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avril 2000 | Index
des pages d'actualités
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*****
- Extraits d'un
article de Michel Troper
- «
La loi Gayssot et la constitution »publié dans les
Annales.
- Nul ne conteste cette
évidence que la loi Gayssot limite la liberté d'expression.
Si la liberté d'expression était absolue et s'il
existait un principe prohibant toute espèce de limitation,
on pourrait en rester là, mais ce n'est nullement le cas
et toute limitation n'est pas nécessairement illégitime.
[...] On peut partir d'une constatation simple: non seulement
la constitution française n'interdit pas au législateur
de limiter la liberté d'expression, mais ses textes fondateurs
n'en énoncent le principe qu'en précisant qu'elle
ne peut s'exercer que dans certaines limites. Ainsi l'article
10 de la Déclaration des droits de l'homme qui fait partie
du bloc de constitutionnalité, énonce:
- Nul ne doit être
inquiété pour ses opinions, même religieuses,
pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi
par la loi.
- Cette disposition établit
donc une distinction entre les opinions et leur manifestation.
Les opinions sont libres, ce qui interdit toute discrimination
à raison des croyances. Par contre, leur manifestation
ne doit pas troubler l'ordre public. La manifestation des opinions
est d'ailleurs traitée de manière plus spécifique,
sous le nom de liberté de communication, à l'article
11:
- La libre communication
des pensées et des opinions est un des droits les plus
précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire,
imprimer librement sauf à répondre de l'abus de
cette liberté dans les cas déterminés par
la loi.
- [...] La responsabilité
n'est donc pas une limite externe au principe [de la liberté
d'expression]; elle en fait partie : le principe est la liberté
de s'exprimer dans certaines limites. En d'autres termes, on
ne doit pas dire que le principe connaît des limites ou
des exceptions, mais que, en France, la garantie de la liberté
d'expression est dans le type des limites qui lui sont fixées
par la Déclaration des droits : d'une part il n'y aura
pas de contrôle préalable, c'est-à-dire pas
de censure, ni de régime d'autorisation pour publier un
livre ou un journal, mais la loi devra organiser -- et devrait
se borner à cela -- ce qu'on appelle un régime
répressif, c'est-à-dire la responsabilité
pénale ou civile pour abus de la liberté de communication.
[...] Cette idée que la liberté d'expression n'est
ni absolue ni illimitée est reprise par tous les textes
juridiques modernes. [...] Il y a ainsi des lois pour punir les
écrits portant atteinte à un secret qui doit être
préservé (le secret professionnel ou celui qui
intéresse la défense nationale), ceux qui causent
directement un dommage à un particulier (la diffamation
ou l'injure)... [...] De même sont réprimés
des écrits qui provoquent ou sont susceptibles d'inciter
à la commission de crimes, quelquefois même s'ils
ne sont pas suivis d'effet (meurtres, pillages, incendies, crimes
contre la sûreté de l'État). Enfin est punie
l'expression d'opinions, si cette expression constitue une provocation
indirecte à des actes criminels. Ainsi, les écrits
qui peuvent provoquer des sentiments de nature à faire
commettre des actes criminels, ceux qui incitent à la
haine raciale. La loi qui réprime la négation
des crimes nazis n'est donc qu'une limitation parmi d'autres
de la liberté d'expression. Toutes les limitations
précédentes son présumées conformes
au principe même de cette liberté tel qu'il a été
accepté par le droit français. [...] On peut d'abord
voir la liberté d'expression comme un instrument au service
de la vérité. [...] Afin d'établir la vérité,
il faut examiner et comparer toutes les thèses, aussi
bien les mieux établies que celles qui paraissent les
plus étranges. Même si toutes les idées ne
sont pas justes, le public saura à terme faire la différence,
car il a plus de chances de parvenir à la vérité
si tous les arguments ont été échangés
et infiniment moins si le pouvoir politique a entrepris d'exposer
une vérité officielle.
- La faiblesse essentielle
de cette conception, outre que plusieurs des opinions qu'on cherche
à protéger ne sont pas susceptibles d'être
vraies ou fausses, est qu'elle présuppose une confiance
absolue dans la capacité du public à discerner
les théories vraies et qu'elle néglige le fait
qu'il peut conduire son jugement de façon irrationnelle.
C'est donc sur le fondement d'une hypothèse contraire
que la liberté d'expression est limitée dans certains
domaines. La diffamation, la publicité mensongère,
la publicité pour certains produits comme l'alcool ou
le tabac, sont réprimées ou limitées parce
qu'elles peuvent durablement tromper le public ou en tout cas
assez longtemps pour que le mal soit fait. [...] ...l'expression
d'une théorie raciste ne se confond pas avec un injure
raciste. Celle-ci peut certes reposer sur une théorie
raciste et consister d'ailleurs en partie dans l'expression de
cette théorie, mais elle s'en distingue en ce qu'elle
est proférée avec l'intention de blesser et qu'elle
peut y parvenir. Elle est donc interprétée comme
un acte et réprimée comme telle en raison de causalité
avec d'autres actes. [...] C'est ce qui explique le traitement
de l'injure : sans doute y a-t-il des cas où la victime
n'en ressent aucune souffrance. Néanmoins, le législateur
suppose qu'un individu moyen en souffre -- la souffrance présente
alors un caractère objectif -- et surtout que l'injure
est de nature à entraîner d'autres conduites, des
actes de discrimination ou de violences physiques. Les intérêts
individuels apparaissent donc dignes de protection dès
lors que l'atteinte qui leur est portée par l'expression
de certaines opinions se combine avec une atteinte à l'intérêt
collectif que la Déclaration des droits de l'homme appelle
l'ordre public. [...] Le Conseil constitutionnel, s'il avait
été saisi, aurait vraisemblablement recherché
un tel fondement de la liberté d'expression dans quelques
textes essentiels. Le premier est cette disposition de la Déclaration
des droits de l'homme, qui fait de la liberté d'expression
« l'un des droits les plus précieux de l'homme »
et qui en tire la conséquence que chacun doit pouvoir
s'exprimer librement. Cependant, ni les textes de la Déclaration
des droits, ni les textes préparatoires ne permettent
de dire pourquoi ce droit est précieux. Il s'agit pour
les rédacteurs d'une évidence. En d'autres termes,
cette liberté trouve en elle-même son propre fondement
et elle n'a pas d'autre fin que l'exercice d'un droit naturel
et l'épanouissement personnel de ceux qui en jouissent.
Mais il est alors clair que le souci de préserver les
satisfactions personnelles que les auteurs négationistes
ou leurs lecteurs pourraient retirer de ces écrits, doit,
comme on l'a vu, céder devant d'autres droits non moins
précieux. Une liberté ainsi fondée trouve
rapidement ses limites, soit dans les droits d'autrui, soit dans
les nécessités de l'ordre public. [...] On peut
considérer en effet que si la loi de 1881 a organisé
la liberté d'expression -- dans le même temps qu'elle
organisait les pouvoirs publics, l'enseignement, la citoyenneté
-- c'est qu'elle reconnaissait la nécessité de
ce principe dans l'entreprise de fondation de la république.
La liberté d'expression avait ainsi incontestablement
aux yeux des législateurs de 1881 pour fonction de permettre
le fonctionnement d'une république démocratique.
Cependant il serait difficile de justifier sur ce fondement la
liberté d'expression des négationistes, car nul
ne prétend que ces écrits contribuent au débat
démocratique ou même que le fonctionnement du système
politique serait perturbé du fait de leur interdiction.
[...] [Les] adversaires libéraux [de la loi Gayssot] paraissent
se rattacher à une conception proche de celle du libre
marché des idées, quand ils s'affirment capables
de réfuter efficacement les thèses négationistes.
La validité de cet argument est cependant surbordonnée
à la probabilité que la réfutation présentée
par des historiens sérieux soit non seulement scientifiquement
irréprochable, mais qu'elle soit également de nature
à séduire le public. Or, il se peut que, en
dépit de toutes les réfutations scientifiques,
les thèses négationistes, comme beaucoup de préjugés,
conservent un fort pouvoir de séduction. On peut sans
doute soutenir que la loi Gayssot permet aux écrivains
négationistes d'apparaître comme des victimes et
de laisser croire qu'ils énoncent une vérité
que le pouvoir cherche à tout prix à cacher. Mais,
à l'inverse, argumenter contre eux peut donner à
penser que leurs thèses méritent la discussion
et sont de nature scientifique, sans compter que l'appel à
des arguments irrationnels peut également persuader un
public mal préparé. [...] D'un point de vue
juridique, on peut seulement dire que si la liberté d'expression
est conçue comme un instrument au service de la vérité,
alors elle peut être limitée à deux conditions
: d'une part, si, en raison de la nature ou de la technicité
des questions en jeu, il est plus probable qu'elle soit au service
du mensonge d'autre part, si une croyance généralisée
dans des thèses mensongères est susceptible d'avoir
des conséquences sociales néfastes. [...] Même
dans une communauté scientifique, toutes les thèses
erronées ne font pas l'objet d'une réfutation systématique,
conformément aux méthodes de la recherche scientifique.
Une université n'examinerait même pas la candidature
d'un prétendu historien qui soutiendrait que Napoléon
a gagné la bataille de Waterloo. La commission saisie
écarterait immédiatement le dossier, sans le discuter
et sans chercher à réfuter les thèses du
candidat, parce qu'elle présumerait qu'elle sont fausses.
Il y a ainsi, dans tout groupe social, des thèses présumées
fausses et c'est cette présomption qui sert de fondement
à certaines conduites: recruter des candidats, accorder
des diplômes. Ces présomptions sont adoptées
spontanément. Elles expriment un consensus sur la méthode
scientifique et permettent un gain de temps. Les présomptions
établies par le législateur remplissent des fonctions
différentes. Il peut s'agir de maintenir ou d'obtenir
la cohésion sociale, lorsqu'on fait figurer l'éducation
civique dans les programmes scolaires, ou encore de préserver
la santé publique quand on interdit certains messages
publicitaires. Si les fabriquants de cigarettes n'ont pas le
droit de soutenir dans leurs messages publicitaires que le tabac
est inoffensif et si l'on ne s'en remet pas aux scientifiques
sérieux du soin d'établir la vérité,
c'est que le législateur estime que le public pourrait
être plus facilement séduit par les premiers que
convaincus par les seconds. Il peut s'agir encore de réduire
le pouvoir d'appréciation des tribunaux. Les adversaires
libéraux de la loi Gayssot font valoir à juste
titre qu'il n'appartient pas aux tribunaux d'établir la
vérité historique, mais cet argument apporte en
réalité à cette loi une justification supplémentaire,
car elle évite précisément aux juges de
jouer un rôle pour lequel ils ne sont pas qualifiés.
C'est au contraire, en l'absence d'une telle loi que les procès
faits aux écrivains négationistes pourraient conduire
les juges à examiner si ces thèses sont mensongères.
C'est ce qui ressort clairement de l'exemple canadien. L'article
181 du code criminel punit celui qui publie volontairement une
déclaration, un récit ou des nouvelles qu'il sait
être faux. Avant de condamner, il faut donc établir
: a) si ces récits ou nouvelles étaient bien faux;
b) si leur auteur avait conscience qu'ils étaient faux.
Pour établir a), le tribunal doit donc se faire historien.
La loi Gayssot, elle, fait des écrits négationistes
un délit que le tribunal doit sanctionner sans avoir à
établir au préalable que ces écrits sont
mensongers. L'incrimination résulte ainsi d'une présomption
établie par le législateur. Le recours à
cette technique classique est tout à fait habituel. [...]
La première de ces techniques [la modification des termes
de la loi interprétant une loi précédente]
a été employée lorsqu'a été
élaborée le délit de provocation à
la haine raciale. Un décret du 21 avril 1939, dit loi
Marchandeau, avait créé les incriminations d'injures
et de diffamation raciales. Ce texte, abrogé par Vichy,
avait été rétabli à la Libération,
mais s'était révélé insuffisant,
car il ne permettait pas de condamner ceux qui, sans proférer
d'injures et sans se livrer à la diffamation, pouvaient
par leurs écrits réaliser des actes de propagande
raciste. D'où la loi du 1er juillet 1972, qui ajoute à
la loi de 1881 sur la presse un article 23 punissant la provocation
à la haine ou à la discrimination raciale. Mais
là encore,les auteurs d'écrits révisionistes
pouvaient échapper aux condamnations, dès lors
qu'ils se bornaient, en apparence, à nier le génocide,
sans exprimer ouvertement des sentiments de haine à l'égard
des juifs. Comme le déclarait à l'Assemblée
nationale le garde des sceaux,
- [...] les auteurs des
écrits pseudo-historiques ont appris toutes les subtilités
de la loi sur la presse et s'entendent fort bien à donner
à leurs écrits malfaisants une résonance
raciste qui échappe malgré tout à la loi
pénale.
- Par la loi Gayssot,
le Parlement a donc institué une présomption. En
punissant la négation du génocide des mêmes
peines que l'incitation à la haine raciale, il présume
qu'elle est un acte équivalent parce qu'il est de même
nature et qu'il porte comme lui atteinte à des intérêts
qui doivent être protégés. Une première conclusion
s'impose : il est impossible de découvrir dans les principes
du droit public français ce qui pourrait fonder une éventuelle
liberté de publier des thèses négationistes
[...] ...le législateur peut considérer que
le bon fonctionnement du système démocratique constitue
un intérêt fondamental digne d'être protégé
contre certains usages de la liberté d'expression.
Il peut estimer que l'expression de certaines thèses peut
inciter à des crimes qui, par leur nature même,
mettent en danger la démocratie. Il en est ainsi de celles
qui incitent à la haine raciale ou qui, parce qu'elles
nient la réalité de ses crimes, font une apologie
indirecte du nazisme et peuvent ainsi contribuer à mettre
en péril la démocratie et l'ensemble des libertés.
En d'autres termes, ces thèses peuvent menacer un intérêt
jugé, comme la liberté d'expression elle-même,
l'un des biens les plus précieux de l'homme. Elles le
menacent d'ailleurs non par leur simple expression, mais par
les actes auxquels elles peuvent conduire et avec lesquels
elles forment un tout. [...] Il faut souligner avant tout que
la loi Gayssot punit l'opinion négationiste ou même
toute expression de cette opinion. Cette expression ne constitue
un délit que si elle est faite par l'un des moyens énumérés
dans la loi, c'est-à-dire dans l'espace public. En d'autres
termes, c'est seulement la diffusion de cette opinion qui est
punie, parce que, plus qu'une opinion, elle est alors un acte
susceptible de produire des effets indésirables. De même
que crier « au feu » dans une salle bondée,
n'est pas puni comme un mensonge, mais comme une action dangereuse,
le négationisme n'est pas incriminé en tant qu'expression
d'une opinion mensongère, mais en tant que mensonge qui
fait partie d'une campagne de propagande antisémite. [...]
Il est toujours difficile de démontrer un lien de causalité
directe entre l'incitation à un crime quelconque et sa
réalisation. C'est la raison pour laquelle la plupart
des systèmes juridiques font de l'incitation au crime
un délit spécifique, même si elle n'est pas
suivie d'effets. Autrement dit, le législateur présume
que l'incitation est néfaste en raison des effets qu'elle
est susceptible de produire, même si elle ne les produit
pas toujours. Le même raisonnement vaut pour l'incitation
indirecte au crime que constituent l'apologie du crime ou l'incitation
à la haine et pour cette forme d'incitation à la
haine qui résulte des écrits négationistes.
[...] ...il existe une spécificité non du génocide
des juifs mais de la négation de ce génocide. Elle
s'inscrit dans un mouvement antisémite et antidémocratique,
qui n'a pas cessé avec le génocide lui-même,
et elle l'alimente. Si elle constitue une incitation à
la haine, c'est en cherchant à accréditer l'idée
que le génocide est un mythe dont la fabrication est entièrement
due à la perversité et à l'avidité
des juifs.
Extraits de Michel Troper, « La loi Gayssot et la constitution
», Annales, Histoire, Sciences Sociales, 54 (6),
novembre-décembre 1999.
Michel Troper est politologue, professeur de droit public à
l'Université de Paris X-Nanterre et membre de l'Institut
Universitaire de France.
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ARTICLE 19
<Tout individu a droit à la liberté d'opinion
et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être
inquiété pour ses opinions et celui de chercher,
de recevoir et de répandre, sans considération de
frontière, les informations et les idées par quelque
moyen d'expression que ce soit>
Déclaration internationale des droits de l'homme,
adoptée par l'Assemblée générale de
l'ONU à Paris, le 10 décembre 1948.
L'adresse électronique de ce document est :
http://aaargh-international.org/fran/actu/actu00/doc2000/troper9912xx.html