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L'Antisémitisme, son histoire et ses causes

par Bernard Lazare

[réédité par La Vieille Taupe en 1985]

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CHAPITRE VIII

L'ANTIJUDAÏSME LÉGAL MODERNE



Le Judaïsme émancipé. -- La situation des Juifs dans la société. -- L'usure et les affaires d'Alsace. -- Napoléon et l'organisation administrative de la religion juive. -- Le grand Sanhédrin. -- Les lois restrictives et la libération progressive en France. --L'émancipation en Hollande. -- L'émancipation en Italie et en Allemagne. --La réaction antinapoléonnienne et les Juifs. -- La renaissance de la législation antijuive. -- Les mouvements populaires. -- L'émancipation en Angleterre. -- En Autriche. -- La Révolution de 1848 et les Juifs. -- La fin de l'antijudaïsme légal en Occident. -- L'antijudaïsme oriental. -- Les Juifs en Roumanie. -- Les Juifs russes. -- Les persécutions. -- Question sociale et question religieuse.


Le 27 septembre 1791, après des discussions antérieures à la suite desquelles toute décision sur l'émancipation des Juifs avait été ajournée, l'Assemblée constituante vota, sur la proposition de Duport et grâce à l'intervention de Regnault de Saint-Jean-d'Angély, l'admission des Juifs au rang de citoyens actifs. Ce décret était préparé de longtemps, préparé par l'oeuvre de la commission réunie par Louis XVI et que présida Malesherbes, préparé par les écrits de Lessing et de Dohm, par ceux de Mirabeau et de Grégoire. Il était l'aboutissant logique des efforts tentés depuis quelques années par les Juifs et les philosophes; Mendelsohn, en Allemagne, en avait été le promoteur et le plus actif défenseur, et c'est à Berlin, dans les salons d'Henriette de Lemos, que Mirabeau puisa ses inspirations auprès de Dohm.
Une certaine catégorie de Juifs s'était d'ailleurs émancipée déjà. En Allemagne, les Juifs de cour (Hofjuden) avaient acquis des privilèges commerciaux; on leur délivrait même, contre argent, des titres de noblesse. En France, les Marranes portugais, revenus au judaïsme jouissaient de grandes libertés, et, sous la direction de leurs syndics, ils prospéraient à Bordeaux, fort indifférents, du reste, au sort de leurs frères malheureux, mais très influents puisque l'un d'eux, Gradis faillit être nommé député aux États Généraux. En Alsace même, quelques Israélites avaient obtenu d'importantes faveurs; Cerf Berr, par exemple, fournisseur des armées de Louis XV, auquel le roi avait donné des lettres de naturalisation et le titre de marquis de Tombelaine.
Grâce à tous ces privilèges, il s'était formé une classe de Juifs riches, qui avait pris contact avec la société chrétienne, classe d'esprit ouvert et subtile, intelligente et raffinée, d'un intellectualisme extrême, ayant [102] abandonné, comme beaucoup de chrétiens, la lettre de la religion ou même la foi et n'ayant conservé qu'un idéalisme mystique, qui se conciliait tant bien que mal avec un rationalisme libéral. C'est à Berlin surtout, ville jeune et centre d'un royaume qui naissait à la gloire, cité plus facile, moins traditionnelle, que s'opéra la fusion entre ce groupe de Juifs et cette élite que Lessing conduisait. Chez Henriette de Lemos, chez Rachel de Varnhagen, fréquentait la jeune Allemagne; le romantisme allemand achevait, chez ces Juives, de s'imprégner de spinozisme à Schleiermacher et Humboldt s'y montraient et l'on peut dire que si ce fut l'Assemblée constituante qui décréta l'émancipation des Juifs, c'est en Allemagne qu'elle fut préparée.
Toutefois, le nombre de ces Juifs propres à entrer dans les nations était extrêmement restreint, d'autant que la plupart finissaient--comme les filles de Mendelsohn, comme plus tard Boerne et Heine--par se convertir, et n'existaient plus en tant qu'lsraélites. Quant à la masse juive, elle se trouvait dans des conditions bien différentes.
Le décret de 1791 libérait tous ces parias d'une séculaire servitude; il rompait tous les liens dont les lois les avaient chargés; il les arrachait aux ghettos de toute sorte où ils étaient emprisonnés; de bétail qu'ils étaient, il en faisait des hommes. Mais s'il pouvait ainsi les rendre à la liberté, s'il lui était possible d'abolir en un jour l'oeuvre législative des siècles, il ne pouvait défaire leur oeuvre morale, et il était surtout impuissant à briser les chaînes que les Juifs eux-mêmes s'étaient forgées. Les Juifs étaient émancipés légalement, ils ne l'étaient pas moralement; ils gardaient leurs moeurs, leurs coutumes et leurs préjugés, préjugés que conservaient aussi leurs concitoyens des autres confessions. Ils étaient heureux d'échapper à leur abjection, mais ils regardaient autour d'eux avec défiance, et soupçonnaient même leurs libérateurs.
Pendant des siècles, ils avaient vu avec dégoût et terreur ce monde qui les rejetait; ils avaient souffert de lui, mais, plus encore, ils avaient craint de perdre à son contact leur personnalité et leur foi. Plus d'un vieux Juif dut, en 1791, regarder avec angoisse cette existence nouvelle qui s'ouvrait devant lui; je ne serais pas surpris même qu'il y en ait eu quelques-uns, aux yeux desquels la libération ait semblé un malheur, ou une abomination. Beaucoup de ces misérables chérissaient leur abaissement, leur claustration qui les tenait éloignés du péché et de la souillure, et l'effort du plus grand nombre tendit à rester soi-même au milieu des étrangers parmi lesquels on les jetait. C'est la partie éclairée, intelligente et réformatrice des Juifs, celle qui souffrait de sa situation inférieure et de l'avilissement de ses coreligionnaires, c'est celle-là qui travailla à l'émancipation, mais elle ne put pas non plus transformer brusquement ceux pour lesquels elle avait réclamé le droit d'être des créatures humaines.
Le moi judaïque n'étant pas changé par le décret émancipateur, la façon dont ce moi se manifestait ne fut pas changée davantage. Economiquement, les Juifs restèrent ce qu'ils étaient -- je parle bien entendu de la majorité, -- des improductifs, c'est-à-dire des brocanteurs, des prêteurs d'argent, des usuriers, et ils ne purent pas être autre chose, étant données leurs habitudes et les conditions dans lesquelles ils avaient vécu. Si nous négligeons une infime minorité d'entre eux, ils n'avaient pas d'autres aptitudes, et encore de nos jours une quantité [103] considérable de Juifs se trouvent dans le même état; ces aptitudes, ils ne manquèrent pas de les appliquer, et ils en trouvèrent plus que jamais l'occasion pendant cette période de trouble et de désordre En France ils profitèrent des événements, et les événements leur furent très favorables. Ils furent en Alsace, par exemple, les auxiliaires des paysans à qui ils prêtèrent à gros intérêts les capitaux nécessaires à l'acquisition des biens nationaux. Avant la révolution ils étaient déjà dans cette province les usuriers naturels, ceux qui étaient chargés de la haine et du mépris1; après la révolution, ces mêmes paysans qui jadis fabriquaient de fausses quittances2 pour échapper aux griffes de leurs créanciers, firent appel à eux. Grâce aux Juifs alsaciens, la nouvelle propriété se constitua en Alsace, mais ils prétendirent en tirer profit, largement, usurairement. Les emprunteurs protestèrent; ils affirmèrent qu'ils étaient ruinés si on ne leur venait en aide, et en cela ils exagérèrent, car eux qui ne possédaient rien avant Quatre-vingt-neuf, avaient acquis dix-huit ans après pour 60 millions de domaines, sur lesquels ils devaient 9.500.000 francs aux Juifs. Cependant Napoléon les écouta et, pendant un an, il suspendit l'exécution des jugements rendus au bénéfice des usuriers juifs du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et des provinces rhénanes. Là ne se borna pas son oeuvre. Dans les considérants du décret suspensif du 30 mai 1806, il montrait qu'il ne regardait pas les mesures répressives comme suffisantes, et qu'il fallait faire disparaître la source du mal.
"Ces circonstances, y disait-il, nous ont fait en même temps considérer combien il était urgent de ranimer, parmi ceux qui professent la religion juive dans les pays soumis à notre obéissance, les sentiments de morale civile qui, malheureusement, ont été amortis chez un trop grand nombre d'entre eux par l'état d'abaissement dans lequel ils ont trop longtemps langui, état qu'il n'entre point dans nos intentions de maintenir et de renouveler."
Pour raviver ces sentiments, ou plutôt pour les faire naître, il voulut plier la religion juive à sa discipline, la hiérarchiser comme il avait hiérarchisé le reste de la nation, la conformer au plan général. Etant premier consul, il avait négligé de s'occuper du culte juif, il voulut réparer cet oubli et il convoqua une assemblée de notables juifs dont le rôle devait être de "délibérer sur les moyens d'améliorer la nation juive et de répandre parmi ses membres le goût des arts et des métiers utiles", et d'organiser administrativement le Judaïsme. Un questionnaire fut distribué aux notables juifs et après qu'il y eut été répondu, l'Empereur réunit un Grand Sanhédrin chargé de conférer aux réponses de la première assemblée une autorité religieuse. Le Sanhédrin déclara que la loi mosaïque contenait des dispositions religieuses obligatoires et des dispositions politiques, ces dernières concernaient le peuple d'lsraël lorsqu'il était un peuple autonome, et elles avaient perdu [104] leur valeur depuis que les Juifs étaient répandus parmi les nations, il défendit de faire, à l'avenir, distinction entre Juifs et chrétiens en ce qui concernait les prêts, et il interdit toute usure.
Ces déclarations montraient que les notables juifs, appartenant pour la plupart à cette minorité dont j'ai parlé, savaient s'accommoder au nouvel état de choses, mais elles ne pouvaient en rien faire préjuger des dispositions de la masse. Là Napoléon se trompa; son amour de l'ordre, du règlement et de la loi, sa croyance à leur efficacité l'abusa. Il s'imagina, sans doute, qu'un Sanhédrin était un concile, il n'en était rien. Les décisions du Sanhédrin n'avaient absolument que la valeur d'opinions personnelles, elles n'engageaient nullement les Juifs, elles n'avaient aucune autorité et il n'était pas de sanctions pour les faire prévaloir. La seule oeuvre de cette assemblée fut une oeuvre administrative, celle de l'organisation des consistoires; quant à l'oeuvre morale elle fut nulle, et les hommes qui avaient été réunis étaient incapables de changer des moeurs. Ils le savaient d'ailleurs fort bien, et ils ne purent qu'enregistrer des choses acquises; ainsi abolirent-ils la polygamie, qui depuis des siècles n'était plus pratiquée. Pour croire qu'un synode a le pouvoir d'imposer l'amour du prochain, ou d'interdire l'usure qu'un état social facilite, il fallait la candeur de légiste de Napoléon. L'interdiction impériale faite aux Juifs de fournir des remplaçants pour leur service militaire, cela dans le but de les mieux pénétrer de la grandeur de leurs devoirs civiques, dut avoir la même influence que les prescriptions synodales3. De même en fut-il du décret du 17 mars 1808 qui défendait aux Juifs de faire du commerce sans patente nominative délivrée par le préfet et de prendre hypothèque sans autorisation; en outre, défense était faite aux Juifs de s'établir en Alsace et dans les pays rhénans, et aux Juifs alsaciens de venir dans d'autres départements sinon pour s'y adonner à l'agriculture4. Ces décrets, rendus pour dix ans, ne rendirent pas un seul Juif agriculteur, et si quelques-uns devinrent chauvins, l'obligation où ils étaient de passer par l'armée n'y fut pour rien. Ce furent les dernières lois restrictives en France; l'assimilation légale s'acheva en 1830, lorsque Laffitte fit inscrire le culte juif au budget. C'était l'écroulement définitif de l'état chrétien, bien que l'état laïque ne fût pas complètement constitué. En 1839 le dernier vestige des antiques séparations entre Juifs et chrétiens disparut avec l'abolition du serment More Judaico. L'assimilation morale ne fut pas aussi complète.
Mais nous n'avons parlé jusqu'à maintenant que de l'émancipation des Juifs français, il nous reste à voir l'influence qu'elle eut sur les Juifs d'Europe5. En Hollande, dès 1796, au moment de la fondation de la [105] République Batave, l'Assemblée nationale donna aux Juifs les droits de citoyen, et leur situation, réglementée plus tard par Louis Bonaparte, fut déterminée d'une façon définitive par Guillaume Ier en 1815. Il est vrai que depuis le XVIe siècle, les Juifs hollandais jouissaient d'importants privilèges et d'une assez grande liberté: la Révolution ne fut que la cause déterminante de leur totale libération. En Italie et en Allemagne ce furent les armées de la République et de l'Empire qui apportèrent aux Juifs l'émancipation. Napoléon devint le héros et le dieu d'lsraël, le libérateur attendu, celui dont la main puissante abattait les portes du ghetto. Il entra dans toutes les villes aux acclamations des Juifs -- la façon dont Henri Heine l'a célébré nous en est un témoignage -- qui sentaient bien que leur cause était liée au triomphe des aigles. Aussi, après la chute de Bonaparte, les Juifs furent-ils parmi les premiers qu'atteignit la réaction napoléonienne. Avec l'exaltation du patriotisme coïncida un retour à l'antijudaïsme. L'émancipation était une oeuvre française, on la devait donc trouver mauvaise, elle était en outre une oeuvre révolutionnaire, et on réagissait contre la révolution et les idées égalitaires. En même temps qu'on restaurait l'état chrétien, on en chassait les Juifs. C'est en Allemagne surtout que l'antique conception religieuse de l'Etat revécut avec un éclat nouveau, c'est surtout aussi en Allemagne que l'antijudaïsme se manifesta plus vivement, mais la renaissance de la législation antijuive fut générale. En Italie on retourna à la législation de 1770; en Allemagne, le congrès de Vienne abolit toutes les dispositions impériales relatives aux Juifs, ne leur laissant que les droits octroyés par les gouvernements allemands légitimes. Les villes, les communes, à la suite des décisions du congrès, se montrèrent fort dures pour les Israélites. Lubeck et Brème les expulsèrent; Francfort fit comme Rome, elle les enferma de nouveau dans leurs anciens quartiers6. Aux mesures légales correspondirent naturellement des mouvements populaires. A cette heure où le patriotisme était fort excité, toute limitation des droits des étrangers était bien accueillie; or les Juifs étaient comme toujours les étrangers par excellence, ceux qui représentaient le mieux les étrangers nuisibles et aussi, vers 1820, c'est-à-dire au moment où cet état d'esprit atteignit son paroxysme, la foule, en maints endroits, se rua sur les Juifs et, si elle ne les massacra pas, elle les maltraita fortement.
Les trente années qui suivirent la disparition de Napoléon ne virent donc pas de grands progrès pour les Juifs. En Angleterre où cependant ils étaient assez libéralement traités en fait, ils étaient toujours considérés comme des dissidents, et soumis -- comme les catholiques d'ailleurs -- à certaines obligations. Ce n'est que petit à petit qu'ils virent se modifier leur condition, et l'histoire de leur émancipation est un épisode de la lutte entre la Chambre des Communes et celle des [106] Lords. C'est seulement en 1860 qu'ils furent assimilés complètement aux autres citoyens anglais.
En Autriche ils avaient été en partie émancipés par l'édit de tolérance de Joseph II (1785), ils eurent à subir la même réaction; la révolution avait été trop funeste à la maison d'Autriche pour qu'elle en acceptât même cette presque égalité des Juifs, qu'avait voulue un souverain démocrate et philosophe. C'est en 1848 seulement que les Israélites autrichiens devinrent des citoyens7.
A la même époque, leur émancipation fut faite en Allemagne, en Grèce, en Suède, en Danemark. De nouveau, ils durent leur indépendance à l'esprit révolutionnaire qui une fois encore vint de France. Nous verrons du reste qu'ils ne furent pas étrangers à ce grand mouvement qui agita toute l'Europe; en certains pays, notamment en Allemagne8, ils aidèrent à le préparer, et ils furent les défenseurs de la liberté. Ils furent aussi parmi les premiers à en bénéficier, car on peut dire qu'après 1848 l'antijudaïsme légal est fini en Occident; peu à peu les dernières entraves tombent, et les dernières restrictions sont abolies. En 1870, la chute du pouvoir temporel des papes fit disparaître le dernier ghetto occidental, et les Juifs purent être des citoyens même dans la ville de saint Pierre.
Dès lors, l'antijudaïsme se transforma, il devint purement littéraire, il ne fut plus qu'une opinion, et cette opinion n'eut plus son contrecoup sur les lois; mais avant d'examiner cet antisémitisme scripturaire du XIXe siècle, antisémitisme qui jusqu'en 1870 coexista avec une réglementation restrictive, en certains pays, il nous faut parler des États chrétiens de l'Europe orientale où l'antijudaïsme est encore de nos jours légal et persécuteur, c'est-à-dire de la Roumanie et de la Russie.
Les Juifs établis en Roumanie9, c'est-à-dire dans les pays moldovalaques, depuis le XIVe siècle, ne vinrent en masse qu'aux débuts de ce siècle, et par suite de l'émigration hongroise et russe, ils sont désormais au nombre de trois cent mille. Durant de fort longues années, ils vécurent tranquilles. Ils dépendaient naturellement des boyards qui avaient dans le pays la prépondérance, et ils leur affer[107]maient la vente des spiritueux, dont ces seigneurs avaient le monopole. Comme ils étaient nécessaires aux nobles, comme collecteurs de taxes, agents fiscaux et intermédiaires de toutes sortes, ces derniers étaient plutôt portés à leur accorder des privilèges, et ils n'avaient à redouter que l'excès des superstitions ou des colères populaires. La persécution officielle contre les Juifs ne commença qu'en 1856, lorsque la Roumanie se donna un régime représentatif et qu'ainsi le pouvoir tomba aux mains de la classe bourgeoise. Le traité de Paris de 1858, qui précéda l'union de la Moldavie et de la Valachie, reconnaissait aux Moldo-Valaques, sans distinction de religion, la jouissance des droits civils. Malgré le texte formel du traité, les Juifs furent exclus des bénéfices de l'indigénat, et le gouvernement roumain répondit aux représentations qui lui furent faites que les Juifs étaient des étrangers. Dès lors, les mesures restrictives s'aggravèrent. Les Israélites ne purent obtenir de grades, on leur retira le droit de domicile permanent dans les campagnes, il leur fut défendu de posséder des immeubles -- sauf dans les villes -- ni des terres ou vignes. On leur interdit de prendre des domaines en ferme, de tenir des hôtels et des cabarets hors des cités, de débiter des alcools, d'avoir des domestiques chrétiens, de construire des synagogues nouvelles. Quelques-unes de ces décisions étaient prises arbitrairement par certaines municipalités: dans d'autres villages, au contraire, les Juifs étaient tolérés. Cet état de choses dura jusqu'en 1867. A cette époque, le ministre Jean Bratianio publia une circulaire dans laquelle il rappelait que les Juifs n'avaient pas le droit de demeurer dans les communes rurales, ni d'y affermer des propriétés. A la suite de cette circulaire, des Juifs furent expulsés des villages qu'ils habitaient, on les condamna comme vagabonds et les expulsions se succédèrent jusqu'en 1877; elles étaient généralement provoquées par des émeutes à Bucarest, à Jassy, à Galatz, à Tecuciu, dans d'autres lieux encore, émeutes pendant lesquelles on profanait les cimetières et on brûlait les synagogues.
Quelles étaient, quelles sont encore les causes de cette législation spéciale, et de cette animosité des Roumains contre les Juifs? Elles ne sont pas uniquement religieuses et ce n'est point, malgré la persistance des ataviques préjugés, d'une guerre confessionnelle qu'il s'agit. Les Juifs roumains, au moment de la formation de la Roumanie surtout, formaient dans les pays modo-valaques, des agglomérations complètement séparées du gros de la population10 . Ils portaient un costume spécial, habitaient dans des quartiers réservés, pour échapper aux souillures, et parlaient un jargon judéo-allemand qui achevait de les distinguer. Ils vivaient sous la domination de leurs rabbins, talmudistes étroits, bornés, ignorants, dont ils recevaient dans des écoles juives, -- les Heder -- une éducation qui contribuait à perpétuer leur abaissement intellectuel et leur avilissement.
Ils furent les victimes de cet isolement, isolement qu'ils devaient au fanatisme des rabbanites qui les dirigeaient. Dans ce pays qui naissait, [108] qui acquérait une nationalité, et tendait à l'unité, les passions patriotiques étaient singulièrement excitées. Il y eut un panroumanisme, comme un pangermanisme ou un panslavisme; on discuta sur la race roumaine, sur son intégrité, sur sa pureté, sur le danger qu'il y avait à la laisser adultérer. On fonda des associations pour résister à l'envahissement étranger et surtout pour résister à l'envahissement juif. Les instituteurs, les professeurs d'université furent l'âme de ces sociétés; ce sont eux qui furent, comme en Allemagne, les plus actifs antisémites. Ils considéraient les Juifs comme les agents et les apôtres du germanisme, et c'est pour les refouler, pour les contenir qu'ils furent les instigateurs de la législation restrictive. Ils reprochaient aux Juifs de former un État dans l'Etat, ce qui était vrai, et, contradiction perpétuelle de l'antijudaïsme, ils légiféraient pour les maintenir dans cette situation qu'ils jugeaient dangereuse; ils affirmaient que l'éducation judaïque déformait les cerveaux de ceux qui la recevaient, qu'elle les rendait inaptes à la vie sociale, ce qui était trop exact, et ils en venaient finalement à interdire à ces Juifs de recevoir l'instruction donnée aux chrétiens, instruction qui les aurait tirés de leur abjection.
Mais les universitaires ne furent pas les seuls antisémites en Roumanie, et à côté des causes patriotiques, il y eut des causes économiques. C'est avec l'avènement de la bourgeoisie, je l'ai dit, que naquit l'antisémitisme, parce que cette classe bourgeoise, composée de commerçants et d'industriels, était en concurrence avec les Juifs qui manifestaient exclusivement leur activité par le commerce et l'industrie, quand ce n'était par l'usure. Cette bourgeoisie avait tout intérêt à faire voter des lois protectrices, lois qui n'étaient pas nominativement dirigées contre les Juifs, mais contre les étrangers, et qui avaient principalement pour but de mettre des entraves à l'expansion de rivaux redoutables; elle y arriva en fomentant habilement des émeutes qui permirent à ses représentants au Parlement de proposer des réglementations nouvelles. Aussi peut-on ramener ces diverses causes d'antisémitisme à une seule: le protectionnisme national, et ce protectionnisme est fort habile, car, en même temps qu'il refuse tous droits civiques aux Juifs en les considérant comme étrangers, il les astreint au service militaire, ce qui est encore contradictoire, car nul, s'il n'est citoyen, ne peut faire partie d'une armée nationale11.
Plus dure encore, plus pénible qu'en Roumanie est la situation des Juifs en Russie. Leur histoire dans ce pays, où ils vinrent dès le IIIe siècle avant Jésus-Christ, fondant des colonies en Crimée, fut celle des Juifs de toute l'Europe. Au XIIe siècle ils furent expulsés et jamais on ne les rappela. Cependant, la Russie compte aujourd'hui quatre millions et demi de Juifs, et l'on ne peut dire que ces Juifs sont venus l'envahir, comme l'affirment les antisémites, puisque la Russie les a conquis en s'emparant en 1769 de la Russie Blanche, puis des provinces polonaises et de la Crimée, qui contenaient un nombre considérable d'Israélites. Au moment de cette conquête, il ne pouvait être question d'appliquer l'ukase de 1742 qui de nouveau avait chassé les Juifs. D'une part, le refoulement de quelques millions d'individus dans [109] les états circonvoisins n'eût pas été chose aisée; de l'autre, le commerce, l'industrie et surtout le fisc se fussent fort mal trouvés de cette expulsion en masse. Catherine II accorda alors aux Juifs les mêmes droits qu'à ses sujets russes, mais les ukases sénatoriaux de 1786, 1791 et 1794 restreignirent ces privilèges et cantonnèrent les Israélites dans la Russie Blanche et la Crimée -- qui constituèrent dès lors le territoire Juif -- et dans la Pologne. Il ne leur était permis de sortir de ce ghetto territorial qu'en certains cas et à certaines conditions.
Tout l'antisémitisme moderne en Russie, antisémitisme qui est surtout un antisémitisme officiel, consiste à empêcher les Juifs de se soustraire aux ukases sénatoriaux dont nous venons de parler. La Russie s'est résignée à ses Juifs, mais elle a voulu les laisser là où elle les avait pris. Cependant il y a eu pour les Israélites des alternatives heureuses, ou moins malheureuses. Alexandre Ier les autorisa en 1808 à habiter les domaines de la couronne, à condition d'y être agriculteurs; Nicolas leur permit de voyager pour les besoins de leur commerce, ils purent fréquenter les universités et sous Alexandre II leur position s'améliora encore12.
Après la mort d'Alexandre II, la réaction autoritaire fut effroyable en Russie: à la bombe des nihilistes répondit un abominable réveil de l'absolutisme. On surexcita l'esprit national et orthodoxe, on attribua le mouvement libéral et révolutionnaire aux influences étrangères et, pour détourner le peuple de la propagande nihiliste, on le jeta sur les Juifs; de là les massacres de 1881 et 1882, pendant lesquels la foule incendiait les maisons israélites, pillait et tuait les Juifs en disant: "Notre petit père le Tsar le veut. "
Après ces émeutes le général Ignatief promulgua les lois de mai 1882. Ces lois portaient:
"1· A titre de mesure temporaire et jusqu'à la révision générale des lois qui règlent la situation des Israélites, défense est faite aux Israélites de s'établir à l'avenir en dehors des villes et des bourgades. Exception est faite en faveur des colonies israélites déjà existantes où les Israélites s'occupent d'agriculture.
"2· Jusqu'à nouvel ordre il ne sera pas donné suite aux contrats faits au nom d'un Israélite et qui auraient pour objet l'achat, l'hypothèque ou la location d'immeubles ruraux, situés en dehors des villes et des bourgades. Est nul également le mandat donné à un Israélite d'administrer des biens de la nature ci-dessus indiquée ou d'en disposer.
"3· Défense est faite aux Israélites de se livrer au commerce les dimanches et jours fériés de la religion chrétienne; les lois qui obligent les chrétiens à fermer leurs maisons de commerce pendant ces jours-là seront appliquées aux maisons de commerce des Israélites.
[110]
"4· Les mesures ci-dessus ne sont applicables qu'aux gouvernements qui se trouvent dans l'étendue du territoire juif."
A titre de mesure temporaire, ces lois étaient données. Aussi, en 1883, une commission se réunit, sous la présidence du comte Pahlen, pour régler définitivement la question juive. Cette commission conclut dans un sens fort libéral: elle demandait à ce que certains droits civils fussent accordés aux Juifs. Grâce à l'influence de M. Pobedonostsef, procureur du Saint-Synode, le rapport de la commission Pahlen resta lettre morte et les lois de mai furent appliquées. Depuis ce moment, et surtout à partir de 1890, les persécutions ont redoublé. On a restreint le Territoire en défendant aux Juifs l'entrée de certaines places fortes, et en créant une zone frontière que les Juifs ne peuvent habiter; on a abrogé l'ukase de 1865 par lequel Alexandre II autorisait les artisans "habiles" à élire domicile dans tout l'empire. Ainsi a-t-on refoulé dans les villes du territoire environ trois millions de Juifs, tandis qu'un million est répandu en Pologne et 500.000 privilégiés, commerçants de premier guilde, financiers et étudiants par toute la Russie.
Dans les villes du Territoire, les Juifs sont en majorité, et leurs conditions d'existence sont effroyables. Entassés dans des demeures malsaines, où ils vivent en la pire des pauvretés, ravagés par une misère auprès de laquelle la misère que l'on trouve à Paris, à Berlin et à Londres est de la prospérité; réduits au chômage pendant une partie de l'année, ne trouvant du travail pendant l'autre partie qu'à la condition de se contenter de salaires dérisoires, salaires dont le taux s'est tellement abaissé qu'il est tombé à 0,40 et 0,50 par jour, se multipliant sans cesse à cause de leur dénuement même, ces malheureux agonisent lentement et sont voués à tous les choléras, à tous les typhus, à toutes les pestes. De jour en jour leur état s'aggrave, leur détresse augmente, ils s'écrasent dans ces cités comme un bétail trop pressé dans des étables trop étroites, et nul espoir de délivrance ne luit pour eux; ils n'ont le choix qu'entre trois alternatives: se convertir, émigrer ou mourir. C'est ce qu'avait prévu M. Pobedonostsef, le procureur du Saint-Synode, lorsqu'il exigeait l'application des lois d'Ignatief.
Outre ce refoulement systématique, d'autres mesures ont été prises contre les Juifs. On leur interdit certains emplois et certaines professions; on chasse des hôpitaux ceux qui y sont comme infirmiers, on congédie ceux qui sont employés dans les compagnies de chemins de fer et les compagnies de navigation; on limite le nombre de ceux qui ont le droit d'entrer dans les universités, les écoles supérieures et les gymnases; on les empêche d'être avocats, avoués, médecins, ingénieurs, ou tout au moins, on ne les autorise à embrasser ces professions que fort rarement; on leur ferme leurs propres écoles, on ne les admet même pas dans les hôpitaux; on les accable d'impôts spéciaux, sur leurs loyers, sur leurs héritages, sur la viande qu'ils tuent, sur les bougies qu'ils allument le vendredi soir, sur les calottes dont ils se couvrent la tête pendant les cérémonies religieuses, même privées.
A côté de ces taxes officielles, décrétées par le gouvernement, ils subissent l'exploitation de l'administration et de la police russe, les plus corrompues, les plus vénales, les plus abjectes de l'Europe. La moitié des ressources de la classe moyenne juive, disent MM. Weber et [111] Kempster et M. Harold Frédéric13, passent à la police. Tout Juif d'une condition aisée est victime d'un chantage perpétuel Quant à ceux-là (la majorité) qui sont trop misérables pour pouvoir payer, ils sont soumis aux plus odieux, aux plus inhumains traitements, obligés de se plier à tous les caprices des policiers brutaux qui les régentent et les martyrisent comme ils martyrisent d'ailleurs les nihilistes et les suspects de libéralisme que l'horrible autocratie tzarienne remet à leur autorité14.
Pourquoi ces traitements, cette persécution abominable? Parce que, répondent les antisémites, ces quatre millions et demi de Juifs exploitent les quatre-vingt-dix millions de Russes. Comment les exploitent-ils? Par l'usure. Or les neuf dixièmes des Juifs russes ne possèdent rien, il y a à peine en Russie dix à quinze mille Juifs qui soient détenteurs de capitaux. Sur ces dix à quinze mille, les uns sont commerçants, les autres financiers, et assurément pratiquent l'agio sinon l'usure; enfin une minorité infime habitait jadis les villages et prêtait aux paysans. On a bien chassé ces derniers des campagnes, mais on a laissé fort tranquilles les commerçants, les financiers et en général tous ceux qui, étant riches, peuvent payer des privilèges. Donc si on désirait viser les exploiteurs on s'est trompé, car on a surtout frappé les artisans et les misérables. A-t-on au moins obtenu une amélioration dans la situation des paysans? Non. Le paysan russe, accablé d'impôts depuis sa libération, exploité par le fisc et par les agents du gouvernement, est la proie fatale des usuriers. Le Juif a été remplacé partout par le Koulak (le paysan prêteur) qui sévissait déjà dans tous les villages de Russie où n'étaient pas les Juifs -- c'est-à-dire la majorité des villages russes. Or, on n'a pris aucune mesure contre les Koulaks. L'expulsion des Juifs n'a donc pas pour cause la défense des paysans. Ils excitent aussi à l'ivrognerie, assure-t-on. Or, disait Katkoff, peu suspect puisqu'il était antisémite, l'alcoolisme est plus répandu dans le centre et le nord de la Russie, endroits où il n'y a que peu de Juifs, que dans le sud-ouest où ils exercent la profession de cabaretier. C'est fort naturel; l'alcool, qui est déjà une nécessité pour les miséreux dont la nutrition est insuffisante, est plus nécessaire encore dans les pays froids. Les Juifs ne seraient pas cabaretiers, qu'ils seraient remplacés par d'autres, et d'ailleurs l'expulsion des Juifs n'est pas une lutte contre l'alcoolisme, puisqu'on n'a pris aucune mesure contre les débitants chrétiens plus nombreux que les débitants israélites.
Des fraudes que l'on reproche aux négociants juifs riches nous ne pouvons nous occuper, puisque précisément ces négociants occupent une situation privilégiée; quant aux procédés déloyaux d'une partie de la masse misérable, ceux qui la composent sont dans une condition telle que "s'ils ne pillaient pas, la nourriture leur manquerait15", et ils se trouvent ainsi dans le même état qu'un grand nombre de Russes ortho[112]doxes que l'état social et économique de la Russie pousse à être peu scrupuleux pour pouvoir vivre16.
Quelles sont donc les véritables causes de l'antisémitisme? Elles sont politiques et religieuses. L'antisémitisme n'est nullement un mouvement populaire en Russie: il est purement officiel. Le peuple russe, accablé de misère, écrasé d'impôts, courbé sous la plus atrocedes tyrannies, aigri par les violences administratives et l'arbitraire gouvernemental, chargé de souffrances et d'humiliations, est dans une situation intolérable. Résigné en général, il est capable de colères; ses séditions, ses révoltes sont à redouter; les émeutes antisémitiques sont propres à détourner les fureurs populaires, c'est pour cela que le gouvernement les a encouragées et souvent provoquées. Quant aux paysans ou aux ouvriers ils se ruaient sur les Juifs parce que, disaient-ils, le "Juif et le noble se valent, seulement il est plus facile de battre le Juif17". Ainsi s'explique le pillage des riches commerçants, des opulents prêteurs juifs, parfois aussi, par ricochet, des misérables ouvriers israélites, et cela est assez poignant de voir ces déshérités se ruer les uns sur les autres au lieu de s'unir contre le tzarisme oppresseur.
La possibilité de l'union de ces deux misères est peut-être pressentie par ceux qui ont intérêt à engendrer et à perpétuer leur antagonisme et qui ont vu en effet, durant les troubles de 1881 et de 1882, les révoltés saccager et brûler bien des maisons chrétiennes. Après la mort d'Alexandre II, il devint urgent d'effacer de la mémoire des moujiks et des prolétaires le souvenir des tentatives libératrices des nihilistes. La révolution fut plus que jamais l'hydre et le dragon épouvantable contre lequel il fallait protéger la Russie sainte. On pensa y arriver par un retour aux idées orthodoxes. Tout le mal, disait-on, vient de l'étranger, de l'hérétique, de celui qui souille le sol sacré. C'était la théorie d'Ignatieff, c'est celle de Pobedonostsef et du Saint-Synode, celle sans doute de ce malheureux Alexandre III que la peur affole et que Pobedonostsef guide comme un enfant à l'esprit débile. On se précipita contre les Juifs, de même qu'on prit des mesures contre les Allemands, contre les catholiques, contre les luthériens, contre tous ceux qui n'étaient pas de race slave ou n'appartenaient pas à l'orthodoxie grecque18. Toutefois la persécution fut plus active contre les Juifs, car on n'avait pas à garder vis-à-vis d'eux les ménagements diplomatiques auxquels on était tenu vis-à-vis des catholiques, des luthériens ou des Allemands. On eut massacré les catholiques russes, l'Europe entière se fût levée; on put impunément tuer les Juifs. D'ailleurs, et pour les mêmes raisons que les Juifs roumains, les Juifs russes se distinguent du reste de la population par leurs moeurs, leurs coutumes et leur éducation -- sauf la minorité éclairée, très intelligente, des jeunes Juifs qui se précipitaient dans les universités avant que les portes ne leur en fussent fermées. -- Ils ont [113] une organisation intérieure, celle du Kahal qui leur donne une sorte d'autonomie et il est plus facile de les dénoncer comme un danger, au grand profit des institutions établies et aussi des capitalistes orthodoxes qui échappent ainsi aux colères populaires dont l'explosion est toujours à redouter.
On a souvent nié que l'antisémitisme officiel eût une origine religieuse; cela n'est cependant pas niable, et les Russes feraient encore bon marché peut-être du panslavisme, pour arriver à l'unité religieuse, unité qui leur parait -- du moins à quelques-uns -- indispensable pour avoir l'unité de l'Etat. La question nationale et la question religieuse ne font qu'une en Russie, le tzar étant à la fois chef temporel et chef spirituel, César et Pape; mais on donne plus d'importance à la foi qu'à la race, et la preuve c'est que tout Juif qui consent à se convertir n'est point expulsé. Au contraire, on encourage le Juif à venir à l'orthodoxie. Tout enfant israélite, dès quatorze ans, peut abjurer contre le gré de ses parents: un converti marié se trouve dégagé des liens qui l'unissent à sa femme et à ses enfants, une convertie rompt par le fait de sa conversion les engagements matrimoniaux, mais les conjoints non convertis sont toujours considérés comme mariés. Enfin les convertis adultes reçoivent lors de leur abjuration une somme de quinze à trente roubles, et les convertis enfants une somme de sept à quinze roubles. Pour engager encore les Juifs à venir à la religion grecque, on supprime les écoles rabbiniques; on restreint le nombre des synagogues -- la synagogue de Moscou fut fermée en 1892 comme chose indécente -- on défend même aux Juifs de se réunir pour prier. Que deviennent dès lors les griefs des antisémites contre les Juifs puisqu'ils consentent à garder chez eux ces Juifs devenus chrétiens, en sachant parfaitement que le christianisme ne fera pas renoncer à leur rôle social ceux d'entre eux qui ne sont pas artisans, mais intermédiaires et capitalistes19.
Ainsi, dans cette Europe orientale, où l'état actuel des Juifs nous représente assez bien quelle fut leur condition dans le Moyen Age, nous pouvons dire que les causes d'antisémitisme sont de deux sortes: causes sociales, et causes religieuses unies à des causes patriotiques. Il nous faut maintenant voir quelles sont les raisons qui entretiennent l'antisémitisme dans les pays où de légal il est devenu scripturaire, et, avant tout, examiner cette transformation et les manifestations auxquelles elle a donné lieu.

CHAPITRE IX


L'ANTISÉMITISME MODERNE ET SA LITTÉRATURE



Le Juif émancipé et les nations. -- Les Juifs et la Révolution économique. -- La bourgeoisie et le Juif. -- La transformation de l'antijudaïsme. -- Antijudaïsme et antisémitisme. -- Antijud
aïsme instinctif et antisémitisme raisonné. -- L'antijudaïsme légal et l'antisémitisme scripturaire. -- Classification de la littérature antisémitique. -- L'antisémitisme chrétien et l'antijudaïsme du Moyen Age. -- L'antitalmudisme. -- Gougenot des Mousseaux, Chiarini, Rohling. -- L'antisémitisme christiano-social. -- Barruel, Eckert, Don Deschamps. -- Chabeauty. -- Edouard Drumont et le pasteur Stoecker. -- L'antisémitisme économique. -- Fourier et Proudhon; Toussenel, Capefigue, Otto Clagau. -- L'antisémitisme ethnologique et national. -- L'Hégélianisme et l'idee de race. -- W. Marr, Treitschke, Schoenerer. -- L'antisémitisme métaphysique. -- Schopenhauer. -- Hegel et l'extrême gauche hégélienne. -- Marx et Stirner. -- Duhring, Nietzsche et l'antisémitisme antichrétien. -- L'antisémitisme révolutionnaire. -- Gustave Tridon. -- Les griefs des antisémites et les causes de l'antisémitisme.

Les Juifs émancipés pénétrèrent dans les nations comme des étrangers, et il n'en pouvait être autrement, nous l'avons vu, puisque depuis des siècles ils formaient un peuple parmi les peuples, un peuple spécial conservant ses caractères grâce à des rites stricts et précis, grâce aussi à une législation qui le tenait à l'écart et servait à le perpétuer. Ils entrèrent dans les sociétés modernes non comme des hôtes, mais comme des conquérants. Ils étaient semblables à un troupeau parqué; soudain les barrières tombèrent et ils se ruèrent dans le champ qui leur était ouvert. Or, ils n'étaient pas des guerriers, de plus, le moment ne se prêtait pas aux expéditions d'une horde minuscule, mais ils firent la seule conquête pour laquelle ils étaient armés, cette conquête économique qu'ils s'étaient préparés à faire depuis de si longues années. Ils étaient une tribu de marchands et d'argentiers, dégradés peut-être par la pratique du mercantilisme, mais armés, grâce à cette pratique même, de qualités qui devenaient prépondérantes dans la nouvelle organisation économique. Aussi, il leur fut facile de s'emparer du commerce et de la finance et, il faut le répéter encore, il leur était impossible de ne pas agir ainsi. Comprimés, opprimés pendant des siècles, constamment retenus dans tous leurs élans, ils avaient [115] acquis une formidable force d'expansion, et cette force ne pouvait s'exercer que dans un certain sens; on avait limité leur effort, mais on n'en avait pas changé la nature, on ne la changea pas davantage le jour où on les libéra, et ils allèrent droit devant eux, dans le chemin qui leur était familier. L'état de choses les favorisa du reste singulièrement. A cette époque de grands bouleversements et de reconstructions, au moment où les nations se modifiaient, où les gouvernements se transformaient, où des principes nouveaux s'établissaient, où s'élaboraient de nouvelles conceptions sociales, morales et métaphysiques, ils furent les seuls à être libres. Ils étaient sans attaches aucunes avec ceux qui les entouraient; ils n'avaient pas d'antique patrimoine à défendre, l'héritage que l'ancienne société laissait à la société naissante n'était pas le leur; les mille idées ataviques qui liaient au passé les citoyens des États modernes ne pouvaient influer en rien sur leur conduite, sur leur intellectualité, sur leur moralité: leur esprit n'avait pas d'entraves.
J'ai montré que leur libération ne put pas les changer et que nombre d'entre eux regrettèrent leur isolement passé, mais si encore ils s'efforcèrent de rester eux-mêmes, s'ils ne s'assimilèrent pas, ils s'adaptèrent merveilleusement en vertu même de leurs tendances spéciales aux conditions économiques qui régirent les nations dès le commencement de ce siècle.
La Révolution française fut, avant tout, une Révolution économique. Si on peut la considérer comme le terme d'une lutte de classes, on doit aussi voir en elle l'aboutissant d'une lutte entre deux formes du capital, le capital immobilier et le capital mobilier, le capital foncier et le capital industriel et agioteur. Avec la suprématie de la noblesse disparut la suprématie du capital foncier, et la suprématie de la bourgeoisie amena la suprématie du capital industriel et agioteur. L'émancipation du Juif est liée à l'histoire de la prépondérance de ce capital industriel. Tant que le capital foncier détint le pouvoir politique, le Juif fut privé de tout droit; le jour où le pouvoir politique passa au capital industriel, le Juif fut libéré et cela était fatal. Dans la lutte qu'elle avait entreprise, la bourgeoisie avait besoin d'auxiliaires; le Juif fut pour elle un aide précieux, un aide qu'elle avait intérêt à délivrer. Dés la Révolution, le Juif et le bourgeois marchèrent ensemble, ensemble ils soutinrent Napoléon, au moment où la dictature devint nécessaire pour défendre les privilèges conquis par le Tiers et, lorsque la tyrannie impériale fut devenue trop lourde et trop oppressive pour le capitalisme, c'est le bourgeois et le Juif, qui, unis, préludèrent à la chute de l'empire par l'accaparement des vivres au moment de la campagne de Russie et aidèrent au désastre final, en provoquant la baisse de la rente, et en achetant la défection des maréchaux.
Après 1815, au début du grand développement industriel, quand les compagnies de canaux, de mines, d'assurances se formèrent, les Juifs furent parmi les plus actifs à faire prévaloir le système de l'association des capitaux, ou du moins à l'appliquer. Ils y étaient d'ailleurs les plus aptes, puisque l'esprit d'association avait été depuis des siècles leur seul soutien. Mais ils ne se contentèrent pas d'aider de cette façon pratique au triomphe de l'industrialisme, ils y aidèrent d'une façon théorique. Ils se rangèrent autour du philosophe de la bourgeoisie, autour de Saint-Simon; ils travaillèrent à la diffusion et même à l'élaboration de [116] sa doctrine. Saint-Simon avait dit20: "Il faut confier l'administration du pouvoir temporel aux industriels"et "Le dernier pas qui reste à faire à l'industrie est de s'emparer de la direction de l'Etat et le problème suprême de nos temps est d'assurer à l'industrie la majorité dans les Parlements. " Il avait ajouté21 "La classe industrielle doit occuper le premier rang, parce qu'elle est la plus importante de toutes, parce qu'elle peut se passer de toutes les autres et qu'aucune autre ne peut se passer d'elle; parce qu'elle subsiste par ses propres forces, par ses travaux personnels. Les autres classes doivent travailler pour elle, parce qu'elles sont ses créatures et qu'elle entretient leur existence; en un mot, tout se faisant par l'industrie, tout doit se faire pour elle." Les Juifs contribuèrent à réaliser le rêve saint-simonien; ils se montrèrent les plus sûrs alliés de la bourgeoisie, d'autant qu'en travaillant pour elle ils travaillaient pour eux et, dans toute l'Europe ils furent au premier rang du mouvement libéral qui, de 1815 à 1848 acheva d'établir la domination du capitalisme bourgeois.
Ce rôle du Juif n'échappa pas à la classe des capitalistes fonciers et nous verrons que ce fut là une des causes de l'antijudaïsme des conservateurs, mais il ne valut pas à Israël la reconnaissance de la bourgeoisie. Quand celle-ci eut définitivement assis son pouvoir, lorsqu'elle fut tranquille et rassurée, elle s'aperçut que son allié juif n'était qu'un redoutable concurrent et elle réagit contre lui. Ainsi, les partis conservateurs, généralement composés de capitalistes agricoles, devinrent antijuifs dans leur lutte contre le capitalisme industriel et agioteur que représentait surtout le Juif, et le capitalisme industriel et agioteur devint à son tour antijuif à cause de la concurrence juive. L'antijudaïsme, qui avait été d'abord religieux, devint économique, ou, pour mieux dire, les causes religieuses, qui avaient jadis été dominantes dans l'antijudaïsme, furent subordonnées aux causes économiques et sociales.
Cette transformation, qui correspondit au changement de rôle des Juifs, ne fut pas la seule. L'hostilité contre les Juifs, autrefois sentimentale, se fit raisonneuse. Les chrétiens d'antan détestaient les déicides instinctivement, et ils n'essayaient nullement de justifier leur animosité: ils la témoignaient. Les antijuifs contemporains voulurent expliquer leur haine, c'est-à-dire, qu'ils la voulurent décorer: I'antijudaïsme se mua en antisémitisme. Comment se manifesta cet antisémitisme? Il ne put se manifester que par des écrits. L'antisémitisme officiel était mort en Occident, ou il se mourait; par conséquent la législation antijuive disparaissait aussi; l'antisémitisme resta idéologique, Il fut une opinion, une théorie, mais les antisémites eurent un but très net. Jusqu'à la Révolution, l'antijudaïsme littéraire avait corroboré l'antijudaïsme légal, depuis la Révolution et l'émancipation des Juifs, l'antisémitisme littéraire a tendu à restaurer l'antisémitisme légal dans les pays où il n'existe plus. Il n'y est pas encore arrivé, et nous n'avons donc à étudier que les manifestations scripturaires de l'antisémitisme, manifestations dont quelques-unes représentent l'opinion du grand nombre, car, si les littérateurs antisémites ont apporté des [117] raisons aux antisémites inconscients, ils ont été engendrés par eux; ils ont tenté d'expliquer ce que le troupeau ressentait, et si parfois ils lui ont attribué d'étranges et invraisemblables mobiles, ils n'ont été le plus souvent que les échos des sentiments de leurs inspirateurs. Quels étaient ces sentiments? Nous allons le voir tout en examinant la littérature antisémitique, et en même temps nous démêlerons les causes multiples de l'antisémitisme contemporain.
Il n'est pas possible, sauf pour quelques-unes, de classer les oeuvres antisémitiques dans des catégories trop étroites, car chacune d'elles offre fréquemment de multiples tendances. Cependant elles ont chacune une dominante, d'après laquelle on peut établir leur classification, en se souvenant toujours qu'une oeuvre rapprochée d'un type déterminé ne se rapporte pas seulement et uniquement à ce type. Nous diviserons donc l'antisémitisme en antisémitisme christiano-social, antisémitisme économique, antisémitisme ethnologique et national, antisémitisme métaphysique, antisémitisme révolutionnaire et antichrétien.
C'est la permanence des préjugés religieux qui généra l'antisémitisme christiano-social. Si les Juifs n'avaient pas changé en entrant dans la société, les sentiments qu'on éprouvait à leur égard depuis de si longues années n'auraient pu non plus disparaître. Les Israélites avaient dû leur émancipation à un mouvement philosophique coïncidant avec un mouvement économique et non à l'abolition des préventions séculaires dont on était animé contre eux. Ceux qui estimaient que le seul état possible était l'état chrétien voyaient de mauvais oeil l'intrusion des Juifs, et la première manifestation de cette hostilité fut l'antitalmudisme. On s'attaqua à ce qui était regardé, à juste titre, comme la forteresse religieuse des Juifs, au Talmud, et une légion de polémistes s'appliqua à montrer combien les doctrines talmudiques s'opposaient aux doctrines évangéliques. On releva contre le livre tous les griefs des controversistes d'antan, ceux qu'avaient énumérés les Juifs apostats dans les colloques, et qu'avait reproduits Raymond Martin, au XIIIe siècle, ceux de Pfefferkorn et ceux plus tard d'Eisenmenger. On ne changea même pas le procédé, même pas la facture; on se servit des mêmes moules, on suivit, en écrivant des pamphlets, les mêmes traditions que les dominicains inquisitoriaux, et dans l'étude de la "mer" talmudique on n'apporta pas plus de sens critique. Du reste, les antisémites chrétiens de notre temps, ont du Juif, de ses dogmes et de sa race, la même conception que les antijuifs du Moyen Age. Le Juif les préoccupe et les hante, ils le voient partout, ils ramènent tout à lui, ils ont de l'histoire une conception identique à celle de Bossuet. Pour l'évêque, la Judée avait été le centre du monde; tous les événements, les désastres et les joies, les conquêtes et les écroulements comme les fondations d'empire avaient pour primitive, mystérieuse et ineffable cause les volontés d'un Dieu fidèle aux Béné-Israël, et ce peuple tour à tour errant, créateur de royaumes et captifs avait dirigé l'humanité vers son unique but: l'avènement du Christ. Ben Hadad et Sennacherib, Cyrus et Alexandre semblent n'exister que parce que Juda existe, et parce qu'il faut que Juda soit tantôt exalté et tantôt abattu, jusqu'à l'heure où il imposera à l'univers la loi qui doit sortir de lui. Mais ce que Bossuet avait conçu dans un but de glorification inouïe, les antisémites chrétiens le rénovent avec des intentions contraires. Pour eux, la race [118] juive, fléau des nations, répandue sur le globe, explique les malheurs et les bonheurs des peuples étrangers chez qui elle s'est implantée, et de nouveau l'histoire des Hébreux devient l'histoire des monarchies et des républiques. Châtiés ou tolérés, chassés ou accueillis, ils expliquent, par le fait même de ces diverses politiques, la gloire des États ou bien leur décadence. Raconter Israël, c'est raconter la France, ou l'Allemagne, ou l'Espagne. Voilà ce que voient les antisémites chrétiens, et leur antisémitisme est ainsi purement théologique, c'est celui des Pères, celui de Chrysostome, de saint Augustin, de saint Jérôme. Avant la naissance de Jésus, le peuple juif a été le peuple prédestiné, le fils chéri de Dieu; depuis qu'il a méconnu son Sauveur, depuis qu'il a été déicide, il est devenu le peuple déchu par excellence, et, après avoir fait le salut du monde, il en cause la ruine.
Dans certaines oeuvres, cette conception est très nettement exposée, ainsi dans le livre peu connu de Gougenot des Mousseaux: Le Juif, le Judaïsme et la JudaÏsation des peuples chrétiens 22. Pour Gougenot, les Juifs sont "le peuple à jamais élu, le plus noble et le plus auguste des peuples, le peuple issu du sang d'Abraham, à qui nous devons la mère de Dieu ". En mème temps les Juifs sont les plus pervers et les plus insociables des êtres. Comment concilie-t-il ces contradictions? En opposant le Juif mosaïste au Juif talmudiste, et la Bible au Talmud. C'est ainsi du reste que procèdent la plupart des antisémites chrétiens. "C'est le judaïsme et non le mosaïsme qui s'oppose à la réforme radicale des Juifs", dit l'abbé Chiarini dans un mémoire écrit pour servir "de guide aux réformateurs des Juifs23".
Toutefois, les antitalmudistes, quelles que soient leurs affinités et leur parenté avec les antijuifs du Moyen Age, se placent à un point de vue un peu différent. Jadis on relevait surtout dans le Talmud des blasphèmes contre la religion chrétienne, ou bien on y cherchait des arguments pour soutenir la divinité de Jésus-Christ; désormais les ennemis du livre le poursuivent surtout comme oeuvre antisociale, pernicieuse et destructive. D'après eux, le Talmud fait du Juif l'ennemi de toutes les nations, mais si quelques-uns, comme des Mousseaux et Chiarini, sont avant tout poussés, comme les théologiens d'antan, par le désir de ramener Israël dans le giron de l'Eglise24, d'autres, comme le docteur Rohling25, sont plutôt disposés à le supprimer, et le déclarent incapable de servir jamais au bien. Au contraire, car non seulement disent-ils, ses doctrines sont incompatibles avec les principes de gouvernements chrétiens, mais encore il cherche à ruiner ces gouvernements pour en tirer profit.
On conçoit qu'après les bouleversements produits par la Révolution française, les conservateurs aient été appelés à rendre les Juifs respon[119]sables de la destruction de l'ancien régime. Lorsque, la tempête passée, ils jetèrent un coup d'oeil autour d'eux, une des choses qui dut le plus les surprendre fut assurément la situation du Juif. Hier le Juif n'était rien, il n'avait aucun droit, aucun pouvoir, et aujourd'hui il brillait au premier rang; non seulement il était riche, mais encore, comme il payait le cens, il pouvait être électeur et gouverner le pays. C'était lui que le changement social avait le plus favorisé. Aux yeux des représentants du passé, de la tradition, il parut qu'un trône avait été renversé et des guerres européennes déchaînées, uniquement pour que le Juif pût acquérir rang de citoyen, et la déclaration des Droits de l'Homme sembla n'avoir été que la déclaration des droits du Juif. Aussi les antisémites chrétiens ne se bornèrent-ils pas à s'indigner des spéculations des Juifs sur les biens nationaux ou sur les fournitures militaires26, ils leur appliquèrent le vieil adage juridique: fecisti qui prodes. Si les Juifs avaient à ce point bénéficié de la Révolution, s'ils en avaient tiré un tel profit, c'est qu'ils l'avaient préparée, ou pour mieux dire qu'ils y avaient aidé de toutes leurs forces.
Il fallait cependant expliquer comment ce Juif, méprisé et haï, considéré comme une chose, avait eu le pouvoir d'accomplir de telles actions, comment il avait disposé d'une aussi formidable puissance. Ici intervient une théorie, ou plutôt une philosophie de l'histoire, familière aux polémistes catholiques. D'après ces historiens, la Révolution française, dont le contrecoup fut universel, et qui transforma toutes les institutions de l'Europe occidentale, ne fut que le résultat et l'aboutissant d'une séculaire conspiration. Ceux qui l'attribuent au mouvement philosophique du XVIIe siècle, aux excès des gouvernements monarchiques, à une transformation économique fatale, à la décrépitude d'une classe, à l'affaiblissement d'une forme du capital, à l'inévitable évolution des concepts de l'autorité et de l'Etat, à l'élargissement de la notion de l'individu, tous ceux-là, d'après les historiens dont je parle, se trompent lourdement. Ce sont des aveugles qui ne voient pas la vérité: la Révolution fut l'oeuvre d'une ou de plusieurs sectes, dont la fondation remonte à la plus haute antiquité, sectes poussées par un même désir et un même principe: le désir de dominer et le principe de destruction. Ces sectes ont procédé suivant un plan nettement déterminé, implacablement suivi, à la destruction de la Monarchie et de l'Eglise; par leurs ramifications innombrables, elles ont couvert l'Europe d'un filet aux mailles serrées et, à l'aide des moyens les plus ténébreux, les plus abominables, elles sont parvenues à saper le trône qui est le seul défenseur de l'ordre social et de l'ordre religieux.
La genèse de cette conception historique se peut facilement trouver. Elle prit naissance sous la Terreur même. La part que les loges maçonniques, les illuminés, les Rose-croix, les Martinistes, etc., avaient prise à la révolution avait vivement frappé certains esprits, qui furent portés à grossir l'influence et le rôle de ces sociétés. Une des choses, qui avait le plus surpris ces observateurs superficiels, avait été le caractère international de la Révolution de 1789, et la simultanéité des mouvements qu'elle avait engendrés. Ils opposèrent son action générale à [120] l'action locale des révolutions précédentes, qui n'avaient agité -- ainsi en Angleterre -- que les pays dans lesquels elles étaient nées et, pour expliquer cette différence, ils attribuèrent l'oeuvre des siècles à une association européenne, ayant des représentants au milieu de toutes les nations, plutôt que d'admettre qu'un même stade de civilisation, et de semblables causes intellectuelles, sociales, morales et économiques avaient pu produire simultanément les mêmes effets. Les membres mêmes de ces loges, de ces sociétés, contribuèrent à répandre cette croyance27. Ils exagèrent eux aussi leur importance et ils affirmèrent que non seulement ils avaient, au XVIIIe siècle, travaillé aux changements qui se préparaient, ce qui était la vérité, mais encore ils prétendirent qu'ils en étaient les lointains initiateurs. Ici cependant n'est pas le lieu de discuter cette question; il nous suffit d'avoir constaté l'existence de ces théories: nous allons montrer comment elles vinrent en aide aux antisémites chrétiens.
Les premiers écrivains qui exposèrent ces idées se bornèrent à constater l'existence d'"une nation particulière qui a pris naissance et s'est agrandie dans les ténèbres, au milieu de toutes les nations civilisées avec le but de les soumettre toutes à sa domination28", ainsi que veut le démontrer le chevalier de Malet, frère du général conspirateur dans un livre peu connu et fort médiocre d'ailleurs. Des hommes comme le P. Barruel, dans ses Mémoires sur le Jacobinisme29, comme Eckert, dans ses ouvrages sur la franc-maçonnerie30, comme Dom Deschamps31, comme Claudio Jannet, comme Crétineau Joly32, développèrent cette théorie et la systématisèrent, ils essayèrent même d'en démontrer la réalité, et s'ils n'atteignirent pas leur but, ils réunirent du moins tous les éléments nécessaires pour entreprendre l'histoire si curieuse des sociétés secrètes. En toutes leurs oeuvres, ils furent conduits à examiner quelle avait été la situation des Juifs dans ces groupes et dans ces sectes et, frappés des analogies que présentaient les rites mystagogiques de la Maçonnerie avec certaines traditions judaïques et kabbalistiques33, illusionnés par tout ce décor hébraïque qui caractérise les initiations dans les loges, ils en conclurent que les Juifs avaient [121] toujours été les inspirateurs, les guides et les maîtres de la Maçonnerie, bien plus même, qu'ils en avaient été les fondateurs, et que, avec son aide, ils poursuivaient tenacement la destruction de l'Eglise, depuis sa fondation.
On alla plus loin dans cette voie, on voulut prouver que les Juifs avaient gardé leur constitution nationale, qu'ils étaient encore gouvernés par des princes, des nassi, qui les menaient à la conquête du monde, et que ces ennemis du genre humain étaient en possession d'une organisation et d'une tactique redoutables. Gougenot des Mousseaux34, Rupert35, de Saint-André36, l'abbé Chabauty37, ont soutenu ces assertions. Quant à M. Edouard Drumont, toute la partie pseudo-historique de ses livres, lorsqu'elle n'est pas tirée du père Loriquet, n'est qu'un démarquage maladroit et sans critique de Barruel, de Gougenot, de Dom Deschamps et de Crétineau Joly38.
Toutefois, avec M. Drumont, comme avec le pasteur Stoecker, l'antisémitisme chrétien se transforme, ou plutôt, il emprunte à quelques sociologues des armes nouvelles. Si M. Drumont combat l'anticléricalisme du Juif, si M. Stoecker, soucieux de mériter le nom de second Luther, s'élève contre la religion juive destructrice de l'état chrétien, d'autres préoccupations les dominent; ils attaquent la richesse juive, et attribuent aux Juifs la transformation économique qui est l'oeuvre de ce siècle. Ils poursuivent bien encore, dans l'Israélite, l'ennemi de Jésus, le meurtrier d'un dieu, mais ils visent surtout le financier, et en cela ils s'unissent à ceux qui professent l'antisémitisme économique.
Cet antisémitisme se manifesta dès les débuts de la finance et de l'industrialisme juif. Si on en trouve seulement des traces dans Fourier39 et Proudhon, qui se bornèrent à constater l'action du Juif intermédiaire, agioteur et improductif40, il anima des hommes comme Toussenel41 et Capefigue42; il inspira des livres tels que Les Juifs rois de l'Europe et l'Histoire des grandes opérations financières et plus tard, en Allemagne, les pamphlets d'Otto Glagau contre les banquiers [122] et boursiers juifs43. J'ai déjà indiqué du reste les origines de cet antisémitisme économique, comment, d'une part, les capitalistes fonciers rendirent le Juif responsable de la prépondérance fâcheuse pour eux du capitalisme industriel et financier, comment, de l'autre, la bourgeoisie nantie de privilèges se retourna contre le Juif jadis son allié, désormais son concurrent, et son concurrent étranger, car c'est à sa qualité d'étranger, de non assimilé, que l'Israélite a dû l'excès d'animosité qui lui a été témoigné, et ainsi l'antisémitisme économique est lié à l'antisémitisme ethnologique et national
Cette dernière forme de l'antisémitisme est moderne, elle est née en Allemagne, et c'est aux Allemands que les antisémites français en ont emprunté la théorie.
C'est sous l'influence des doctrines hégéliennes que fut élaborée en Allemagne cette doctrine des races, que Renan soutint en France44. En 1840, et surtout en 1848, elle devient dominante, non seulement parce que la politique allemande la mit à son service, mais parce qu'elle s'accorda avec le mouvement nationaliste et patriotique qui poussa les nations, et avec cette tendance à l'unité, qui caractérisa tous les peuples de l'Europe. Il faut, disait-on alors, que l'Etat soit national; il faut que la nation soit une, et qu'elle comprenne tous les individus parlant la langue nationale et étant de même race. Plus encore, il importe que cet État national réduise les éléments hétérogènes; c'est-à-dire les étrangers. Or, le Juif n'est pas un Aryen, il n'a pas les mêmes concepts que l'Aryen, concepts moraux, sociaux et intellectuels, il est irréductible; on doit donc l'éliminer, sinon il ruinera les peuples qui l'ont accueilli, et, parmi les antisémites nationalistes et ethnologues, quelques-uns affirment que déjà l'oeuvre est faite.
Ces idées, reprises depuis par MM. de Treistchke45 et Adolphe Wagner en Allemagne, par M. de Schoenerer en Autriche, par M. Pattaï en Hongrie, et, beaucoup plus tard, par M. Drumont en France46 furent systématisées pour la première fois par W. Marr dans un pamphlet qui eut un certain retentissement, même en France: La victoire du Judaïsme sur le Germanisme47. Marr y déclarait que l'Alle[123]magne était la proie d'une race conquérante, celle des Juifs, race possédant tout et voulant judaïser l'Allemagne, comme la France d'ailleurs, et il concluait en disant que la Germanie était perdue. Il mêlait même à son antisémitisme ethnologique un antisémitisme métaphysique, si je puis dire, que déjà Schopenhauer avait professé48, antisémitisme constant à combattre l'optimisme de la religion juive, optimisme que Schopenhauer trouvait bas et dégradant et auquel il opposait les conceptions religieuses grecques et hindoues.
Mais Schopenhauer et Marr ne représentent pas seuls l'antisémitisme philosophique. Toute la métaphysique allemande combattit l'esprit juif qu'elle considérait comme essentiellement différent de l'esprit germanique et qui figurait pour elle le passé en opposition avec les idées du présent. Tandis que l'Esprit se réalise dans l'histoire du monde, tandis qu'il marche, les Juifs restent à un stade inférieur. Telle est la pensée hégélienne, celle de Hegel et celle aussi de ses disciples de l'extrême gauche, de Feuerbach, d'Arnold Ruge et de Bruno Bauer49. Max Stirner50 a développé ces idées avec beaucoup de précision. Pour lui, l'histoire universelle a parcouru jusqu'ici deux âges. Le premier, représenté par l'antiquité, dans lequel nous avions à élaborer et à éliminer l'état d'âme nègre; le deuxième, celui du mongolisme représenté par l'époque chrétienne. Dans le premier âge l'homme dépendait des choses, dans le second il est subjugué par des idées en attendant qu'il les domine et qu'il libère son moi. Or, les Juifs, "ces enfants vieillottement sages de l'antiquité, n'ont pas dépassé l'état d'âme nègre. Malgré toute la subtilité et toute la force de leur sagacité et de leur intelligence qui se rend Maîtresse des choses avec un facile effort et les contraint à servir l'homme, ils ne peuvent découvrir l'esprit qui consiste à tenir les choses pour non avenues." Nous trouvons une autre forme de l'antisémitisme philosophique dans Duhring, une forme plus éthique que métaphysique. Duhring, en plusieurs traités, pamphlets et livres, attaque l'esprit sémitique51, et la conception sémite du divin et de la morale qu'il oppose à la conception des peuples du Nord, et poussant logiquement jusqu'au bout les conséquences de ses prémisses, suivant du reste la doctrine de Bruno Bauer, il attaque le christianisme qui est la dernière manifestation de l'esprit sémitique: "Le christianisme, dit-il, n'a surtout aucune morale pratique qui, non susceptible de double interprétation, serait utilisable et saine. Par conséquent, les [124] peuples n'en auront fini avec l'esprit sémitique que lorsqu'ils auront chassé de leur esprit ce deuxième aspect actuel de l'hébraïsme."
Après Duhring, Nietzsche52, à son tour, a combattu la morale juive et chrétienne, qui selon lui est la morale des esclaves, en opposition avec la morale des maîtres. Les Juifs et les chrétiens, par les prophètes et par Jésus, ont fomenté "la révolte des esclaves dans la morale"; ils ont fait prédominer des conceptions basses et nuisibles, qui consistent à déifier le faible, l'humble, le misérable et à lui sacrifier le fort, l'orgueilleux et le puissant.
En France, quelques révolutionnaires athées, entre autres Gustave Tridon 53, et Regnard54, ont pratiqué cet antisémitisme antichrétien qui se ramène en dernière analyse à l'antisémitisme ethnologique, de même que l'antisémitisme métaphysique proprement dit.
Nous pouvons donc réduire les diverses variétés de l'antisémitisme à trois: l'antisémitisme chrétien, l'antisémitisme économique, l'antisémitisme ethnologique. Dans l'examen que nous venons d'en faire, nous avons constaté que les griefs des antisémites étaient des griefs religieux, des griefs sociaux, des griefs ethnologiques, des griefs nationaux, des griefs intellectuels et moraux. Pour l'antisémite, le Juif est un individu de race étrangère, incapable de s'adapter, hostile à la civilisation et à la foi chrétiennes, immoral, antisocial, d'un intellect différent de l'intellect aryen, et en outre déprédateur et malfaisant.
Nous allons maintenant étudier successivement ces griefs. Nous verrons s'ils sont fondés, c'est-à-dire si les causes réelles de l'antisémitisme contemporain leur correspondent, ou s'ils ne sont que des préjugés. Étudions d'abord le grief ethnologique.


CHAPITRE X



LA RACE



Le grief ethnologique. -- L'inégalité des races. -- Sémites et Aryens. -- La supériorité aryenne. -- La lutte des Sémites et des Aryens. -- L'apport sémitique dans les civilisations dites aryennes. -- La colonisation sémitique. -- Les premières années de l'ère chrétienne et les judéo- chrétiens. -- Les éléments juifs dans les nations européennes. -- L'idee de race chez le Juif. -- La supériorité juive. -- Les origines de la race juive. -- Les éléments étrangers dans la race juive. -- Le prosélytisme juif. -- Dans l'antiquité païenne. -- Après l'ere chrétienne, -- Les infiltrations ouroaltaïques dans la race juive -- Les Khazars et les peuples du Caucase. -- Les diverses variétés de Juifs. -- Dolichocéphales et Brachycéphales -- Askenazim et Séphardim. -- Juifs de Chine, de l'Inde d'Abyssinie. -- La modification par le milieu et par la langue. -- L'unité juive. -- La nationalité.

Le Juif est un Sémite, il appartient à une race étrangère, nuisible, perturbatrice et inférieure: tel est le grief ethnologique des antisémites. Sur quoi repose-t-il? Il repose sur une théorie anthropologique qui a engendré, ou tout au moins justifié, une théorie historique: la doctrine de l'inégalité des races dont il nous faut parler tout d'abord.
Depuis le XVIIIe siècle, on a essayé de classer les hommes, et de les distribuer dans certaines catégories déterminées, distinctes et séparées. Pour cela, on s'est basé sur des indices bien différents: sur la section des cheveux, section ovale (chez les nègres à chevelure laineuse) ou section ronde55; sur la forme du crâne, large ou allongé56 enfin sur la couleur de la peau. Cette dernière classification a prévalu: désormais on distingue trois races humaines: la race noire, la race jaune et la race blanche. A ces races on attribue des aptitudes différentes et on les range par ordre de supériorité, la race noire au plus bas degré d'une échelle dont la race blanche occupe l'échelon supérieur. De même pour expliquer mieux encore cette hiérarchie des races humaines, on repousse la doctrine religieuse du monogénisme, doctrine qui déclare que le genre humain descend d'un couple unique, et on lui oppose le polygénisme qui admet l'apparition simultanée de nombreux couples différents; conception plus logique, plus rationnelle et plus conforme à la réalité.
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Cette classification a-t-elle des bases sérieuses et réelles? La croyance au monogénisme ou celle du polygénisme permettent-elles d'affirmer qu'il est des races élues et des races réprouvées? En aucune façon. Si l'on admet le monogénisme, il est bien évident que les hommes descendant tous d'un couple commun, ont les mêmes propriétés, le même sang, la même constitution physique et psychique. Si au contraire on accepte le polygénisme, c'est-à-dire l'existence initiale d'un nombre indéfini et considérable de bandes hétérogènes peuplant le globe, il devient impossible de soutenir l'existence de races originairement supérieures ou inférieures, car les premiers groupements sociaux se sont effectués par l'amalgame de ces bandes humaines hétérogènes dont nous ne saurions déterminer et encore moins classer les qualités et les vertus respectives. "Toutes les nations, dit M. Gumplowicz57, les plus primitives qui nous apparaissent aux premières lueurs des temps historiques, seront pour nous les produits d'un processus d'amalgamation (déjà terminé aux temps préhistoriques) entre des éléments ethniques hétérogènes." Donc, si on se place au point de vue de l'identité d'origine, la hiérarchie ethnologique est inadmissible, et l'on peut affirmer, avec Alexandre de Humboldt, qu'il "n'y a pas de souches ethniques qui soient plus nobles que les autres. "
La race est d'ailleurs une fiction. Il n'existe pas un groupe humain qui puisse se vanter d'avoir deux ancêtres initiaux et de descendre d'eux sans que jamais l'apport primitif ait été adultéré par un mélange; les races humaines ne sont point pures, c'est-à-dire, à proprement parler, qu'il n'y a pas de race. "L'unité manque, affirme M. Topinard58, les races se sont divisées, dispersées, mêlées, croisées en toutes proportions, en toutes directions depuis des milliers de siècles; la plupart ont quitté leur langue pour celle de vainqueurs, puis l'ont abandonnée pour une troisième, sinon une quatrième; les masses principales ont disparu et l'on se trouve en présence, non plus de races, mais de peuples." Par conséquent, la classification anthropologique de l'humanité n'a aucune valeur.
Il est vrai que les partisans de la hiérarchie ethnologique s'appuient, à défaut de caractères anthropologiques, sur des caractères linguistiques. Les langues étant classées en monosyllabiques, agglutinantes, flexionnelles et analytiques, d'après leur évolution, on a établi, selon ces diverses formes du langage, l'élection ou la réprobation de ceux qui les parlent. Toutefois cette prétention n'est pas soutenable, car les Chinois, dont la langue est monosyllabique, ne sont inférieurs ni aux Yakoutes ni aux Kamtchalades, dont la langue est agglutinante, ni aux Zoulous qui parlent un idiome flexionnel, et il serait facile de démontrer que les Japonais et les Magyars, dont la langue est agglutinante, ne sont nullement inférieurs à certains peuples dit aryens, dont la langue est flexionnelle. Du reste, nous savons que le fait de parler un même idiome n'implique pas l'identité d'origine; des tribus victorieuses ayant imposé de tout temps leur langue à d'autres tribus étrangères, sans que ces tribus y aient eu des aptitudes natives; donc la classification des [127] langues ne peut en rien déterminer la classification ethnique du genre humain.
Néanmoins et quelque insoutenable que soit la doctrine de l'inégalité des races, soit au point de vue linguistique, soit au point de vue anthropologique, elle n'en a pas moins dominé notre temps, et les peuples ont poursuivi et poursuivent encore cette chimère de l'unité ethnologique qui n'est que l'héritage d'un passé mal informé et, à vrai dire, une forme de régression. L'antiquité eut les plus grandes prétentions à la pureté du sang, et aujourd'hui c'est chez les nègres africains et chez certains sauvages que l'idée de race est la plus répandue et la plus enracinée. Cela se comprend. Les premiers liens collectifs furent les liens du sang; la première unité sociale, la famille, fut fondée sur le sang; la cité fut considérée comme un élargissement de la famille, et à l'aurore de chaque ville, la légende plaça un couple ancestral, de même que dans certaines religions on plaça un couple initial aux débuts de l'humanité59. Lorsque des éléments humains nouveaux arrivèrent dans ces agglomérations, on eut besoin de perpétuer cette croyance à l'identité originelle, on y arriva par la fiction de l'adoption et, dans ces civilisations lointaines il n'y eut place que pour l'enfant de la tribu et de la cité, ou pour l'adopté. L'étranger, dans toutes les législations primitives, fut l'ennemi, celui dont il fallait se garer, le perturbateur, celui qui troublait les croyances et les idées. Cependant, à mesure que les collectivités s'agrandirent, elles devinrent moins unes. Si l'on considère comme marque exclusive de l'unité la filiation sans rupture, nous avons vu que déjà, dans la préhistoire, les vastes hordes furent formées par l'agglomération de bandes hétérogènes, et les états, les premiers états historiques, furent à leur tour constitués par l'agglomération de ces hordes, qui déjà ne pouvaient réclamer le même ancêtre pour chacun de leurs membres. Malgré tout, jusqu'à nos jours, cette idée de la communauté d'origine s'est perpétuée. C'est qu'elle dérive d'un besoin essentiel: le besoin d'homogénéité, d'unité, besoin qui pousse toutes les sociétés à réduire leurs éléments dissemblables, et cette croyance à la pureté du sang n'est que la manifestation extérieure de ce besoin d'unité, c'est une façon d'en exprimer la nécessité, façon nette, simpliste et satisfaisante pour l'inconscient et pour le sauvage mais en tout cas insuffisante et surtout indémontrable pour celui qui ne se contente pas du décor des choses.
De même la théorie de l'inégalité des races repose sur un fait réel; elle devrait se formuler: l'inégalité des peuples, car il est de toute évidence que la destinée des différents peuples n'a pas été semblable, mais cela ne veut pas dire que l'inégalité de ces peuples fut originelle. Cela veut dire simplement que certains peuples se trouvèrent dans des conditions géographiques, climatériques et historiques, plus favorables que celles dont jouirent d'autres peuples, qu'ils purent par conséquent se développer plus complètement, plus harmoniquement; et non qu'ils eurent des dispositions meilleures, ni une cervelle plus heureusement conformée. La preuve en est que certaines nations appartenant à la race blanche, dite supérieure, ont fondé des civilisations de beaucoup infé[128]rieures aux civilisations des jaunes ou même des noirs. Il n'y a donc pas de peuples ni de races originairement supérieurs, il y a des nations qui "dans certaines conditions ont fondé des empires plus puissants et des civilisations durables60".
Quoi qu'il en soit, et dans le cas qui nous occupe, ces principes ethnologiques, vrais ou faux, ont été, par le seul fait de leur existence, une des causes de l'antisémitisme; ils ont permis de donner à une manifestation que nous reconnaîtrons plus tard nationaliste et économique, une apparence scientifique, et grâce à eux, les griefs des antisémites se sont fortifiés de raisons pseudo-historiques et pseudo-anthropologiques. En effet, non seulement on a admis l'existence des trois races nègre, jaune et blanche rangées par ordre hiérarchique, mais dans ces races mêmes on a établi des subdivisions, des catégories. On a affirmé d'abord que seule la race blanche et quelques familles de la race jaune étaient capables de créer des civilisations supérieures; on a ensuite divisé cette race blanche en deux rameaux: la race aryenne et la race sémitique; enfin on a assuré que la race aryenne devait être considérée comme la plus parfaite. De nos jours même, la race aryenne a été subdivisée en groupes, ce qui a permis aux anthropologistes et aux ethnologistes chauvins de déclarer que, soit le groupe celte, soit le groupe germain, devait être considéré comme le pur froment de cette race aryenne déjà supérieure. A la base de l'histoire de l'antiquité orientale, les historiens modernes placent ce problème qu'ils tiennent pour capital, d'autant plus qu'il est insoluble. A quelle souche appartiennent les peuples anciens? sont-ils Aryas, Touraniens ou Sémites? Telle est la question qui est posée aux débuts de toutes les recherches sur les nations de l'Orient. On modèle ainsi l'histoire, consciemment ou inconsciemment, sur les tableaux ethniques de la Genèse -- tableaux que l'on retrouve chez les Babyloniens et les Grecs primitifs--qui expliquaient rudimentairement la diversité des groupes humains, par l'existence de rejetons issus de parents uniques, rejetons ayant chacun engendré un peuple. Ainsi c'est la Bible qui est encore l'auxiliaire des antisémites, car, on en est encore, en ethnographie et en histoire, aux explications de la Genèse à Sem, Cham et Japhet remplacés par le Sémite, le Touranien et l'Arya, bien que ces divisions; soient impossibles à justifier, soit linguistiquement, soit anthropologiquement, soit historiquement61.
Sans nous arrêter à discuter si les races nègres sont capables ou non de civilisation62 il nous faut voir ce que l'on entend par Aryens et par Sémites.
On appelle Aryens tous les peuples dont l'idiome dérive du sanscrit, langue que parlait un groupe humain qu'on nommait arya. Or, ce [129] groupe "ne présente d'unité scientifiquement démontrable qu'au point de vue exclusivement linguistique63"; toute unité anthropologique est indémontrable: les mensurations crâniennes, les indices, les nombres ne fournissent aucune preuve. Dans ce chaos aryen, on trouve des types sémitiques, des types mongols, tous les types et toutes les variétés de types, depuis celui qui est propre à se développer moralement, intellectuellement et socialement, jusqu'à celui qui reste dans une durable médiocrité. On y observe des dolichocéphales et des brachycéphales, des hommes à peau brune, d'autres à peau jaunâtre et d'autres à peau blanche. Cependant, malgré que certaines de ces tribus de langue aryenne n'aient pas eu un développement sensiblement supérieur à celui de certaines agglomérations de nègres, on n'en affirme pas moins avec énergie que la race aryenne est la plus belle et la plus noble des races, qu'elle est productrice et créatrice par excellence, qu'à elle on doit les plus admirables métaphysiques, les plus magnifiques créations lyriques, religieuses et éthiques et que nulle autre race ne fut et n'est susceptible d'un pareil épanouissement. Pour arriver à un tel résultat, on fait naturellement abstraction de ce fait indiscutable que tous les organismes historiques ont été formés par les éléments les plus dissemblables, dont la part respective dans l'oeuvre commune est impossible à déterminer.
Donc, la race aryenne est supérieure et elle a manifesté sa supériorité en s'opposant à la domination d'une race fraternelle et rivale: la race sémitique. Celle-ci est une race féroce, brutale, incapable de création, dépourvue d'idéal, et l'histoire universelle est représentée comme l'histoire du conflit entre la race aryenne et la race sémitique, conflit que nous pouvons encore aujourd'hui constater. Chaque antisémite apporte une preuve de ce séculaire combat. C'est la guerre de Troie qui est représentée par les uns comme la lutte de l'arya et du sémite, et Pâris devient, pour les besoins de la cause, un brigand sémitique ravissant les belles aryennes. Plus tard ce sont les guerres médiques qui figurent une phase de ce grand combat, et l'on peint le grand roi comme le chef de l'orient sémitique se ruant sur l'occident aryen; c'est ensuite Carthage disputant à Rome l'empire du monde; c'est l'Islam marchant contre le Christianisme, et l'on se plaît à montrer le Grec vainqueur du Troyen et d'Artaxerxès, Rome triomphant de Carthage et Charles Martel arrêtant Abd-er-Rhaman. Les apologistes des aryas, de même qu'ils reconnaissent des sémites dans les Troyens, ne veulent que voir des aryens dans ces hordes hétérogènes et barbares qui assiégèrent l'opulente Ilion et dans ces Mèdes qui subjuguèrent l'Assyrie, ces Mèdes dont une seule tribu -- celle des Arya-Zantha --était aryenne, tandis que la majorité était sans doute touranienne; ils veulent prouver que Summer et Accad, les éducateurs des sémites, étaient des aryens, et quelques-uns même ont attribué cette noble origine à l'antique Egypte. Ils ont fait mieux encore, ils ont, dans les civilisations sémitiques, fait la part du bon et du mauvais, et c'est désormais un article du catéchisme antisémite que tout ce qui est acceptable, ou parfait dans le sémitisme, a été emprunté aux aryens.
Les antisémites chrétiens ont ainsi concilie leur foi avec leur animo[130]sité, et n'hésitant pas devant l'hérésie ils ont admis que les prophètes et Jésus étaient des aryens64, tandis que les antisémites antichrétiens considèrent le Galiléen et les nabis comme de condamnables et inférieurs sémites.
Ce que nous savons de l'histoire des nations antiques et modernes, nous autorise-t-il à accepter pour réelle cette rivalité, cette lutte, cette opposition instinctive de la race aryenne et de la race sémitique? En aucune façon, puisque sémites et aryens se sont mêlés d'une façon continuelle et que l'apport sémitique dans toutes les civilisations dites aryennes est considérable. Dix siècles avant l'ère chrétienne, les villes phéniciennes de la Méditerranée envoyèrent leurs émigrés dans les îles et successivement, après avoir fondé des cités qui couvrirent le côté nord de l'Afrique depuis Hadrumète et Carthage jusqu'aux îles Canaries, elles colonisèrent la Grèce que les envahisseurs aryens trouvèrent peuplée d'aborigènes jaunes et de colons sémites, à tel point qu'Athènes fut une ville toute sémitique. Il en fut de même en Italie, en Espagne, en France où les Phéniciens navigateurs fondèrent Nîmes, par exemple, comme ils avaient fondé Thèbes en Béotie, et vinrent à Marseille de même qu'ils atterrirent en Afrique. Ces éléments divers s'amalgamèrent plus tard, et ils s'harmonisèrent par l'effet du climat, du milieu mental, intellectuel et moral, mais ils ne restèrent pas inactifs. Les sémites transformèrent le génie hellène, c'est-à-dire qu'ils lui permirent de se modifier, en introduisant en lui des éléments étrangers. L'histoire des mythes helléniques est à ce point de vue curieuse et instructive, et en comparant Héraclès à Melqarth, ou Aschtoreth à Aphrodite on saisira cet apport sémitique; de même, les coupes et les vases phéniciens, exportés en grand nombre par les commerçants de Tyr et de Sidon, en servant de modèle aux artistes grecs, permirent au subtil esprit des Ioniens et des Doriens d'interpréter les mythes dont ils offraient les images et l'imagerie phénicienne aida beaucoup la mythologie iconologique grecque65. Ce sont encore les Phéniciens qui apportèrent aux Hellènes l'alphabet emprunté aux hiéroglyphes de la vieille Egypte; ils les instruisirent dans l'industrie minière et dans le travail des métaux, comme l'Asie Mineure, élève de l'Assyrie, les initia à la sculpture, et nous avons encore des monuments qui témoignent de cette influence, ainsi les lions de l'Acropole de Mycènes et ces déesses helléniques qui ont conservé le type des terres cuites babyloniennes. Les Grecs, avec leur sens merveilleux de l'harmonie, de la beauté, avec leur science de l'ordre, de l'orchestration, si je puis dire, malaxèrent ces idées orientales, les transformèrent et les épurèrent, mais le peuple grec n'en fut pas moins un amalgame de races bien diverses, aryennes, touraniennes et sémitiques, peut-être chamites, et c'est à d'autres causes qu'à la noblesse et à la pureté de son origine qu'il dut son génie.
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Cependant, les antisémites modernes admettraient à la rigueur l'importance du sémitisme dans l'histoire de la civilisation, en faisant, là encore, une classification. Il y a, disent-ils, des sémites supérieurs et des sémites inférieurs. Le Juif est le dernier des sémites, celui qui est improductif par essence, celui dont les hommes n'ont rien reçu et qui ne peut rien donner. Il est impossible d'accepter cette assertion. Il est vrai que la nation israélite n'a jamais manifesté de grandes aptitudes pour les arts plastiques, mais elle a accompli par la voix de ses prophètes une oeuvre morale dont tout peuple a bénéficié: elle a élaboré quelques-unes des idées éthiques et sociales, qui sont le ferment de l'humanité; si elle n'a pas eu des sculpteurs et des peintres divins, elle a eu de merveilleux poètes, elle a eu surtout des moralistes qui ont travaillé pour la fraternité universelle, des pamphlétaires vaticinateurs qui ont rendu vivante et immortelle la notion de la justice, et Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, malgré leur violence, leur férocité même, ont fait entendre la grande voix de la souffrance qui veut non seulement être protégée contre la force abominable, mais encore être délivrée.
Du reste, si l'élément phénicien s'incorpora à l'élément pélasgique et hellène, à l'élément latin, à l'élément celte et à l'élément ibère, l'élément juif contribua aussi, en se mélangeant à d'autres, à former les agglomérations qui se sont alliées plus tard pour constituer les nations modernes. Dans ce vaste creuset que fut l'Asie Mineure, creuset où se fondirent les peuples les plus divers, le Juif vint aussi s'abîmer et disparaître. A Alexandrie les Juifs, lentement hellénisés, firent de la cité un des centres les plus actifs de la propagande chrétienne. Ils furent parmi les premiers à se convertir, ils formèrent le noyau de l'Eglise primitive, à Alexandrie, à Antioche, à Rome et, lorsque les Ebionites disparurent, ils furent absorbés partout par la masse des convertis grecs ou romains.
Durant tout le Moyen Age, le sang juif se mêla encore au sang chrétien. Les cas de conversion en masse furent extrêmement nombreux et le relevé serait intéressant à faire, de ceux qui, comme les Juifs de Braine66, comme ceux de Tortose67, comme ceux de Clermont convertis par Avitus, comme les vingt-cinq mille baptisés, dit-on, par saint Vincent Ferrer, disparurent au milieu des peuples parmi lesquels ils vivaient. L'Inquisition, si elle empêcha la judaïsation, ou si, du moins elle essaya de l'empêcher, favorisa cette absorption des Juifs et si les antisémites chrétiens étaient logiques, ils maudiraient Torquemada et ses successeurs, qui aidèrent à souiller la pureté aryenne par l'adjonction du Juif. Le nombre des Marranes, en Espagne, fut énorme. Dans presque toutes les familles espagnoles on trouve, à un point de la généalogie, le Juif ou le Maure; "les maisons les plus nobles sont pleines de Juifs", disait-on68, et le cardinal Mendoza y Bovadilla écrivit au XVIe siècle un pamphlet sur les macules des lignages espagnols69.
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Il en fut ainsi partout, et nous avons constaté70 par le nombre des apostats adversaires de leurs anciens coreligionnaires, que les Juifs furent accessibles à la séduction chrétienne.
Nous avons ainsi répondu à ceux qui affirment la pureté de la race aryenne; nous avons indiqué que cette race fut, comme toutes les races, le produit d'innombrables mélanges. Sans parler des temps préhistoriques, nous avons fait voir que les conquêtes perses, macédoniennes et romaines aggravèrent la confusion ethnologique qui s'accrut encore en Europe au temps des invasions. Les races dites indo-germaines, déjà chargées d'alluvions, se mêlèrent aux Tchoudes, aux Ongriens, aux Ouro-Altaïques. Ceux des Européens qui croient descendre en droite ligne des ancêtres aryas ne songent pas aux pays si divers que ces ancêtres traversèrent en leurs longs exodes, ni à toutes les peuplades qu'ils entraînèrent avec eux, ni à toutes celles qu'ils trouvèrent établies partout où ils séjournèrent, peuplades de races inconnues et d'origine incertaine, tribus obscures et ignorées dont le sang coule encore dans les veines des hommes qui se disent les hoirs des légendaires et nobles aryas, comme le sang des jaunes Dacyas et des noirs Dravidiens coule sous la peau des blancs Aryo-Indous.
Mais pas plus que l'idée de la supériorité aryenne, l'idée de la supériorité sémitique n'est justifiée, et cependant on l'a soutenue avec autant de vraisemblance. Il s'est rencontré des théoriciens pour affirmer, et même pour prouver, que les Sémites étaient la fleur de l'humanité et que ce qu'il y avait de bon dans l'aryanisme venait d'eux; on trouvera assurément un jour, si ce n'est déjà fait, quelque ethnologue dont le patriotisme démontrera, avec la même évidence, que le Touranien doit occuper le plus haut rang dans l'histoire et dans l'anthropologie.
Aujourd'hui, ceux qui se considèrent comme la plus haute incarnation du sémitisme, les Juifs, contribuent à perpétuer cette croyance à l'inégalité et à la hiérarchie des races. Le préjugé ethnologique est un préjugé universel, et ceux-là mêmes qui en souffrent, en sont les conservateurs les plus tenaces. Antisémites et philosémites s'unissent pour défendre les mêmes doctrines, ils ne se séparent que lorsqu'il faut attribuer la suprématie. Si l'antisémite reproche au Juif de faire partie d'une race étrangère et vile, le Juif se dit d'une race élue et supérieure; il attache à sa noblesse, à son antiquité la plus haute importance et maintenant encore, il est en proie à l'orgueil patriotique. Bien qu'il ne soit plus un peuple, bien qu'il proteste contre ceux qui veulent voir en lui le représentant d'une nation campée parmi des nations étrangères, il n'en garde pas moins au fond de lui-même cette vaniteuse persuasion et, ainsi, il est semblable aux chauvins de tous les pays. Comme eux, il se prétend d'origine pure, sans que son affirmation soit mieux étayée, et il nous faut examiner de près l'assertion des ennemis d'Israël et d'lsraël lui-même: à savoir que les Juifs sont le peuple le plus un, le plus stable, le plus impénétrable, le plus irréductible.
Les documents nous manquent pour déterminer l'ethnologie des Bené Israël nomades, mais il est probable que les douze tribus qui, selon les [133] traditions, composaient ce peuple, n'appartenaient pas à une souche unique; c'étaient sans doute des tribus hétérogènes car, pas plus que les autres nations, la nation juive ne peut se vanter, en dépit de ses légendes, d'avoir été engendrée par un couple unique, et la conception courante qui représente la tribu hébraïque se divisant en sous-tribus71 n'est qu'une conception légendaire et traditionnelle, celle de la Genèse qu'ont acceptée, à tort, une partie des historiens des Hébreux. Déjà composés d'unités diverses, parmi lesquelles étaient sans doute des groupes touraniens et kouschites, c'est-à-dire jaunes et noirs72, les Juifs s'adjoignirent encore d'autres éléments étrangers pendant leur séjour en Egypte et dans ce pays de Chanaan qu'ils conquirent. Plus tard, Gog et Magog, les Scythes, en venant sous Josias aux portes de Jérusalem, laissèrent peut-être leur trace en Israël. Mais c'est à partir de la première captivité que les mélanges augmentent. "Pendant la captivité de Babylone, dit Maïmonide73, les Israélites se mêlant à toutes sortes de races étrangères, eurent des enfants qui, grâce à ces alliances, formèrent une sorte de nouvelle confusion des langues", et cependant cette Babylonie, dans laquelle il existait des villes comme Mahuza, presque entièrement peuplée de Perses convertis au judaïsme, était considérée comme contenant des Juifs de plus pure race que les Juifs de Palestine. "Pour la pureté de la race, disait un vieux proverbe, la différence entre les Juifs des provinces romaines et ceux de la Judée est aussi sensible que la différence entre une pâte de médiocre qualité et une pâte de fleur de farine; mais la Judée elle-même est comme une pâte médiocre, par rapport à la Babylonie."
C'est que la Judée avait connu bien des vicissitudes. Elle avait toujours été un pays de passage pour Miçraïm et pour Assur; puis quand les Juifs étaient revenus de captivité, ils s'étaient alliés avec les Samaritains, avec les Edomites et les Moabites; après la conquête de l'ldumée, par Hyrcan, il y avait eu des alliances juives et iduméennes, et pendant la guerre avec Rome, les vainqueurs latins, avaient, affirmait-on, engendré des fils. "Sommes-nous bien sûrs, disait mélancoliquement Rabbi Ulla à Juda ben Yehisquil, de ne pas descendre des païens qui, après la prise de Jérusalem, ont déshonoré les jeunes filles de Sion?"
Mais ce qui favorisa le plus l'introduction du sang étranger dans la nation israélite, ce fut le prosélytisme. Les Juifs furent par excellence un peuple de propagandistes, et, à partir de la construction du second Temple, à partir de la dispersion surtout, leur zèle fut considérable. Ils furent bien ceux dont l'Evangile dit qu'ils couraient "la terre et la mer pour faire un prosélyte74", et Rabbi Eliézer pouvait à bon droit s'écrier: "Pourquoi Dieu a-t-il disséminé Israël [134] parmi les nations? Pour lui recruter partout des prosélytes75. "Les témoignages attestant cette ardeur prosélytique des Juifs abondent76 et, durant les premiers siècles avant l'ère chrétienne, le judaïsme se propagea avec la même puissance qui caractérisa plus tard le christianisme et l'islamisme. Rome, Alexandrie, Antioche, où presque tous les Juifs étaient des gentils convertis, Damas, Chypre furent des centres de fusion: je l'ai montré déjà77. De plus, les conquérants Haschmonides obligèrent les Syriens vaincus à se faire circoncire; des rois, entraînant leurs sujets avec eux, se convertirent, comme la famille de l'Adiabène, et, dans certains cantons de la Palestine même, la population fut très mêlée, ainsi en Galilée, dans ce "cercle des gentils" où devait naître Jésus.
Après l'ère chrétienne, la propagande juive ne cessa pas, elle s'exerça même par la force et quand sous Héraclius, Benjamin de Tibériade conquit la Judée, les chrétiens palestiniens se convertirent en masse. C'est la persistance, la continuité de cette propagande qui fut, comme je l'ai dit, une des causes de l'antisémitisme théologique. Pendant des siècles, les conciles légiférèrent et des mesures furent prises pour empêcher les Juifs d'attirer les fidèles à eux, pour leur défendre de circoncire les esclaves, pour leur interdire de se marier à des chrétiens. Mais jusqu'au moment des persécutions générales, c'est-à-dire quand il devint par trop dangereux d'être juif, les prescriptions canoniques furent impuissantes à arrêter ce prosélytisme, et parfois, lorsqu'un gros événement surgit, lorsqu'un scandale éclate, nous pouvons voir la propagande juive à l'oeuvre. C'est un évêque qui se convertit en 514, plus tard c'est le diacre Bodon78 qui demande la circoncision et prend le nom d'Eliézer. Souvent les papes interviennent par des bulles, ainsi Clément IV en 1255 et Honorius IV en 1288; les rois eux-mêmes agissent, comme fit Philippe le Bel qui, en 1298, mandait aux justiciers du royaume, de "punir les Juifs qui amènent les chrétiens à leur religion par des présents ".
Dans l'Europe entière les Juifs attirèrent à eux des prosélytes, rajeunissant ainsi leur sang par l'adjonction d'un sang nouveau. Ils convertirent en Espagne, où les successifs conciles de Tolède défendent les mariages mixtes, en Suisse où un décret du XIVe siècle condamne des jeunes filles à porter des chapeaux juifs pour avoir mis au monde des enfants de pères israélites; en Pologne, au XVIe siècle, malgré les édits de Sigismond Ier, au dire de l'historien Bielski79. Et non seulement, ils firent alliance en Europe avec les nations dites aryennes, mais encore avec les Ouro-Altaïques, avec les Touraniens; là, l'infiltration fut plus considérable.
Sur le littoral de la mer Noire et de la Caspienne, les Juifs étaient établis fort anciennement. On conte qu'Artaxerxès Ochos, pendant la guerre qu'il fit à l'Egypte et au roi Tachos (361 av. J.-C.), arracha des Juifs de leur pays et les transporta en Hyrcanie, sur les bords de [135] la Caspienne. Si leur établissement en cette région n'est pas aussi ancien que le prétend cette tradition, ils y étaient néanmoins fixés bien avant l'ère chrétienne, comme en témoignent les inscriptions grecques d'Anape, d'Olbia et de Panticapéia. Au VIIe et au VIIIe siècle ils émigrèrent de Babylonie et arrivèrent dans les villes tartares, Kerstch, Tarku, Derbend, etc. Là, en 620 environ, ils convertirent une peuplade entière, peuplade dont le territoire se trouvait dans le voisinage d'Astrakan: les Khazars80, La légende s'est emparée de ce fait qui émut beaucoup les Juifs d'Occident, mais il ne peut, malgré cela, être mis en doute. Isidore de Séville, contemporain de la chose, en parle, et plus tard, au Xe siècle, Hasdaï ibn Schaprout, ministre du kalife Abd-el-Rhaman III, correspondit avec Joseph, dernier Chagan des Khazars, dont le royaume fut détruit par le prince Swiatilaw de Kiew. Les Khazars exercèrent une grande influence sur les tribus tatares voisines, celles des Poliane, des Séveriane et des Wiatitischi entre autres et firent parmi elles de nombreux prosélytes.
Au XIIe siècle, des peuples tatares du Caucase se convertissent encore au Judaïsme, ainsi que le rapporte le voyageur Pétahya de Ratisbonne81. Au XIVe siècle, dans les hordes qui, ayant à leur tête un certain Mamaï, envahirent les contrées entourant le Caucase, se trouvaient de nombreux Juifs. Ce fut dans ce coin de l'Europe orientale que s'opéra activement la fusion des Juifs et des ouro-altaïques, c'est là que le Sémite s'allia au Touranien et aujourd'hui encore, en étudiant les peuples du Caucase, on trouve les traces de ce mélange parmi les trente mille Juifs de ce pays et parmi les tribus qui les entourent82.
Aussi, cette race juive, présentée par les Juifs et les antisémites comme la plus inattaquable, la plus homogène des races, est-elle fort diverse. Les anthropologistes pourraient tout d'abord la diviser en deux parties bien tranchées: les dolichocéphales et les brachycéphales. Au premier type appartiennent les Juifs Sephardim, Juifs espagnols et portugais, ainsi que la majeure partie des Juifs d'Italie et du Midi de la France; au deuxième on peut rattacher les Juifs Askenazim, c'est-à-dire les Juifs polonais, russes et allemands83. Mais les Sephardim et les Askenazim ne sont pas les deux seules variétés de Juifs connus, ces variétés sont nombreuses.
En Afrique, on trouve des Juifs agriculteurs et nomades, alliés aux Kabyles et aux Berbères près de Sétif, de Guelma et de Biskra, aux frontières du Maroc, ils vont en caravane jusqu'à Tombouctou,
et quelques-unes de leurs tribus, sur les confins du Sahara, sont des [136] tribus noires84, ainsi les Daggatouns, comme sont noirs les Falachas Juifs de l'Abbyssinie85. Dans l'Inde, on trouve des Juifs blancs à Bombay, et des Juifs noirs à Cochin, mais les Juifs blancs ont du sang mélanien. Ils s'établirent dans l'Inde au Ve siècle, après les persécutions du roi perse Phéroces qui les chassa de Baghdad; toutefois, on rapporte leur établissement à une date plus reculée: à la venue des Juifs en Chine, c'est-à-dire avant Jésus. Quant aux Juifs de Chine, ils sont non seulement apparentés aux Chinois qui les entourent, mais encore ils ont adopté les pratiques de la religion de Confucius86.
Donc le Juif a été incessamment transformé par les milieux différents dans lesquels il a séjourné. Il a changé parce que les langues diverses qu'il a parlées ont introduit en lui des notions différentes et opposées, il n'est pas resté tel qu'un peuple uni et homogène, au contraire, il est à présent le plus hétérogène de tous les peuples, celui qui présente les variétés les plus grandes, et cette prétendue race dont amis et ennemis s'accordent à vanter la stabilité et la résistance nous présente les types les plus multiples et les plus opposés, puisqu'ils vont du Juif blanc au Juif noir, en passant par le Juif jaune, sans parler encore des divisions secondaires, celles des Juifs aux cheveux blonds ou rouges, et celles des Juifs bruns, aux cheveux noirs.
Par conséquent, le grief ethnologique des antisémites ne s'appuie sur aucune base sérieuse et réelle. L'opposition des Aryens et des Sémites est factice; il n'est pas vrai de dire que la race aryenne et la race sémitique sont des races pures, et que le Juif est un peuple un et invariable. Le sang sémite s'est mélangé au sang aryen et le sang aryen au sang sémite; Aryens et Sémites ont tous deux reçu encore l'adjonction du sang touranien et du sang chamite, nègre ou négroïde, et dans la Babel de nationalités et de races qu'est actuellement le monde, la préoccupation de ceux qui cherchent à reconnaître dans leurs voisins quel est l'Aryen, le Touranien et le Sémite, est une préoccupation oiseuse.
Malgré cela, il est une part de vérité dans le grief que nous avons examiné, ou plutôt les théories des antisémites sur l'inégalité des races et sur la supériorité aryenne, les préjugés anthropologiques, en un mot, sont le voile qui couvre quelques-unes des réelles causes de l'antisémitisme.
Nous avons dit qu'il n'y a pas de races mais il existe des peuples et des nations; ce qu'on appelle improprement une race n'est pas une unité ethnologique, mais c'est une unité historique, intellectuelle et morale. Les Juifs ne sont pas un ethnos, mais ils sont une nationalité, ils sont de types variés, cela est vrai, mais quelle est la nation qui n'est pas diverse? Ce qui fait un peuple, ce n'est pas l'unité d'origine, c'est l'unité de sentiments, de pensée, d'éthique; voyons si les Juifs ne présentent pas cette unité, et si nous ne trouverons pas là, en partie, le secret de l'animosité qu'on leur témoigne.


 

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