Les frontières ravagées, fondées dans un immense royaume de Frénésie, les hommes voulant du progrès et le progrès voulant des hommes, voilà ce que furent ces noces énormes. L'humanité s'ennuyait, elle brûla quelques Dieux, changea de costume et paya l'Histoire de quelques gloires nouvelles.
Céline, Semmelweis, p. 1.
Avec des commentaires majuscules coordonnés par un piéton de Paris
Le Monde, 2 mai 1996
(commentaires majuscules du petit fils du curé Meslier.)
Après plusieurs jours de polémique, l'abbé Pierre est revenu, mardi 30 avril, sur le soutien qu'il avait accordé à Roger Garaudy, mis en examen pour négation de crimes contre l'humanité. Dans un communiqué, le fondateur d'Emmaüs dit condamner "avec fermeté" tous ceux qui pour des raisons diverses veulent "nier, falsifier ou banaliser la Shoah", et "renonce à demander un nouveau colloque d'historiens".
Cette prise de position est intervenue après " de longs entretiens avec le grand rabbin et le président du Consistoire central juif de France", estil précisé.
Cette volteface du fondateur d'Emmaüs est intervenue à la veille de la réunion, le 1er mai, du bureau de la LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme), qui devait examiner son éventuelle exclusion du comité d'honneur de la LICRA, dont il est membre depuis une vingtaine d'années. Le 24 avril, devant le conseil exécutif de la LICRA, l'abbé Pierre avait paru reculer sur son soutien à Roger Garaudy, lancant même "un défi" à l'auteur des Mythes fondateurs de la politique israélienne, l'ouvrage négationniste à l'origine de cette affaire. Mais, le 29 avril, le fondateur d'Emmaüs réaffirmait, dans un entretien à Libération, son engagement aux côtés du philosophe négationniste. Dès lors, la LICRA indiquait que l'abbé Pierre devait "tirer les conséquences de ses choix et quitter de luimême l'association où sa présence ne se justifie plus, ni comme membre du comité d'honneur, ni comme militant". L'épiscopat francais, par l'intermédiaire de son comité pour les relations avec le judaisme, avait "déploré ", lundi soir, la caution apportée par l'abbé Pierre à M. Garaudy. Le grand rabbin de France, Joseph Sitruk, et le CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) avaient demandé à l'Église de France qui ne souhaitait pas, dans un premier temps, intervenir, pour ne pas se laisser entraîner dans cette polémique de "prendre position"
Commentant, mardi 30 avril sur RTL, la réaction de l'épiscopat, Jean-Marie Le Pen, président du Front national, avait déclaré: "Ce n'est pas la première fois que l'Église émet des dogmes en matière extrareligieuse. Elle s'était déjà opposée, sur la question de la Terre, à un certain Galilée ". M. Le Pen a également réaffirmé que "les chambres à gaz étaient un détail de l'histoire."
Des compagnons de route de l'abbé Pierre comme Raymond Etienne (EmmaüsFrance) ou Claude Chigot (Fondation abbé Pierre pour le logement des défavorisés) l'avaient adjuré, tout comme l'ancien ministre Bernard Kouchner (Le Monde du 30 avril), de réfléchir de nouveau, après avoir vraiment lu Les Mythes fondateurs de la politique israélienne, que, de son propre aveu il n'avait fait que "compulser".
Ce soutien affichée par le fondateur d'Emmaüs a semblé découler avant que l'abbé Pierre ne tente ensuite d'argumenter de la pression pratiquement journalière (lettres et conversations téléphoniques) que Roger Garaudy a, ces derniers temps, exercée à son endroit. Ses amis d'Emmaüs ne pensent pas que l'abbé Pierre ait pu être influencé, par exemple, par le milieu catholique traditionaliste présent à la Halte d'Esteville. Cependant l'abbé Pierre n'a pas voulu, jusqu'à présent, révéler le nom des "quelques personnes, dont les exigences et la compétence sont grandes" dont il parle dans sa lettre de soutien et qui lui auraient dit "l'importance" de l'ouvrage de M. Garaudy.
Michel Castaing
Même journal, même jour
Dans son communiqué du 30 avril, l'abbé Pierre souligne qu'il "n'entend en aucune manière laisser mettre en doute, de quelque facon que ce soit, l'atroce réalité de la Shoah et des millions de juifs exterminés parce qu'ils étaient juifs( ). Je reconnais pleinement cette terrible tragédie qui concerne toute l'Europe, et m'incline devant les victimes et leurs familles, leur rappelant humblement que, en ces temps, j'ai durant deux ans risqué ma vie pour sauver ceux que je pouvais ".
"Considérant que le climat nécessaire n'existe pas présentement, je renonce à demander quelque nouveau colloque d'historiens visant à établir une plus parfaite connaissance de l'histoire (...). Je condamne avec fermeté tous ceux qui pour des raisons diverses veulent, de quelque manière que ce soit, nier, falsifier ou banaliser la Shoah, qui restera à jamais une tache de honte indélébile dans l'histoire de notre continent."
"Roger Garaudy, ayant oralement et par écrit, pris l'engagement formel de reconnaître toute erreur qui lui serait prouvée, ce n'est que s'il ne tenait pas cet engagement que, avec tristesse, je lui retirerais ma confiance", conclut le communiqué de l'abbé Pierre.
" L'Église doit s'interroger sur ses responsabilités "
Mgr Gaston Poulain et le Père Jean Dujardin, président et secrétaire du comité épiscopal pour les relations avec le judaisme, avait rendu public lundi 29 avril, le texte suivant en six points:
1) Nous laissons à la justice francaise le soin de se prononcer sur le contenu du livre de M. Garaudy, que nous ne connaissons d'ailleurs que par des coupures de presse, puisque l'auteur vient d'être mis en examen.
2) Nous n'avons pas non plus à apprécier les motifs d'amitié personnelle qui ont poussé l'abbé Pierre à soutenir l'auteur.
3) Par contre, nous refusons la confusion très grave et le scandale qui résultent de l'appui ainsi apporté. La caution morale que l'abbé Pierre représente, l'autorité qu'il a acquise par sa parole et par ses actes, engagent l'Église de France aux yeux de l'opinion. Elle ne peut pas accepter d'être ainsi compromise.
4) L'abbé Pierre appelle de ses voeux un grand débat sur les points controversées. Nous ne pouvons pas nous associer à une telle démarche parce que ce débat a déjà eu lieu à plusieurs reprises, tant en France qu'à l'étranger.
N'estil pas, en outre, immoral de prêter une tribune à des auteurs qui refusent les plus fermes conclusions de la communauté scientifique internationale au nom de principes et de méthodes que récuse la recherche historique ?
Les points controversés ont d'ailleurs été examinés.
Ils ne remettent pas en cause les acquis indiscutables que nous devons rappeler à l'attention des chrétiens;
l'extermination a eu lieu, c'est un fait incontestée; il s'agit bien d'un génocide puisque hommes, femmes, enfants et vieillards étaient condamnés à mourir.
Les chambres à gaz ont existé et les nazis ont employé un langage codé pour cacher leur forfait, langage dont ils se servaient déjà pour dissimuler aux familles allemandes le crime d'euthanasie.
5) Certes la recherche doit se poursuivre et nous ne la refusons pas. L'Église ellemême sait qu'elle doit s'interroger sur ses propres responsabilités. Elle a commencé à le faire. Fautil rappeler la déclaration toute récente des évêques allemands ?
6) Pour toutes ces raisons, nous regrettons et déplorons l'engagement de l'abbé Pierre aux côtés de M. Garaudy.
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Les étrangers se penchent sur cette affaire :
The Toronto Globe and Mail, Thursday, May 2, 1996
by: Alan Riding [New York Times News Service, Paris]
France's national conscience has long been personified by an 83-year-old Roman catholic priest known as Abbé Pierre.
He would emerge intermittently from the seclusion of his religious community in Normandy to denounce society for its obsession with money and successive governments for ignoring the plight of the poor and the homeless.
Such was his prestige that his pronouncements were never challenged. Radio, television and the newspapers portrayed him as a living saint. And, for more than a decade, polls identified the white-bearded priest as the most loved and respected Frenchman alive.
Now, suddenly, Abbé Pierre's icon-like image is crumbling. Eleven days ago, to the astonishment and dismay of his friends and admirers, the priest spoke out in defence of an old friend and writer, Roger Garaudy, whose most recent book, "The Founding Myths of Israeli Politics", questions the existence of the Holocaust. Abbé Pierre said he had not read the book, but he argued that the details of the Holocaust merited further debate.
Tuesday, having set off a storm of protest, the priest appeared to reverse himself, but many people here remained stunned, all the more so because his life had until now seemed exemplary.
Born Henry Groues, he renounced his family's wealth and entered the priesthood. During Germany's wartime occupation of France, he joined the Resistance his "nom de guerre" was Abbé Pierre and saved many Jews from expulsion. More recently, with racism on the rise in France, he has stood up for poor African and Arab immigrants.
Yet, as recently as Monday [April 25], four days after Mr. Garaudy was formally charged under a French law prohibiting denial of the existence of crimes against humanity, Abbé Pierre gave an interview to the left-of-centre daily Libération in which he ignored appeals that he retract his statement. He also reiterated his call for a debate about the Holocaust.
"For example, on the question of the gas chambers, it is possible that not all those planned by the Nazis were built," he said. He denied that he was associating himself with "revisionists."
"I think the average Frenchman will say with relief, the taboo is over," he said. "You will no longer be called anti-Jewish or anti-Semitic for saying a Jew sings out of tune."
This interview touched off even greater shock. In an open letter published by Le Monde, Bernard Kouchner, a former health minister and close friend of Abbé Pierre, said the priest had placed his fame at the service of an evil cause.
Addressing him as Father Don Quixote, Mr. Kouchner added: "I know you have not read the controversial book. So what are you talking about? Read it, Father, and change your advisers, because they will damn you."
Spokesman for France's large Jewish population were also taken aback. France's chief rabbi, Joseph Sitruk, said the Holocaust was a proved fact.
Henri Hajdenberg, president of France's Council of Jewish Institutions. said Abbé Pierre had been manipulated by Mr. Garaudy and by the writer's lawyer, Pierre Vergès, who had defended the Nazi war criminal Klaus Barbie at his trial in Lyons in 1987.
Monday, after a week of embarrassed silence, France's Catholic bishops said that they, too, regretted and deplored Abbé Pierre's support for Mr. Garaudy. Speaking on their behalf, the Episcopal Committee for Relations with Judaism said the mass killing of the Jews in Nazi gas chambers was an undisputed fact and it disassociated the church from any attempt to confuse the issue.
On Tuesday, Abbé Pierre issued a statement backing away from his earlier remarks. He said that after long conversations with Mr. Sitruk and Mr. Hajdenberg, he wanted to stress that he in no way questioned "the atrocious reality" of the Holocaust and that he condemned all those who "deny, falsify or minimize" what will always remain "an indelible stain of shame" on European history.
And he noted that since Mr. Garaudy had pledged to recognize any errors in his analysis: "I will withdraw my confidence in him, with sadness, if he does not now keep his word."
But in the view of many commentators, Abbé Pierre's reputation has been irreversibly damaged.
And already there are signs that the French press has begun to dismantle a myth that it helped to create.
In a cover article, the newsweekly L'Express said many of the priest's closest advisers were anti-Semites.
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La droite se réveille :
Présent, 2 mai 1996, p. 1
Lundi, le président du Consistoire israélite de France Jean Kahn et celui du CRIF Henri Hadjenberg avaient sommé la hiérarchie catholique de condamner l'abbé Pierre.
Ce lundi - là 29 avril, c'était hier, le soleil ne se coucha point sans que la hiérarchie ait obtempéré à cette mise en demeure par un communiqué déclarant engager "l'Église catholique de France". On en lira en page 2 le texte intégral.
Il aura donc fallu cette circonstance particulière et cette insistance ciblée pour que l'Église manifeste tardivement qu'elle n'"accepte" plus d'être "compromise" par un tel personnage. Quels que soient les mérites peut-être réels et les démérites assurément nombreux de l'abbé Pierre, sa "caution morale" et "l'autorité qu'il a acquise" étaient un phénomène médiatique, c'est-à-dire artificiel, organisé par une télévision que colonisent un personnel et une idéologie principalement marxistes.
La hiérarchie catholique en France a perdu les pédales,
dans le temporel et dans le spirituel, dans la mesure où elle s'est laissé influencer, manipuler, dominer par la puissante irréalité médiatique. Et ce n'est pas fini.
Le communiqué épiscopal condamnant l'abbé Pierre appelle plusieurs remarques de fond. Pour le moment nous en retiendrons trois principales.
1/ Pour refuser tout "débat sur les points controversés" concernant les crimes contre l'humanité, le communiqué épiscopal invoque un principe de portée générale qui n'avait pas encore été énoncé par la théologie catholique: un tel débat serait "immoral" (sic), parce qu'il est "immoral de prêter une tribune à des auteurs qui refusent les plus fermes conclusions de la communauté scientifique internationale ". Étrange principe. L'épiscopat ne devrait pas demander la préparation de ses communiqués à des rédacteurs aussi incultes, ignorant qu'à chaque époque les progrès de la connaissance scientifique ont été initiés à l'encontre des "plus fermes conclusions de la communauté scientifique". Il y a pourtant un certain nombre de rues "Pasteur" en France. D'autre part, il faudrait avoir tout de même quelque idée de la nature et du degré de certitude dite "scientifique" quand il s'agit de la "science" historique.
2/ La certitude concernant les crimes contre l'humanité est en France une certitude imposée par la loi. C'est même, il me semble, la seule certitude historique qui soit légalement obligatoire et judiciairement sanctionnable. La loi socialo-communiste Gayssot-Fabius-Rocard de 1990 interdit de contester les jugements du tribunal de Nuremberg. C'est le seul tribunal qui soit intouchable, et c'est, ô merveille, un tribunal militaire, qui était composé de délégués de Staline et d'Anglo-Américains fascinés à l'époque par le communisme stalinien. Toutefois la loi Gayssot n'oblige pas à professer les sentences de Nuremberg. Elle se contente d'interdire de les discuter. L'"Église catholique en France" va beaucoup plus loin. Elle fait obligation morale de croire et de dire que "l'extermination a eu lieu", qu'il "s'agit bien d'un génocide", que "les chambres à gaz ont existé" et que "les nazis ont employé un langage codé pour cacher leur forfait" ; et enfin que "l'Église elle-même" doit "s'interroger sur ses propres responsabilités" dans ce forfait-là. C'est-à-dire qu'il s'agit en tout cela de certitudes non plus seulement "scientifiques", mais morales et religieuses, faisant désormais partie du dépôt spirituel que l'Église a charge d'enseigner. Cherchez l'erreur : il doit bien y en avoir une quelque part dans un discours aussi impérieux.
3/ Michèle Cotta, que l'on ne savait pas si catholique, s'est aussitôt alignée sur la position maximale de "l'Église catholique en France". Ce mardi matin 30 avril, sur RTL, elle interrogeait Jean-Marie Le Pen a propos de l'abbé Pierre et du communiqué épiscopal.-"Je ne répondrai rien, dit Le Pen, faisant allusion à la loi Gayssot: c'est un sujet sous censure. Pour avoir simplement dit que c'était un " détail ", c'estàdire une partie des 50 millions de morts de la Seconde Guerre mondiale, cela m'a coûté 140 millions de centimes." Michèle Cotta aurait donc dû constater et donner acte à Jean-Marie Le Pen qu'il ne disait plus "rien"sur la question et déclarait vouloir s'en tenir là. Or, faites bien attention, elle a décrété et proclamé au contraire qu'ainsi Le Pen se prononcait pour les révisionnistes. C'est exactement la morale scientifique du communiqué épiscopal. Il ne suffit plus de se taire. Le silence lui-même devient coupable. Il est maintenant obligatoire, sous peine d'être dénoncé comme "révisionniste", de professer explicitement la doctrine et les sentences du tribunal de Nuremberg.
Cependant l'obligation n'est encore que morale (et religieuse). Pour le moment elle n'est pas judiciaire. Il y faudra une nouvelle loi d'exception. Elle méritera de s'appeler " loi Poulain-Cotta ". Plutôt que " loi Kahn-Hadjenberg ", ce qui serait un peu indiscret.
Jean Madiran
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Le Monde, 040596
Les négationnistes francais se reconnaissent un père: Paul Rassinier. Le choix est tactiquement judicieux, car Rassinier (1906-1967), auquel Florent Brayard vient de consacrer une large étude parue aux éditions Fayard, fut tout à la fois résistant, déporté et militant socialiste, tendance Marceau Pivert.
C'est précisément son expérience de la captivité dans les camps de concentration de Buchenwald et de Dora qui le poussa à publier, en 1950, Le Mensonge d'Ulysse. Dans cet ouvrage, l'auteur conteste la qualité des témoignages sur les camps parus à l'époque et avance que les chambres à gaz furent bien moins nombreuses qu'on ne le dit.
Trois associations de déportés le poursuivirent en justice. Paul Rassinier eut l'occasion de préciser sa pensée devant les juges du tribunal correctionnel de Bourg-en-Bresse: "Personne ne saurait nier les horreurs des camps, mais tout le monde conviendra qu'il n'était pas nécessaire de les exagérer comme cela a été fait. Je corrige les exagérations. Ce n'est pas là minimiser les crimes du nazisme." Bref, l'auteur souhaitait offrir à la justice l'image d'un révisionniste plutôt que celle d'un négateur de la barbarie nazie.
Vingt ans plus tard, au début des années 70, un groupe de militants issus de l'extrême gauche et qui répond au nom de La Vieille Taupe, s'intéresse au livre de Paul Rassinier et en épouse la thèse. Autour de Pierre Guillaume, son animateur, le groupe affirme refuser les tabous et proclame: "Ce qu'il y a de terrible quand on cherche la vérité, c'est qu'on la trouve."
Insensiblement, ces militants passent du révisionnisme, consubstantiel à beaucoup de travaux sur l'histoire, au négationnisme.
Leur parcours rejoint bientôt celui d'un professeur de lettres, Robert Faurisson, qui délaisse ses recherches iconoclastes sur Rimbaud et Lautréamont pour se livrer à une étude monomaniaque de la persécution des juifs. En 1977, cet universitaire affirme devant ses étudiants que les chambres à gaz destinées à exterminer juifs et Tziganes n'ont jamais existé.
Un an plus tard, le groupe de La Vieille Taupe commence à publier Faurisson et à le soutenir tout au long des procès qui lui sont intentés.
Poursuites administratives
Ces procès, à leur manière, signent l'apparition publique des négationnistes et de leur théorie. De la négation des chambres à gaz, Faurisson est passé à celle du génocide. Il résume ses vues à sa manière: "Jamais Hitler n'a donné l'ordre de tuer ne seraitce qu'un seul homme en raison de sa race ou de sa religion." Ou encore: "Je conteste qu'il y ait eu politique d'extermination physique des juifs."
Né à l'extrême gauche, le négationnisme a migré vers l'extrême droite. Il entend combattre l'"antinazisme de sex-shop" (sic). Les recherches des historiens, les nuances et les corrections que ceux-ci ne cessent d'apporter au fil des décennies à l'histoire de la persécution des juifs en Europe, la découverte de documents filmés inédits, celle des archives du camp d'extermination d'Auschwitz: rien de tout cela n'arrête Faurisson et ses amis.
Une secte est née. En France et à l'étranger, notamment dans les pays anglosaxons.
Dans les années 80 et 90, les négationnistes font surtout parler d'eux à l'Université. L'un d'eux, Henri Roques, un retraité, soutient une thèse à l'université de Nantes en 1985. Le jury décerne la mention"très bien" à ce travail qui analyse le témoignage de Kurt Gerstein, un officier nazi qui s'est rendu à l'armée francaise en avril 1945, et nie indirectement l'existence des chambres à gaz. En 1990, Bernard Notin, enseignant à l'université LyonIII et membre du conseil scientifique du Front national, (C'EST FAUX) publie dans la revue Economies et sociétés un article qui lui aussi tend à nier la réalité des chambres à gaz. A chaque fois, des associations de déportés se manifesteront, des poursuites administratives auront lieu, et la polémique rebondira.
Laurent Greilsamer
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Et d'ailleurs puisqu'il est question de Rassinier et d'un livre qui en parle, revenons un instant sur le sujet.
Le Monde, 16 février 1996
A travers la figure de cet homme de gauche, résistant et déporté, Florent Brayard analyse la genèse d'un courant qui nie la réalité des chambres à gaz et qui, par ce biais, prétend contester celle du génocide. En démontant ce discours, l'historien s'interroge : comment des thèses aussi friables ont-elles pu se consolider ?
Comment l'idée vint à M. Rassinier. Naissance du révisionnisme. de Florent Brayard. Préface de Pierre Vidal-Naquet. Fayard, 464 p., 160 F.
Comment un érudit provincial, un instituteur, pensionné de guerre à plus de 100 %, un politicien local du Territoire de Belfort aux ambitions décues, communiste d'abord, SFIO ensuite, en vint à inventer un phénomène mondial ? Cette histoire là est celle de Paul Rassinier (19061967) et du courant dont il est le fondateur : celui qui prétend nier la réalité des chambres à gaz et, par ce biais, celle du génocide. C'est à cette histoire qu'un tout jeune chercheur d'une trentaine d'années à peine vient de consacrer, pour la première fois, une tentative d'approche biographique.
Florent Brayard, au lieu de mettre les thèses de Rassinier à l'épreuve des acquis les plus récents de l'historiographie du génocide, cherche à dévoiler, grâce à l'analyse minutieuse des textes du fondateur, la faiblesse interne d'un discours qui se donne pour de la vérité persécutée. Comment ? En s'astreignant " à ne citer que les documents que[Rassinier] aurait pu connaître, les ouvrages qu'il aurait dû lire, les certitudes historiographiques qui lui étaient contemporaines, et contre lesquelles il s'élevait néanmoins ". Même si cette critique textuelle ne parvient pas toujours à se tenir aussi loin que l'auteur le voudrait de l'" exercice de réfutation ", elle rend celui-ci plus convaincant que jamais, et là réside assurément le grand mérite de son livre. Ainsi, montre Florent Brayard, quand Paul Rassinier prétend réduire à quelques témoignages les preuves du génocide, pour en dénoncer le peu de crédibilité, il ne se soucie guère d'aller lui-même aux archives, comme le font, à la même époque, Léon Poliakov ou Raul Hilberg.
Toute l'entreprise de Rassinier consiste à récuser les témoins gênants pour sa thèse : Miklos Nyiszli, qui fut médecin à Auschwitz, ou Kurt Gerstein, ce SS qui assista à des gazages au camp d'extermination de Belzec en août 1942. Rassinier leur oppose une rhétorique qui, au mieux, se ramène au délire logique, à un doute pathologique à force d'être systématique.
Il ne cesse par exemple de confondre dans son esprit et celui de ses lecteurs la capacité d'une installation avec son utilisation effective et semble n'accorder foi qu'à l'arithmétique pure devenue plus réelle que la réalité historique, surtout quand elle est utilisée pour contester le bilan du génocide. L'historien Hans Rothfels " écrit (...) que, 600 000 personnes ayant péri à Belzec, l'évaluation de Gerstein à 15 000 personnes par jour n'a rien d'invraisemblable (...). Ce camp ayant officiellement commencé à exterminer en mars 1942 et cessé en décembre de la même année (...), cela fit neuf mois : 270 jours = 15 000 x 270 = 4 050 000 personnes, et non 600 000. Telle est la qualité des professeurs qui enseignent dans nos universités ! ", s'indigne Rassinier dans Le Drame des juifs européens. " Reproduisant ce calcul pour les camps de Treblinka et Sobibor, continue Florent Brayard, Rassinier arrivait pour ces trois camps au total de " 28 350 000 personnes. Toutes juives. (...) Voilà ce qu'on ose nous présenter comme un témoignage "digne de foi". "
A la fragilité de la démonstration, appuyée sur des sophismes mathématiques, s'ajoute la défaillance de l'érudition. Florent Brayard l'établit : il faut attendre le début des années 60 pour que Rassinier daigne jeter un coup d'oeil aux comptes rendus du procès de Nuremberg, au protocole de la conférence de la " solution finale " de Wannsee ou au Bréviaire de la haine de Poliakov, pourtant tous disponibles depuis plus d'une dizaine d'années. Ses sources sont, la plupart du temps, de seconde main, extraites de leur contexte ou puisées dans la littérature antisémite du temps.
Reste à savoir si Rassinier a été le premier " négationniste " au sens propre du terme, ou bien, comme semble le suggérer le titre de l'ouvrage, un simple " révisionniste " ? Certes, lorsque paraît, en 1950, Le Mensonge d'Ulysse, on peut croire qu'il n'est question que de s'en prendre aux exagérations contenues dans certains récits de déportés. Cependant, si Rassinier n'écarte pas complètement la possibilité qu'il y ait bien eu des chambres à gaz, il tend à faire croire que leur utilisation à des fins meurtrières fut exceptionnelle, le fait de quelques officiers pris de folie criminelle, et en tout cas nullement l'instrument d'un génocide programmé.
Au nom du pacifisme
Le legs de Rassinier est donc bien une version minimisée du génocide, la disculpation des dirigeants du IIIe Reich ainsi que de l'Allemagne, au nom du pacifisme, dont il fut un militant acharné. Dès 1951, l'objectif est d'ailleurs fixé : " Si les Allemands nient tout, écrit Rassinier, ils ne sont pas très loin de la vérité. "
Qu'une construction aussi friable ait pu résister au temps, voilà un mystère dont les clés se trouvaient sans doute dans la vie de Paul Rassinier.
Or l'aspect purement biographique du travail de Florent Brayard demeure décevant. Tout commence, pour lui, à la déportation de Rassinier à Dora, en 1944. Les décennies de militantisme politique, marquées notamment par un complexe d'amour-haine entretenu avec le Parti communiste, ne sont évoquées qu'en quelques pages. Par ses liens et sa correspondance suivie avec Albert Paraz, épigone de Céline, chroniqueur dans l'hebdomadaire d'extrême droite Rivarol, par la sympathie que lui manifestent Maurice Bardèche, le beau-frère de Brasillach, Céline lui-même, par le soutien des "non-conformistes" du Crapouillot de Galtier-Boissière ou d'un antisémite déclaré, Henry Coston, Rassinier, l'ancien déporté résistant, s'enfonce effectivement dans le marigot d'une extrême-droite en cours de recomposition à laquelle il apporte une inestimable " caution bourgeoise ".
Pourtant, si Paul Rassinier a pu éveiller des sympathies plus inattendues, comme celle d'un Jean Paulhan en révolte contre les prétendus excès de l'épuration,
si ce véritable graphomane a pu contribuer fort longtemps à des bulletins pacifistes, anarchistes et syndicalistes, n'est-ce pas que le terreau dans lequel s'enracine cette figure de " Bonhomme Système " dépasse les limites de l'anticommunisme radical ou des nostalgiques du nazisme ? A la fin d'un ouvrage passionnant, le lecteur reste somme toute assez peu renseigné sur l'origine de l'" idée "... Florent Brayard suggère certes que le sentiment de culpabilité propre à bien des survivants des camps, voire le traitement de faveur dont Rassinier a joui au Revier (à l'infirmerie du camp), puis au service d'un maître-chien SS, pourrait expliquer bien des choses. Mais cette piste-là se perd dans les sables.
Syndrome de Stockholm
Tous les survivants ne se mirent pas, on le sait, à l'instar de Rassinier, à nier l'existence des chambres à gaz. Les premières manifestations, décelées par Florent Brayard chez Rassinier, du célèbre " syndrome de Stockholm " où l'on voit la victime adopter le parti de son bourreau constituent d'autres hypothèses intéressantes.
Mais elles demeurent à étayer. Cela supposerait un travail de mise en relation de textes, ici fort bien analysés dans leur structure aberrante, avec la réalité d'une existence, qui reste en revanche fantomatique. A cet égard, la biographie de Rassinier que Nadine Fresco s'apprête à publier au Seuil, à l'automne, devrait éclairer ces zones d'ombre, en montrant, entre autres, comment un homme de gauche, après la Shoah, peut glisser dans l'antisémitisme, en en proposant une version modernisée.
Nicolas Weill
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Il fallait bien qu'il intervienne. Le Pseudo-Vidal est, on le sait, un individu qui s'est mystérieusement substitué à un certain Pierre Vidal-Naquet, que nous avions connu autrefois comme un homme éclairé, partisan des libertés et adversaire de l'oppression, qui s'était fait connaître, non pas par ses travaux d'helléniste restés justement obscurs, mais par une exigence morale en politique qui l'avait amené à batailler sur divers fronts.
Dans des circonstances que nous n'avons pas pu élucider, ce Vidal-Naquet a disparu et a été remplacé par un imposteur, qui n'entretient d'ailleurs avec le premier qu'une ressemblance physique assez vague, et qui publie des écrits d'une faiblesse intellectuelle insigne, d'une mauvaise foi de maquignon frénétique, animés d'un ahurissant désir de nuire, de faire jeter ses adversaires dans des culs de basse-fosse et même de les tuer, bref, qui sont entièrement à l'opposé de ce qu'écrivait, autrefois, feu Vidal-Naquet. C'est pourquoi, conformément aux usages en vigueur dans l'histoire littéraire des périodes troublées ou mal connues, nous désignons ce second individu sous le nom de Pseudo-Vidal. Le portrait dessiné qu'en donne Le Monde montre à l'évidence qu'il y a eu substitution et grimage :
Le Pseudo-Vidal a beaucoup fait pour l'avancement du révisionnisme. On se demande dans certains milieux s'il n'est pas un sous-marin lancé par son ancien condisciple Robert Faurisson. En effet, à chaque fois que les ventes de la Vieille Taupe fléchissaient, le Pseudo-Vidal lancait une nouvelle campagne de dénonciation publicitaire. Il est donc normal qu'il vienne pousser à la roue dans la gigantesque campagne de lancement du livre de Garaudy, une campagne qui, aux dires des publicitaires, aurait coûté, s'il avait fallu acheter tous les espaces consacrés par les merdia au livre et à ses remous, une somme de cinq à six millions de Francs. Le Pseudo-Vidal, même si sa cote est largement en baisse, était à lui-seul un petit téléthon. Merci à tous.
Le Monde, 4 mai 1996
(Commentaires majuscules de Clisthère l'Athénien.)
L'historien Pierre Vidal-Naquet a été l'un des premiers à considérer que, face aux thèses des négationnistes, exposées à la fin des années 70, il convenait, sans débattre avec eux, d'allumer des contre-feux. Tel est l'objectif assigné aux Assassins de la mémoire (éditions La Découverte, 1987), recueil d'articles sur la question de la négation de la Shoah. Né en 1930, Pierre Vidal-Naquet est, depuis 1969, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et dirige le laboratoire Centre Louis Gernet de recherches comparées sur les sociétés anciennes. Ce spécialiste de la Grèce ancienne a été très engagé dans la lutte contre la torture à l'époque de la guerre d'Algérie. Il a publié l'année dernière, en co - édition au Seuil et à La Découverte, le tome 1 de ses Mémoires (La Brisure et l'Attente). Son dernier livre s'appelle Réflexions sur le génocide, publiée à La Découverte en 1995.
Comment analysez-vous la situation du négationnisme aujourd'hui, après les déclarations de l'abbé Pierre soutenant Roger Garaudy ?
Un mot d'abord, sur Roger Garaudy. Voilà un homme, agrégé de philosophie, qui s'est converti de facon multiple, d'abord au protestantisme, puis au communisme puis au catholicisme, puis à l'islam. Ce n'est donc pas exactement un exemple de stabilité intellectuelle. Deuxièmement, il a toujours travaillé d'une facon extraordinairement légère. Pour oser soutenir une thèse sur "La liberté à l'université de Moscou, sous Staline", il faut quand même avoir une sacrée dose ! En fait, Roger Garaudy ne travaille pas, n'a jamais travaillé. Son livre Les Sources francaises du socialisme scientifique est un pillage d'autres travaux. Il a toujours été ce qu'on appellera en termes modérés un emprunteur de textes.
Dans cet ouvrage négationniste, on lit des choses incroyables. Il confond, par exemple, Roosevelt et Eisenhower. Il cite les Diaries de Herzl et, dans la même page, le Tagebuch, c'est-à-dire le même livre, mais une édition anglaise dans un cas, une édition allemande dans l'autre !
Il confond le procès Eichmann, en 1961, et le procès Kastner, qui date de 1953... Il confond le nombre de morts d'Auschwitz et le nombre de morts de la Shoah.
C'est un livre accablant, fait de contresens historiques effrayants. Pas un mot dans le livre sur ce fait capital : la sélection des déportés sur la rampe d'Auschwitz.
Malgré tout, voyez-vous une cohérence dans son itinéraire intellectuel ?
Une cohérence dans l'incohérence, oui. Il a toujours été un spécialiste du n'importe quoi !
Au-delà du livre de M. Garaudy, que pensez-vous de cette nouvelle éruption de négationnisme qui, après Robert Faurisson à la fin des années 70, continue malgré tout?
C'est le problème de la secte, que Weber opposait avec raison à l'Eglise. Nous avons là une secte pratiquement religieuse.
Et, justement, Roger Garaudy est un esprit religieux. C'est sa seule constante: il est profondément religieux dans son adhésion au marxisme comme à l'islam. Les sectes religieuses ne disparaissent pas comme ca. Les révisionnistes et négationnistes francais existent depuis les années 50. Ils ont une spécificité, qui les distingue des Italiens ou des Américains : leur filiation n'est pas l'extrême droite. Leur public, ceux qui les entendent et les suivent est celui de Le Pen, pour appeler les choses par leur nom. Mais les intellectuels qui fournissent à ce public des denrées viennent en fait de l'ultra-gauche. Rassinier, cet ancien député socialiste devenu père du révisionnisme, a fait, dans les années 50, le pont entre l'extrême droite et l'ultra-gauche.
L'écho que donne l'abbé Pierre à ces thèses n'en fait-il pas autre chose qu'un phénomène de secte ?
Bien sûr, l'effet de masse est certain. Mais cela est vrai depuis le "détail" de Le Pen. Dans la mesure où un parti comme le Front national réunit 15 % des électeurs et reprend sotto voce ces thèses, il est évident que ce n'est plus de l'ordre de la secte.
Le groupe des révisionnistes proprement dit reste exactement le même. Mais l'écho est différent. Que l'abbé Pierre s'acoquine avec ces gens-là est absolument lamentable.
Certains ont vu dans cette prise de position la résurgence d'un vieux fond antijuif de la culture catholique ?
Il faut distinguer les choses. Que l'Eglise soit contre le judaisme religieux, c'est tout à fait normal. Ce qui est grave dans le texte de l'abbé Pierre, c'est quand il parle de la Shoah de Josué. C'est abominable. Bien entendu, les textes sur Josué sont effrayants, mais ce sont des textes qui sont absolument courants dans la littérature de l'époque. Si vous prenez inversement la stèle de Mesha, roi de Moab, qui est au Louvre, vous avez les mêmes appels à l'extermination du voisin... On est dans cet univers là. Alors parler de Shoah à ce sujet est extrêmement grave.
La société francaise estelle plus prête aujourd'hui qu'il y vingt ans à entendre ce genre de thèses ?
Des verrous ont sauté au moment où l'extrême droite a eu 15 % des voix. S'il n'y avait pas eu ce fait-là, je crois que livre de Garaudy et la prise de position de l'abbé Pierre auraient été à peine remarqués. Mais je pense qu'un autre facteur pèse, celui d'une certaine lassitude de la société francaise envers une historiographie qui s'est par trop concentrée sur la Shoah. Il y a, en somme, trois périodes. Une première, où l'on ne s'est pas intéressé du tout à la déportation juive: à la Libération, les déportés étaient une seule et même catégorie. Cela a durée une quinzaine d'années. Ensuite, on s'est intéressé au caractère absolument spécifique de la déportation juive. Aujourd'hui, à mon avis fort heureusement, on revient à un certain équilibre: on reconsidère aussi l'autre déportation. Il y a eu une sacralisation de la Shoah, et cela me semble extraordinairement dangereux. La Shoah n'est pas une affaire de culte. Elle n'a pas à s'adapter aux variations de la politique israélienne. Il faut que les historiens travaillent et continuent à travailler.
Pensez - vous que l'historiographie francaise a fait son travail sur le sujet?
L'historiographie francaise est restée longtemps médiocre, pour deux raisons. La première, c'est le syndrome de Vichy, qui commence à être levé depuis les déclarations du président de la République.
Ensuite, en France, nous avons toujours une sorte de panique devant l'histoire contemporaine. Même les travaux, pour la plupart excellents, de l'Institut d'histoire du temps présent n'ont pas complètement pu la dissiper.
Cette faiblesse atelle laissé le champ libre aux négationnistes ?
Sans le moindre doute. Encore qu'en Allemagne ou aux États-Unis, où il n'y a pas cette faiblesse de l'historiographie, le négationnisme a prospéré. Mais en France, il a pu plus aisément se développer.
A - t - il une plus grande audience aujourd'hui ?
Intellectuellement, non, c'est mort. Mais, politiquement et socialement, grâce au relais que donnent à ce genre de théories aussi bien Le Pen que l'abbé Pierre, c'est effectivement en poussée. Cela traduit peut-être une sorte d'inconscient de la société francaise. N'y a-t-il pas dans notre société une vieille tradition qui empêche de mesurer la profondeur de cette histoire ? Je crains que la prise de position de l'abbé Pierre ouvre les vannes d'une poussée antisémite.
La demande de l'abbé Pierre d'un colloque d'historiens ne risque-t-elle pas d'introduire le négationnisme dans le débat public ?
Bien sûr, et cela, je le refuse de la facon la plus absolue. Le jour où l'on accepte un de ces messieurs dans un débat public à la télévision ou dans un colloque d'historiens, ils ont gagné la partie, ils sont considérés comme une école. Il faut le leur refuser impitoyablement.
Etes - vous favorable à la loi Gayssot, qui permet de condamner des personnes pour " négation de crimes contre l'humanité"?
J'ai toujours été absolument contre cette loi, avec d'ailleurs la grande majorité des historiens. Elle risque de nous ramener aux vérités d'État et de transformer des zéros intellectuels en martyrs. L'expérience soviétique a montré où menaient les vérités d'État. La loi de 1972 contre le racisme suffit amplement.
Propos recueillis par Francois Bonnet et Nicolas Weill
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Le Monde, 5-6 mai 1996
(Commentaire majuscules de Mme Bonacieux)
Avec la disparition de ceux qui en ont été les contemporains, le génocide des juifs par les nazis quitte inexorablement le monde des tribunaux, de la littérature, de la réflexion métaphysique ou religieuse pour celui de la recherche.
Au milieu des années 80, l'historien canadien Michael Marrus constatait que le champ de la recherche sur la Shoah était d'ores et déjà devenu trop vaste pour qu'un seul individu puisse prétendre le maîtriser.
A cette époque, une bibliographie sélective recensait déjà près de deux mille ouvrages, en toutes les langues, et plus de dix mille publications, rien que sur Auschwitz.
Pendant les quinze années qui suivent la deuxième guerre mondiale, les historiens du génocide des juifs ont pourtant travaillé dans une certaine solitude. L'attention et l'intérêt du public ne datent guère que du procès Eichmann, en 1961. En France, le négationnisme, dès les années 50, fleurit sur cette ignorance. Certains historiens, pourtant, n'avaient pas attendu la fin du conflit pour passer au stade de l'analyse. Ainsi Franz Neumann, aux États-Unis décrit, dès 1942, le système chaotique du IIIe Reich, et c'est lui qui sera l'inspirateur de Hilberg. Même au seuil de l'anéantissement, des historiens juifs ont tenu à décrire ce qu'ils subissaient en recourant à des méthodes de professionnels : Simon Doubnov par exemple, dont les notes sur le ghetto de Riga n'ont pas été retrouvées à ce jour, ou Emmanuel Ringelblum, historien du judaisme polonais avec son Journal du ghetto de Varsovie.
Longtemps, le Bréviaire de la haine, de Léon Poliakov, publié au début des années 50, a fait figure de somme jusqu'à ce que paraisse aux États-Unis, en 1961, le livre de Raul Hilberg, lequel exploitait pour la première fois les sources archivistiques allemandes. Depuis sa Destruction des juifs d'Europe(Fayard) qui n'a guère été dépassée, et l'histoire érudite de la Shoah a pris son essor, essentiellement dans les universités ou les centres de recherche américains, allemands et israéliens.
A la différence du témoin, du romancier ou du scénariste, l'historien travaille à partir d'archives, en citant ses sources.
Il tente aussi d'établir une certaine distance critique avec son sujet.
Pendant longtemps, il est vrai, cette attitude ne lui a pas assuré bonne presse, notamment auprès des survivants
La froideur requise par la discipline était jugée inadéquate à la monstruosité de l'événement. L'historien israélien Yehuda Bauer, pourtant spécialiste reconnu, a vu ainsi dans l'approche universitaire du génocide des juifs une facon de noyer "larmes et souffrances dans un océan de notes".
Aujourd'hui, on peut néanmoins penser que le massacre le plus systématique de l'histoire humaine est appelé à perdre inéluctablement son statut d'objet de mémoire, avec la disparition de ceux qui en ont été les contemporains. Il quitte inexorablement le monde des tribunaux, de la littérature, de la réflexion métaphysique ou religieuse pour celui de la recherche.
Ce mondelà n'en bruit pas moins de nombreux débats. L'ouverture et l'exploitation des archives de l'ex-Union soviétique éclaireront sans doute plus d'une zone encore laissée dans l'ombre. Ainsi, dans les archives soviétiques, Jean-Claude Pressac a pu exhumer des documents décisifs sur la technique de l'extermination employée à Auschwitz.
C'est là aussi qu'on a retrouvé un train entier de lettres de soldats allemands accompagnées de photos qui confirment l'implication de la Wehrmacht dans les massacres de juifs; responsabilité de l'armée allemande qu'avaient pressentie, dès le début des années 80, Helmut Krausnick et Hans-Heinrich Wilhelm. En attendant que ces nouveautés soient intégrées à l'historiographie, un certain nombre de débats continuent à préoccuper les historiens.
L'un d'eux porte sur la question du caractère unique de la Shoah par rapport aux autres atrocités du XXe siècle, les massacres des Arméniens ou bien les "famines de terreur" dans le cadre de la guerre déclarée par Staline à la paysannerie dont le bilan avait été estimé par l'historien britannique Robert Conquest à treize millions de victimes, de 1930 à 1937.
Avec leur cinq à six millions de victimes, depuis l'enfermement dans les ghettos, en 1940, les fusillades des "commandos mobiles de tuerie", l'interdiction aux juifs d'émigrer, le 23 octobre 1941, les premiers gazages au camp d'extermination de Chelmno en décembre 1941, jusqu'aux meurtrières évacuations des camps en 1945, les juifs d'Europe ont été ceux qui ont le plus souffert en proportion.
Des juifs seuls les nazis avaient planifié l'annihilation totale. Le "génocide" terme forgé en 1943 par le juriste américain (POLONAIS) Raphael Lemkin n'est pas le plus grand massacre que le monde ait connu. Mais il n'est pas non plus un massacre "ordinaire". Le mécanisme bureaucratique d'un État moderne qui y a été appliqué lui confère incontestablement sa spécificité.
Un des autres débats de la communauté scientifique oppose ceux qui voient dans l'extermination l'application d'un programme et ceux qui en font le résultat d'un engrenage. Pour les premiers l'école "intentionnaliste" , il y aurait continuité entre l'antisémitisme hitlérien et le génocide. A l'appui de cette thèse, qui dérive du procès de Nuremberg, lequel visait à établir la culpabilité des chefs nazis sur la base d'une "conspiration", on cite des textes d'avant- guerre dans lequel Hitler en appelle déjà à la disparition des juifs et notamment le fameux discours du 30 janvier 1939, où le Führer "prophétise" "l'anéantissement de la race juive en Europe ".
On ne peut nier que l'antisémitisme de Hitler en particulier, et de l'Allemagne de cette époque en général, ait joué son rôle dans ce qui allait devenir la "solution finale", notamment dans la contribution très directe qu'un certain nombre de citoyens ordinaires allaient apporter à ce massacre. Au début de 1996, le livre controversé d'un jeune politologue américain de l'université Harvard Daniel Goldhagen, Hitler's Willing Executioners ("Les bourreaux consentants de Hitler"), a remis l'accent sur ce point. Il entend montrer que, si tant d'Allemands ont directement trempé dans le génocide, et en tout cas l'ont soutenu, c'est parce que la haine antijuive était profondément ancrée dans leur culture. D'autres études, comme celle du Britannique Ian Kershaw, qui a analysé de près l'opinion publique en Bavière à l'époque nazie, estiment plutôt que "la route d'Auschwitz fut tracée par la haine mais pavée d'indifférence".
Plutôt que par un antisémitisme séculaire, le meurtre de masse s'expliquerait donc par le fonctionnement du système du IIIe Reich, imposant la "solution finale" pièce à pièce. Il s'agit de la tendance dite "fonctionnaliste". Les tenants de cette théorie soulignent l'atmosphère de radicalisation et d'emballement meurtrier qui, à partir de mars 1941, période de préparation de l'invasion de l'Union soviétique, s'empare de la machine nazie. L'Allemand Martin Broszat estime même et cela n'entraîne aucune disculpation de Hitler que les premiers massacres sont le fruit d'une série d'initiatives locales, au départ improvisées puis mises en ordre. La fameuse conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942 sous la direction de Heydrich ne viendrait, du coup qu'étendre à l'ensemble de l'Europe, où onze millions de juifs sont recensés, une tuerie qui a déjà commencé depuis des mois dans le sillage de l'invasion de l'URSS. Pour le Suisse Philippe Burrin, c'est à l'automne 1941 que le processus de décision menant à la "solution finale" se cristallise, comme une sorte de revanche prise contre les juifs du piétinement de la Wehrmacht devant Moscou.
Hormis quelques allusions, on n'a jamais trouvé de décret écrit de Hitler ordonnant la "solution finale" et, comme le dit Michael Marrus, "aussi incroyable que cela puisse paraître dans cette atmosphère enfiévrée l'"ordre" d'envoyer des millions de gens à la mort n'a peutêtre été qu'un simple "signe de tête" de Hitler à ses lieutenants".
Autre difficulté que rencontrent les historiens de la période : la pratique systématique de l'euphémisme et du codage dans le langage officiel nazi. "Traitement spécial", "évacuation", "éloignement" constituent autant de camouflages du meurtre de masse. Himmler, lors du discours de Posen, le 4 octobre 1943, destiné à "mouiller" les dignitaires du Reich dans la "solution finale", ne sort de sa réserve que pour recommander le secret: "Ce sujet, ditil, doit être abordé entre nous en toute franchise, mais nous n'en ferons jamais mention en public. Je veux parler de la liquidation des juifs, de l'extermination de la race juive. C'est une question dont il faudrait parler librement: les juifs doivent être exterminés. C'est notre programme et nous devons l'appliquer."
Plus récemment, l'historiographie s'est penchée sur le rôle moteur de l'idéologie raciale et eugéniste dans l'origine du génocide. Les ouvrages de Gitta Sereny et du Britannique Michael Burleigh ont mis en évidence les lignes de continuité entre la volonté de suppression des malades mentaux et des handicapés le fameux programme T4 qui fera près de cent mille victimes et la Shoah. Certains des "techniciens" de l'euthanasie se retrouveront dans les camps de la mort, comme Christian Wirth ou Franz Stangl à Treblinka. (RIEN DE RECENT LA-DEDANS.)
D'autres chantiers, dépassant la querelle entre intentionnalistes et fonctionnalistes, se sont désormais ouverts à une historiographie qui, après avoir consacré beaucoup d'attention et d'efforts aux bourreaux, se penche sur les victimes, notamment autour de la sensible question des Judenräte, soulevée par Hannah Arendt à l'époque du procès Eichmann (les "conseils juifs" formés par les Allemands pour gérer les ghettos et les communautés en attente de destruction). Le thème de la résistance juive oppose depuis longtemps Raul Hilberg, qui en fait peu de cas, à l'historiographie israélienne, qui, elle, a tendance à la mettre en valeur.
Depuis le début des années 80, on sait, grâce au Terrifiant secret de Walter Laqueur que le monde a été informé bien plus tôt qu'on ne le pensait généralement du plan d'extermination en cours.
Au moins officiellement: dès le mois d'août 1942, quand l'information parvient aux États-Unis, par le biais d'un télégramme du représentant en Suisse du Congrès juif mondial, Gehrardt Riegner. La conséquence est l'inévitable réexamen de l'attitude des alliés et des neutres: pouvaientils "faire quelque chose" ? L'étude des négociations entre nazis et juifs, de la mauvaise volonté des Britanniques à bombarder Auschwitz à l'été 1944 commence à fournir quelques éléments de réponses. Enfin, de nombreux historiens s'intéressent depuis quelques années à l'histoire de la mémoire du génocide, comme Annette Wieviorka (DITE LA LUGUWRE) en France, voire à celle de son exploitation politique post factum, comme Tom Segev en Israël. Sans doute, les grandes sommes explicatives et globalisantes laissent place à des études plus pointues.
Mais n'est-ce pas la preuve qu'on en sait de plus en plus sur la Shoah et que ce savoir demeure sans doute le meilleur antidote contre ceux que Pierre Vidal-Naquet appelait "les assassins de la mémoire"?
Nicolas Weill
* Parmi les ouvrages généraux disponibles en poche, signalons, de Michael Marrus, L'Holocauste dans l'histoire, Champs - Flammarion (336 p., 53 F (15 CENTIMES LA PAGE: PAS CHERE, LA PAGE DE REVELATION); de Raul Hilberg, La Destruction des juifs d'Europe, Folio (en deux volumes); d'Anne Grynberg, La Shoah, l'impossible oubli, Découvertes-Gallimard (176 p., 87F); de Georges Bensoussan, Histoire de la Shoah, "Que sais - je",PUF.
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