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Interview de Gie van den Berghe
Flamand rose


Solidaire a rencontré l'historien Gie van den Berghe, spécialiste de l'holocauste

Les photos des camps nazis: les jeunes n'en croient pas leurs yeux

 

Nom: Gie van den Berghe

Age: 55 ans

Formation: sciences morales

Profession: historien, conseiller pour diverses publications comme De Financieel Economische Tijd, Streven, Yang...

Auteur d'une demi-douzaine d'ouvrages, dont De uitbuiting van de holocaust (L'exploitation de l'holocauste), Met de dood voor ogen (La mort en face) et De zot van Rekem (Le fou de Rekem) ainsi que le passionnant essai Gott mit uns.

A Paris se déroule l'exposition Mémoire des camps, montrant des dizaines de photos sur les camps de concentration et d'extermination sous les nazis. L'exposition attire des milliers de personnes. Dès son ouverture, une polémique a éclaté quant à son approche. Nous sommes allés trouver l'historien Gie van den Berghe, grand spécialiste de l'holocauste, et auteur de L'exploitation de l'holocauste. Dans cet ouvrage qui va bientôt sortir en édition bon marché, il remet à leur place les négationnistes qui nient les crimes nazis tout en prenant le lobby sioniste à rebrousse-poil.

Je rencontre Gie van den Berghe quelques jours après sa visite à l'exposition de Paris. Il en a soigneusement parcouru et annoté le catalogue. Sur la table, des coupures de presse relatives à l'exposition. Les étagères débordent de bouquins sur le nazisme et les camps. J'ai devant moi un homme qui a vraiment étudié le sujet sous toutes ses coutures. [Rigolons un brin!!!]

Comment l'exposition a-t-elle été mise sur pied?

Gie van den Berghe. L'exposition est née suite à un don. Le musée a reçu quelque trois cents photos sur les camps, réalisées ces dix dernières années par plusieurs photographes. Les plus connues sont celles de Michaël Kenna, exposées dans la troisième partie de l'expo. Elles sont magnifiques, mais d'une façon particulièrement dérangeante. Tout est si "propre". On a l'impression que les camps ont tout spécialement subi un grand nettoyage avant l'arrivée des photographes. Il vaut mieux commencer par les parties un et deux, qui montrent de vraies photos historiques. La première partie montre des photos prises par les nazis eux-mêmes. Le problème, c'est qu'on ne peut les voir que sur un petit écran de télévision. Quand il y a beaucoup de monde, il faut parfois jouer des coudes.

Les photos tirées par les nazis diffèrent-elles des autres?

Gie van den Berghe. Ces photos montrent l'autre bout de la lorgnette. Ainsi, nous voyons des extraits de l'album de famille du commandant du camp, Karl Koch. Il les a faites pour son fils: lui-même, avec son petit dernier, devant le zoo de Buchenwald, la visite de Himmler, etc. Ces photos n'avaient en effet pas l'intention de présenter les camp sous leur angle négatif. La seconde partie de l'exposition est surtout consacrée à des photos plus connues, faites lors de la libération.

Dans cette partie de l'exposition, on trouve également quelques photos de kapos (gardiens) maltraités. C'est très courageux de la part des organisateurs. Lors de la libération, des kapos et des nazis ont été maltraités. A Dachau, certains ont été descendus. C'est une réaction assez logique de la part de gens qui ont été enfermés et opprimés pendant des années. Après la guerre, il régnait à ce sujet un tabou des plus absolus, ce qui fait qu'on a une séparation entre les victimes et les responsables. Alors que les sentiments de vengeance, dans de telles circonstances, sont quand même normaux.

Quels sont les autres aspects intéressants à voir?

Gie van den Berghe. Tout le monde connaît les photos des amoncellements de lunettes, de dentiers, de chaussures, etc. que les nazis prenaient aux détenus. Une artiste juive, qui a quitté Israël pour Berlin en raison de la politique menée par Israël, a réalisé de grands panneaux avec des débris de lunettes, de dentiers et de blaireaux. Chaque fois, une seule paire de lunettes par photo, ce qui donne un effet des plus impressionnants. L'image se réindividualise, la personne derrière les lunettes, le dentier ou le blaireau revient comme qui dirait à la vie.

Cette exposition a manifestement l'intention d'entretenir notre mémoire collective. Vous trouvez cela utile?

Gie van den Berghe. En tant qu'historien, j'ai un double sentiment à ce propos. D'une part, je remarque que les concepteurs ont fait un important travail historique. Bien des photos ont été datées, les personnes et les lieux identifiés. Par ailleurs, je remarque aussi de très nombreuses fautes et lacunes dans le catalogue. Il y a des récits et des explications qui, sur le plan historique, ne collent pas. Ce sont, une fois de plus, des occasions manquées.

En dépit de ces erreurs, l'exposition marque indéniablement le visiteur. Bien des gens en sortent particulièrement déconcertés. Plus de la moitié sont des jeunes et ils ne peuvent en croire leurs yeux. Bien qu'en fait, il y ait peu d'atrocités vraiment insupportables à voir, au contraire, par exemple, du Livre des camps, de Ludo van Eck, qui en est truffé.

Une telle exposition contribue-t-elle à la lutte contre l'extrÍme droite?

Gie van den Berghe. Nous devons toujours rester vigilants, même si 56 années se sont déroulées depuis ces atrocités. Les camps doivent rester un élément dans la mémoire collective. Mais je doute qu'une telle exposition ait un effet sur la montée de l'extrême droite. En fait, on ne touche en grande partie que des convaincus. Et il est malaisé de convaincre les autres que c'est cela que vise également le Vlaams Blok. Pour cela, d'autres choses sont nécessaires. J'ai d'ailleurs plus peur aujourd'hui de certains scientifiques qui veulent chipoter avec notre patrimoine génétique. Mettez ce groupe au travail sous un régime dictatorial à la Vlaams Blok et vous finirez par connaître des situations des plus dangereuses. C'est également ainsi que les choses ont évolué avant la guerre: de l'eugénisme à l'extermination totale, en passant par les programmes d'euthanasie.

Le cinéaste Lanzmann (Shoah) a fortement critiqué l'exposition, dans Le Monde. Trouvez-vous ses remarques justifiées?

Gie van den Berghe. Lanzmann estime en gros qu'avec son film Shoah, tout a été dit sur l'holocauste. Là, je ne suis pas d'accord. Mais pour le reste, il a raison en grande partie. Sa première critique est fondée et importante: l'exposition ne fait pas la distinction entre les camps de concentration et les camps d'extermination. Même s'il n'y a pas assez de photos disponibles sur les camps d'extermination, on aurait quand même pu montrer ce vide et faire référence à l'importance de ces camps.

Sa seconde remarque, qui prétend que les photos de Kenna sont esthétisantes, est également justifiée. Une autre critique est que nombre d'éléments de l'exposition ne sont pas corrects, historiquement parlant. Certains récits du catalogue, en effet, batifolent avec la vérité historique. Les responsables de l'expo prétendent toutefois qu'ils n'ont pas essayé d'écrire l'histoire, qu'ils ne sont pas des historiens, mais des historiens de l'image.

Quel est l'enjeu d'une telle discussion? Pourquoi attachez-vous tant d'importance à l'exactitude historique de chaque détail?

Gie van den Berghe. Dans le catalogue figure une photo qui aurait été prise par la fenêtre d'une chambre à gaz. On peut quand même s'imaginer qu'il n'y avait pas de fenêtres, les victimes en auraient brisé les vitres. [argument révizo typique!!!]

Dans la première partie de L'exploitation de l'holocauste, je démonte tous les arguments des négationnistes (ceux qui nient les crimes des nazis) uniquement en montrant les erreurs commises par certains survivants bien intentionnés, ou des historiens. Il y a quelques mois, j'étais chez un ami. Son fils de douze ans avait composé une rédaction à propos du savon que les nazis auraient fabriqué à partir de graisse humaine et il s'appuyait sur une page du Livre des camps. Le gamin m'a dit fièrement qu'il avait décroché un 9 sur 10. J'ai été pris de doutes: devais-je ou non lui dire la vérité? Je lui ai quand même dit: "On dit que les nazis faisaient du savon avec de la graisse humaine, mais c'est une invention." Il est compréhensible qu'une telle histoire soit née directement après la guerre, mais les historiens doivent distinguer la vérité des légendes. On n'a pas découvert de composants d'origine humaine dans ce savon. J'ai également dit au petit: "Mais il y a beaucoup d'autres choses qui se sont passées. Les photos des crânes que tu as vues dans le livre, elles, elles sont bien vraies. Les chambres à gaz qu'on y décrit étaient vraies, elles aussi. Les amoncellements de cadavres, c'est malheureux à dire, mais c'étaient vraiment des êtres humains.ª

N'est-ce pas un terrain glissant? Ne donnez-vous pas des arguments aux négationnistes?

Gie van den Berghe. Il faut faucher l'herbe sous le pied des négationnistes. On ne peut le faire qu'en distinguant les faits historiquement réels et les inexactitudes historiques. C'est pourquoi les négationnistes ont été si furieux contre la première partie de mon bouquin, dans laquelle je démonte tous leurs arguments. [Ah! Ah! Le petit présomptueux!]

Un autre exemple: la photo bien connue du garçon les bras en l'air dans le ghetto de Varsovie. Il faut examiner cette photo dans son contexte. Jürgen Stroop, l'homme qui a reçu l'ordre de mater l'insurrection de Varsovie, a pris un certain nombre de photos dans le sillages de ses soldats. Des trois cents photos qu'il a réalisées, il en a choisi septante pour son album. A ses yeux, ce n'étaient pas des êtres humains, qu'il photographiait là. Les photos ont donc été tirées sous l'angle de l'auteur, et c'est important. Ces gens n'ont pas pris ces photos pour montrer au monde: voyez, voici une victime. Toutes les personnes qui figurent sur cette photo ont été déportées et gazées dans les chambres à gaz de Treblinka. Mais aujourd'hui, huit personnes prétendent qu'elles sont ce jeune garçon. Les négationnistes se basent là-dessus pour dire que ces gens n'ont pas été transportés dans un camp d'extermination et que, par conséquent, personne n'y a jamais été transporté.

Dans son livre The Holocaust Industry (L'industrie de l'holocauste), Norman Finkelstein tire à boulets rouges sur ceux qui prétendent que l'holocauste a été un événement unique. Il prouve également qu'un certain lobby juif essaie d'exploiter financièrement et politiquement l'holocauste. Qu'en pensez-vous?

Gie van den Berghe. Dans la seconde partie de mon ouvrage, j'ai déjà défendu cette position, mais de façon un peu plus rationnelle que Finkelstein. La position déclarant que l'holocauste est unique, en effet, n'a fait son apparition qu'après la guerre des Six Jours, en 1967, l'année où Israël a envahi et occupé la Cisjordanie et Gaza. Sur ce point, Norman Finkelstein a raison. J'ai lu son bouquin avec un microscope, surtout là où il parle du travail de pression pour faire payer aux Allemands, aux Suisses et même aux Polonais, qui ne sont pourtant pas tellement bien lotis pour l'instant, les biens juifs disparus pendant la guerre.

Il faut bien savoir comment est né The Holocaust Industry. Finkelstein a voulu réagir au très intéressant bouquin de Peter Novick, The Holocaust in american life (L'holocauste dans la vie américaine). Novick défend que les juifs d'Amérique n'ont endossé le rôle de victime que bien après la guerre, en voyant l'avantage politique qu'ils pouvaient en tirer. A savoir, en influençant la politique américaine au Moyen-Orient. Novick n'y voit pas d'intentions malveillantes et il serait plutôt apolitique. Finkelstein, juif lui aussi, mais grand défenseur des Palestiniens, a voulu réagir contre cela et, à juste titre, il a voulu insister sur les liens existant entre ces diverses histoires.

Comment les sionistes américains réagissent-ils au livre de Finkelstein?

Gie van den Berghe. Le revue judéo-conservatrice Commentary a donné raison indirectement à Finkelstein, sans toutefois citer son nom. Ils écrivent qu'il est temps une fois pour toutes de cesser de parler d'argent et de courir après. L'opinion publique pourrait finir par avoir l'impression que les juifs ont été tués parce qu'ils étaient riches. Les campagnes des années précédentes commencent à se retourner contre eux.

Conseilleriez-vous à nos lecteurs d'aller voir l'exposition de Paris?

Gie van den Berghe. Je ne ferais pas le déplacement uniquement pour cela. Mais si vous Ítes dans le coin, alors, ça vaut sûrement la peine. Le catalogue est assez cher, mais la qualité d'impression des photos est exceptionnelle.

* L'exposition Mémoire des camps-- photographies des camps de concentration et d'extermination nazis, 1933-1999 se tient jusqu'au 25 mars à l'Hôtel de Sully, rue Saint-Antoine 62 à Paris (Métro Saint-Paul ou Bastille). Tél. 00/33/142744775. Ouvert du mardi au dimanche de 10 à 18h30. Prix d'entrée: 25 FF (160 FB). Le livre homonyme et l'album L'Impossible oubli. Les camps nazis cinquante ans après, consacrés aux photos de Michaël Kenna, ont été publiés par les éditions Marval et coûtent chacun 290 FF (1.972 FB). Pendant l'exposition, on peut les acheter ensemble pour 550 FF (3.400 FB). Plus de renseignements sur www.patrimoine-photo.org.

 

Gie van den Berghe, De uitbuiting van de holocaust, Anthos, 200 p, 500 francs. Bientôt disponible en édition bon marché, uniquement en néerlandais.

Première mise sur aaargh: 10 mai 2001


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