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Mortelle rhétorique

29 novembre 2000

par Thomas Lemahieu




 

Co-auteur de la nouvelle diatribe de Marc Knobel contre Internet - ce "tout à l'égout", par essence générateur de haine -, Antoine Peillon, journaliste et syndicaliste, montre une singulière propension à brandir à tout bout de champ la Shoah, afin de donner à son argumentation un caractère définitif. Par exemple, dans le domaine inattendu de la précarité des journalistes...

Mardi 28 novembre 2000 : Libération publie, sous la signature de Marc Knobel, attaché de recherches au Centre Simon-Wiesenthal et membre de la Licra, et d'Antoine Peillon, journaliste à Bayard Presse, une tribune virulente [1] contre "ces nouveaux chevaliers de la liberté d'expression absolue" qui accusent "les organisations antiracistes de vouloir censurer les internautes et de dresser des "barbelés" dans la Toile".Citations de propos de "libertaires" non identifiés - c'est beaucoup plus simple, en effet, quand on ne s'embarrasse pas de cette élémentaire précision - , instrumentalisation, grandiloquence, amalgames permanents entre défenseurs de la liberté d'expression et tenants du libéralisme, syllogismes scolaires, raccourcis saisissants, condamnation intrinsèque de toute contradiction, etc. On ne reviendra pas ici sur le fond du débat - de toute façon, face à de tels arguments d'autorité il n'y a plus guère de place ni pour le fond ni pour le débat. Vous avez aimé Marc Knobel en solo en août dans les colonnes de Libération et décortiqué sur ce même site par Arno* [2] ? Vous ne pouvez qu'apprécier cette nouvelle mouture.

D'autant que Marc Knobel s'est adjoint un brillant porte-plume : Antoine Peillon. Quand il ne s'exprime pas sur les ventes aux enchères d'objets nazis sur Yahoo, le journaliste, représentant syndical SNJ-CGT dans le groupe catholique Bayard Presse, s'intéresse aux questions de précarité dans la profession journalistique. A l'occasion du congrès du SNJ-CGT (Lille, 23 au 25 novembre 2000), Antoine Peillon a rédigé une note intitulée "Mortelle précarité : pigistes, CDD, correspondants locaux de presse...". Celle-ci commence comme un résumé des différents livres d'Alain Accardo et Gilles Balbastre [3] (Journalistes au quotidien et Journalistes précaires, aux éditions Le Mascaret). On constate, nous explique le syndicaliste dans son rôle, une "prolétarisation" d'une partie croissante de journalistes : au plan matériel, les journalistes s'appauvrissent ; au plan social, ils sont de plus en plus dépendants du bon vouloir de leurs employeurs ; et, au plan moral, ils développent toutes formes de stress et d'aliénation à cause de l'asphyxie financière. Antoine Peillon relève une "surmortalité occultée" des journalistes précaires. Cela en se basant sur des statistiques sanitaires trouvées dans des études portant sur la précarité et sur les inégalités sociales, en général, et donc pas spécifiquement réalisées à partir du cas des journalistes précaires. Mais passons. Antoine Peillon a sans doute raison : oui, les pigistes et les journalistes précaires meurent peut-être plus jeunes que les autres. Ensuite, le journaliste de Bayard Presse convoque Pierre Bourdieu pour mieux fustiger la "marchandisation de l'information organiquement liée à la précarisation des journalistes".

Jusque-là, tout le monde peut suivre et, bien entendu, contre-signer. Cela tombe bien : c'est cette version expurgée qui a été publiée dans le journal du SNJ-CGT. Pour lire le texte complet, c'est sur le web [4] qu'il faut se rendre. Là, au terme d'un long raisonnement, pas forcément inintéressant, d'ailleurs, voilà tout à coup que, sous les yeux du lecteur effaré, Antoine Peillon évoque Auschwitz... Extraits.

"Face à la précarité, il n'est pas de propos mesuré qui ne risque pas d'être consensuel. Car elle nous confronte à une domination qui rend malade et fait mourir plus vite, à un "bio-pouvoir" d'une violence inavouée. Peu d'autres phénomènes sociaux valident à ce point les analyses généalogiques du monde moderne par Michel Foucault, lesquelles s'appuient sur les notions liées de "bio-pouvoir", "bio-politique" et "bio-histoire". Le philosophe a démontré combien le "pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort" est la souveraineté première dans la société occidentale à partir du XIXe siècle. [...]
Depuis peu, d'ailleurs, celui-ci est développé par une nouvelle génération de philosophes, parmi lesquels Olivier Razac, auteur d'une fulgurante Histoire du barbelé : la prairie, la tranchée, le camp, qui n'hésite pas à écrire : "Il se crée ainsi une échelle sociale, qui se mesure selon la capacité d'accès aux lieux symboliquement et économiquement valorisés. Et ceux qui ne peuvent entrer nulle part errent dans un "no man's land social" et spatial. Il ne leur reste que l'extérieur, le dehors, qui peut être partout, en tant qu'il représente l'angle mort de l'inclusion démocratique libérale, le non-lieu du renversement du "faire-vivre" bio-politique en un discret "laisser mourir" social et réel, et pourquoi pas, un jour, en un "faire mourir" tout aussi discret." [...]
Ce processus chosifiant, qui est au coeur de la civilisation occidentale moderne, atteint son apogée dans le racisme (y compris nazi) et... la "direction des ressources humaines". Toute entreprise de sélection sociale qui entraÓne des "césures dans le continuum biologique de l'espèce humaine" est de la même essence que le racisme absolu des nazis !La référence au "camp" assumée par Olivier Razac et Giorgio Agamben, après Foucault, à propos de l'évolution de l'exclusion sociale, choquera certainement les bons esprits que la mauvaise conscience n'étouffe pas. Pourtant, elle est légitimée par la quasi unanimité des "témoins" de l'Anéantissement des Juifs d'Europe et par ses meilleurs historiens. Car, hors de tout amalgame banalisant, donc révisionniste, cette référence dénonce, dans toute sa brutalité, une politique qui tente de nous rendre tous complices, voire collaborateurs, d'une exclusion et d'une spoliation liées qui préfigurent d'autres sélections."

Vous êtes choqués ? Eh bien, c'est que votre mauvaise conscience ne vous étouffe pas, ou pas assez ! Que nous dit Antoine Peillon derrière le paravent du savoir ? Que "la quasi unanimité des témoins de l'anéantissement des juifs d'Europe et ses meilleurs historiens" trouvent la référence aux camps d'extermination très juste pour dénoncer la situation actuelle des jounalistes précaires.

"A titre d'exemple : dans le groupe de presse catholique Bayard Presse, lors de nombreuses réunions de négociation sur les droits d'auteur des journalistes ainsi que sur l'amélioration des conditions de travail des journalistes rémunérés à la pige, la direction a toujours affirmé sa volonté d'établir un "statut des pigistes" qui officialiserait l'infériorité de situation attachée à ce mode de rémunération, notamment en ce qui concerne la protection sociale (pas de mutuelle obligatoire co-financée par l'entreprise, comme pour les autres salariés). De même, ses représentants ont, à chaque occasion, nié la gravité de la précarité de ces journalistes "payés à la tâche" et qui sont toujours plus nombreux (jusqu'à 800 par an, à Bayard Presse, contre moins de 350 journalistes en contrats à durée illimitée).
Ainsi, un texte remis le 29 juin aux organisations syndicales, et représenté le 19 septembre 2000, affirmait : "Le Pigiste bénéficie des droits que lui attribue le Code du Travail dans toutes les règles de droit qui lui sont applicables, avec les spécificités et les exclusions (sic !) dues au caractère particulier de son mode de collaboration avec l'entreprise." Sans commentaire. Enfin, au chapitre de la "spoliation", la direction de Bayard Presse refuse et refusera sans doute toujours de verser aux journalistes rémunérés à la pige, qui en était pourtant destinataires en vertu d'un accord d'entreprise, leur part de l'intéressement au titre de l'année 1997. Ce "management" procède à la création d'un statut spécial pour certains salariés aux situations sociales et économiques précaires, à leur exclusion du champ des droits collectifs de leur profession et à leur spoliation du juste produit de leur travail. Comment ne pas se souvenir qu'un tel mécanisme a déjà mené au pire, dans l'indifférence générale ? Provoquant sciemment l'indignation de ceux qui ne vivent et ne pensent que dans le consensus, je persiste et signe : une telle démarche engage ceux qui l'ouvrent, mais aussi ceux qui l'accompagnent, sur le chemin qui conduit à Auschwitz."

"Une telle démarche engage ceux qui l'ouvrent, mais aussi ceux qui l'accompagnent" ; "tous complices, voire collaborateurs" : on retrouve là cette culpabilisation à toute force du lecteur, qui caractérisait la première tribune de Marc Knobel sur le procès Yahoo dans Libération : "Assez curieusement, les mêmes [les "libertaires"] ne s'étendent guère sur ce qu'ils lisent, vendent ou transportent. Comme si peu leur importait que le nazisme soit une barbarie ! Peu leur importe que des dizaines de millions d'hommes, de femmes et d'enfants aient été tués au nom d'idéologies monstrueuses, dans des brasiers immenses ou dans les dédales des usines de la mort ! Peu leur importe que le racisme ait été la cause d'innombrables malheurs et souffrances !" Autrement dit : vous n'aurez jamais assez mauvaise conscience, vous ne battrez jamais assez votre coulpe, vous ne saurez jamais assez à quel point vous êtes intrinsèquement mauvais et coupables ! Et si vous ne le savez pas vous-même, nous, nous le savons à votre place !

Ici comme dans l'affaire Yahoo, les intentions sont évidemment louables - limiter les abus du recours aux contrats précaires et empêcher la vente des "vestiges" de la Shoah : on partage les objectifs et on est prêt à se battre sur cette base -, mais la mécanique rhétorique déployée est à ce point terrifiante qu'on ne peut la laisser passer. Car, en invoquant la Shoah à tout bout de champ dès que cela sert un tant soit peu l'efficacité présumée du propos, qui, finalement, banalise l'Anéantissement ?

[1] http://www.liberation.com/quotidien/debats/novembre00/20001128d.html
[2] http://www.minirezo.net/article46.html
[3] http://www.peripheries.net/i-balb.htm
[4] http://perso.wanadoo.fr/fromveur/mortel.htm


L'adresse électronique de ce document est: http://aaargh-international.org/fran/actu/actu001/doc2001/minirezo.html

Ce texte a été affiché sur Internet à des fins purement éducatives, pour encourager la recherche, sur une base non-commerciale et pour une utilisation mesurée par le Secrétariat international de l'Association des Anciens Amateurs de Récits de Guerre et d'Holocaustes (AAARGH). L'adresse électronique du Secrétariat est <[email protected]>. L'adresse postale est: PO Box 81475, Chicago, IL 60681-0475, USA.

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