AAARGH

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Remarque: les révisionnistes de l'AAARGH ne partagent évidemment en aucune façon le "révisionnisme" qui est ici dénoncé. Nous aurions préféré que nos amis antillais usassent d'un autre terme. L'esclavage reste une marque d'infamie marquant notre histoire au fer rouge. Le tort fait aux peuples africains est absolument vertigineux. Il fait honte à ceux qui prétendent s'arroger un statut de victime unique dans l'histoire humaine.


 

LA SIGNIFICATION DU RÉVISIONNISME

DANS LE CONTEXTE ANTILLAIS

Conférence à l'IUFM de Pointe à Pitre, le 6 mai 1998

par Edouard de LEPINE



Il y a évidemment plusieurs commémorations possibles d'un événement comme l'abolition de l'esclavage. J'ai cru comprendre que la commémoration du cent cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises posait quelques problèmes à nombre d'intellectuels antillais qui estiment que cette commémoration ne peut appartenir qu'aux descendants des esclaves et qui craignent que la décision du gouvernement français d'officialiser en quelque sorte l'événement ne comporte un risque de récupération au profit de la France et spécialement au profit de Victor Schoelcher.

[...] C'est pourquoi, avant d'en venir à notre sujet proprement dit qui est l'actualité du schoelchérisme, nous nous proposons d'examiner succinctement les termes du faux débat que les Martiniquais ont réussi à imposer à l'opinion et même au gouvernement français. Ils ont amené celui-ci, sinon à tricher avec l'Histoire, du moins à s'accommoder d'une quasi-fiction ou, si l'on préfère, d'une commémoration à la carte, [...]

La critique néo-révisionniste

Face aux succès et à l'efficacité de l'abolitionnisme, le néo-révisionnisme adopte deux attitudes : le silence ou, au mieux, une indifférence à peine polie, mais plus souvent le dénigrement et la dérision. Le silence parce que, pour les révisionnistes, 'abolitionnisme est l'affaire des Français, pas la nôtre. Quoiqu'ils détestent laisser des traces écrites et se méfient comme de la peste du document, on sait qu'ils préfèrent les charmes discrets de l'oraliture, au demeurant plus conforme, disent-ils, à nos vraies traditions, aux rigueurs ingrates du témoignage écrit, (déja pou yonn' es nèg té sa écri ? Aloss ?), on pourrait, de façon avantageuse pour eux, résumer ainsi leur pensée: "Que les Français se débrouillent avec leurs abolitionnistes, qu'ils leur rendent hommage ou qu'ils les oublient, qu'ils les honorent ou qu'ils les snobent, n'a aucun intérêt pour nous. Du moins pour le moment, ajoutent les plus conciliants. Il nous faut maintenant tordre le bâton dans l'autre sens. Pendant un siècle on nous a inculqué le culte de Schoelcher sinon des abolitionnistes français. Il nous faut commencer par oublier les autres pour commencer à nous rappeler les nôtres. Ce qui nous intéresse, ce qui doit nous intéresser, ce sont les crimes de l'esclavage et les luttes des esclaves eux-mêmes pour se débarrasser de l'esclavage. En quoi les esclaves sont-ils intéressés par les pétitions signées par des dizaines de milliers de Français? Combien d'entre eux connaissaient-ils l'action des abolitionnistes? Combien d'esclaves connaissaient-ils Schoelcher au soir du 22 mai? Oublions donc Schoelcher et les abolitionnistes pour nous intéresser au seul sujet et au seul héros de la lutte anti-esclavagiste: l'esclave lui-même".

Cette prosopopée du gardien inconnu de la foi révisionniste n'est nullement caricaturale. Au surplus, ajoutent les plus audacieux, les abolitionnistes étaient de fieffés hypocrites. L'un des derniers grands navires négriers de l'âge d'or de la Traite, ne s'appelait-il pas le "Willing Quaker", au moment même où les Quakers menaient la plus violente campagne abolitionniste qui eût jamais été engagée contre la traite ?

Pour le révisionnisme, les luttes abolitionnistes étaient un masque commode derrière lequel s'abritait l'exploitation féroce de la classe ouvrière française et anglaise dont la condition n'était pas sensiblement différente de celle des esclaves. Sur ce plan, comme
sur quelques autres, le révisionnisme fait plus que des emprunts à l'idéologie esclavagiste. Celle-ci estimait le sort des esclaves enviable par rapport à celui des ouvriers des grandes fabriques européennes. Elle dénonçait ce qu'elle appelait l'hypocrisie abolitionniste qui fermait les yeux sur l'exploitation dans les usines qui prospérait sous ses yeux pour plaindre le sort des esclaves sur les plantations dont elle ne connaissait rien.

En second lieu, aux yeux des révisionnistes, l'abolitionnisme était loin d'être désintéressé. Pour eux, l'objectif premier des abolitionnistes était moins l'émancipation des esclaves que la défense des betteraviers. " Ou té ni mo cozé épi les betraviers", dit, à propos de Victor Schoelcher, une chanson écrite, il y a une vingtaine d'années, par un de nos meilleurs chansonniers, promis depuis à une belle carrière de chantre du national-populisme mais ignorant manifestement les positions si souvent réaffirmées du grand abolitionniste sur le problème de la betterave et de la canne à sucre.

S'il est évident qu'il a existé dans les rangs abolitionnistes des hommes qui n'étaient pas tous désintéressés, il y en a au moins eux contre lequel on ne saurait retenir ce type d'argument. Eric Williams, l'un des pères d'une contre-histoire de l'esclavage d'inspiration scientifique, a suffisamment mis en lumière les contradictions qui traversaient le monde abolitionniste pour qu'onn'ait pas y revenir ici.

Je suis frappé en revanche de ce que la critique révisionniste si vigilante, si vétilleuse à l'égard des positions du jeune Schoelcher sur les mulâtresses ou sur l'abolition immédiate, du Schoelcher mûr sur l'assimilation, ou du Schoelcher vieillissant sur
l'Insurrection du Sud ou la Commune de Paris soit si neutre à l'égard de la haine des esclavagistes et de leurs héritiers contre un homme qu'ils ne détesteraient pas tant s'il avait fait si peu pour les nègres.

La haine des incorrigibles

Il est vrai que la critique révisionniste ne se prive pas de puiser chez les incorrigibles certains de ses arguments et parfois d'en faire la principale source de la nouvelle histoire de l'Abolition. Il n'est même pas impossible que l'on retrouve un jour parmi les
inspirateurs de la contre-histoire sinon parmi les pères de la nation martiniquaise, l'anti-assimilationniste Bissette, pour qui « la question politique n'est pas et ne saurait être la question politique de la France... la question ne peut et ne doit rester que commerciale, pacifique, économique et sociale. »

On surprendrait et on choquerait plus d'un révisionniste en faisant une critique sans complaisance de quelques unes des sources privilégiées de la nouvelle histoire du 22 Mai. La plus importante celle qu'elle utilise en contrebande, c'est le mémoire adressé au
ministre des colonies par l'un des plus féroces esclavagistes de l'époque, le maire du Prêcheur, Huc, le principal responsables des incidents qui ont dégénéré en émeute puis en soulèvement et qui l'ont chassé de la Martinique, à quoi il faut ajouter le témoignage
d'une autre exilée, proche de Huc, Irmisse de Lalung, qui reprend au détail près les thèses du maire du Prêcheur et de ses compagnons d'exil.

Charles-André Julien l'a noté avec raison. "On a trop négligé, écrit-il, l'action des esclavagistes par l'argent, la tribune, la presse et le livre. Si on la connaissait mieux, on aurait plus d'estime pour ceux qui osèrent s'attaquer à une bastille si fortement défendue".

Rappelons brièvement que, quelles qu'aient été les contradictions de l'abolitionnisme et des abolitionnistes, la haine que leur ont portée les maîtres ne s'est jamais démentie ni affaiblie. Si les révisionnistes d'aujourd'hui ne vont pas aussi loin que les " incorrigibles " d'hier, leur argumentation semble parfois directement inspirée de La Défense coloniale, le journal des colons les plus réactionnaires de la fin du 19e siècle.

L'attachement des Antillais à Schoelcher est inversement proportionnel à l'ampleur de la haine que lui a vouée pendant longtemps l'oligarchie créole. Quarante ans après l'Abolition, Schoelcher était encore la bête noire des « incorrigibles ». Peu d'hommes ont été aussi abreuvés d'injures : « sinistre vieillard », « philanthrope sans coeur et sans entrailles », « insurgé déguisé en ministre », « cabotin de philanthropie », « porcelainier en rupture de ban qui tint dans ses mains la destinée de cinquante mille Français et les livra sans scrupule à des Africains en fureur » .

Mais même si le souvenir de l'abolition pesait encore lourd dans la conscience des incorrigibles un demi-siècle plus tard, leur hostilité avait une raison plus profonde, d'ordre racial sans doute mais surtout d'ordre politique. Tout en s'en défendant à
l'occasion, les colons n'ont pas renoncé à leur autonomisme fondamental. Un Souquet Basiège qui renvoie dos à dos autonomistes et assimilationnistes condamne surtout l'assimilation qui lui apparaît comme une impossibilité, comme « une folie irréalisable » et une absurdité.

« On comprendrait, écrit-il cette tendance à s'assimiler à la métropole, si nos lois, en nous faisant un régime exceptionnel, nous enlevaient les avantages accordés aux Français du continent. Mais lorsqu'une exception a pour effet, au contraire, de nous exempter d'une charge lourde et pénible, lorsqu'elle nous fait, à nous créoles, une situation plus favorable que le droit commun métropolitain, est-ce par fanatisme
de l'unification, par passion de l'égalité ou par ignorance qu'on poursuit, contre l'intérêt évident du pays, la recherche d'un régime où nous échangerions des avantages, des privilèges, des immunités séculairescontre un assujettissement trop évident... M. Schoelcher qui pousse à cette innovation ne s'est jamais rebutédevant l'obstacle. Pour lui, l'idéal c'est de confondre dans une même caserne ou sur le même lit de camp le descendant des colons, le sang-mêlé, son parent, et le noir, son ancien esclave. Nous ne
combattons pas l'idée mais vaut-elle bien le mal qu'on se donnerait pour la réaliser ? »

Les colons de La Défense coloniale sont moins nuancés. Pour eux, « il n'y a de véritables Français ici que nous, les blancs, entendez-le bien, vaniteux Africains, car nous le sommes de naissance, quant à vous, vous ne l'êtes que par décret.. » (2 mars 1882) L'assimilation, c'est-à-dire l'application du droit commun à la colonie, c'est la
négation de la différence, c'est une insulte à la supériorité du herrenvolk (la race des seigneurs). D'où leur furieuse hostilité au credo assimilationniste de Schoelcher.

Pour des raisons différentes, le principal grief fait aujourd'hui au grand abolitionniste par le révisionnisme tropical, c'est cet assimilationnisme qu'il nous aurait inculqué et même imposé, la célébration du 27 avril constituant, à leurs yeux, l'une des principales manifestations de ce qui constitue, à leurs yeux, une tare.

Il n'est guère contestable que le culte de Schoelcher a joué un très grand rôle dans le succès de l'idéologie assimilationniste. Assimilationniste lui-même, en un temps où l'assimilation des colonies aux départements de la métropole signifie l'extension à
ces colonies du bénéfice de tous les avantages dont jouissent les citoyens français, Schoelcher et ses héritiers politiques, c'est-à-dire toute la gauche démocratique antillaise, ont très largement contribué à développer chez les Antillais le sentiment de
leur appartenance à la communauté française.

Un sentiment dont la démocratie antillaise n'a aucune raison de rougir à une époque où les principaux adversaires de l'assimilation, les partisans de la spécificité coloniale « à cause des différences extrêmes de climat, de culture, de population et d'état social » sont les principaux défenseurs de l'ordre esclavagiste.

Schoelcher, le précurseur

Que les problèmes se posent aujourd'hui en termes différents c'est l'évidence même et c'est tout à fait conforme à la nature des choses. L'étonnant serait que les Antillais réagissent aujourd'hui à la question de l'abolition aux Antilles comme réagissaient les
générations précédentes, il y a un siècle ou même il y cinquante ans. Je voudrais à ce sujet faire deux observations concernant d'une part Schoelcher et le 22 mai, d'autre part Schoelcher et le destin des Antilles.

Il est injuste de rendre Schoelcher responsable de l'ignorance ou de la sous-estimation du 22 mai dans le processus qui a conduit à l'émancipation des Antilles françaises. Il est le premier abolitionniste à avoir justifié d'avance la révolte : « La liberté individuelle est antérieure à toutes les libertés humaines ; elle fait corps avec nous et aucune puissance
imaginable ne peut consacrer la violation de ce principe naturel. L'Homme a le droit de reprendre par la force ce qui lui a été enlevé par la force, l'adresse ou la trahison ; et, pour l'esclave comme pour le peuple opprimé, l'insurrection est le plus sacré des devoirs » .

Tout en déplorant la « funeste fournée du 22 mai », il est le premier à avoir reconnu l'importance décisive de cette journée, à avoir exalté le courage, la lucidité et la détermination des esclaves, à leur avoir rendu l'hommage qu'ils méritaient à une époque où il n'était pas facile de le faire. Quand devant l'hystérie des incorrigibles et le désespoir des familles victimes du drame du 22 mai, la démocratie martiniquaise avait tendance à culpabiliser et à vouloir jeter le voile de l'oubli sur les incidents qui ont marqué le dernier jour de l'esclavage, dans des polémiques célèbres contre Pécoul et contre Bissette, Schoelcher a largement démontré l'importance de l'intervention des esclaves.

Il y a vu la justification, a posteriori, de la hâte avec laquelle le Gouvernement Provisoire avait travaillé à l'émancipation immédiate sans attendre la solution des deux questions fondamentales pour eux que les colons voulaient renvoyer à l'Assemblée
Constituante : celles de l'indemnité et de l'organisation du travail après l`abolition. « La révolte du 22 mai, à la Martinique, écrit Victor Schoelcher, n'atteste que trop la sagesse de nos prévisions. L'impatience des esclaves était si grande, toute cette population d'hommes-choses était si frémissante, depuis l'avènement de la République que le moindre accident la mit sur pied... Qui ne le sait aujourd'hui ? Les gouverneurs de la
Martinique et de la Guadeloupe proclamèrent ainsi d'urgence la mort de l'esclavage ; et déjà dans ces deux îles, le drapeau tricolore n'abritait plus que des hommes libres, quand les commissaires généraux débarquèrent. »

Les Antilles aux Antillais

S'agissant enfin de l'assimilationnisme fondamental de Schoelcher, je voudrais rappeler un texte de Schoelcher de 1842, bien antérieur par conséquent à l'abolition. On a souvent présenté ce texte comme le fruit de l'imagination vagabonde d'un visionnaire
sans prise sur le réel et qui en a lui même minimisé la portée en en faisant un rêve. Je veux faire à ce sujet deux brèves observations. Ce texte de 1842 me paraît infiniment plus moderniste, et en tout cas incomparablement plus généreux que la déclaration faite il y a trente ans par un incontestable expert en matière de résistance, de dignité des peuples et de décolonisation.

Il y a trente ans, le Général de Gaulle, en visite à la Martinique proclamait « qu'entre l'Europe et l'Amérique, il n'y a que des poussières et qu'on ne bâtit pas des Etats sur des poussières. »

Il y a cent cinquante six ans, Victor Schoelcher, lui, écrivait: « En examinant la position des Antilles au milieu de l'Océan, groupées toutes entre l'Europe et l'Amérique, en regardant sur a carte où on les voit presque se toucher, on est pris de la pensée qu'elles pourraient bien un jour constituer ensemble un corps social à part dans le monde moderne, comme les îles ioniennes en formèrent un autrefois dans le monde ancien. Petites républiques indépendantes, elles seraient unies, confédérativement, par un intérêt commun et auraient une marine, une industrie des arts, une littérature qui leur seraient propres. Cela ne se fera peut-être pas dans un, dans deux, dans trois siècles ; il faudra auparavant que les haines de rivalités s'effacent pour qu'elles s'unissent et s'affranchissent toutes ensemble de leurs métropoles respectives ; mais cela se fera parce que cela est naturel. »

Ma seconde observation concerne quelques uns des plus acerbes critiques du schoelchérisme, de ses démons et de ses fantasmes.Ce ne sont pas les derniers à revendiquer la paternité de cette antillannité en germe dans Victor Schoelcher, une trentaine d'années avant que le Porto Ricain, Ramon Emétério Bétances, ne lance l'idée qui n'a pas seulement fait rêver, mais qui a fait périodiquement vibrer, depuis, plusieurs générations de militants révolutionnaires antillais, Las Antillas para los Antillanos, plus d'un siècle avant que les Antillais des petites Antilles françaises ou anglaises ne commencent à s'y intéresser, vers le milieu des années 1950.

Il ne faut pas que les tentatives, tout à fait naturelles au demeurant, de récupération des valeurs du schoelchérisme par les conservateurs, fassent oublier ce qu'il y avait et qu'il y a encore de révolutionnaire dans l'oeuvre du grand visionnaire. C'est peut-être l'un des plus importants services que puisse nous rendre Schoelcher : nous aider à nous tourner plus résolument vers nos voisins les plus proches, à mieux concilier les exigences de notre géographie et les données de notre histoire, à partir d'une
connaissance toujours plus intime des réalités antillaises pour en faire un puissant levier d'intégration dans notre environnement naturel. Mais il en va de cette idée comme de toutes les autres. « Quand une idée grande cesse d'être l'apanage d'une minorité, pour devenir par le généreux effort de quelques uns, le bien de tous, elle entre du
même coup dans le domaine des banalités requises dont toutes les médiocrités se repaissent. »

Un beau sujet de philosophie

J'emprunte cette citation à Clémenceau. Elle est tirée de la très longue et très belle page parue sous sa signature dans le journal La Justice du 7 janvier 1894, au lendemain des obsèques de Schoelcher, et qu'on a envie de citer presqu'in extenso :

« L'abolition de l'esclavage qui a fait couler tant de sang sur le continent américain, paraît aux réactionnaires eux-mêmes, une chose toute simple aujourd'hui. Mais si l'on faisait revivre, dans un tableau tragique, les haines féroces aiguisées jusqu'à la folie, que suscita la lutte de l'homme blanc pour la possession de l'homme noir, à titre de bétail avili, on saurait ce qu'il fallut, en ces temps, de noblesse de coeur, d'implacable énergie, de mépris des clameurs, d'insouciance des périls, pour accomplir l'oeuvre de Schoelcher. Si j'en parle, c'est que j'en ai vu luire comme un dernier éclair et que le souvenir m'en est resté vivant pour jamais.
Un créole blanc, dont j'ai oublié le nom, avait écrit sur les questions coloniales, je ne sais quel livre où il avait insulté Schoelcher. Aussitôt avisé, Schoelcher me manda avec Georges Périn, et nous pria d'aller de sa part demander une réparation par les armes. Il avait 79 ans. Tout ce qu'on pouvait dire pour le détourner d'un tel projet, nous le dîmes. Peine perdue. Il s'obstinait tranquillement mais résolument. A la fin, se levant, il frappa du poing sur la table et nous dit : « c'est bien, je vais prendre deux
sous-officiers de la caserne Babylone. » Il fallut obéir.
Nous eûmes la chance de trouver devant nous deux galants hommes, MM Gaston Jollivet et Albert Roget, et l'affaire fut arrangée. Mais nous nous étions d'abord rencontrés avec l'auteur du livre, homme du monde d'une courtoisie parfaite, mais qui perdait tout son sang-froid au seul nom de Schoelcher. Les sentiments de ce créole n'étaient pas très différents de ceux qu'éprouverait un bon bourgeois d'aujourd'hui
en présence de deux amis de Vaillant faisant l'apologie de leur camarade. L'effort pour se contenir devant des hommes qui avaient la qualité de témoins lui serrait la gorge. La face se congestionnait, l'oeil devenait mauvais, la parole sifflante, le ton rauque. « Messieurs, conclut-il, en se maîtrisant, vous ne savez pas ce qu'a fait Schoelcher aux colonies. Peut-être les intentions étaient-elles bonnes, je ne sais, mais je
peux vous affirmer que personne n'a fait plus de mal. » Nous ne pouvions discuter. Nous nous levâmes.
En quelques minutes cet homme avait fait revivre devant nous le drame furieux des haines d'autrefois. Et nous partîmes, comparant les intentions, les actes de Schoelcher, avec les sentiments qu'il avait suscités sur sa route. C'est un beau sujet de philosophie. Les haines sont durables, les sympathies passagères. »

La responsabilité des intellectuels

Clémenceau exprimait ainsi la déception et la tristesse de ceux qui avaient accompagné Schoelcher à sa dernière demeure, à travers un Paris glacé, sous un froid coupant, très dur. « Nous étions bien trois cents au départ, pas plus de soixante au
cimetière. »

Comparant l'attitude de l'Angleterre monarchique qui avait fait des funérailles grandioses à Wilberforce et élevé à sa mémoire un monument à Westminster, au comportement de la République française qui s'estimait quitte avec celui qui l`avait défendue sur les barricades, parce que le Président du Conseil s'était fait représenter aux obsèques par son chef de cabinet, il notait avec amertume : « Cela est sans inconvénient sans doute pour la mémoire de Schoelcher, et quand on n'a pas
eu besoin de promesses du Paradis pour faire le bien sur la terre, l'appât d'un bel enterrement ne doit guère entrer en ligne de compte. Qu'importe où soit le cadavre de Schoelcher et comment il a été conduit. Laissons sa mort à l'histoire et retournons nous vers les vivants. Ce n'est pas aux soixante personnes présentes au cimetière qu'il aurait fallu parler, c'est aux 100.000 absents, à ceux dont se faisait le parti républicain d'autrefois, à la jeunesse sceptique et railleuse, aux faubouriens oublieux, dévoyés. Que
n'a-t-on pas dit de l'ingratitude des rois ? Le peuple est roi, décidément. »

Peut-être tout simplement nul n'est-il jamais prophète en son pays. L'enterrement de Schoelcher, en janvier 1894, aux Antilles, à la Martinique ou à la Guadeloupe, aurait été suivi par des milliers et des milliers de fils et de petits fils d'esclaves et peut-être
même par quelques blancs guéris de leur haine et revenus de leurs préjugés.

En irait-il de même aujourd'hui ?

Imaginons Le Pen au pouvoir en France et qu'il faille envisager un transfert, à Fort de France ou à Pointe à Pitre, des cendres de Schoelcher, du Panthéon où la République l'a momifié, aseptisé et rendu inoffensif, sans trop s'en occuper pendant 23 ans, avant
que François Mitterrand ne ravive sa mémoire par le geste que l'on sait à l'occasion de son investiture en mai 1981.

Y aurait-il, à une telle manifestation, les dizaines de milliers de Martiniquais et de Guadeloupéens qu'il eût été en droit d'espérer? Il est vrai « qu'il y a des services si grands qu'on ne peut les payer que par l'ingratitude. ». Nous sommes cependant prêts à prendre le pari qu'il y aurait encore aujourd'hui -- mais pour combien de temps ? -- des milliers et des milliers de Martiniquais et de Guadeloupéens pour braver les ricanement associés des nostalgiques de la muselière et des fous de dieu du révisionnisme.

A condition que les historiens antillais et, d'une manière générale, les intellectuels antillais dont la responsabilité en la matière me paraît capitale, relèvent le défi de l'obscurantisme révisionniste et profitent de la fièvre commémorationniste pour revisiter, sans complexe ni état d'âme, l'histoire de leur pays et singulièrement l'histoire de son émancipation de l'esclavage.

Robert, avril 1998

Edouard de Lépine.


Source: http://www.ipt.univ-paris8.fr/~aceme/delepine.html


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