AAARGH
Paris, 24 juin 1901
Cher Monsieur,
Excusez le retard que j’ai mis à répondre à votre lettre, des circonstances indépendantes de ma volonté m’ont empêché de la faire plus tôt.
Je regrette beaucoup de ne pouvoir répondre à votre appel et je ne puis y répondre pour plusieurs raisons. Mais d’abord permettez-moi de vous dire que j’ai été très surpris de voir mon nom figurer, sans mon assentiment, sur la liste des rapporteurs de l’assemblée de Genève. Lors de votre visite je vous ai dit, devant M. Klugmann, que je réservais mon adhésion tant que je n’aurai pas eu connaissance du protocole de la conférence de Munich. Hors vous m’avez transmis un protocole où je figure déjà, avec une attribution déterminée, celle de rapporteur pour la question de la situation économique des Juifs. Avec ma grande surprise j’ai pu constater que ce protocole disait à l’avance de quelle façon je comprendrai le rapport que je n’avais pas accepté de faire. Laissez-moi vous dire sans aucune acrimonie que c’est une façon insolite de procéder. Mais laissons cela et croyez bien que je n’en garde rancune ni à vous, ni à vos amis.
Pour en revenir au fond même de la chose, je ne puis accepter de participer à aucun titre au Congrès des jeunes sionistes. Le Congrès accepte le programme de Bâle, et je ne l’accepte pas, il y a donc là une première raison et elle est telle qu’il est à peine besoin d’en formuler d’autres. Je suis bien déterminé à ne m’enchaîner par aucun programme par celui de Bâle moins que par tout autre car il n’a été que le programme d’une fraction de la bourgeoisie juive intellectuelle et il ne répond en aucune façon selon moi, à la réalité, à la situation du peuple juif ou à ses besoins.
Je suis convaincu que la tâche essentielle est avant tout de libérer le peuple juif, mais surtout de le libérer des entraves intérieures. Avant de donner un sol à un peuple, il faut faire de ce peuple un peuple libre. Le jour où j’ai vu au congrès de Bâle le troupeau des rabbins galiciens, j’ai compris que le sionisme Herzliste ne donnerait pas encore aux Juifs l’essentielle liberté. Conduire un troupeau d’esclaves en Palestine n’est pas une solution de la question. La seule façon dont ce troupeau accepte dès aujourd’hui de se laisser guider par un état-major gouvernemental qui use de toutes les tromperies des gouvernements et des états-majors prouve que l’œuvre à faire est une œuvre d’éducation. Il faut apprendre aux Juifs à penser, il faut les arracher aux superstitions ritualistes et talmudiques, il faut renouer pour eux la chaîne des penseurs rationalistes que le judaïsme a produits, il faut leur montrer que le fond même du judaïsme est la pensée rationnelle. Il faut extirper de leur cerveau toute la fausse croyance juive plus les préjugés chrétiens dont se sont encombrés ceux d’entre eux qui ont échappé au rabbinisme déprimant.
Pour faire une tâche pareille pas n’est besoin de Congrès. Ce ne sont plus que des réunions où l’on parle qui sont nécessaires mais des groupements où l’on agira et c’est dans les centres juifs, en Galicie et en Russie que ces groupements doivent se former et ce n’est surtout pas un étroit sentiment nationaliste qui doit les guider. Israël cosmopolite a souffert en tout temps de l’exclusivisme, du protectionnisme et du nationalisme ; il doit s’en garder et aider s’il le peut le monde à se débarrasser de ce fléau. Culture juive ne doit donc pas signifier culture propre à développer ou à exaspérer des sentiments de chauvinisme, bien au contraire, cela doit signifier culture propre à développer des tendances juives qui sont des tendances humaines dans le plus haut sens de ce mot. Que partout donc où je le dis de pareils groupes s’organisent et que partout où il existe soit organisé le prolétariat juif en tant que prolétariat autonome. C’est là me semble-t-il bien imparfaitement indiquée l’œuvre que les « jeunes sionistes » devraient entreprendre. Ils ne l’entreprendront utilement qu’en rompant avec le Sionisme politico-diplomatique, capitaliste et bourgeois qui occupe la scène et fera des Juifs la risée de tous s’il ne les conduit pas à la catastrophe.
Vous pouvez faire, cher Monsieur, de ma lettre l’usage qui vous plaira, je vous prie d’assurer aussi de ma sympathie très vive tous vos amis. Dites-leur que si je me suis retiré de l’action sioniste au sens strict que l’on donne au mot action, le travail de toutes mes heures et de tous mes jours est consacré au peuple juif. C’est pour lui que je pense, pour lui que j’écris, quoi que vaillent et ces écrits et cette pensée.
Croyez-moi, cher Monsieur, bien cordialement vôtre.
Bernard Lazare
Citée in Joseph Shatzmiller, « Bernard Lazare, Haïm Weizmann et les jeunes sionistes », Mélanges André Neher. Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient. Adrien Maisonneuve, 1975, pp. 412-413.
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