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Des thèses défendues par Maurice Bardèche en 1948 au « point de détail » de Jean-Marie Le Pen, en passant par Paul Rassinier, l'historienne Valérie Igounet retrace cinquante ans de négationnisme en France
On dit souvent qu'en France, selon l'adage de Beaumarchais, « tout finit par des chansons ». Je serais parfois tenté de dire que, dans notre pays, tout - je veux dire : les querelles les plus violentes - finit par des thèses de doctorat. Il y a quelques mois, je présidais à Nanterre une thèse - excellente - sur « La justice pendant la guerre d'Algérie », sujet qui fut brûlant il y a un tiers de siècle. Et voici qu'est donnée au public, sous une forme abrégée, une autre thèse de doctorat d'histoire, celle de Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France. Là encore, j'étais membre du jury de ce travail dirigé par Pierre Milza. Eh oui, c'est une longue histoire, qui débute il y a plus de cinquante ans, lorsque Maurice Bardèche, en 1948, qui se disait lui-même fasciste, publia un livre apologétique : Nuremberg ou la terre promise, qui se terminait par cette mâle sentence : « Il faut choisir : avoir les SS avec nous ou chez nous. » Bardèche - au demeurant bon spécialiste des romans de Balzac et de Stendhal - n'avait pas un tempérament d'historien. Il disait à la fois une chose et son contraire : que les camps étaient une invention de la propagande alliée et que la volonté hitlérienne d'exterminer ne concernait que les juifs et n'intéressait donc pas les Français. C'est un des mérites de Valérie Igounet que d'avoir montré avec une documentation à peu près exhaustive que le négationnisme est bien né à l'extrême droite, et que cette mouvance politique n'a cessé de s'intéresser à cette négation du crime hitlérien. Jean-Marie Le Pen, par son « détail », est le digne héritier de Maurice Bardèche.
Dans le très bon travail de Valérie Igounet, je mets tout à fait hors de pair l'analyse de ce qu'a exprimé Rivarol, le meilleur organe de cette tendance. En 1967, par exemple, l'hebdomadaire hésite beaucoup entre deux tendances (« analyses » serait un mot un peu gros) : faut-il, au Proche-Orient, soutenir Israël, parce que ce petit pays défend l'Occident contre les affreux Arabes, ou faut-il au contraire tenir les juifs d'Israël comme les porte-parole dissimulés du communisme ? Comme on le sait, il existe deux variétés d'antisémites : ceux qui tolèrent les juifs à condition qu'ils soient au loin - ainsi raisonnait feu Xavier Vallat -, et ceux qui les haïssent où qu'ils soient, y compris en Palestine. Les négationnistes appartiennent, lorsqu'ils sont antisémites, ce qui est tout de même le cas de la grande majorité d'entre eux, de toute évidence à la seconde variété.
Reste que si Bardèche fut le fondateur, Paul Rassinier (1) prit, à partir de 1950 et jusqu'à sa mort en juillet 1967, le relais dans cette course au mensonge, poussant à chaque livre nouveau le bouchon un petit peu plus loin, jusqu'à attribuer aux juifs la responsabilité de la seconde guerre mondiale. Quant aux chambres à gaz hitlériennes, symboles de la volonté d'extermination, elles disparaissaient au passage. Personne n'en étant sorti vivant pour témoigner - sauf les membres des Sonderkommandos, tous juifs et donc menteurs -, elles n'avaient bien entendu jamais existé.
Rassinier, personnage médiocre et pathétique (au sens anglais du mot, c'est-à-dire pitoyable), venait de la gauche tout en collaborant sous un pseudonyme à Rivarol. C'est cette alliance entre l'extrême droite et une certaine ultra-gauche, celle de la Vieille Taupe de Pierre Guillaume, reniée du reste par un de ses fondateurs, Jacques Baynac, et nombre de ses sympathisants, qui va créer la dimension proprement française du négationnisme. Certes, les idéologues français de ce délire ont quelques sympathisants en Italie ou en Belgique, mais la France est le pays où le scandale a éclaté principalement, en 1978. On peut suivre sur ce point l'anayse de Valérie Igounet.
Pourquoi des « révolutionnaires » ont-ils pensé que la Cause ne pouvait se passer, si j'ose dire, de l'inexistence des chambres à gaz ? L'antifascisme est depuis la guerre le fondement idéologique de l'Occident démocratique. Si l'on veut faire la révolution, il faut démontrer que les trois systèmes qui se sont partagé le monde industriel - le « fascisme-nazisme », le « bolchevisme » et la « démocratie » - ne valent pas mieux les uns que les autres. Le grand massacre des juifs qui fait la différence n'a donc jamais existé. Cette secte avait besoin d'un Messie. Elle le trouva en la personne d'un mort, Paul Rassinier, mais elle eut la chance de s'en donner un qui était bien vivant : un clown antisémite, j'ai nommé Robert Faurisson.
Faurisson n'est ni un politique ni un révolutionnaire. Il s'allie avec qui veut bien de lui : Bardèche, Pierre Guillaume ou encore Serge Thion, pourvu qu'il puisse assouvir la double passion qui le fait vivre : passion du scandale qui lui fit « déchiffrer » le sonnet des voyelles d'Arthur Rimbaud comme décrivant le corps féminin pendant le coït, passion de l'antisémitisme que je lui ai pour ma part toujours connue et qu'il ne prend même plus la peine aujourd'hui de dissimuler. Les juifs étant qualifiés en bloc de « fieffés menteurs ». C'est ce personnage qui, naviguant avec volupté d'un extrémisme à l'autre, mentant allégrement au nom de la vérité, disqualifiant en bloc tous les témoignages au nom d'une impossibilité technique parfaitement imaginaire, est devenu à lui tout seul le centre du négationnisme mondial. C'est à juste titre qu'il est au centre du livre de Valérie Igounet.
Ce livre, sous la forme qui fut d'abord la sienne, celle de la thèse, comportait tout un volume, passionnant, d'entretiens avec nombre de ceux qui s'étaient, à des titres divers, intéressés à ces questions. De ces nombreux entretiens, Valérie Igounet en avait pour l'impression retenu deux : un monologue de Robert Faurisson, et un entretien (qui n'est pas non plus un dialogue) avec Jean-Claude Pressac, le célèbre pharmacien qui a détruit les arguments « techniques » de Faurisson. Au nom de la loi Gayssot, une association antiraciste a exercé un chantage sur l'éditeur et le texte de Faurisson a disparu. Je le déplore d'autant plus que personne ne démolit mieux Faurisson que Faurisson lui-même, à condition qu'on sache le lire.
Reste Pressac. Je l'ai moi-même introduit, en 1982, sur la scène de la Sorbonne, lors d'un colloque. Le Pressac de cette époque ne disqualifiait pas sommairement tous les témoignages comme le Pressac d'aujourd'hui. Ancien négationniste, Jean-Claude Pressac ne s'intéresse en réalité qu'aux seuls problèmes techniques soulevés par Faurisson ou par le Faurisson italien, Carlo Mattogno. Sous sa plume, les victimes disparaissent, le génocide n'a jamais existé, reste un simple problème technique qu'il estime avoir résolu. Quant à ceux qui ne le suivent pas dans toutes ses variations, ils sont aimablement qualifiés de « girouettes », ce qui dans sa bouche doit être un compliment. Quant aux témoignages qui ne correspondent pas avec ses démonstrations, ils sont renvoyés en bloc aux « poubelles de l'histoire ». Merci pour eux.
Au terme de la lecture du travail plus que consciencieux, passionnant, de Valérie Igounet, on éprouve deux sentiments : l'admiration d'abord pour un récit aussi complet de cette aventure du négationnisme français. Mais était-il possible de se limiter à la France ? Valérie Igounet ne le croit pas, et elle a bien raison. Prenons un exemple : pourquoi un homme comme Serge Thion, chercheur au CNRS, s'est-il lancé dans cette aventure dont il est sans doute le personnage le plus pervers, après avoir écrit notamment un bon livre sur l'apartheid et des analyses percutantes sur le Sud-Est asiatique ? Pourquoi ? Parce que les Khmers rouges ont sombré dans le génocide et la négation de ce génocide-là, entreprise par Thion en liaison avec Noam Chomsky (voir Esprit, de septembre 1980), a entraîné la négation du génocide hitlérien dont Thion - non Chomsky - s'est fait le porte-parole et l'expert.
Mais, par-delà cette critique, il est un autre point que je tiens à marquer. On éprouve, devant le mensonge dont Faurisson est l'expression la plus pure, comme une sorte de vertige proprement philosophique. Quand j'étais en hypokhâgne, en 1947-1948, année où j'ai fait la connaissance de Robert Faurisson, j'eus à disserter pour notre professeur de philosophie sur le mensonge. Il y a des menteurs sympathiques. Un personnage de Corneille dit à un autre : « Et vous savez mentir par générosité. » Mais le mensonge m'apparaissait non sous cette forme, mais sous celle du langage à l'état pur : totalement dépourvu de tout rapport avec le réel. Tel est le cas du discours négationniste. Robert Faurisson a publié récemment, hors commerce et en quatre volumes formant 1 996 pages, une partie de ses Ecrits révisionnistes. A la page 1875, on trouve cette perle, à propos de Massada : « Selon une légende juive, les juifs qui avaient trouvé refuge dans cette forteresse de la mer Morte opposèrent une farouche résistance armée aux Romains qui venaient en 70 de détruire Jérusalem. Au XXe siècle, des fouilles archéologiques entreprises sur place prouvèrent que ni le siège ni la bataille n'avaient eu lieu. Que croyez-vous qu'il arriva alors ? Le mythe de »Massada«, ce sanctuaire de la résistance du peuple juif et de ses martyrs, n'en devint que plus vivace. Il en va de même d'Auschwitz. » Hélas, les fouilles de Massada, certes critiquables, comme n'importe quelle entreprise historique ou archéologiques, ont prouvé exactement le contraire. Les rampes d'accès construites par les Romains sont visibles comme le soleil en plein midi. Vertige du mensonge, vous dis-je, et, bien entendu, il en est effectivement d'Auschwitz comme de Massada. Que Valérie Igounet soit remerciée.
(1) Sur Paul Rassinier, voir les ouvrages récents de Florent
Brayard, Comment l'idée vint à M. Rassinier.
Naissance du révisionnisme(Fayard, « Le
Monde des Livres » du 16 février 1996), et de
Nadine Fresco, Fabrication d'un antisémite (Seuil,
« Le Monde des Livres » du 12 février
1999).
HISTOIRE DU NÉGATIONNISME EN FRANCE de Valérie
Igounet. Seuil, 704 p., 180 F . (En librairie le 29 mars.)
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Le Monde, vendredi 24 mars 2000
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Déclaration internationale des droits de l'homme,
adoptée par l'Assemblée générale de
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