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Quelques commentaires bien-pensants sur le film Mr. Death


 

LE MONDE, mercredi 11 octobre 2000, p. 32

Errol Morris, cinéaste:

C'est un conte moral sur un entrepreneur qui est allé trop loin

Propos recueillis par Samuel Blumenfeld
"Quand avez-vous entendu parler de Fred Leuchter pour la première fois? - En octobre 1990, sous la manchette du "New York Times", "Une exécution sans douleur". C'était deux ans et demi après le témoignage de Leuchter en faveur du néonazi Ernst Zündel, et on ne faisait pas mention de son révisionnisme. La télévision et les journaux ont souvent parlé de Leuchter, le présentant comme un expert. Leuchter n'a jamais pratiqué d'exécution, ni même assisté à une seule. Sa femme le dit dans le film: "Fred ne tue pas les gens, il met au point des engins pour les exécuter". Plusieurs organisations juives sont intervenues, en vain, auprès de la chaîne ABC pour signaler que Leuchter était révisionniste.

- Comment expliquez-vous cette attitude des médias? - Le "New York Times" décrivait simplement le travail de Leuchter, et expliquait qu'en cas de retour de la peine de mort, nos chaises électriques étaient défectueuses. Personne ne tenait à faire de son travail une affaire de morale. Son rôle dans le procès Zündel lui a valu beaucoup de problèmes, d'où le titre de mon documentaire, "Grandeur et décadence de Fred A. Leuchter Jr", qui est un conte moral sur un entrepreneur qui est allé trop loin.

- Quels ont été vos rapports avec Leuchter? - Je ne le déteste pas. Je le trouve dérangeant. Je ne lui ai jamais dit que j'étais juif. Je ne tenais pas à jouer la carte de la confrontation. Je voulais, au contraire, que Fred développe paisiblement son raisonnement absurde.

- Pensez-vous qu'il y ait un lien logique entre le métier de Leuchter et ses convictions négationnistes? - Mon film ne donne pas de réponses faciles. Il devient clair assez vite que Leuchter ne sait pas qui il est. Il ne comprend rien et vit dans sa bulle, se percevant comme un héros, un humaniste. Il se prend pour une espèce de Galilée, un scientifique qui a découvert la vérité.

- Il y a un moment précis dans le film où cette folie éclate. C'est lorsque Leuchter s'écrie que les nazis n'auraient pas pu utiliser les chambres à gaz sans s'empoisonner, ajoutant qu'il aurait été le seul capable de faire fonctionner cette machine de mort. - C'est le moment le plus fou. J'ai revu récemment "Rashomon", de Kurosawa. Ce n'est pas un film sur la relativité de la vérité, comme on l'affirme souvent, mais un film sur la manière dont les gens refusent de regarder le monde et préfèrent le reconstruire à leur propre image. Fred Leuchter va à Auschwitz, dans une chambre à gaz, mais il s'y déplace comme dans un rêve.

- Comment a réagi Fred Leuchter lorsque vous lui avez montré votre film? - Il l'a adoré. Il était gêné sur certains points. Pas à cause de moi, mais du chimiste qui démontrait simplement que la méthode d'investigation de Leuchter pour prouver la non-existence des chambres à gaz était débile. Fred a dit que ce chimiste n'était pas honnête, sans jamais discuter le principe même de sa démonstration irréfutable."

Le Monde, mercredi 11 octobre 2000, p. 32
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Fred A. Leuchter Junior, ingénieur de la mort.

Mr Death. A travers l'histoire de cet Américain qui a basculé dans le négationnisme, Errol Morris propose une réflexion sur la barbarie technocratique.

par Jacques Mandelbaum



Film documentaire américain d'Errol Morris (1h30).

Les dysfonctionnements et les incongruités de la société américaine --depuis "Gates of Heaven" (1978), prospection sur l'amour immodéré des animaux domestiques, jusqu'au "Dossier Adams" (1988), révélation d'un déni de justice -- constituent la pierre de touche de l'oeuvre d'Errol Morris. "Mr Death", son nouveau film, est un saisissant portrait de Fred A. Leuchter Junior, pseudo-ingénieur américain spécialisé dans les systèmes de mise à mort employés lors des peines capitales aux Etats-Unis, avant que sa conversion au négationnisme ne ruine sa carrière. Cette histoire grinçante se réduirait à une chronique excentrique si le documentariste Errol Morris n'avait l'intelligence, à travers elle, de frapper la barbarie moderne au coeur. "Mr Death" est la conjugaison cinématographique de Charles Baudelaire et de Hannah Arendt, viatiques utiles dans la traversée de l'ignominie proposée par ce film. En lever de rideau, le personnage parle tranquillement de son métier: la mort. Fred Leuchter, petit homme au front dégarni et aux grosses lunettes qui lui mangent le visage, travaille à la construction et à l'"amélioration" des chambres à gaz, chaises électriques et autres potences qui font les beaux jours des exécutions capitales aux Etats-Unis. C'est un homme sérieux, aux compétences reconnues, à la rationalité sans faille, qui oeuvre "par souci humanitaire". L'allure débonnaire du personnage contraste violemment avec la réalité qu'elle recouvre, décrite dans une terminologie euphémistique de sinistre mémoire: il n'est question ici que d'"efficacité maximale", de "rentabilité", de "coûts de main-d'oeuvre", tant il est vrai que "le corps humain n'est pas facile à détruire". Jusque-là, tout va vien pour Fred Leuchter, auxiliaire légal de la justice américaine. Les choses se compliquent quand il prend fait et cause, en 1998 [sic], pour le néonazi Ernst Zündel, et produit à son procès le résultat d'une recherche "scientifique" qu'il a menée clandestinement à Auschwitz, selon laquelle les chambres à gaz n'ont pas existé. Le film, qui montre un Leuchter pathétique en train de marteler avec un piolet les murs des chambres à gaz du camp, précise en contrepoint que ses recherches ne tiennent pas debout sur le plan scientifique et qu'il n'a trouvé à Auschwitz que ce qu'il voulait y voir: un mythe. C'est ici que l'ingénieur commence son chemin de croix: déconsidéré, ruiné, quitté par sa femme et réduit au chômage, il erre aujourd'hui sur les routes américaines, persuadé de payer le prix de la vérité et de la liberté d'expression. Et voici ce qu'écrivait Hannah Arendt, en 1951, dans "La Nature du totalitarisme" (Payot, 1990): "Ce dont la domination totalitaire a besoin, en guise de principe d'action, c'est d'une préparation des individus qui les destine à remplir aussi bien la fonction de bourreau et celle de victime. Or, cette double propédeutique, succédané du principe d'action, n'est autre que l'idéologie. (...) Comme la pensée idéologique est indépendante de la réalité existante, elle considère tout ce qui est factuel comme un artefact et, par conséquent, elle ne connaît plus de critère fiable permettant de distinguer vérité et fausseté." Errant dans ce que l'auteur nomme encore "le paradis des imbéciles où tout est connu a priori", Fred Leuchter ferait presque pitié, encore qu'on puisse se demander pourquoi consacrer un film à un crétin aussi pathétique.

Ferments totalitaires

Mais "Mr Death" ne se contente pas d'être une réfutation édifiante des thèses négationnistes. Il est bien davantage que cela, pour deux raisons. La première est que ce film constitue, en filigrane, une redoutable mise en accusation de la société américaine. Alfred Leuchter Jr y est comme la soudaine révélation d'un possible trait d'union entre les ferments totalitaires de la démocratie (la peine de mort aux Etats-Unis) et le totalitarisme à l'état pur (le génocide nazi). Ce n'est pas au nom de l'inégalité des races que le bourreau Leuchter perfectionne ses machines de mise à mort, mais en vertu des principes d'humanisme et de pragmatisme qui gouvernent la démocratie américaine: cherchez la différence. Il y a ensuite qu'il est impossible au cinéma, sans courir aussitôt à l'échec, de se conformer à l'avis autorisé de Pierre Vidal-Naquet: "On peut et on doit discuter sur les 'révisionnistes' (...), on ne discute pas avec les 'révisionnistes' " (in "Les Assassins de la mémoire", La Découverte, 1987). Parler avec le révisionniste, Errol Morris ne fait que cela; mieux, il le laisse parler et calque la mise en scène de son film (où abondent les plans de machines et de rouages divers) sur l'univers mental de Leuchter, dont l'acuité du délire et le degré de souffrance n'apparaissent qu'avec plus d'évidence. "Mr Death" est à ce titre l'histoire de la passion de Leuchter, qui est de fait le seul personnage à être véritablement incarné, et donc sauvé, dans ce film. Les garants de la réalité que sont ses proches (sa femme, son beau-fils) ou l'historien qui réfute point par point ses thèses ne sont convoqués qu'à titre d'indices, le plus souvent en voie off. Ce qui ressort de ce dispositif, c'est l'écrasant esseulement d'un individu qui, de la même façon qu'il débarrassait la société d'éléments jugés non désirables, s'est, un beau jour, de lui-même retranché de l'humanité. "Mr Death" ne serait à ce titre qu'une mise en cause des Etats-Unis comme parangon du monde moderne. Hannah Arendt, en désignant cet isolement des individus comme une des sources du phénomène totalitaire, distinguait entre l'homme solitaire, chez qui se poursuit le dialogue avec la société des hommes, et l'homme esseulé, en lequel "sa propre compagnie elle-même l'a abandonné". Le film incarne exemplairement cette question de l'anéantissement de l'humanité en nous-mêmes. Fred A. Leuchter Junior, en niant l'anéantissement des juifs, dissimule à peine qu'il combat son abyssal sentiment d'insignifiance. En faisant exister ce personnage anéanti, Errol Morris réintègre Leuchter dans la société des hommes et fait oeuvre de cinéma. En poète visionnaire de notre modernité, Charles Baudelaire avait à sa manière dressé le portrait de Leuchter, dans "L'Héautontimorouménos", le fameux "bourreau de soi-même" des "Fleurs du mal": "Je suis de mon coeur le grand vampire, un de ces grands abandonnés, au rire éternel, condamnés et qui ne peuvent plus sourire!" Réfugié en Californie, ne tenant plus qu'au fil du rejet qu'il suscite, le mot de la fin appartient à Leuchter, devenu l'ombre de lui-même: "C'est dur de se retrouver seul au milieu de nulle part."

Le Monde, mercredi 11 octobre 2000, p. 32

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Website: Hors Champ


Mr. Death

De la fabrication d'une chaise électrique à la négation de l'Holocauste

Le dernier film d'Errol Morris: une incursion dans l'esprit trouble de Fred Leuchter

Nicolas Renaud, [email protected]

11 mars 2000

Le cinéaste américain Errol Morris a acquis une certaine réputation au fil des ans avec des films comme The Thin Blue Line, Gates of Heaven et For a Brief History of Time, lequel s'intéressait au scientifique et philosophe paraplégique Stephen Hawkins. Morris recherche particulièrement les événements étranges et irrésolus, les personnages contradictoires. Il définit l'approche de ses sujets par une remise en question des conventions du documentaire, une certaine déroute du spectateur dans la reconstruction subjective bien assumée mais qui souvent, manque de constance et de subtilité, apparaît un peu trop banale dans son mimétisme de la culture audiovisuelle populaire et sa facture de "spontanéité polie".

Son dernier film Mr. Death bien qu'inégal et déplaisant à plusieurs égards, mérite quand même l'attention, surtout pour la fascination et le mépris que suscite l'homme qu'il tente de cerner. Aussi parce qu'il parvient encore à stimuler la réflexion sur l'entrelacement dans le film des faits objectifs et de la manipulation de l'auteur (méthode à la mode, cependant toujours pertinente). Quant à cette approche et au style de Morris, s'inscrivant au coeur d'un questionnement à prime abord valide en terme d'expression cinématographique, nous reviendrons plus loin soulever des doutes sur les rapports qui y sont entretenus avec la réalité du sujet abordé.

Au cours de sa jeunesse, Fred Leuchter Jr. a travaillé avec son père dans une prison américaine. Plus tard dans sa vie, en bricoleur ingénieux complètement absorbé dans une obsession du fonctionalisme sans faille devant offrir une mort "plus humaine" aux condamnés à la peine capitale, il décrocha divers contrats avec des prisons d'tat pour renouveller leurs équipements. D'abord une chaise électrique dont tout est pensé pour que le condamné garde sa dignité ( un bassin récolte l'urine, les gances se détachent automatiquement pour éviter que la peau br°lée se décolle du squelette...) et que le personnel de la prison soit en sécurité, car comme le dit Leuchter en toute logique, d'exécuter quelqu'un n'est pas une raison pour courir soi-même le risque d'être blessé ou tué. Tel ou tel tat américain lui confira ensuite la conception d'une machine de mise à mort par injection, d'une chambre à gaz et d'un échafaud pour la pendaison. Entre temps, Ernst Zündel, un Allemand résidant à Toronto, figure prédominante du mouvement "révisioniste" depuis les années 60, poursuit ses longs démêlés avec la justice canadienne. On l'accuse de diffusion d'informations biaisée et d'incitation aux tensions raciales. Les révisionistes contestent la vérité historique de l'Holocauste et prétendent qu'il s'agit de propagande des Juifs et des Alliés contre l'Allemagne. Zündel s'est entre autre dévoué à la distribution de livres comme Did Six Million Really Die? et The Hitler We Loved and Why.

C'est ainsi qu'en 1988, croyant avoir trouvé "le seul expert en matière de chambres à gaz", Ernst Zündel contacte Leuchter au Massachusetts pour solliciter ses services. Il lui demande d'aller à Auschwitz conduire une enquête scientifique. Si les résultats lui sont favorables, Leuchter pourra se rendre à Toronto comme témoin et fournir la preuve qu'il n'y a jamais eu d'exécution de masse, que les chambre à gaz capables d'une telle tâche n'ont jamais existé. Morris bénéficie alors des images d'un historien canadien, Robert Jan Van Pelt, [Note de l'AAARGH: ce Van Pelt n'est en rien historien, il est professeur de culture générale dans un lycée canadien; il s'estb eridiculisé au procèzs d'Irving en 2000 en affirmant qu'on avait "la certitude morale" que des juifs avaient été exterminés à Auschwitz. On se demande d'ailleurs pourquoi le film ne fait pas allusion à cette "certitude morale" mais seulement à "des preuves trouvées dans les archives".] qui a obtenu de faire partie de l'expédition pour tout enregistrer sur vidéo, camouflant son profond mépris pour l'entreprise. Là-bas il fait un passage au centre d'archives, ce que Leuchter n'a pas daigné faire, trop occupé à marteler en secret les murs de brique d'Auschwitz pour recueillir des échantillons. Les archives révèlent la clarté des plans de construction des camps et des communications entre Hitler et les généraux nazis, avec leur soin de ne pas employer les mots exacts ; il y est question "d'actions spéciales", de commande du "produit", du désir de disposer d'orifices sécuritaires dans les portes pour observer "le déroulement des expérimentations"... Mais Leuchter arpente le site silencieux, piétine l'histoire muette derrière la surface des pierres, il offre à la caméra un sourire de fierté, un visage emporté par l'expression du sérieux qui se tiraille avec l'excitation. Il est vraiment en "mission" au sens fabuleux et enfantin du terme. Il ne manque pas non plus de commenter sur la nourriture en Pologne, ajoutant que tout Américain qui se rend là-bas peut ensuite apprécier davantage ce que son pays lui offre.

A son retour il envoie les prélèvements à un laboratoire de chimie qui, non informé de leur provenance et du but de la recherche, retourne les résultats négatifs de quelques tests. Alors Leuchter témoigne en cour, regrette la fausseté de ce qu'on lui avait enseigné à l'école, puisque ce qu'il n'a pas trouvé l'a convaincu que l'Holocauste est un mythe. Zündel a reconnu son expertise et Leuchter le défend car en tant qu'Américain, il croit en la liberté d'expression. Zündel perdra son proccs, mais Leuchter continue. Il a attiré l'attention, on l'acclame dans des conférences révisionistes en Amérique et en Europe, o fl,nent des groupes néo-nazis.

Son Rapport Leuchter est publié en plusieurs langues, vendu comme le document choc qui rouvre le plus lourd chapitre de l'histoire du 20e siècle avec le sceau sacré de la science (par ailleurs Leuchter sera froissé qu'on émette en cour des doutes sur ses compétences, parce qu'en fait il n'est pas un ingénieur certifié, même s'il se réclame du titre). La controverse le dépasse et s'ensuit sa déchéance, son divorce, on ne lui offre plus de contrat et si desormais il hait les Juifs, il nous dit que c'est parce que ces gens ont ruiné sa vie et non parce qu'il est un antisémite.

Ce résumé laisse au moins bien entrevoir l'intérêt d'un tel sujet pour Errol Morris, les multiples questions qui en émergent, les situations qui définissent le point de vue d'une personne sur la réalité, la superposition des filtres qui séparent son jugement des faits. Bref, pour un cinéaste préoccupé par la subjectivité de la médiation au cinéma, quoi de plus fascinant qu'un individu dont le regard sur le monde subit une telle déviation et que cette déviation se transmet et se perpétue à mesure qu'elle interfère avec l'histoire et les événements en cours. En fait, toute la difficulté de Mr. Death pour son auteur et le positionnement de son point de vue ne réside pas seulement dans la mise en perspective de personnes et d'événements réels, mais dans l'organisation des points de vue de ses personnages sur ces événements et sur eux-mêmes. Dans cet amas de questions qui déboulent toujours plus loin les unes sur les autres à mesure qu'on les ouvre, il semble qu'on pourrait diviser l'objet du discours en trois parties pour en tirer un commentaire juste : le film lui-même dans son ensemble, le portrait de Fred Leuchter dans le film et Fred Leuchter lui-même.

Bien que s'y pointe l'intention et la signature du réalisateur, il y a décidément quelque chose de froid et d'ennuyeux dans l'esthétique du film, une surenchère de style autant au niveau de l'image, du montage et de la musique, ce qui se veut peut-être, en calquage critique de la télévision, un contre-point ironique à l'objectivité de la représentation. S'y insèrent aussi quelques éléments métaphoriques dans l'utilisation de la matière filmique, mais de façon un peu trop littérale, comme la longue lentille au champ focal restreint qui laisse floue la plus grande partie de l'image, manière de lui enlever sa profondeur, comme cette surface qu'on a peine à pénétrer, pour le spectateur en face de Leuchter et pour celui-ci en face du monde, coincé dans un angle unique et étroit de la perspective. Cependant jamais les choix esthétiques n'arrivent-ils à transporter le sujet et y ancrer un point de vue. Tout au long du film ils restent au stade d'un cabotinage formel accessoire, déplacé ou insuffisant par rapport au poids du contenu qui s'y joue. La séquence du générique d'ouverture, habile chorégraphie de pièces mécaniques, d'électricité, d'obscurité et de lumière vive, avec la silhouette sombre de Leuchter au milieu de ces engins de mort, est une intéressante paranthèse expressive du film, mais par la suite, les cadrages systématiquement désiquilibrés en diagonale exagérée, et non induits par des situations spécifiques, ainsi que les effets d'éclairage et la musique s'accumulent à nos sens avec un grand sentiment de futilité et d'exaspération.

Leuchter n'est pas un personnage facile à représenter ; sa jovialité et son assurance mêlée de naïveté contrastent avec la nature de son travail et les conséquences de ses actions. Morris arrive assez bien à situer le personnage, à progressivement nous donner assez de pistes pour questionner la source de ses idées, de ses motivations. Il réussit habilement à ne pas construire son identité de manière trop évidente, tout en mettant sur la table toutes les pièces du casse-tête. A cet égard il comprend et assume parfaitement son rôle de cinéaste, il ouvre les bonnes portes pour qu'en sortant du film on puisse continuer de réfléchir longuement à la question : qui est Fred Leuchter Jr. ?

On voit chez Leuchter que son propre schème de rationalité le mène à l'absurdité. Il est complètement pris dans son enchaînement de déductions de cause à effet, aveugle à tout le champ du réel qui entoure ce qu'il touche lui-même en tant qu' "expert". Sa réalisation personnelle, son identité dépend de cette expertise que les autres lui reconnaissent ; l'importance de la manière dont il dit "alors ils m'ont contacté... j'étais celui qu'il leur fallait"... "Le directeur de la prison a dit : Ah ! c'est vous qui avez fait cette chaise électrique... Vous avez le contrat !" ... Alors à partir du moment o Zundel lui dit qu'il est le seul expert en la matière pouvant l'aider, on peut imaginer que Leuchter, dans sa tête, devient fermé à tout ce que cela implique, il ne voit pas plus loin, il ne trahira pas cette reconnaissance.

Il est cet espèce de faux docteur qui amputerait une jambe guérissante plutôt que de revenir sur son diagnostique. C'est comme s'il souffrait d'une intoxication de sa propre personne lui faisant perdre toute perspective valide sur la réalité. Il n'y a pas eu de chambre à gaz, parce que d'après les informations qu'il a recueillies sur place, il lui est impossible de reconstituer une telle installation dans sa tête, et face à l'adversité, il est au moins satisfait de le savoir pour lui-même, hors de tout doute. Mais pourquoi ne s'arrête-t-il pas à un certain moment, ne se demande-t-il pas s'il pouvait avoir tort, ou au moins pour réaliser sur qu'elle pente glissante il s'est engagé ? Peut-être pour l'attention qu'il reçoit, l'homme simple et seul qu'il était a les médias à sa suite en sortant du palais de justice, les gens applaudissent quand il parle au micro, dans un pays où il n'est jamais allé, de ses "découvertes" à Auschwitz.

Il pourrait y avoir un film sur Ernst Zündel aussi, avec les mêmes questions, lui qui est né en 1939 et, encore dans la petite enfance, sans doute traumatisé par les bombardements alliés qui laissent l'Allemagne en ruines. Ce qui est intéressant dans la manière dont Morris approche de tels personnages, c'est de chercher à exposer, au moins partiellement, les motivations, les marques, les prétentions personnelles d'où le mal et le danger pour la société peuvent originer.

,We will not go down in history as being a nation of genocidal maniacs. We will not. We can, with historical truth, detoxify a poisoned planet., --Ernst Zundel

On peut aussi pousser un peu plus loin et percevoir Leuchter comme un symptôme de malaises sociaux beaucoup plus étendus et sans doute doublement présents aux Etats-Unis : brandir le drapeau de la liberté d'expression pour dire n'importe quoi (tactiques commerciales, racisme, pornographie, le syndrôme Howard Stern...), l'obsession de l'expertise, la croyance aveugle du domaine scientifique, la banalisation de la mort, le succès personnel envers et contre tous, la déification d'un passage dans les médias...

Je questionnerais toutefois la fin du film d'un point de vue éthique. Morris charge les dernières scènes d'un ton de sympathie pour Leuchter maintenant pauvre et déchu. S'agit-il d'ironie, ou d'un excès d'humanisme ? Le problème, c'est qu'après la confrontation de toutes ces opinions sur l'Holocauste et l' "innocence" apparente de Leuchter quant à la portée du discours, une pareille fin ne risque-t-elle pas de confondre et de détourner le "grand public" (en écrivant ce mot je sens peser le poids d'une très longue parenthèse qui devrait suivre : comment présumer des états d'esprit de ce "grand public", et qui est vraiment désigné par ce terme...) par rapport aux enjeux réels, d'affaiblir la possibilité de faire la part des choses ?

Dans l'ensemble, les films de Morris relancent un débat essentiel sur le cinéma documentaire, mais en y prenant une position qui laisse un peu perplexe et qui est propre à d'autres films du genre. En effet, une certaine tendance du cinéma contemporain, par son écart critique du "genre" documentaire, demande alors d'être aussi tenue à distance critique. Cette tendance peut engendrer une conception du documentaire (ou y aurait-il une nuance à faire entre "non-fiction" et documentaire) qui nourrit trop facilement la bouche des relativistes post-modernes qui coupent court au débat par un repli immédiat derrière l'idée que toute vérité soit subjective et sont h,tifs de balayer sous le tapis la tradition du cinéma direct. Car à force de retournement des questions épistémologiques, d'antagonisme à ce qu'on juge être des méthodes illusoires de transmission de la réalité, on finit par faire de ses manipulations esthétiques le vrai sujet du film, sans nécessairement faire voir la réalité mieux que par les méthodes qu'on réfute. Des cinéastes aux prises avec les mêmes questions ont pourtant bel et bien reformulé des approches en rupture avec le documentaire traditionnel (lequel eut toujours comme base solide l'assomption de l'objectivité du médium photographique, renforcée par des théoriciens comme Bazin) et nous ont vraiment offert un regard lucide et renouvellé sur le monde, qu'on pense à Jean Rouch, Werner Herzog, Abbas Kiarostami ou Robert Morin, ce dernier affirme d'ailleurs toujours faire de la fiction. Morris a tout de même quelque chose en commun avec ceux-ci et demeure un cinéaste important, d'une façon étrange, puisqu'il est plus intéressant de réfléchir sur ses films que de les regarder.


Liens :

The Leuchter Report
http://www.ihr.org/books/leuchter/leuchter.toc.html

Mr. Death - Lions Gate Films
http://www.mrdeath.net/index.html

Intéressante discussion du film: The Enemy Within, The New York Post
http://www.fpp.co.uk/Online/99/01/Leuchterfilm.html

Site d'Errol Morris, filmographie
http://www.errolmorris.com/events.html

Site d'Ernst Zündel
http://www.lebensraum.org/ez.html



L'adresse électronique de ce document est:http://aaargh-international.org/fran/actu/actu00/doc2000/morris.html


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