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Le Point, 12 mai 2000 -- N-* 1443 - Page 130

Faut-il brûler Nolte ?

par Jean-François Revel



Déjà connu en France par son histoire du fascisme européen (1), l'historien allemand Ernst Nolte déclencha un concert de clabauderies outre-Rhin lorsqu'il publia, en 1987, sa « Guerre civile européenne, 1917-1945 ». Pourquoi ce raffut idéologique, connu sous le nom de « querelle des historiens », qui donna naissance à une trentaine d'ouvrages et à plus de douze cents articles ?

Il tient à l'originalité même de l'interprétation de Nolte. Elle consiste à montrer qu'il existe un « noeud causal » entre la révolution bolchevique et l'émergence des fascismes à l'Ouest.

En effet, le communisme ne se borne pas à instaurer la guerre civile permanente en Russie même. Il la déclare à toute l'Europe. A peine finie la Première Guerre mondiale, Lénine transporte la guerre entre classes dans plusieurs pays européens, où les partis communistes, récemment créés, jouent le rôle de corps expéditionnaires.

C'est, en 1919, la « république des Conseils » de Bela Kun en Hongrie ; c'est le mouvement Spartakus en Allemagne, dont l'échec n'empêche pas le PC allemand de croître en puissance durant les années 20. En France, la scission de Tours, en 1920, sépare les socialistes résolus à rester autonomes de ceux qui se transforment en soldats volontaires de Moscou.

A l'origine de la montée des fascistes en Italie, puis des nazis en Allemagne, on trouve un réquisitoire contre le parlementarisme démocratique, jugé trop faible pour barrer la route aux Partis communistes, désormais fer de lance de l'URSS. Le fascisme et le nazisme naquirent comme des contre-feux au léninisme, mais -- et c'est là tout le paradoxe -- ils en copièrent les méthodes pour mieux le refouler. Les trois totalitarismes eurent en commun leur haine du libéralisme, leur instauration d'un Etat omnipotent incarné par un chef unique et sacralisé, leur organisation de la répression policière et culturelle, enfin leur logique exterminatrice, surtout les nazis et les communistes. François Furet, qui, en citant Nolte dans son « Passé d'une illusion », en 1995, contribua opportunément à lui faire franchir le barrage de la police intellectuelle française, montre que le communisme fut pour le nazisme à la fois la cible à détruire et le modèle à imiter, en ce sens que Lénine avait légitimé « la violence pure érigée en système de gouvernement ». Furet poursuit : « Issus du même événement, la Première Guerre mondiale, les deux grands mouvements idéologiques de l'époque se définissent largement l'un par rapport à l'autre... La relation dialectique entre communisme et fascisme est au centre des tragédies du siècle. » La mutuelle hostilité des deux totalitarismes était donc ambiguë. Elle se doublait d'une complicité qui aboutit au Pacte germano-soviétique de 1939. Elle les rapprochait dans une identique volonté d'anéantir la liberté dont héritèrent plus tard Mao, Kim Il-sung, Hô Chi Minh, Castro ou Pol Pot, tous sosies de Lénine et de Staline.

A partir de 1945, le communisme se répand dans le monde et, en même temps, se retrouve seul face à la démocratie, son véritable ennemi de toujours. A la guerre civile européenne succède ce que Nolte appelle la guerre idéologique mondiale, dont il situe le point final en 1991, année où se désagrège l'Union soviétique. Mais nous voyons bien que cette guerre dure encore aujourd'hui, quoique dans le vide. Faute de « socialisme réel », elle est désormais privée de tout enjeu concret. Or c'est précisément ce néant politique qui ouvre un nouveau champ libre à la pléthore idéologique.

Déjà lors de la « querelle des historiens » contre Nolte, nombre d'intellectuels allemands prenaient parti pour le communisme au moment même où il était en train de disparaître.

Comble de perspicacité, la mode était alors, en Allemagne, de considérer la RDA comme le noyau d'une future Europe progressiste ! Jürgen Habermas, en 1997, flétrissait chez Nolte une « philosophie de l'Otan, aux couleurs du nationalisme allemand » qui tendait à déguiser l'Union soviétique en une puissance hostile. Deux ans plus tard, le vent des peuples soulevés avait balayé ces âneries, dont les auteurs, toujours sûrs d'eux et donneurs de leçons, n'en continuent pas moins de pérorer.

Comparer entre eux les deux grands partis-Etats idéologiques du XXe siècle était encore interdit voilà quinze ans et le demeure dans une large mesure. C'est pourquoi l'ouvrage de Nolte fut plus attaqué que lu. Or ce qui est vrai de tout livre sérieux l'est encore plus de celui-ci : l'analyse, le résumé, si scrupuleux soient-ils, ne peuvent remplacer la lecture intégrale, à conseiller en l'espèce d'autant plus vivement que « La guerre civile européenne » est servi par une traduction d'une exceptionnelle qualité. A chaque page, on trouve sous la plume de Nolte la thèse et ce qui nuance la thèse.

C'est le cas, en particulier, pour la formule de Nolte la plus controversée, lorsqu'il parle de « noyau rationnel » de l'antisémitisme hitlérien. Elle permit aux « néo-antifascistes » de le traiter de révisionniste, injure qui, comme dit Stéphane Courtois dans sa préface, ne déshonore que leurs auteurs. Nolte ne veut aucunement dire que l'antisémitisme nazi fut fondé en raison, encore moins justifié. Il veut dire que tout thème de propagande, pour avoir prise sur le réel, doit nécessairement rencontrer une aspiration dans les masses qu'il veut mobiliser. L'efficacité politique suppose toujours une certaine rationalité et la plus démente des idéologies doit unir folie et réalisme pour fonctionner.

Ainsi, le « noyau rationnel » du communisme, c'est qu'il faut exterminer tous les « ennemis de classe » potentiels. En 1918, Grigori Zinoviev déclare qu'a priori il faudra fusiller 10 millions de Russes, soit un dixième de la population. En 1934, un auteur soviétique écrit, après les massacre des koulaks: « Aucun d'entre eux n'était coupable de quoi que ce fût ; mais ils appartenaient à une classe coupable de tout. » La même année, Staline ordonne à Iejov de faire exécuter « non seulement les ennemis du peuple, mais les épouses des ennemis du peuple ».

L'acte fondateur, le « code génétique » des deux totalitarismes est le crime de masse, dont les victimes sont désignées en fonction de ce qu'elles sont et non pas de ce qu'elles ont fait.


« La guerre civile européenne, 1917-1945. National-socialisme et bolchevisme », d'Ernst Nolte. Traduit de l'allemand par Jean-Marie Argelès, préface de Stéphane Courtois (Edition des Syrtes, 672 pages, 218 F).

1. « Le fascisme dans son époque », d'Ernst Nolte, 3 volumes (Julliard, 1970).

Ernst Nolte
Né le 11 janvier 1923 à Witten, Ernst Nolte est, dans le milieu intellectuel allemand, aussi célèbre que controversé. C'est Martin Heidegger, entre autres, qui lui enseigne la philosophie. En juin 1986, il se fait véritablement connaître avec un article qui provoque une polémique intense outre-Rhin. Son texte, intitulé « Un passé qui ne veut pas passer », tente de démontrer qu'on ne peut comprendre le nazisme si l'on oublie que le bolchevisme l'a précédé. Bref, que le goulag est antérieur aux camps de la mort. Nolte est alors taxé de « révisionniste » et Habermas lui répond violemment en l'accusant de banaliser la Shoah. Ainsi, en 1987, éclate la fameuse « querelle des historiens ». Par la suite, l'historien François Furet rend un hommage très appuyé à Nolte dans « Le passé d'une illusion ». Il s'ensuit une correspondance entre les deux hommes, publiée sous le titre « Fascisme et communisme » (Plon).

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