AAARGH

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Note critique de l'aaargh (2002)

En lisant aujourd'hui le livre de Lazare, qui date d'avant l'affaire Dreyfus (dont Lazare ne s'est occupé qu'à partir de 1895), qu'il contribua à faire éclater et dont il fut l'un des membres les plus actifs, il saute aux yeux que ce juif honni des juifs est, comme le disait Péguy (son confrère en dreyfusisme) dans son portrait, non le positiviste, l'esprit froid, lucide et détaché qu'il croyait être, mais un juif engagé à défendre tout juif contre toute attaque: "Jamais homme ne se tint à ce point chef de sa race et de son peuple, responsable pour sa race et pour son peuple."

Qu'on nous prenne bien au pied de la lettre: par une manoeuvre conceptuelle, Lazare défend tout juif contre toute attaque, alors qu'il défend aux antisémites d'attaquer tout juif. Il existe, pour lui comme pour les antisémites, une entité sur la nature de laquelle il s'interroge longuement, qui n'est ni religieuse, ni socio-économique, ni raciale, mais nationale, qu'il appelle du nom collectif "les Juifs" et, de plus en plus souvent au fur et à mesure qu'il avance dans son livre, "le Juif". Son livre est dédié, dit-il, à la compréhension des causes de ce que l'on appelle alors, depuis quelques années, "l'antisémitisme". Mais par son contenu même, il justifie cet "antisémitisme": s'il y a une entité juive, chacun est libre de l'aimer ou de ne pas l'aimer, comme n'importe quelle autre entité. Il existe une France, des Français, on a le droit de les aimer ou de les détester, ça ne vaut pas condamnation à mort. On n'a jamais vu criminaliser un sentiment! Mais Lazare nous montre que nous aurions tort de voir dans la criminalisation de l'antisémitisme, que nous connaissons par coeur aujourd'hui, une conséquence naturelle ou logique de l'extermination des juifs par les nazis (si l'on admet que cet événement a eu lieu). Inconsciemment, Lazare nous révèle que le concept d'antisémitisme est inséparable de sa criminalisation: dans une des lettres à Drumont (publiées dans Contre l'antisémitisme), il raconte que Drumont a lancé un concours sur le thème "Des moyens pratiques d'arriver à l'anéantissement de la puissance juive en France [...]". Lazare demande à faire partie du jury et déclare notamment dans sa lettre de candidature (acceptée): "Vous pouvez être assuré de mon absolue impartialité, quoique d'avance, je trouve que la seule mesure logique serait le massacre, une nouvelle Saint Barthélemy." Personne, dans cette affaire n'avait envisagé de faire de l'antisémitisme le motif d'un crime atroce, le massacre de tous les juifs; il ne s'agissait que d'anéantir "la puissance juive", ce qui est évidemment très différent et moralement justifiable: tout le monde a le droit de souhaiter l'anéantissement d'une puissance quelle qu'elle soit. Eh bien, pour Lazare (révolutionnaire et internationaliste, il le répète à tout vent), non: vouloir anéantir la puissance juive, c'est vouloir anéantir tous les juifs physiquement. Que cent ans après, il y ait des gens qui disent que jamais les nazis n'ont eu l'intention d'anéantir physiquement les juifs, que tout ça est une invention des juifs fanatiques, n'étonnera guère...

En réalité, le livre est un pamphlet qui commence par affirmer que si on déteste les juifs, c'est parce qu'ils font tout pour ça (honnêteté incontestable de la part de Lazare), et qui cherche ensuite à justifier tout ce qu'ils font par les actions des autres: ils ne font que réagir, jamais ils ne prennent l'initiative d'une attitude désagréable, d'un geste condamnable. Lazare semble être incapable d'envisager les juifs comme un groupe de sujets distincts, autonomes, avec des bons et des méchants, des intelligents et des sots, des gros et des maigres, doté chacun de qualités et de défauts personnels, responsable chacun pour soi de ses actes. Il n'y a pour lui qu'une entité collective, passive, subissant depuis les origines les outrages des autres peuples: ainsi il admet, à propos de crimes rituels, qu'il a pu s'en produire et, conclut-il, "[...] et assurément, pendant le Moyen Age, il dut y avoir des Juifs meurtriers, des Juifs que les avanies, les persécutions poussaient à la vengeance et à l'assassinat de leurs persécuteurs ou de leurs enfants même." (p.173) On dirait qu'il lui est impossible d'imaginer simplement qu'il peut y avoir des juifs assassins comme il peut y avoir des chrétiens assassins, des bouddhistes assassins, des pharmaciens assassins, etc. Un assassin juif ne peut être coupable de l'assassinat qu'il commet, il est d'avance exonéré par la faute de la victime! (on se souvient d'une époque où les femmes violées étaient réduites au silence par l'accusation de provocation!) Ce révolutionnaire va encore plus loin dans le fanatisme tribal lorsqu'il en vient à qualifier ainsi les capitalistes juifs : "la bourgeoisie trouva dans le Juif, au cours des âges, un auxiliaire merveilleux et puissamment doué." (p. 180) Là encore, pas de distinction possible entre les hommes ordinaires, chrétiens, juifs ou Polynésiens, exerçant une fonction socio-économique ordinaire et se débattant contre les rigueurs de l'existence, et les sales exploiteurs capitalistes, juifs ou chrétiens ou bachi-bouzouk, contre lesquels le révolutionnaire doit se battre, quel qu'il soit. Les capitalistes ordinaires sont ignobles, mais le capitaliste juif, on ne peut rien lui reprocher, on ne peut que chanter ses louanges c'est "un auxiliaire merveilleux et puissamment doué": autrement dit, c'est sa nature juive qui le pousse, non son individualité.

On pourrait multiplier les exemples, ce serait inutile: le lecteur verra de lui-même à la lecture, que bien que parfois Lazare fasse d'incontestables reproches "aux juifs", il est profondément convaincu, comme il le disait à Péguy, de l'insondable supériorité "du juif" sur le reste de l'humanité. A l'en croire, les juifs ont tout inventé, la religion, la poésie, la philosophie grecque, la résignation chrétienne, la philosophie arabe, la philosophie occidentale, le capitalisme, la culture, la douceur, la révolte, la libre pensée, la révolution, la justice, la vaillance guerrière, la science: la liste est interminable, le lecteur appréciera.

Mais il y a une chose que Lazare ne songe pas même une fois à leur attribuer, une chose dont il semble même ignorer l'existence, ce qui est étrange puisque c'est là le concept essentiel du christianisme (que les juifs, d'après Lazare, ont aussi inventé), c'est la notion de péché, par laquelle, en y adjoignant celle d'individu, on parvient aux notions de responsabilité, de faute, d'expiation, de rédemption et de salut (ou de damnation) individuel, fondatrices de la civilisation occidentale et de sa morale et de son droit. Lazare, juif français depuis des générations, élevé dans les écoles de la République, convaincu d'être athée et affirmant n'être juif que par l'appartenance "nationale", l'est en fait au plus profond de sa pensée: il appartient à un monde où le salut est collectif, où le "juste" ne se sauve pas mais obtient quelques années de vie supplémentaire, où seul le peuple se sauve, en obtenant la domination sur les nations... "Demande-moi et je te donnerai les nations pour héritage, pour domaine les extrémités de la Terre..." (ps. 2, dit psaume d'intronisation de David). Condamner un juif, c'est peut-être condamner tout le peuple à l'exil perpétuel.

Pour finir nous évoquerons rapidement les aspects historiques de sa thèse, d'après laquelle les juifs seraient asociaux parce qu'on les y force, et qu'ils deviendraient des citoyens actifs, lumineux et de la première utilité dès qu'on leur en donne la possibilité. Cette thèse est fausse, de son propre aveu: il fonde son affirmation, dit-il, sur l'exemple des juifs russes et roumains mais doit admettre (p. 109) [qu'] "il y a eu [en Russie] pour les Israélites des alternatives heureuses, ou moins malheureuses". (il énumère ensuite quelques-unes des mesures prises en faveur des juifs de Russie) Quelques précisions historiques sont nécessaires ici: il n'y avait pratiquement pas de juifs en Russie avant la réunion à la Russie des provinces russes, occupées depuis plusieurs siècles par les Polonais (Galicie). Lorsque Catherine II a annexé ces provinces au XVIIIe siècle, elle a émancipé les nombreux juifs qui y vivaient et ses successeurs ont multiplié les mesures destinées à fondre la population juive dans la population générale de l'empire, en supprimant les ghettos et en libérant les juifs pauvres de l'emprise de leurs autorités, notamment en leur ouvrant les portes des écoles et des universités, celles de l'armée et des colonies agricoles libres de Petite Russie (rappelons que les juifs, contrairement aux paysans russes et polonais n'ont jamais connu le servage, sinon pour en tirer de grands profits en tant qu'intendants des grands domaines). Ce sont les autorités des ghettos ("kahal") qui ont fait tout ce qu'elles pouvaient pour empêcher l'ouverture de ces sortes de prisons, parce que la conséquence inévitable aurait été la disparition de leurs pouvoirs dictatoriaux et arbitraires. On lit tout cela notamment dans le livre de Soljénitsyne Deux cents ans ensemble, paru à Moscou en juin 2001, et fondé sur de très larges extraits d'études menées par des juifs russes au XIXe siècle. Les remarques de Lazare sur les "alternatives heureuses" prouvent qu'il était parfaitement au courant de ces mesures bienveillantes. Et il va même jusqu'à déclarer: "A mesure donc que le monde se faisait plus doux pour eux, les Juifs -- du moins la masse -- se retiraient en eux-mêmes, ils rétrécissaient leur prison, ils se liaient de liens plus étroits. Leur décrépitude était inouïe, leur affaissement intellectuel n'avait d'égal que leur abaissement moral; ce peuple paraissait mort." p.83

Ces phrases et quelques autres ont sans doute suffi à faire de leur auteur le paria que décrit Péguy, et que dénonçaient les chantres officiels de la "communauté juive française" lorsqu'ils protestèrent contre la réédition du livre par P. Guillaume, affirmant que "Lazare avait changé d'opinion" et qu'il avait interdit que l'on republie le livre tel quel (on verra en lisant le texte de P. Guillaume qu'il n'en est rien). L'ouvrage reste un témoignage sur le fanatisme de la lutte idéologique que menaient les juifs et les antisémites: c'est dans ce climat qu'est intervenue l'affaire Dreyfus et on ne s'en étonnera pas. Pour les dreyfusards, Dreyfus ne pouvait être coupable, puisqu'il était juif. Pour nous, ce n'est pas "l'affaire Dreyfus", "mystique tournée en politique", qui risque de nous prouver qu'il était innocent: personne n'a jamais pris la peine de démontrer que c'était parce qu'il était juif que Dreyfus avait été condamné.


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