique.
Il en fut de même en Italie, en Espagne, en France où
les Phéniciens navigateurs fondèrent Nîmes,
par exemple, comme ils avaient fondé Thèbes en Béotie,
et vinrent à Marseille de même qu'ils atterrirent
en Afrique. Ces éléments divers s'amalgamèrent
plus tard, et ils s'harmonisèrent par l'effet du climat,
du milieu mental, intellectuel et moral, mais ils ne restèrent
pas inactifs. Les sémites transformèrent le génie
hellène, c'est-à-dire qu'ils lui permirent de se
modifier, en introduisant en lui des éléments étrangers.
L'histoire des mythes helléniques est à ce point
de vue curieuse et instructive, et en comparant Héraclès
à Melqarth, ou Aschtoreth à Aphrodite on saisira
cet apport sémitique; de même, les coupes et les
vases phéniciens, exportés en grand nombre par les
commerçants de Tyr et de Sidon, en servant de modèle
aux artistes grecs, permirent au subtil esprit des Ioniens et
des Doriens d'interpréter les mythes dont ils offraient
les images et l'imagerie phénicienne aida beaucoup la mythologie
iconologique grecque65.
Ce sont encore les Phéniciens qui apportèrent aux
Hellènes l'alphabet emprunté aux hiéroglyphes
de la vieille Egypte; ils les instruisirent dans l'industrie minière
et dans le travail des métaux, comme l'Asie Mineure, élève
de l'Assyrie, les initia à la sculpture, et nous avons
encore des monuments qui témoignent de cette influence,
ainsi les lions de l'Acropole de Mycènes et ces déesses
helléniques qui ont conservé le type des terres
cuites babyloniennes. Les Grecs, avec leur sens merveilleux de
l'harmonie, de la beauté, avec leur science de l'ordre,
de l'orchestration, si je puis dire, malaxèrent ces idées
orientales, les transformèrent et les épurèrent,
mais le peuple grec n'en fut pas moins un amalgame de races bien
diverses, aryennes, touraniennes et sémitiques, peut-être
chamites, et c'est à d'autres causes qu'à la noblesse
et à la pureté de son origine qu'il dut son génie.
[131]
Cependant, les antisémites modernes admettraient à
la rigueur l'importance du sémitisme dans l'histoire de
la civilisation, en faisant, là encore, une classification.
Il y a, disent-ils, des sémites supérieurs et des
sémites inférieurs. Le Juif est le dernier des sémites,
celui qui est improductif par essence, celui dont les hommes n'ont
rien reçu et qui ne peut rien donner. Il est impossible
d'accepter cette assertion. Il est vrai que la nation israélite
n'a jamais manifesté de grandes aptitudes pour les arts
plastiques, mais elle a accompli par la voix de ses prophètes
une oeuvre morale dont tout peuple a bénéficié:
elle a élaboré quelques-unes des idées éthiques
et sociales, qui sont le ferment de l'humanité; si elle
n'a pas eu des sculpteurs et des peintres divins, elle a eu de
merveilleux poètes, elle a eu surtout des moralistes qui
ont travaillé pour la fraternité universelle, des
pamphlétaires vaticinateurs qui ont rendu vivante et immortelle
la notion de la justice, et Isaïe, Jérémie,
Ezéchiel, malgré leur violence, leur férocité
même, ont fait entendre la grande voix de la souffrance
qui veut non seulement être protégée contre
la force abominable, mais encore être délivrée.
Du reste, si l'élément phénicien s'incorpora
à l'élément pélasgique et hellène,
à l'élément latin, à l'élément
celte et à l'élément ibère, l'élément
juif contribua aussi, en se mélangeant à d'autres,
à former les agglomérations qui se sont alliées
plus tard pour constituer les nations modernes. Dans ce vaste
creuset que fut l'Asie Mineure, creuset où se fondirent
les peuples les plus divers, le Juif vint aussi s'abîmer
et disparaître. A Alexandrie les Juifs, lentement hellénisés,
firent de la cité un des centres les plus actifs de la
propagande chrétienne. Ils furent parmi les premiers à
se convertir, ils formèrent le noyau de l'Eglise primitive,
à Alexandrie, à Antioche, à Rome et, lorsque
les Ebionites disparurent, ils furent absorbés partout
par la masse des convertis grecs ou romains.
Durant tout le Moyen Age, le sang juif se mêla encore au
sang chrétien. Les cas de conversion en masse furent extrêmement
nombreux et le relevé serait intéressant à
faire, de ceux qui, comme les Juifs de Braine66, comme ceux de Tortose67, comme ceux de Clermont convertis
par Avitus, comme les vingt-cinq mille baptisés, dit-on,
par saint Vincent Ferrer, disparurent au milieu des peuples parmi
lesquels ils vivaient. L'Inquisition, si elle empêcha la
judaïsation, ou si, du moins elle essaya de l'empêcher,
favorisa cette absorption des Juifs et si les antisémites
chrétiens étaient logiques, ils maudiraient Torquemada
et ses successeurs, qui aidèrent à souiller la pureté
aryenne par l'adjonction du Juif. Le nombre des Marranes, en Espagne,
fut énorme. Dans presque toutes les familles espagnoles
on trouve, à un point de la généalogie, le
Juif ou le Maure; "les maisons les plus nobles sont pleines
de Juifs", disait-on68,
et le cardinal Mendoza y Bovadilla écrivit au XVIe siècle
un pamphlet sur les macules des lignages espagnols69.
[132]
Il en fut ainsi partout, et nous avons constaté70 par le nombre des apostats adversaires
de leurs anciens coreligionnaires, que les Juifs furent accessibles
à la séduction chrétienne.
Nous avons ainsi répondu à ceux qui affirment la
pureté de la race aryenne; nous avons indiqué que
cette race fut, comme toutes les races, le produit d'innombrables
mélanges. Sans parler des temps préhistoriques,
nous avons fait voir que les conquêtes perses, macédoniennes
et romaines aggravèrent la confusion ethnologique qui s'accrut
encore en Europe au temps des invasions. Les races dites indo-germaines,
déjà chargées d'alluvions, se mêlèrent
aux Tchoudes, aux Ongriens, aux Ouro-Altaïques. Ceux des
Européens qui croient descendre en droite ligne des ancêtres
aryas ne songent pas aux pays si divers que ces ancêtres
traversèrent en leurs longs exodes, ni à toutes
les peuplades qu'ils entraînèrent avec eux, ni à
toutes celles qu'ils trouvèrent établies partout
où ils séjournèrent, peuplades de races inconnues
et d'origine incertaine, tribus obscures et ignorées dont
le sang coule encore dans les veines des hommes qui se disent
les hoirs des légendaires et nobles aryas, comme le sang
des jaunes Dacyas et des noirs Dravidiens coule sous la peau des
blancs Aryo-Indous.
Mais pas plus que l'idée de la supériorité
aryenne, l'idée de la supériorité sémitique
n'est justifiée, et cependant on l'a soutenue avec autant
de vraisemblance. Il s'est rencontré des théoriciens
pour affirmer, et même pour prouver, que les Sémites
étaient la fleur de l'humanité et que ce qu'il y
avait de bon dans l'aryanisme venait d'eux; on trouvera assurément
un jour, si ce n'est déjà fait, quelque ethnologue
dont le patriotisme démontrera, avec la même évidence,
que le Touranien doit occuper le plus haut rang dans l'histoire
et dans l'anthropologie.
Aujourd'hui, ceux qui se considèrent comme la plus haute
incarnation du sémitisme, les Juifs, contribuent à
perpétuer cette croyance à l'inégalité
et à la hiérarchie des races. Le préjugé
ethnologique est un préjugé universel, et ceux-là
mêmes qui en souffrent, en sont les conservateurs les plus
tenaces. Antisémites et philosémites s'unissent
pour défendre les mêmes doctrines, ils ne se séparent
que lorsqu'il faut attribuer la suprématie. Si l'antisémite
reproche au Juif de faire partie d'une race étrangère
et vile, le Juif se dit d'une race élue et supérieure;
il attache à sa noblesse, à son antiquité
la plus haute importance et maintenant encore, il est en proie
à l'orgueil patriotique. Bien qu'il ne soit plus un peuple,
bien qu'il proteste contre ceux qui veulent voir en lui le représentant
d'une nation campée parmi des nations étrangères,
il n'en garde pas moins au fond de lui-même cette vaniteuse
persuasion et, ainsi, il est semblable aux chauvins de tous les
pays. Comme eux, il se prétend d'origine pure, sans que
son affirmation soit mieux étayée, et il nous faut
examiner de près l'assertion des ennemis d'Israël
et d'lsraël lui-même: à savoir que les Juifs
sont le peuple le plus un, le plus stable, le plus impénétrable,
le plus irréductible.
Les documents nous manquent pour déterminer l'ethnologie
des Bené Israël nomades, mais il est probable que
les douze tribus qui, selon les [133] traditions, composaient
ce peuple, n'appartenaient pas à une souche unique; c'étaient
sans doute des tribus hétérogènes car, pas
plus que les autres nations, la nation juive ne peut se vanter,
en dépit de ses légendes, d'avoir été
engendrée par un couple unique, et la conception courante
qui représente la tribu hébraïque se divisant
en sous-tribus71
n'est qu'une conception légendaire et traditionnelle, celle
de la Genèse qu'ont acceptée, à tort, une
partie des historiens des Hébreux. Déjà composés
d'unités diverses, parmi lesquelles étaient sans
doute des groupes touraniens et kouschites, c'est-à-dire
jaunes et noirs72,
les Juifs s'adjoignirent encore d'autres éléments
étrangers pendant leur séjour en Egypte et dans
ce pays de Chanaan qu'ils conquirent. Plus tard, Gog et Magog,
les Scythes, en venant sous Josias aux portes de Jérusalem,
laissèrent peut-être leur trace en Israël. Mais
c'est à partir de la première captivité que
les mélanges augmentent. "Pendant la captivité
de Babylone, dit Maïmonide73,
les Israélites se mêlant à toutes sortes de
races étrangères, eurent des enfants qui, grâce
à ces alliances, formèrent une sorte de nouvelle
confusion des langues", et cependant cette Babylonie, dans
laquelle il existait des villes comme Mahuza, presque entièrement
peuplée de Perses convertis au judaïsme, était
considérée comme contenant des Juifs de plus pure
race que les Juifs de Palestine. "Pour la pureté de
la race, disait un vieux proverbe, la différence entre
les Juifs des provinces romaines et ceux de la Judée est
aussi sensible que la différence entre une pâte de
médiocre qualité et une pâte de fleur de farine;
mais la Judée elle-même est comme une pâte
médiocre, par rapport à la Babylonie."
C'est que la Judée avait connu bien des vicissitudes. Elle
avait toujours été un pays de passage pour Miçraïm
et pour Assur; puis quand les Juifs étaient revenus de
captivité, ils s'étaient alliés avec les
Samaritains, avec les Edomites et les Moabites; après la
conquête de l'ldumée, par Hyrcan, il y avait eu des
alliances juives et iduméennes, et pendant la guerre avec
Rome, les vainqueurs latins, avaient, affirmait-on, engendré
des fils. "Sommes-nous bien sûrs, disait mélancoliquement
Rabbi Ulla à Juda ben Yehisquil, de ne pas descendre des
païens qui, après la prise de Jérusalem, ont
déshonoré les jeunes filles de Sion?"
Mais ce qui favorisa le plus l'introduction du sang étranger
dans la nation israélite, ce fut le prosélytisme.
Les Juifs furent par excellence un peuple de propagandistes, et,
à partir de la construction du second Temple, à
partir de la dispersion surtout, leur zèle fut considérable.
Ils furent bien ceux dont l'Evangile dit qu'ils couraient "la
terre et la mer pour faire un prosélyte74", et Rabbi Eliézer pouvait
à bon droit s'écrier: "Pourquoi Dieu a-t-il
disséminé Israël [134] parmi les nations? Pour
lui recruter partout des prosélytes75. "Les témoignages attestant
cette ardeur prosélytique des Juifs abondent76 et, durant les premiers siècles
avant l'ère chrétienne, le judaïsme se propagea
avec la même puissance qui caractérisa plus tard
le christianisme et l'islamisme. Rome, Alexandrie, Antioche, où
presque tous les Juifs étaient des gentils convertis, Damas,
Chypre furent des centres de fusion: je l'ai montré déjà77. De plus,
les conquérants Haschmonides obligèrent les Syriens
vaincus à se faire circoncire; des rois, entraînant
leurs sujets avec eux, se convertirent, comme la famille de l'Adiabène,
et, dans certains cantons de la Palestine même, la population
fut très mêlée, ainsi en Galilée, dans
ce "cercle des gentils" où devait naître
Jésus.
Après l'ère chrétienne, la propagande juive
ne cessa pas, elle s'exerça même par la force et
quand sous Héraclius, Benjamin de Tibériade conquit
la Judée, les chrétiens palestiniens se convertirent
en masse. C'est la persistance, la continuité de cette
propagande qui fut, comme je l'ai dit, une des causes de l'antisémitisme
théologique. Pendant des siècles, les conciles légiférèrent
et des mesures furent prises pour empêcher les Juifs d'attirer
les fidèles à eux, pour leur défendre de
circoncire les esclaves, pour leur interdire de se marier à
des chrétiens. Mais jusqu'au moment des persécutions
générales, c'est-à-dire quand il devint par
trop dangereux d'être juif, les prescriptions canoniques
furent impuissantes à arrêter ce prosélytisme,
et parfois, lorsqu'un gros événement surgit, lorsqu'un
scandale éclate, nous pouvons voir la propagande juive
à l'oeuvre. C'est un évêque qui se convertit
en 514, plus tard c'est le diacre Bodon78 qui demande la circoncision et prend
le nom d'Eliézer. Souvent les papes interviennent par des
bulles, ainsi Clément IV en 1255 et Honorius IV en 1288;
les rois eux-mêmes agissent, comme fit Philippe le Bel qui,
en 1298, mandait aux justiciers du royaume, de "punir les
Juifs qui amènent les chrétiens à leur religion
par des présents ".
Dans l'Europe entière les Juifs attirèrent à
eux des prosélytes, rajeunissant ainsi leur sang par l'adjonction
d'un sang nouveau. Ils convertirent en Espagne, où les
successifs conciles de Tolède défendent les mariages
mixtes, en Suisse où un décret du XIVe siècle
condamne des jeunes filles à porter des chapeaux juifs
pour avoir mis au monde des enfants de pères israélites;
en Pologne, au XVIe siècle, malgré les édits
de Sigismond Ier, au dire de l'historien Bielski79. Et non seulement, ils firent alliance
en Europe avec les nations dites aryennes, mais encore avec les
Ouro-Altaïques, avec les Touraniens; là, l'infiltration
fut plus considérable.
Sur le littoral de la mer Noire et de la Caspienne, les Juifs
étaient établis fort anciennement. On conte qu'Artaxerxès
Ochos, pendant la guerre qu'il fit à l'Egypte et au roi
Tachos (361 av. J.-C.), arracha des Juifs de leur pays et les
transporta en Hyrcanie, sur les bords de [135] la Caspienne. Si
leur établissement en cette région n'est pas aussi
ancien que le prétend cette tradition, ils y étaient
néanmoins fixés bien avant l'ère chrétienne,
comme en témoignent les inscriptions grecques d'Anape,
d'Olbia et de Panticapéia. Au VIIe et au VIIIe siècle
ils émigrèrent de Babylonie et arrivèrent
dans les villes tartares, Kerstch, Tarku, Derbend, etc. Là,
en 620 environ, ils convertirent une peuplade entière,
peuplade dont le territoire se trouvait dans le voisinage d'Astrakan:
les Khazars80,
La légende s'est emparée de ce fait qui émut
beaucoup les Juifs d'Occident, mais il ne peut, malgré
cela, être mis en doute. Isidore de Séville, contemporain
de la chose, en parle, et plus tard, au Xe siècle, Hasdaï
ibn Schaprout, ministre du kalife Abd-el-Rhaman III, correspondit
avec Joseph, dernier Chagan des Khazars, dont le royaume fut détruit
par le prince Swiatilaw de Kiew. Les Khazars exercèrent
une grande influence sur les tribus tatares voisines, celles des
Poliane, des Séveriane et des Wiatitischi entre autres
et firent parmi elles de nombreux prosélytes.
Au XIIe siècle, des peuples tatares du Caucase se convertissent
encore au Judaïsme, ainsi que le rapporte le voyageur Pétahya
de Ratisbonne81.
Au XIVe siècle, dans les hordes qui, ayant à leur
tête un certain Mamaï, envahirent les contrées
entourant le Caucase, se trouvaient de nombreux Juifs. Ce fut
dans ce coin de l'Europe orientale que s'opéra activement
la fusion des Juifs et des ouro-altaïques, c'est là
que le Sémite s'allia au Touranien et aujourd'hui encore,
en étudiant les peuples du Caucase, on trouve les traces
de ce mélange parmi les trente mille Juifs de ce pays et
parmi les tribus qui les entourent82.
Aussi, cette race juive, présentée par les Juifs
et les antisémites comme la plus inattaquable, la plus
homogène des races, est-elle fort diverse. Les anthropologistes
pourraient tout d'abord la diviser en deux parties bien tranchées:
les dolichocéphales et les brachycéphales. Au premier
type appartiennent les Juifs Sephardim, Juifs espagnols et portugais,
ainsi que la majeure partie des Juifs d'Italie et du Midi de la
France; au deuxième on peut rattacher les Juifs Askenazim,
c'est-à-dire les Juifs polonais, russes et allemands83. Mais les
Sephardim et les Askenazim ne sont pas les deux seules variétés
de Juifs connus, ces variétés sont nombreuses.
En Afrique, on trouve des Juifs agriculteurs et nomades, alliés aux Kabyles et aux Berbères près de Sétif, de Guelma et de Biskra, aux frontières du Maroc, ils vont en caravane jusqu'à Tombouctou, et quelques-unes de leurs tribus, sur les confins du Sahara, sont des [136] tribus noires84, ainsi les
Daggatouns, comme sont noirs les Falachas Juifs de l'Abbyssinie85. Dans l'Inde,
on trouve des Juifs blancs à Bombay, et des Juifs noirs
à Cochin, mais les Juifs blancs ont du sang mélanien.
Ils s'établirent dans l'Inde au Ve siècle, après
les persécutions du roi perse Phéroces qui les chassa
de Baghdad; toutefois, on rapporte leur établissement à
une date plus reculée: à la venue des Juifs en Chine,
c'est-à-dire avant Jésus. Quant aux Juifs de Chine,
ils sont non seulement apparentés aux Chinois qui les entourent,
mais encore ils ont adopté les pratiques de la religion
de Confucius86.
Donc le Juif a été incessamment transformé
par les milieux différents dans lesquels il a séjourné.
Il a changé parce que les langues diverses qu'il a parlées
ont introduit en lui des notions différentes et opposées,
il n'est pas resté tel qu'un peuple uni et homogène,
au contraire, il est à présent le plus hétérogène
de tous les peuples, celui qui présente les variétés
les plus grandes, et cette prétendue race dont amis et
ennemis s'accordent à vanter la stabilité et la
résistance nous présente les types les plus multiples
et les plus opposés, puisqu'ils vont du Juif blanc au Juif
noir, en passant par le Juif jaune, sans parler encore des divisions
secondaires, celles des Juifs aux cheveux blonds ou rouges, et
celles des Juifs bruns, aux cheveux noirs.
Par conséquent, le grief ethnologique des antisémites
ne s'appuie sur aucune base sérieuse et réelle.
L'opposition des Aryens et des Sémites est factice; il
n'est pas vrai de dire que la race aryenne et la race sémitique
sont des races pures, et que le Juif est un peuple un et invariable.
Le sang sémite s'est mélangé au sang aryen
et le sang aryen au sang sémite; Aryens et Sémites
ont tous deux reçu encore l'adjonction du sang touranien
et du sang chamite, nègre ou négroïde, et dans
la Babel de nationalités et de races qu'est actuellement
le monde, la préoccupation de ceux qui cherchent à
reconnaître dans leurs voisins quel est l'Aryen, le Touranien
et le Sémite, est une préoccupation oiseuse.
Malgré cela, il est une part de vérité dans
le grief que nous avons examiné, ou plutôt les théories
des antisémites sur l'inégalité des races
et sur la supériorité aryenne, les préjugés
anthropologiques, en un mot, sont le voile qui couvre quelques-unes
des réelles causes de l'antisémitisme.
Nous avons dit qu'il n'y a pas de races mais il existe des peuples
et des nations; ce qu'on appelle improprement une race n'est pas
une unité ethnologique, mais c'est une unité historique,
intellectuelle et morale. Les Juifs ne sont pas un ethnos, mais
ils sont une nationalité, ils sont de types variés,
cela est vrai, mais quelle est la nation qui n'est pas diverse?
Ce qui fait un peuple, ce n'est pas l'unité d'origine,
c'est l'unité de sentiments, de pensée, d'éthique;
voyons si les Juifs ne présentent pas cette unité,
et si nous ne trouverons pas là, en partie, le secret de
l'animosité qu'on leur témoigne.
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