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UNE ALLUMETTE SUR LA BANQUISE

(1993)

par Serge Thion

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Chapitre cinq

II

 

Sous Israel, la Palestine

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SUR LA QUESTION DES ORIGINES

 

Je ne crois pas qu'il soit possible de s'étendre longuement ici sur la question des origines du surgissement d'Israel et de la question palestinienne que l'établissement d'Israel a fabriquée. Il existe là-dessus un vaste littérature, de qualité fort inégale, souvent marquée de fortes tendances apologétiques [(13)]. Je voudrais seulement souligner quelques points qui permettront de baliser le terrain de la réflexion.

Le premier point est évidemment que le sionisme et sa revendication territoriale ("Une terre sans peuple pour un peuple sans terre") n'ont au départ rien à voir avec le Moyen-Orient, c'est-à-dire à l'époque avec l'Empire ottoman. Celui-ci est entré en crise en raison des pressions de plus en plus fortes qui visent à le dépecer et le partager, la fameuse "Question d'Orient". A partir du moment où la révolution industrielle avait commencé, il n'y avait aucune raison pour que la vaste construction polyethnique qui barrait les relations entre l'Europe et l'Orient ne soit pas remodelée et mise au service des intérêts européens. Le machinisme a fourni les moyens matériels pour dominer l'Empire ottoman, moyens dont l'Europe avait toujours manqué depuis les Croisades, et qu'il lui a fallu utiliser pendant presqu'un siècle pour parvenir à ses fins, après la première guerre mondiale.

La situation des juifs dans le monde musulman n'était certes pas aussi rose que certaines publications voudraient nous le faire croire, quand elles cherchent à présenter une image violemment contrastée entre un Orient tolérant et un Occident acharné à persécuter les juifs. C'est aussi exagéré d'un côté que de l'autre. Mais enfin, les juifs, minorité religieuse dans un monde profondément religieux, vivaient une situation de "protégés" qui a eu ses hauts et ses bas selon les circonstances et les humeurs des pouvoirs locaux. Le cas d'autres minorités religieuses, chrétiennes, paiennes, manichéenes, schismatiques (ismaéliens, druzes, bâbistes) ou sectaires (derviches, etc.) montre une situation relativement privilégiée des juifs en terre d'Islam. Les communications avec le foyer palestinien (où se sont élaborés les textes du Talmud et des targum) sont restées ouvertes. Les expulsés d'Espagne ont choisi de s'implanter partout dans l'Empire ottoman et l'on ne décèle aucune pulsion particulière à s'installer en Palestine. La communauté juive qui s'y trouvait en 1800 comptait dans les 6 000 personnes, regroupées surtout dans les quatre "villes saintes" de Jérusalem, Hebron, Safed et Tibériade. C'est surtout de Russie que sont venues au xixe siècle plusieurs vagues d'émigrants, agités par des mouvements messianiques; vers 1882, au moment donc où s'élabore le sionisme moderne, les communautés juives de Palestine, ce qu'on appelle le Yishouv, regroupent environ 30.000 personnes.

L'Empire ottoman n'est pas sans subir les contrecoups des pressions européennes. La "question des nationalités", qui agite si fort l'Europe vers le milieu du siècle, s'infiltre dans les structures nettement non-nationales de l'Empire, détachant d'abord les Grecs (pour une partie d'entre eux), agitant les populations balkaniques, suscitant un mouvement national arménien, très encouragé de l'extérieur, jetant la montagne maronite dans une sorte d'alliance avec la France du Second Empire, mais laissant les juifs de côté. Les arrivées en Palestine n'ont rien à voir avec les mouvements des autres communautés juives de l'empire, arabophones de Syrie ou d'Irak, ladinophones d'Istanbul ou de Salonique, qui se convertissent à la culture française sous l'impulsion de l'Alliance israélite universelle. Chaque minorité se cherche plus ou moins clairement un protecteur étranger, ce qu'encourage la rivalité des Puissances. On peut dire que pratiquement, jusqu'en 1948, les juifs orientaux ne bougent pas, ignorent à peu près complètement le sionisme, cherchent le contact avec la modernité par l'assimilation des cultures européennes comme, par exemple, en Algérie, où les juifs choisissent massivement de devenir français quand le décret Crémieux leur en offre la possibilité (1870), ou acquièrent les nationalités les plus diverses en Egypte quand elle tombe sous la coupe des Anglais (1882).

Le sionisme est donc un mouvement qui agite essentiellement des juifs d'Europe centrale et orientale, où dominent ceux qui possèdent la culture allemande, matrice de l'expansion des juifs vers l'est, avec leur langue germanique, le yiddish. Ashkenaz, un terme qui désigne dans la Bible le nord-ouest de Babylone, c'est-à-dire le plateau arménien, et l'état d'Ourartou qui l'occupe, devient, dans le judaisme médiéval, l'Allemagne par excellence (comme Sepharad désigne l'Espagne, de l'âge d'or andalou). La fin des anciens régimes, qui reconnaissaient des statuts particuliers à certaines catégories de sujets, et l'entrée progressive dans le monde industriel, perturbe profondément le fonctionnement traditionnel des communautés, qu'elles soient ou non regroupées en ghettos. La protection du souverain n'étant plus assurée statutairement, ou coutumièrement, les juifs ont d'abord parfois le sentiment de perdre au change. Tout leur refuser en tant que nation, tout leur donner en tant qu'individus, disait la Révolution française. Cette situation affaiblissait les liens communautaires et peu à peu libérait un nombre grandissant d'individus qui pouvaient s'affranchir sans dommage des contraintes très lourdes de la vie communautaire, de ses rites, et de ses autorités souvent figées dans un piétisme archaique. Les anciens statuts les avaient souvent spécialisés dans le maniement de l'argent et, tout naturellement, le développement des banques, des spéculations industrielles allait attirer des éléments rendus libres par l'affaiblissement des contraintes communautaires. Une imitation des Lumières allait bouleverser au xixe siècle les communautés d'Europe orientale, les fragmenter, en provoquant le début de leur dispersion par l'émigration. Un mouvement nationaliste, empruntant son équipement conceptuel au nationalisme germanique, s'est alors affirmé sous le nom de sionisme [(14)]. Il manifestait le refus de l'assimilation suscitée par l'influence des Lumières et proposait, au delà de la religion désormais incapable de maintenir les communautés repliées sur elles-mêmes, la reconstitution d'un ghetto universel en Palestine pour sauver la race menacée de dissolution par le modernisme et son cortège de germes destructeurs. Aussi bien à l'égard des juifs de la diaspora qu'à celui des populations locales de la Palestine, il n'allait pas tarder à se constituer en idéologie totalitaire dont l'ambition fut de transformer les juifs eux-mêmes et, accessoirement, pour faire place nette, de vider la Palestine de tout ce qu'elle pouvait avoir de non-juif. On comprend dès lors l'énorme résistance intellectuelle opposée dans les premiers temps du sionisme par la majorité des intellectuels juifs, en Europe orientale comme en Occident. Mais les sarcasmes de Karl Kraus et de tant d'autres sont bien oubliés aujourd'hui. Leurs avertissements étaient pourtant prophétiques.

 

LA VISEE TOTALITAIRE DU SIONISME

 

Le but des attaques arabes contre le sionisme
n'est pas le vol, la terreur ou l'arrêt de la
croissance du sionisme, mais la destruction
totale du Yishouv. Ce ne sont pas des adversaires
politiques que nous avons devant nous, mais les
élèves et même les maîtres de Hitler, pour qui il
n'existe qu'une seule façon de résoudre la question
juive: l'annihilation totale.

David Ben Gourion, Zurich, 1947.

 

Le propos, cité ici en exergue, du "père fondateur" de l'Etat hébreu, dans un discours devant le Zionist Action Committee, trace la logique des événements: tout acte (ou toute parole) hostile à Israel sera réputé porteur de la menace ultime, la mort des juifs. Toute autre idéologie fondée sur une telle vision paranoiaque du monde, sur un tel désir d'écraser l'adversaire sous le poids de la faute, avant de l'écraser sous le poids des armes, aurait depuis longtemps été classées parmi les monstruosités totalitaires du xxe siècle si une sorte de censure interne, et fortement médiatisée, n'en disposait autrement. La ligne est absolument rectiligne entre ce que disait Ben Gourion, leader charismatique d'un socialisme flou, qu'une étude attentive de sa biographie [(15)] porterait à appeler plutôt Benito Gourion, et ce que disait Begin, en pleine offensive sur Beyrouth, pendant l'été 1982, à propos des Arabes qu'il faisait rôtir au phosphore: "Des animaux à deux pattes avides de sang juif". Cette ligne droite, qui transcende les clivages politiques israéliens vise essentiellement le but que son discours porte comme un négatif attendant sa révélation: il faut faire disparaître les Palestiniens. Les méthodes ne changent que parce que les circonstances et l'environnement international changent aussi. Ce seront successivement et concurremment: l'expulsion, la confiscation des terres, le meurtre, la torture, le massacre, la déportation, l'exil, en un mot la "solution finale" du problème palestinien. Sous chacun de ses termes, je pourrais aligner des centaines de faits avérés, publiés dans la presse israélienne (beaucoup plus libre à cet égard que les presses occidentales).

J'observe cette situation depuis un quart de siècle, depuis 1961 comme je l'ai dit plus haut. Des bibliothèques entières ont été écrites qui le démontrent avec une lassante monotonie. Je suis souvent allé au Moyen-Orient, j'y ai circulé, j'ai parlé avec les gens les plus divers, et pourtant j'ai très peu écrit. La raison principale en est que justement sur tous ces thèmes de réflexion, la littérature est abondante, en français, mais plus encore en anglais. Les faits sont solidement établis. Se renseigne qui veut. Les analyses qui circulent peuvent évidemment se discuter mais il n'est pas difficile d'en trouver d'excellentes. Il y a certes une vaste dimension cachée de la politique israélienne (les armements, le nucléaire, l'omniprésence du Mossad et des autres services de renseignement) mais même dans ce domaine on peut se faire une idée raisonnable de la situation. Ainsi, par exemple, j'ai fait ce petit compte-rendu d'un ouvrage écrit par un ancien agent secret d'Israel [(16)]:

 

UN AGENT BIEN MAUSSADE

 

Arrivant avec un parfum de scandale new-yorkais, voici le livre d'un agent désabusé du Mossad, dicté à un journaliste ignorant, et traduit par des incompétents [(17)]. Les ouvrages sur les services secrets forment un genre littéraire très rentable et donc très prolifique. On ne compte plus les mémoires d'anciens agents de la CIA, du MI 5, du KGB, etc., ni les livres rédigés par des mercenaires de la désinformation sous la dictée des services secrets, comme Louise Sterling (La piste bulgare) ou R. Seagrave (La pluie jaune) aux Etats-Unis, Dominique Wolton (Le KGB), Kaufer et Faligot, et beaucoup d'autres, en France. Dans toutes ces publications, plus ou moins inspirées par le désir de ces services de se faire une bonne presse et surtout de justifier leur existence, on trouve du bon et du mauvais, un peu de vrai et beaucoup de faux, sans qu'il soit toujours possible de démêler l'un de l'autre. On peut trouver intéressant le livre de Bob Woodward, Veil, sur la CIA, mais un seul est complètement authentique et fournit une description approfondie et systématique du mode d'opération d'un gros service secret, c'est celui de Philip Agee, Inside the Company, CIA Diary, Penguin, 1975.

 

Le Mossad a un statut un peu particulier. Il a sécrété, comme une coquille protectrice, le mythe selon lequel il serait "le meilleur service du monde". Pourtant, à côté de "réussites" spectaculaires, surtout dans l'ordre de l'assassinat politique, il a commis aussi des bourdes considérables. Sa capacité d'analyse de l'adversaire arabe est fort peu impressionnante et il faudrait reprendre à son égard le jugement d'un utilisateur qualifié, comme Jacques Chirac qui, dans une célèbre interview donnée au Washington Times, en novembre 1986, jugeait que ces services sont "sans valeur", "tous infiltrés" et qu'ils n'ont d'utilité qu'en "temps de guerre". L'originalité du Mossad, et des autres services secrets israéliens, vient aussi du fait que le personnel n'est pas très nombreux (1.500 à 2.000 personnes) mais qu'il peut compter, dans chaque pays, sur un réseau très étendu de complicités locales, fournies aveuglément, par des des éléments choisis de la communauté juive, ceux que le Mossad appelle des sayanim, "volontaires juifs de la diaspora" (p. 321). Il est assez curieux de constater que ni la presse ni, semble-t-il, l'administration se soient jamais intéressées à ces réseaux de citoyens français qui se sont mis volontairement au service d'une puissance étrangère, décidée à acquérir à tout prix des secrets militaires et industriels et à commettre des attentats contre des biens et des personnes, au titre de sa guerre au Moyen Orient. Les communistes, qui n'en faisaient pas tant, ont été beaucoup plus stigmatisés comme "agents de l'étranger". Seul Vincent Monteil, dans Dossier secret sur Israel, a tenté de soulever un coin du voile sur ces réseaux qui travaillent dans la plus parfaite impunité. Quant aux méthodes de recrutement des agents israéliens en pays arabe, elle sont simples: le fric, beaucoup de fric, assez de fric; ça marche très bien.

Des sayanim, Ostrovsky en parle, mais toujours dans le vague. Cet officier de la marine israélienne a subi deux ou trois ans de formation avant d'être titularisé comme "officier traitant" du Mossad en 1985, poste qu'il dut abandonner au bout de cinq mois en raison de conflits internes dont il nous donne une version peu croyable. Il fait un récit peu cohérent des différentes étapes de sa formation et il nous livre ensuite quelques histoires, déjà fort connues, qui sont probablement des cas d'école ayant fait l'objet de séances d'études dans le cadre de cet entrainement. Il est plus que probable que ces histoires ont été arrangées avant d'être soumises à la sagacité des apprentis espions. En septembre 1990, l'Etat d'Israel a demandé à un juge new-yorkais l'interdiction du livre d'Ostrovsky car il aurait mis en péril la vie de certains agents. La lecture du livre dément cette affirmation, car il se conforme strictement à la règle israélienne de ne pas citer par leur nom les agents en activité. Les autres ont souvent déjà défrayé la chronique dans la presse israélienne et étrangère. Si l'on avait voulu authentifier une fabrication, on ne s'y serait pas pris autrement...

Car enfin, ce livre lancé ainsi à grand fracas ne nous apprend rien, absolument rien. Tout cela, et même bien davantage, a été déjà dit, redit, écrit, glosé dans la presse, surtout israélienne et américaine. On connait de ces histoires plusieurs versions, qui diffèrent par le détail ou se complètent. Ainsi, par exemple, Ostrovski nous dit que le technicien français tué lors du bombardement du réacteur français Osirak à Baghdad était payé par le Mossad pour installer une balise de guidage pour les avions. Mais Ostrovsky ne donne pas son nom, Damien Chaussepied, que l'on trouve chez Derogy pour qui le jeune homme ne faisait que "des heures supplémentaires" [(18)]. Aucune révélation donc, même si l'on trouve dans ce livre une foule de détails, le plus souvent insignifiants.

Le spectacle que le livre donne du Mossad est partiel et banal. L'auteur est surpris par le fait que les agents secrets aiment le fric et le sexe! Au fond, la portée réelle du livre est une sorte de critique: vu de près, le Mossad ne ressemble pas à l'image que les naifs s'en font; les austères chevaliers des temps héroiques auraient fait place à de cyniques manipulateurs corrompus, cherchant à imposer par des magouilles obscures leurs propres vues sur le destin d'Israel et le meilleur moyen d'assurer sa sécurité. Le pauvre Ostrovsky ne peut pas voir, ou fait semblant de ne pas comprendre que politique et services secrets sont en symbiose totale en Israel, qu'une bonne partie de l'establishment politique a commencé à faire carrière dans les renseignements, que toute l'histoire de l'établissement d'Israel, depuis les manoeuvres qui ont amené la Déclaration Balfour, est fondée sur un mélange très particulier de ruses, de mensonges, de dissimulation des buts réels, de cynisme absolu et de violence meurtrière appliquée aux Arabes. Aucun pouvoir au monde n'est aussi travaillé par la suspicion et la tromperie que véhiculent obligatoirement les procédures clandestines parce que les hommes qui l'exercent ont été formés par elles et règnent par elles. La "démocratie israélienne" est surtout le champ clos des affrontements entre petits clans acharnés à s'entre-détruire mais toujours obligés de composer et de cohabiter. Le livre d'Ostrovsky jette des lueurs sur ces haines recuites et la vision qu'il en donne est plutôt écoeurante pour lui. Mais il ne pousse pas l'analyse assez loin pour décrire l'incroyable entremêlement du complexe militaro-industriel où l'on voit les anciens agents de renseignement se faire les représentants des firmes d'armement pour aller manipuler, en Amérique du Sud, en Afrique et ailleurs, les conflits locaux et gérer une politique d'Etat clandestine, vendant de la "sécurité" et des armes à tous les protagonistes, au risque de se perdre dans des combinaisons de plus en plus douteuses, comme dans le cas du gouvernement cinghalais et des guerilleros tamouls. Entre les fournitures d'armes à l'Iran en guerre contre l'Irak (l'opération Irangate) et les fournitures de services (sécurité, armes, entrainement, mercenaires) au Cartel de Medellin-- bien documenté par la presse non-française-- la ligne est pour le moins sinueuse et les dérapages très incontrôlés. Il faudrait un autre livre sur le Mossad que celui-ci qu'il faudrait ranger, en fin de compte, dans la vaste série "éloge du Mossad", ou plus précisémment, éloge de ce que devrait être le Mossad.

Lisez plutôt, si vous voulez en savoir plus sur le Mossad, le roman, autrement plus authentique, de John Le Carré, La petite fille au tambour. Si vous voulez comprendre la genèse d'un chef nazi ordinaire, d'un manipulateur brutal et intelligent, lisez les Mémoires du général Sharon.

 

Je n'ai pas senti, au cours des années, que j'avais tellement de choses nouvelles ou originales à dire qu'elles auraient justifié une intervention. Quelques textes néanmoins témoignent d'une sentiment profond d'horreur, non point tant devant les atrocités d'une politique d'expansion par la terreur, que de son acceptation béate et passive par un Occident qui ne peut pas se résoudre à critiquer autrement que du bout des lèves des actions qui entraînent de fait son accord.

On peut dire à cet égard que s'il est ridicule de parler, comme les antisémites d'avant la guerre de "complot juif" en ce qui concerne les affaires du monde, on peut et on doit voir qu'il y a comme un impossibilité dans la presse et les milieux politiques de traiter le cas d'Israel à l'aune des principes affichés pour les autres pays [(19)]. Tout le monde réclame, avec plus ou moins d'hypocrisie, des sanctions contre l'Afrique du Sud, mais on se garde bien d'en demander contre Israel, qui se lie très étroitement à cette même Afrique du Sud et pratique une politique semblable. Cette impunité n'est pas due à un complot organisé. Elle est faite d'une connivence généralisée avec une establishment juif qui, sur ce point là, déploie toutes les ressources, politiques, financières, électorales que l'on peut reconnaître à ce que les Américains appellent un lobby et les Français un "groupe de pression" [(20)].

 

J'y reviendrai, mais en attendant je voudrais mettre sous les yeux du lecteur le compte-rendu ancien d'une visite dans un camp palestinien du Fatah, en Jordanie, en 1968, avant les grands massacres de "Septembre noir". Cet article, je l'avais envoyé à Eric Rouleau, qui au Monde s'occupait de ces questions. Il me répondit qu'il avait justement commandé un article sur le même sujet, qu'il fit publier d'ailleurs peu après.

 

CONVERSATION AVEC EL FATAH

 

Amman, septembre 1968. La ville est pauvre, d'une pauvreté voyante. Cette maigre oasis entourée de collines desséchées évoque immédiatement l'artifice britannique qui l'a promue au rang de capitale indépendante. L'émirat bédouin que la guerre de 1948 avait transformé en un royaume superficiellement modernisé a perdu cette Cisjordanie qu'il avait pu annexer à la faveur de la guerre de Palestine. Le pays, aujourd'hui, n'a pratiquement plus de ressources économiques propres. L'Etat, en subventionnant les bédouins qui forment le rempart du trône, permet l'existence d'un petit négoce dont Amman est la misérable vitrine. À parcourir ses rues sales, perpétuellement encombrées d'hommes désoeuvrés, bédouins portant veston ou jeunes gens à l'élégance imprécise, à voir les échoppes minables, on comprend que le stade suprême de l'économie jordanienne est la quincaillerie [(21)].

On remarque aussi dans la foule quelques femmes vêtues de larges robes traditionnelles, brodées aux couleurs vives, des militaires aux uniformes variés. Quelques uns, en tenue camouflée, sans insignes, se distinguent des autres par leur allure affairée: ce sont les membres des commandos du Fatah; ils patrouillent en ville, doublant la police militaire jordanienne d'allure plutôt débonnaire.

C'est le grand sujet de préoccupation: on assiste à l'émergence d'une force organisée qui n'entend nullement dépendre de l'autorité royale. Depuis vingt ans, les Palestiniens forment un bloc agité qui a contraint plus d'une fois le roi à des mesures qu'il ne souhaitait pas. Jusque là, cette contrainte s'exerçait par la pression politique, au pire par une agitation de rue que réprimait durement la troupe. Il s'agit maintenant d'une vaste organisation armée, le Fatah, qui bénéficie du soutien inconditionnel de la grande majorité des Palestiniens et qui est décidée à plier les circonstances à sa volonté combative.

 

ALERTE A 100%

 

Le roi tente parfois de réagir. Au début de l'année, il avait fait encercler le camp de réfugiés de Karameh où se trouvait une partie des commandos d'El Fatah, par ses troupes bédouines, l'ancienne Légion arabe de Glubb Pacha. Les commandos furent sommés de se rendre et de livrer leurs armes. Ils acceptèrent de sortir du camps, armés, en demandant aux habitants de démontrer leur solidarité en se joignant aux combattants. Le camp se vida instantanément cependant que d'autres unités d'El Fatah, alertées, prenaient position sur l'arrière des bédouins. Ceux-ci, plus vite convaincus peut-être par cette manoeuvre que par la démonstration politique, se retirèrent. Le camp allait être détruit quelques semaines plus tard par un raid israélien qui donna lieu à des combats farouches.

Ayant momentanément renoncé à l'attaque frontale, le palais ne semble pas avoir désarmé. Il ne se passe pas de soirée, à Amman, que l'on n'entende crépiter quelques rafales. Ce sont les hommes du chérif Nasr, l'oncle maternel du roi, qui attaquent parfois un membre isolé des commandos ou qui se livrent à une agression sur un passant pour en faire endosser la responsabilité à El Fatah. On précise ici que ces hommes de main sont payés 30 dinars par mois, par l'agence centrale de renseignement d'une grande puissance occidentale, dont les correspondants sont assez nombreux. Certains fedayin sont détenus. La sécurité jordanienne a la sinistre réputation de battre ses prisonniers et de leur faire des injections intraveineuses de poivre. Il est certain qu'une partie de la population jordanienne d'origine récrimine sourdement et prend le parti du roi. Pour une période encore indéterminée, le conflit demeurera irrésolu [(22)].

Le pays vit en ce moment sous la menace d'une nouvelle agression israélienne (la Jordanie ne saurait s'attaquer à son trop puissant voisin). Les incidents se multiplient sur la ligne de cessez-le-feu et des concentrations militaires ont été remarquées à l'ouest du Jourdain. Les armées arabes sont sur le qui-vive et les commandos palestiniens, qui se savent visés au premier chef, sont en alerte à 100%.

 

LE CAMP DES "PETITS"

 

Faute de pouvoir accéder aux centre d'entraînement près de la frontière, on a voulu me montrer un camp de formation pour les "petits". Il se trouve près d'un camp de réfugiés, amas de tentes surpeuplées, entouré de vagues champs où pousse une douteuse verdure. Deux silhouettes se détachent des rochers et font signe à la voiture d'arrêter. Un gamin d'une douzaine d'années, le cheveu ras et l'oeil brillant, vêtu de loques délavées, serre sous son coude une vielle mitraillette anglaise, chargeur engagé. On ne passe pas. Il envoie son copain, un petit noir bardé d'un énorme poignard, aux renseignements. Les adultes qui m'accompagnent approuvent en souriant et plaisantent avec lui, mais il nous surveille et reste crispé [(23)].

Au moment où nous arrivons, deux groupes d'enfants sont assis en rond autour d'un moniteur en tenue camouflée. Ils ont entre huit et quatorze ans et suivent avec attention les explications qui leur sont données. On croirait assister à la réunion d'une troupe de scouts, n'était la présence au milieu du cercle d'un imposant fusil-mitrailleur soviétique. C'est ensuite l'exercice physique, entrecoupé de mises en rang et d'alertes fictives lancées par le sifflet. "On craint un bombardement. Cela peut arriver à tout moment. Hier les avions israéliens sont passés plusieurs fois au dessus du camp, presque en rase-mottes. Ils peuvent faire ce qu'ils veulent. Ils utilisent le napalm et le phosphore pour attaquer les femmes et les enfants, comme à Salt ou à Irbid [(24)]. Personne dans le monde ne les critique. Ils se sentent les mains libres", ajoute notre interlocuteur, avec tristesse.

Ensuite, petit discours du moniteur, sur les raisons de la défaite de juin 1967 (les Palestiniens n'étaient pas aux avant-postes), sur la révolution palestinienne, autonome et populaire, sur la lutte, qui sera très longue et demande beaucoup de courage, sur l'amour de la patrie, sur les sacrifices nécessaires, sur le refus de la haine des juifs en tant qu'individus. "C'est très important, commente un de mes accompagnateurs, car les petits ont souvent des parents ignorants qui leur disent: les juifs ont pris nos maisons et nos terres. Nous devons les débarrasser de ces idées et leur expliquer les choses d'un point de vue politique. L'ennemi, c'est le sionisme". C'est bien beau, mais je ne crois guère à ce genre d'idéalisme. Et maintes fois, quand l'interprète traduira "les Israéliens", j'entendrai "al yahudi", les juifs. On ne voit pas bien pourquoi il en serait autrement.

 

UNE LONGUE GESTATION POLITIQUE

 

Après la visite aux "petits", la conversation va son train. Je pose des questions sur l'histoire de l'organisation:

"Comme toutes les révolutions, la nôtre découle des souffrances, des humiliations et des espoirs d'un peuple. Le nôtre en a éprouvé beaucoup depuis 1948, en Palestine et ailleurs. Peu à peu s'est implantée chez nous l'idée que ce qui avait été fait par la force pouvait être défait par la force. Après l'agression tripartite de 1956, une avant-garde s'est retrouvée qui a décidé de mettre cette notion en pratique. Il s'agissait de constituer une organisation purement palestinienne. Notre action devait s'inscrire dans trois "cercles", le cercle palestinien, le cercle arabe et le cercle international[(25)]. L'organisation ne devait pas avoir un caractère de classe parce que la société palestinienne a été broyée; les classes n'existent plus. Il y a des bourgeois palestiniens à Beyrouth, au Koweit ou ailleurs, il y a des ouvriers palestiniens au Liban ou en Syrie, il n'y a plus de paysans palestiniens puisque les terres ont été prises. Dans les camps il n'y a plus de classes[(26)]. Quant à savoir si cette organisation est de droite ou de gauche, il suffit de se demander s'il est de droite ou de gauche celui qui prend les armes pour lutter contre l'impérialisme. Notre but n'était pas de réaliser les recommandations de l'ONU sur le partage de 1947-48, mais bien de détruire l'entité étatique d'Israel. Nous n'avons aucune animosité contre les personnes. Au contraire, nous avons déclaré, nous déclarons, nous déclarerons toujours que les juifs qui accepteront de rester dans l'Etat palestinien arabe auront exactement les mêmes droits que tous les autres citoyens palestiniens, quelle que soit leur confession. Nous serons heureux de les accepter. Ainsi, notre lutte ne vise aucun compromis, mais la libération totale de notre terre[(27)].

"Ce travail politique, conçu en 1956, s'est effectué dans des conditions très difficiles. Certains pays arabes n'acceptaient pas l'existence d'une organisation purement palestinienne qui n'était inféodée à aucun des grands partis arabes. Et puis nous sommes parvenus à lancer notre première opération militaire en territoire occupé. Le 1er janvier 1965, un commando de El Assifa (la tempête), notre organisation militaire, faisait sauter un tunnel de dérivation des eaux du Jourdain à Aylabun. Le choix du lieu avait un sens symbolique. Ce village chrétien avait été la victime d'une véritable boucherie en 1948. Les femmes et les enfants, réfugiés dans l'église du village, avaient été massacrés à la grenade par l'armée israélienne. Depuis lors, nous n'avons cessé de lancer des opérations, dans des conditions parfois très dures. Des combattants sont parfois tués en territoire ennemi, parfois aussi à la frontière par des armées arabes hostiles à notre action".

On en arrive à la guerre des Six Jours. Je rappelle que l'une des raisons données par Israel était l'intensification des actions de commando, évidemment nommées terroristes:

"En fait, ces actions se déroulaient depuis déjà plus de deux ans. La cause profonde est l'agression israélienne. C'est un Etat fondé sur l'agression. Il ne s'est pas passé une seule année depuis 1948 sans que le monde arabe n'ait eu à souffrir de ces agressions continuelles. Si Israel a frappé à Gaza quand les pays arabes ont refusé de se joindre au Pacte de Baghdad [(28)], si Israel a frappé à Khan Younis (Gaza) quand Abdel Nasser a pris le pouvoir au Caire, si Israel a frappé en 1956 après la nationalisation du Canal de Suez, alors Israel devait frapper au moment où la République Arabe Unie (nom de l'union égypto-syrienne) lançait son plan septennal de construction d'une industrie lourde. C'est pour ce genre de raison que l'impérialisme a créé Israel et le maintient au milieu du monde arabe.

"Après l'agression de 1967, notre peuple a compris qu'il fallait prendre les armes. D'autres organisations se sont d'ailleurs créées à ce moment-là. Ce fut pour nous une sorte de légitimation populaire, tacite. L'attitude arabe s'est améliorée. Certains pays ont commencé à nous apporter de l'aide.

"Nous avons conservé notre tactique du coup de main, en évitant la confrontation, jusqu'au jour de l'attaque contre le camp de Karameh, le 21 mars (1968). Nous avions dans ce camp des commando de El Assifa. Les Israéliens croyaient que notre commandement s'y trouvait. Ils sont entrés en Jordanie avec de l'aviation, deux bataillons de blindés et de l'infanterie, en tout, 12.000 hommes. Nous avions prévu l'attaque et étions décidés à résister. Le combat fut très violent et les pertes israéliennes ont été sensibles. Ils durent récupérer en hâte, avec des hélicoptères, les parachutistes qu'ils avaient lâché sur nos arrières et qui n'avaient pas pu faire leur jonction. Pour nous, la bataille de Karameh a été une victoire politique. Nous avons fait la preuve que les combattants de la libération nationale peuvent résister à une écrasante supériorité en nombre et en matériel. Les masses l'ont bien compris, elles sont venues se joindre à nous en grand nombre. Pratiquement, nous sommes débordés par cet élan populaire.

"Nous continuons à concentrer nos actions contre le dispositif militaire israélien. Mais nous constatons que les Israéliens répondent en terrorisant les populations civiles, en multipliant les raids de bombardements en Jordanie. Nous avons prévenu, nous avons dit que nous pouvions, nous aussi, attaquer les villes israéliennes. De là les bombes qui ont explosé à Jérusalem et à Tel-Aviv. Nous pouvons suivre l'escalade. C'est aux Israéliens de choisir".

Je désirais en savoir plus long sur les actions menées "à l'intérieur". On me présente un homme d'une trentaine d'années, à la parole régulière et assurée, qui est une manière de vétéran de ces opérations. J'ignore évidemment ses fonctions militaires exactes mais il sait de quoi il parle:

"Les opérations sont déterminées par la direction en fonction d'un plan général. Le commissaire politique prépare l'unité à sa mission. Elles ont toutes, faut-il le rappeler, un caractère de suicide, librement consenti. L'attaque se produit toujours en un lieu très précis mais le vrai problème est celui de la retraite, à cause de la très grande mobilité de l'ennemi. Nous n'avons pas de théorie fixe pour la bataille, en sorte que l'unité sur le terrain possède une entière liberté d'appréciation. Nous avons introduit dans la nôtre le principe de la libre discussion du projet avant l'opération, ce qui n'a pas été sans provoquer des remous dans l'organisation...

"Comme dans toutes les luttes de ce genre, nous évitons de combattre le jour à cause de notre mobilité plus réduite. mais la nuit est notre domaine. Ils ont peur de se battre la nuit. Le long du Jourdain, ils ont un système de barrages assez flexible, avec postes fixes, projecteurs, embuscades, qui ne nous empêche guère de passer. Mais dans les territoires occupés, ils n'osent pas patrouiller la nuit. Quand nous avons attaqué les installations pétrolière d'Eilath, sur la Mer rouge, nous avons effectué, aller et retour, 450 km en territoire ennemi. La frontière, là-bas, est très proche, et très protégée; nous sommes arrivés par derrière... Ceci signifie également que nous disposons d'un soutien efficace à l'intérieur. Nous avons des forces militaires qui résident en permanence à l'intérieur. Nous envoyons du matériel et elles participent aux opérations, ou elles les mènent seules. Ainsi les attaques contre Shur, en Galilée, contre l'usine Chrysler à Nazareth, la conserverie de Hodeira, les attentats de Jérusalem et Tel-Aviv".

Il prononce Tel-Abib, à l'arabe. Certains commandos reçoivent des cours d'hébreu, paraît-il. Nous lui demandons s'ils se battent en uniforme. "De plus en plus. Nous avons remarqué que les paysans se méfient des civils armés. Mais ils nous aident spontanément quand nous portons l'uniforme. D'ailleurs, notre perspective est la construction d'une armée populaire de libération. À l'heure actuelle, la réponse à l'intérieur est massive. Notre développement militaire est extrêmement rapide, trop peut-être. Il nous est possible de battre en brèche l'organisation adverse, mais il nous manque encore l'appui d'une partie de l'opinion internationale. Nous souhaitons un développement parallèle de notre action dans les trois cercles qui entourent notre révolution."

-- Comment se pose dans ces conditions le problème politique de la population israélienne ?

-- "Nous voulons leur faire comprendre le sens de notre action. Beaucoup d'Israéliens n'ont pas une conscience très claire de la signification politique de leur présence au Moyen-Orient. Nous utilisons tous les moyens, la radio qui chaque heure diffuse dix minutes de programme en hébreu, les journaux, les contacts indirects par l'intermédiaire de l'opinion internationale. Le festival de Sofia a été positif à cet égard. Le problème est de gagner à notre cause un courant israélien. Beaucoup de juifs sont hostiles à la guerre contre les Arabes. Après le 5 juin (1967), nous avons envoyé de petits groupes dans les villes occupées en 48. Ils ont été voir les Israéliens qui habitent leurs anciennes maisons à Jaffa, Saint Jean d'Acre, Tel-Aviv et ailleurs. Ils ont été très bien reçus. Nous avons étudié les rapports. La conclusion est qu'il est sûrement possible de gagner la sympathie d'une certain nombre de gens. Tous nos partisans savent que la solution n'est pas d'égorger les juifs, comme certains irresponsables l'ont dit. Lorsqu'un camarade part en "mission civile", c'est-à-dire pour un attentat, nous lui expliquons la gravité de son acte; il sait que cela va aliéner le début de sympathie dont nous bénéficions et que le chemin sera long pour reconstruire les ponts coupés entre juifs et Arabes. Mais il importe avant tout que les Israéliens comprennent la véritable nature de la politique qui est menée par leur junte gouvernementale. À vrai dire, les résultats sont encore minces, bien que certaines voix s'élèvent pour dénoncer la guerre comme un chemin qui mènerait à la catastrophe. Mais nous ne pouvons pas attendre pour agir qu'ils aient tous compris".

-- Y a-t-il des Israéliens qui soutiennent votre lutte, qui y participent ? La question est gênante. On se concerte à voix basse.

-- Nous ne pouvons pas répondre. Mais Moshé Dayan a dit que s'il était arabe, il ferait la même chose que nous. Il y a des gens plus sages que Moshé Dayan.

(Septembre 1968.)

 

Beaucoup plus tard, je résumai ainsi [(29)] la situation existentielle d'Israel:

 

VERS LA DISSOLUTION D'ISRAËL

 

"Peuple symbole", écrivait Claude Sarraute (Le Monde, 6 février 1988), à propos du "peuple juif", sans penser, tant l'expression est aujourd'hui reçue, que le terme de peuple avait là, dans l'usage ancien, le sens d'ensemble des fidèles d'une religion. De même, le "peuple chrétien" ne relevait de nulle identité politique. Encore ces époques lointaines étaient-elles baignées par une sorte d'union mystique entre la foi et le pouvoir. Nous en sommes loin. Pour notre époque, le mot peuple s'applique aux populations qui vivent, de gré ou de force, dans le cadre d'un Etat, ou qui revendiquent le douteux privilège d'avoir le leur, bien à eux. Dans ces conditions, on se demande à quelles contorsions sémantiques il faudrait se livrer pour fournir la définition d'une "peuple juif" qui ne serait pas immédiatement récusée par une forte partie de ceux qu'elle revendiquerait.

Si, comme l'on voit, l'expression de "peuple juif" n'est pas sans poser quelques problèmes, celle de "peuple symbole" est encore plus extravagante. Limiter l'histoire des juifs à une seule dimension, celle de la souffrance, de la dépossession et du massacre relève d'un réductionnisme absurde. En tant qu'histoire, elle a ses heures sombres et tragiques, comme des moments de bonheur et de jubilation. Mille autres peuples, dont une grande partie a d'ailleurs disparu corps et âmes au cours des siècles, ont aussi vécu dans cette alternance d'ombre et de lumière. Je suis bien conscient, ce disant, de tenir un propos qui sera parfois jugé sacrilège: on n'aurait pas le droit de comparer le sort des juifs à celui d'aucune autre communauté humaine. Et si l'on n'accepte pas que ce droit nous soit refusé au nom d'une élection divine qui ne regarde que ceux qui y croient, on nous le refusera au nom d'Auschwitz, symbole de la barbarie de notre temps. On garantit ainsi un symbole par un autre, ce qui est bien le propre d'une logique mais aussi d'un effort désespéré pour ne pas regarder les réalités en face.

Confronter le symbole et la réalité est une opération généralement douloureuse. Les images qui arrivent d'Israel sont donc doublement douloureuses, parce qu'elles renversent le symbole-- comme on abat une idole, brutalement-- et plus simplement par ce qu'elles montrent: la sauvagerie des matraquages, le désir de meurtre, la haine raciste d'une armée d'occupation qui vit intensément la peur fiévreuse du colonisé qui se réveille et qui (comme en Nouvelle-Calédonie) jette des cailloux sur son oppresseur. Loin des symboles, cette atmosphère n'est pas sans rappeler celles que nous avons pu respirer à Alger sous l'OAS, en Rhodésie sous Ian Smith ou en Afrique du Sud, de Verwoerd à Botha. Même apartheid, même brutale et sanglante répression par une minorité privilégiée d'une masse autochtone qui s'insoumet et secoue son asservissement.

Israel est fondé sur la force et uniquement sur la force. Les justifications théologico-historiques (relevant d'ailleurs d'un grossier travestissement de l'histoire), les résolutions de l'ONU s'arrogeant en 1948 un droit qu'elle n'avait pas, celui de disposer du sort de la Palestine, le "symbole" des souffrances vécues pendant la guerre en Europe, tout cet ensemble composite de "justifications" de la création d'Israel, bonnes pour la consommation des consciences européennes, ne s'est jamais traduit sur le terrain que par la force brutale des canons, des fusils, des matraques, des tortures et de la terreur généralisée. Les Arabes de la région n'ont consenti à aucune de ces justifications. Israel, le seul Etat moderne qui ne possède ni constitution ni frontière légale ne peut lâcher un seul instant les trois instruments de sa terreur fondatrice, à savoir, les fusils et les matraques pour les Arabes sous son contrôle immédiat, les bombardements aériens pour ceux qui l'entourent, et son armement thermonucléaire pour garantir le tout et faire pression sur les grandes puissances. Le secret de Polichinelle qui entoure l'armement nucléaire d'Israel témoigne assez de la "perversité" de la symbolique qui s'oblige à toujours présenter Israel comme faible et menacé.

En réalité, la seule faiblesse d'Israel est justement cette force, ou plutôt cette confiance exclusive en la force. Ce ne sont pas les missiles soviétiques ou arabes qui ébranleront Israel. Ce sont les poitrines nues des Palestiniens, les petits cailloux qui ne sont pas sans rappeler une histoire biblique, celle de David et Goliath. Fondé sur la force, incapable après quarante ans de se faire accueillir dans un Moyen-Orient qu'il a fortement contribué à mettre à feu et à sang, Israel est condamné à disparaître. Les Occidentaux seraient bien inspirés de voter une nouvelle Loi du Retour, ouvrant ainsi aux citoyens israéliens la possibilité d'émigrer vers des terres où leur existence ne sera plus fondée sur le déni de celle des autres. Beaucoup le font déjà. Accueillons avec sollicitude ceux qui refusent de se faire les complices de cette nouvelle barbarie.

On amuse la galerie depuis des années avec le projet fantôme d'une conférence internationale qui réglerait miraculeusement le problème [(30)]. Ce n'est là que manière élégante de gagner du temps pour renforcer les arsenaux israéliens et renflouer les caisses. Militairement et financièrement, Israel n'est que le prolongement du bras armé de la puissance américaine. Les différends entre le Likoud et l'opposition ne sont que des divergences sur la tactique, sur les moyens et sur le moment d'une politique d'annexion et de domination. La voix des pacifistes reste malheureusement à peu près inaudible. Négocier quoi, d'ailleurs? Même si l'on fait entériner le statu quo par les dictatures arabes, même si l'on octroie un Etat-croupion à une bourgeoisie palestinienne qui rêve de hochets politiques, qu'aura-t-on résolu? C'est tout le dispositif de domination occidentale au Moyen-Orient, dont Israel est le bastion avancé et imprenable, qui est à la source de toutes ces convulsions. À ceux qui ne veulent pas tirer les leçons qui s'imposent, l'Iran se charge de dire que toute domination engendre une résistance qui la combattra jusqu'au bout.

Ce n'est pas depuis décembre 1987 que règne cette oppression casquée et que la résistance se manifeste. Le sang coule depuis quarante ans. C'est dans ce bourbier sanglant que l'Etat israélien s'enfonce inexorablement. Un jour, il n'en restera plus rien et les générations futures ne comprendront plus le pourquoi de ce long acharnement. Ils se demanderont comment un symbole aura pu si longtemps masquer son contraire.

 

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