AAARGH
Remarque:
les révisionnistes de l'AAARGH ne partagent évidemment
en aucune façon le "révisionnisme" qui
est ici dénoncé. Nous aurions préféré
que nos amis antillais usassent d'un autre terme. L'esclavage
reste une marque d'infamie marquant notre histoire au fer rouge.
Le tort fait aux peuples africains est absolument vertigineux.
Il fait honte à ceux qui prétendent s'arroger un
statut de victime unique dans l'histoire humaine.
Il y a évidemment plusieurs commémorations possibles
d'un événement comme l'abolition de l'esclavage.
J'ai cru comprendre que la commémoration du cent cinquantième
anniversaire de l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises
posait quelques problèmes à nombre d'intellectuels
antillais qui estiment que cette commémoration ne peut
appartenir qu'aux descendants des esclaves et qui craignent que
la décision du gouvernement français d'officialiser
en quelque sorte l'événement ne comporte un risque
de récupération au profit de la France et spécialement
au profit de Victor Schoelcher.
[...] C'est pourquoi, avant d'en venir à notre sujet proprement
dit qui est l'actualité du schoelchérisme, nous
nous proposons d'examiner succinctement les termes du faux débat
que les Martiniquais ont réussi à imposer à
l'opinion et même au gouvernement français. Ils ont
amené celui-ci, sinon à tricher avec l'Histoire,
du moins à s'accommoder d'une quasi-fiction ou, si l'on
préfère, d'une commémoration à la
carte, [...]
La critique néo-révisionniste
Face aux succès et à l'efficacité de l'abolitionnisme,
le néo-révisionnisme adopte deux attitudes : le
silence ou, au mieux, une indifférence à peine polie,
mais plus souvent le dénigrement et la dérision.
Le silence parce que, pour les révisionnistes, 'abolitionnisme
est l'affaire des Français, pas la nôtre. Quoiqu'ils
détestent laisser des traces écrites et se méfient
comme de la peste du document, on sait qu'ils préfèrent
les charmes discrets de l'oraliture, au demeurant plus conforme,
disent-ils, à nos vraies traditions, aux rigueurs ingrates
du témoignage écrit, (déja pou yonn' es nèg
té sa écri ? Aloss ?), on pourrait, de façon
avantageuse pour eux, résumer ainsi leur pensée:
"Que les Français se débrouillent avec leurs
abolitionnistes, qu'ils leur rendent hommage ou qu'ils les oublient,
qu'ils les honorent ou qu'ils les snobent, n'a aucun intérêt
pour nous. Du moins pour le moment, ajoutent les plus conciliants.
Il nous faut maintenant tordre le bâton dans l'autre sens.
Pendant un siècle on nous a inculqué le culte de
Schoelcher sinon des abolitionnistes français. Il nous
faut commencer par oublier les autres pour commencer à
nous rappeler les nôtres. Ce qui nous intéresse,
ce qui doit nous intéresser, ce sont les crimes de l'esclavage
et les luttes des esclaves eux-mêmes pour se débarrasser
de l'esclavage. En quoi les esclaves sont-ils intéressés
par les pétitions signées par des dizaines de milliers
de Français? Combien d'entre eux connaissaient-ils l'action
des abolitionnistes? Combien d'esclaves connaissaient-ils Schoelcher
au soir du 22 mai? Oublions donc Schoelcher et les abolitionnistes
pour nous intéresser au seul sujet et au seul héros
de la lutte anti-esclavagiste: l'esclave lui-même".
Cette prosopopée du gardien inconnu de la foi révisionniste
n'est nullement caricaturale. Au surplus, ajoutent les plus audacieux,
les abolitionnistes étaient de fieffés hypocrites.
L'un des derniers grands navires négriers de l'âge
d'or de la Traite, ne s'appelait-il pas le "Willing Quaker",
au moment même où les Quakers menaient la plus violente
campagne abolitionniste qui eût jamais été
engagée contre la traite ?
Pour le révisionnisme, les luttes abolitionnistes étaient
un masque commode derrière lequel s'abritait l'exploitation
féroce de la classe ouvrière française et
anglaise dont la condition n'était pas sensiblement différente
de celle des esclaves. Sur ce plan, comme
sur quelques autres, le révisionnisme fait plus que des
emprunts à l'idéologie esclavagiste. Celle-ci estimait
le sort des esclaves enviable par rapport à celui des ouvriers
des grandes fabriques européennes. Elle dénonçait
ce qu'elle appelait l'hypocrisie abolitionniste qui fermait les
yeux sur l'exploitation dans les usines qui prospérait
sous ses yeux pour plaindre le sort des esclaves sur les plantations
dont elle ne connaissait rien.
En second lieu, aux yeux des révisionnistes, l'abolitionnisme
était loin d'être désintéressé.
Pour eux, l'objectif premier des abolitionnistes était
moins l'émancipation des esclaves que la défense
des betteraviers. " Ou té ni mo cozé épi
les betraviers", dit, à propos de Victor Schoelcher,
une chanson écrite, il y a une vingtaine d'années,
par un de nos meilleurs chansonniers, promis depuis à une
belle carrière de chantre du national-populisme mais ignorant
manifestement les positions si souvent réaffirmées
du grand abolitionniste sur le problème de la betterave
et de la canne à sucre.
S'il est évident qu'il a existé dans les rangs abolitionnistes
des hommes qui n'étaient pas tous désintéressés,
il y en a au moins eux contre lequel on ne saurait retenir ce
type d'argument. Eric Williams, l'un des pères d'une contre-histoire
de l'esclavage d'inspiration scientifique, a suffisamment mis
en lumière les contradictions qui traversaient le monde
abolitionniste pour qu'onn'ait pas y revenir ici.
Je suis frappé en revanche de ce que la critique révisionniste
si vigilante, si vétilleuse à l'égard des
positions du jeune Schoelcher sur les mulâtresses ou sur
l'abolition immédiate, du Schoelcher mûr sur l'assimilation,
ou du Schoelcher vieillissant sur
l'Insurrection du Sud ou la Commune de Paris soit si neutre à
l'égard de la haine des esclavagistes et de leurs héritiers
contre un homme qu'ils ne détesteraient pas tant s'il avait
fait si peu pour les nègres.
La haine des incorrigibles
Il est vrai que la critique révisionniste ne se prive pas
de puiser chez les incorrigibles certains de ses arguments et
parfois d'en faire la principale source de la nouvelle histoire
de l'Abolition. Il n'est même pas impossible que l'on retrouve
un jour parmi les
inspirateurs de la contre-histoire sinon parmi les pères
de la nation martiniquaise, l'anti-assimilationniste Bissette,
pour qui « la question politique n'est pas et ne saurait
être la question politique de la France... la question ne
peut et ne doit rester que commerciale, pacifique, économique
et sociale. »
On surprendrait et on choquerait plus d'un révisionniste
en faisant une critique sans complaisance de quelques unes des
sources privilégiées de la nouvelle histoire du
22 Mai. La plus importante celle qu'elle utilise en contrebande,
c'est le mémoire adressé au
ministre des colonies par l'un des plus féroces esclavagistes
de l'époque, le maire du Prêcheur, Huc, le principal
responsables des incidents qui ont dégénéré
en émeute puis en soulèvement et qui l'ont chassé
de la Martinique, à quoi il faut ajouter le témoignage
d'une autre exilée, proche de Huc, Irmisse de Lalung, qui
reprend au détail près les thèses du maire
du Prêcheur et de ses compagnons d'exil.
Charles-André Julien l'a noté avec raison. "On
a trop négligé, écrit-il, l'action des esclavagistes
par l'argent, la tribune, la presse et le livre. Si on la connaissait
mieux, on aurait plus d'estime pour ceux qui osèrent s'attaquer
à une bastille si fortement défendue".
Rappelons brièvement que, quelles qu'aient été
les contradictions de l'abolitionnisme et des abolitionnistes,
la haine que leur ont portée les maîtres ne s'est
jamais démentie ni affaiblie. Si les révisionnistes
d'aujourd'hui ne vont pas aussi loin que les " incorrigibles
" d'hier, leur argumentation semble parfois directement inspirée
de La Défense coloniale, le journal des colons les plus
réactionnaires de la fin du 19e siècle.
L'attachement des Antillais à Schoelcher est inversement
proportionnel à l'ampleur de la haine que lui a vouée
pendant longtemps l'oligarchie créole. Quarante ans après
l'Abolition, Schoelcher était encore la bête noire
des « incorrigibles ». Peu d'hommes ont été
aussi abreuvés d'injures : « sinistre vieillard »,
« philanthrope sans coeur et sans entrailles », «
insurgé déguisé en ministre », «
cabotin de philanthropie », « porcelainier en rupture
de ban qui tint dans ses mains la destinée de cinquante
mille Français et les livra sans scrupule à des
Africains en fureur » .
Mais même si le souvenir de l'abolition pesait encore lourd
dans la conscience des incorrigibles un demi-siècle plus
tard, leur hostilité avait une raison plus profonde, d'ordre
racial sans doute mais surtout d'ordre politique. Tout en s'en
défendant à
l'occasion, les colons n'ont pas renoncé à leur
autonomisme fondamental. Un Souquet Basiège qui renvoie
dos à dos autonomistes et assimilationnistes condamne surtout
l'assimilation qui lui apparaît comme une impossibilité,
comme « une folie irréalisable » et une absurdité.
« On comprendrait, écrit-il cette tendance à
s'assimiler à la métropole, si nos lois, en nous
faisant un régime exceptionnel, nous enlevaient les avantages
accordés aux Français du continent. Mais lorsqu'une
exception a pour effet, au contraire, de nous exempter d'une charge
lourde et pénible, lorsqu'elle nous fait, à nous
créoles, une situation plus favorable que le droit commun
métropolitain, est-ce par fanatisme
de l'unification, par passion de l'égalité ou par
ignorance qu'on poursuit, contre l'intérêt évident
du pays, la recherche d'un régime où nous échangerions
des avantages, des privilèges, des immunités séculairescontre
un assujettissement trop évident... M. Schoelcher qui pousse
à cette innovation ne s'est jamais rebutédevant
l'obstacle. Pour lui, l'idéal c'est de confondre dans une
même caserne ou sur le même lit de camp le descendant
des colons, le sang-mêlé, son parent, et le noir,
son ancien esclave. Nous ne
combattons pas l'idée mais vaut-elle bien le mal qu'on
se donnerait pour la réaliser ? »
Les colons de La Défense coloniale sont moins nuancés.
Pour eux, « il n'y a de véritables Français
ici que nous, les blancs, entendez-le bien, vaniteux Africains,
car nous le sommes de naissance, quant à vous, vous ne
l'êtes que par décret.. » (2 mars 1882) L'assimilation,
c'est-à-dire l'application du droit commun à la
colonie, c'est la
négation de la différence, c'est une insulte à
la supériorité du herrenvolk (la race des seigneurs).
D'où leur furieuse hostilité au credo assimilationniste
de Schoelcher.
Pour des raisons différentes, le principal grief fait aujourd'hui
au grand abolitionniste par le révisionnisme tropical,
c'est cet assimilationnisme qu'il nous aurait inculqué
et même imposé, la célébration du 27
avril constituant, à leurs yeux, l'une des principales
manifestations de ce qui constitue, à leurs yeux, une tare.
Il n'est guère contestable que le culte de Schoelcher a
joué un très grand rôle dans le succès
de l'idéologie assimilationniste. Assimilationniste lui-même,
en un temps où l'assimilation des colonies aux départements
de la métropole signifie l'extension à
ces colonies du bénéfice de tous les avantages dont
jouissent les citoyens français, Schoelcher et ses héritiers
politiques, c'est-à-dire toute la gauche démocratique
antillaise, ont très largement contribué à
développer chez les Antillais le sentiment de
leur appartenance à la communauté française.
Un sentiment dont la démocratie antillaise n'a aucune raison
de rougir à une époque où les principaux
adversaires de l'assimilation, les partisans de la spécificité
coloniale « à cause des différences extrêmes
de climat, de culture, de population et d'état social »
sont les principaux défenseurs de l'ordre esclavagiste.
Schoelcher, le précurseur
Que les problèmes se posent aujourd'hui en termes différents
c'est l'évidence même et c'est tout à fait
conforme à la nature des choses. L'étonnant serait
que les Antillais réagissent aujourd'hui à la question
de l'abolition aux Antilles comme réagissaient les
générations précédentes, il y a un
siècle ou même il y cinquante ans. Je voudrais à
ce sujet faire deux observations concernant d'une part Schoelcher
et le 22 mai, d'autre part Schoelcher et le destin des Antilles.
Il est injuste de rendre Schoelcher responsable de l'ignorance
ou de la sous-estimation du 22 mai dans le processus qui a conduit
à l'émancipation des Antilles françaises.
Il est le premier abolitionniste à avoir justifié
d'avance la révolte : « La liberté individuelle
est antérieure à toutes les libertés humaines
; elle fait corps avec nous et aucune puissance
imaginable ne peut consacrer la violation de ce principe naturel.
L'Homme a le droit de reprendre par la force ce qui lui a été
enlevé par la force, l'adresse ou la trahison ; et, pour
l'esclave comme pour le peuple opprimé, l'insurrection
est le plus sacré des devoirs » .
Tout en déplorant la « funeste fournée du
22 mai », il est le premier à avoir reconnu l'importance
décisive de cette journée, à avoir exalté
le courage, la lucidité et la détermination des
esclaves, à leur avoir rendu l'hommage qu'ils méritaient
à une époque où il n'était pas facile
de le faire. Quand devant l'hystérie des incorrigibles
et le désespoir des familles victimes du drame du 22 mai,
la démocratie martiniquaise avait tendance à culpabiliser
et à vouloir jeter le voile de l'oubli sur les incidents
qui ont marqué le dernier jour de l'esclavage, dans des
polémiques célèbres contre Pécoul
et contre Bissette, Schoelcher a largement démontré
l'importance de l'intervention des esclaves.
Il y a vu la justification, a posteriori, de la hâte avec
laquelle le Gouvernement Provisoire avait travaillé à
l'émancipation immédiate sans attendre la solution
des deux questions fondamentales pour eux que les colons voulaient
renvoyer à l'Assemblée
Constituante : celles de l'indemnité et de l'organisation
du travail après l`abolition. « La révolte
du 22 mai, à la Martinique, écrit Victor Schoelcher,
n'atteste que trop la sagesse de nos prévisions. L'impatience
des esclaves était si grande, toute cette population d'hommes-choses
était si frémissante, depuis l'avènement
de la République que le moindre accident la mit sur pied...
Qui ne le sait aujourd'hui ? Les gouverneurs de la
Martinique et de la Guadeloupe proclamèrent ainsi d'urgence
la mort de l'esclavage ; et déjà dans ces deux îles,
le drapeau tricolore n'abritait plus que des hommes libres, quand
les commissaires généraux débarquèrent.
»
Les Antilles aux Antillais
S'agissant enfin de l'assimilationnisme fondamental de Schoelcher,
je voudrais rappeler un texte de Schoelcher de 1842, bien antérieur
par conséquent à l'abolition. On a souvent présenté
ce texte comme le fruit de l'imagination vagabonde d'un visionnaire
sans prise sur le réel et qui en a lui même minimisé
la portée en en faisant un rêve. Je veux faire à
ce sujet deux brèves observations. Ce texte de 1842 me
paraît infiniment plus moderniste, et en tout cas incomparablement
plus généreux que la déclaration faite il
y a trente ans par un incontestable expert en matière de
résistance, de dignité des peuples et de décolonisation.
Il y a trente ans, le Général de Gaulle, en visite
à la Martinique proclamait « qu'entre l'Europe et
l'Amérique, il n'y a que des poussières et qu'on
ne bâtit pas des Etats sur des poussières. »
Il y a cent cinquante six ans, Victor Schoelcher, lui, écrivait:
« En examinant la position des Antilles au milieu de l'Océan,
groupées toutes entre l'Europe et l'Amérique, en
regardant sur a carte où on les voit presque se toucher,
on est pris de la pensée qu'elles pourraient bien un jour
constituer ensemble un corps social à part dans le monde
moderne, comme les îles ioniennes en formèrent un
autrefois dans le monde ancien. Petites républiques indépendantes,
elles seraient unies, confédérativement, par un
intérêt commun et auraient une marine, une industrie
des arts, une littérature qui leur seraient propres. Cela
ne se fera peut-être pas dans un, dans deux, dans trois
siècles ; il faudra auparavant que les haines de rivalités
s'effacent pour qu'elles s'unissent et s'affranchissent toutes
ensemble de leurs métropoles respectives ; mais cela se
fera parce que cela est naturel. »
Ma seconde observation concerne quelques uns des plus acerbes
critiques du schoelchérisme, de ses démons et de
ses fantasmes.Ce ne sont pas les derniers à revendiquer
la paternité de cette antillannité en germe dans
Victor Schoelcher, une trentaine d'années avant que le
Porto Ricain, Ramon Emétério Bétances, ne
lance l'idée qui n'a pas seulement fait rêver, mais
qui a fait périodiquement vibrer, depuis, plusieurs générations
de militants révolutionnaires antillais, Las Antillas para
los Antillanos, plus d'un siècle avant que les Antillais
des petites Antilles françaises ou anglaises ne commencent
à s'y intéresser, vers le milieu des années
1950.
Il ne faut pas que les tentatives, tout à fait naturelles
au demeurant, de récupération des valeurs du schoelchérisme
par les conservateurs, fassent oublier ce qu'il y avait et qu'il
y a encore de révolutionnaire dans l'oeuvre du grand visionnaire.
C'est peut-être l'un des plus importants services que puisse
nous rendre Schoelcher : nous aider à nous tourner plus
résolument vers nos voisins les plus proches, à
mieux concilier les exigences de notre géographie et les
données de notre histoire, à partir d'une
connaissance toujours plus intime des réalités antillaises
pour en faire un puissant levier d'intégration dans notre
environnement naturel. Mais il en va de cette idée comme
de toutes les autres. « Quand une idée grande cesse
d'être l'apanage d'une minorité, pour devenir par
le généreux effort de quelques uns, le bien de tous,
elle entre du
même coup dans le domaine des banalités requises
dont toutes les médiocrités se repaissent. »
Un beau sujet de philosophie
J'emprunte cette citation à Clémenceau. Elle est
tirée de la très longue et très belle page
parue sous sa signature dans le journal La Justice du 7
janvier 1894, au lendemain des obsèques de Schoelcher,
et qu'on a envie de citer presqu'in extenso :
« L'abolition de l'esclavage qui a fait couler tant de sang sur le continent américain, paraît aux réactionnaires eux-mêmes, une chose toute simple aujourd'hui. Mais si l'on faisait revivre, dans un tableau tragique, les haines féroces aiguisées jusqu'à la folie, que suscita la lutte de l'homme blanc pour la possession de l'homme noir, à titre de bétail avili, on saurait ce qu'il fallut, en ces temps, de noblesse de coeur, d'implacable énergie, de mépris des clameurs, d'insouciance des périls, pour accomplir l'oeuvre de Schoelcher. Si j'en parle, c'est que j'en ai vu luire comme un dernier éclair et que le souvenir m'en est resté vivant pour jamais.
Un créole blanc, dont j'ai oublié le nom, avait écrit sur les questions coloniales, je ne sais quel livre où il avait insulté Schoelcher. Aussitôt avisé, Schoelcher me manda avec Georges Périn, et nous pria d'aller de sa part demander une réparation par les armes. Il avait 79 ans. Tout ce qu'on pouvait dire pour le détourner d'un tel projet, nous le dîmes. Peine perdue. Il s'obstinait tranquillement mais résolument. A la fin, se levant, il frappa du poing sur la table et nous dit : « c'est bien, je vais prendre deux
sous-officiers de la caserne Babylone. » Il fallut obéir.
Nous eûmes la chance de trouver devant nous deux galants hommes, MM Gaston Jollivet et Albert Roget, et l'affaire fut arrangée. Mais nous nous étions d'abord rencontrés avec l'auteur du livre, homme du monde d'une courtoisie parfaite, mais qui perdait tout son sang-froid au seul nom de Schoelcher. Les sentiments de ce créole n'étaient pas très différents de ceux qu'éprouverait un bon bourgeois d'aujourd'hui
en présence de deux amis de Vaillant faisant l'apologie de leur camarade. L'effort pour se contenir devant des hommes qui avaient la qualité de témoins lui serrait la gorge. La face se congestionnait, l'oeil devenait mauvais, la parole sifflante, le ton rauque. « Messieurs, conclut-il, en se maîtrisant, vous ne savez pas ce qu'a fait Schoelcher aux colonies. Peut-être les intentions étaient-elles bonnes, je ne sais, mais je
peux vous affirmer que personne n'a fait plus de mal. » Nous ne pouvions discuter. Nous nous levâmes.
En quelques minutes cet homme avait fait revivre devant nous le drame furieux des haines d'autrefois. Et nous partîmes, comparant les intentions, les actes de Schoelcher, avec les sentiments qu'il avait suscités sur sa route. C'est un beau sujet de philosophie. Les haines sont durables, les sympathies passagères. »
La responsabilité des intellectuels
Clémenceau exprimait ainsi la déception et la tristesse
de ceux qui avaient accompagné Schoelcher à sa dernière
demeure, à travers un Paris glacé, sous un froid
coupant, très dur. « Nous étions bien trois
cents au départ, pas plus de soixante au
cimetière. »
Comparant l'attitude de l'Angleterre monarchique qui avait fait
des funérailles grandioses à Wilberforce et élevé
à sa mémoire un monument à Westminster, au
comportement de la République française qui s'estimait
quitte avec celui qui l`avait défendue sur les barricades,
parce que le Président du Conseil s'était fait représenter
aux obsèques par son chef de cabinet, il notait avec amertume
: « Cela est sans inconvénient sans doute pour la
mémoire de Schoelcher, et quand on n'a pas
eu besoin de promesses du Paradis pour faire le bien sur la terre,
l'appât d'un bel enterrement ne doit guère entrer
en ligne de compte. Qu'importe où soit le cadavre de Schoelcher
et comment il a été conduit. Laissons sa mort à
l'histoire et retournons nous vers les vivants. Ce n'est pas aux
soixante personnes présentes au cimetière qu'il
aurait fallu parler, c'est aux 100.000 absents, à ceux
dont se faisait le parti républicain d'autrefois, à
la jeunesse sceptique et railleuse, aux faubouriens oublieux,
dévoyés. Que
n'a-t-on pas dit de l'ingratitude des rois ? Le peuple est roi,
décidément. »
Peut-être tout simplement nul n'est-il jamais prophète
en son pays. L'enterrement de Schoelcher, en janvier 1894, aux
Antilles, à la Martinique ou à la Guadeloupe, aurait
été suivi par des milliers et des milliers de fils
et de petits fils d'esclaves et peut-être
même par quelques blancs guéris de leur haine et
revenus de leurs préjugés.
En irait-il de même aujourd'hui ?
Imaginons Le Pen au pouvoir en France et qu'il faille envisager
un transfert, à Fort de France ou à Pointe à
Pitre, des cendres de Schoelcher, du Panthéon où
la République l'a momifié, aseptisé et rendu
inoffensif, sans trop s'en occuper pendant 23 ans, avant
que François Mitterrand ne ravive sa mémoire par
le geste que l'on sait à l'occasion de son investiture
en mai 1981.
Y aurait-il, à une telle manifestation, les dizaines de
milliers de Martiniquais et de Guadeloupéens qu'il eût
été en droit d'espérer? Il est vrai «
qu'il y a des services si grands qu'on ne peut les payer que par
l'ingratitude. ». Nous sommes cependant prêts à
prendre le pari qu'il y aurait encore aujourd'hui -- mais pour
combien de temps ? -- des milliers et des milliers de Martiniquais
et de Guadeloupéens pour braver les ricanement associés
des nostalgiques de la muselière et des fous de dieu du
révisionnisme.
A condition que les historiens antillais et, d'une manière
générale, les intellectuels antillais dont la responsabilité
en la matière me paraît capitale, relèvent
le défi de l'obscurantisme révisionniste et profitent
de la fièvre commémorationniste pour revisiter,
sans complexe ni état d'âme, l'histoire de leur pays
et singulièrement l'histoire de son émancipation
de l'esclavage.
Robert, avril 1998
Edouard de Lépine.
Source: http://www.ipt.univ-paris8.fr/~aceme/delepine.html
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