AAARGH
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Mai 1983
- portée par la Société des Gens de Lettres de France,
- contre les Editions de la Différence, M. Pierre Guillaume et l'Etat français,
- afin d'ordonner saisie du livre de Bernard Lazare Contre l'antisémitisme et obtenir remboursement des frais du forfait que, ce faisant, elle commet.
Bernard Lazare est une grande figure politique et philosophique de la fin du XIXe siècle français. Il a consacré la plus grande partie de sa vie à combattre l'antisémitisme au titre d'historien et d'anthropologue de la tradition judaïque, puis comme principal animateur de la défense du capitaine Dreyfus.
Comme tous ceux qui énoncent la faute, il devint le bouc émissaire des pécheurs et des prêcheurs. Il mourut isolé et combattu, en 1903, à l'âge de 38 ans.
Son oeuvre capitale, L'Antisémitisme, son histoire et ses causes, paru en 1894. Alors que la fantomatique question juive est rappelée aujourd'hui par quelques écrivains de la communauté, il a paru à propos au directeur de la collection "Le puits et le pendule" de redonner au public cette oeuvre forte dont la noblesse éclaire l'une des époques les moins glorieuses de notre histoire.
C'était compter sans les épais sourcils de la foi et de sa vigilance infaillible. Laquelle fit entendre sa grosse voix, selon son habitude, par une assignation.,
Apprête-toi, lecteur, à dormir debout.
Or donc, en janvier 1982, les éditions de la Différence rééditent L'Antiséinitisme, son histoire et ses causes.
Le 7 janvier 1983, l'éditeur et le directeur de collection sont assignés par les héritiers de Bernard Lazare, qui demandent l'insertion forcée de leur propre interprétation et 50.000,00 F de dédommagements.
L'édition aurait été trompeuse pour n'avoir pas respecté une interprétation rétrospective que l'auteur aurait faite de son oeuvre et qui serait notoire. Cette interprétation présente Bernard Lazare comme un apostat repenti et accuse corollairement M. P. Guillaume de faire semblant d'ignorer cette thèse, paraît-il bien connue, pour encourager, cela va de soi, l'antisémitisme.
Ces propos pouvaient paraître vraisemblables, sauf à M. Guillaume qui n'avait pas eu la grâce d'être touché par la rumeur canonique de la clause restrictive. Celui-ci, familier des techniques éprouvées d'imputations de sorcellerie en provenance d'ensorcelés, ne s'en ému pas davantage et demanda communication du document ostensible authentifiant ladite clause. Après diverses manoeuvres dilatoires, cette demande reçut un début de réponse satisfaisant: les héritiers produisirent le testament de Bernard Lazare où figure la clause censée fonder leur interprétation.
M. Guillaume, pour fournir tous les éléments de la controverse aux lecteurs troublés par ces agitations, publia donc cette clause, c'est-à-dire, comme il se devait, le document in extenso qui la contenait: le testament. Il publia également deux textes où Bernard Lazare précise sa position vis-à-vis de son oeuvre contestée ainsi que le témoignage de deux proches de l'auteur: Charles Péguy et P.V. Stock, son éditeur.
Dans un avant-propos, le directeur de la collection donne son interprétation de la controverse.
Le titre général, Contre l'Antisémitisme. et le sous-titre, histoire d'une polémique, sont repris du titre et sous-titre donnés par Bernard Lazare au texte principal de ce recueil. Tous ces textes dont personne ne conteste l'exactitude, sont référencés et séparés comme il se doit.
De la sorte, un citoyen adulte peut lire les textes et s'en faire une idée sans en passer par les interprétations des héritiers et les mélopées de leurs porte-voix, MM. Vidal-Naquet, Finkielkraut, Giniewski et Mandel.
Cette élucidation exhaustive excéda ce que pouvait supporter l'échafaudage exégétique de l'accusation. Et ce d'autant plus que ces héritiers avaient, pour fonder leur droit d'ester en justice, signé devant notaire une fausse déclaration aux termes de laquelle le testament de Bernard Lazare n'existait pas.
Pour mener à bien leur action difficile, les héritiers demandèrent donc la saisie de l'ouvrage. Il semblait importer aux héritiers de supprimer magiquement le testament qu'ils avaient par ailleurs dû produire, parce que, à la réflexion, celui-ci contenait deux autres clauses que voici:
- "Je désire être enterré sans aucune cérémonie religieuse Je veux que nul ne prononce de discours sur moi.",
- "Je lègue tout ce que je possède à ma femme bien-aimée. Je prie tous les membres de ma famille de renoncer devant ma volonté formelle à tous les droits que la loi leur donne."
En d'autres termes, les "héritiers", n'étaient que des héritiers apparents qui n'avaient aucun droit d'ester en justice. Pas plus que n'eurent le droit de parler les deux rabbins qui oraisonnèrent funèbrement Lazare.
Les héritiers apparents n'ont surtout pas le droit de faire prévaloir leur interprétation, ce dont l'auteur, prévoyant, avait cherché à se prémunir.
Madame Françoise Giroud est parmi les signataires de cette fausse déclaration. Si l'ancien ministre de la Culture est une descendante collatérale de Bernard Lazare, elle est censée connaître ses droits, qui ici sont nuls. Mais si Madame Giroud n'est pas collatérale qu'elle nous dise sous quel charme obscur, ou en vue de quel grandiose dessein politique, elle s'est trouvée conduite à commettre cette bavure intellectuelle.
Seulement voilà: le tribunal possède aussi le testament authentique, et la fausse déclaration a toutes chances d'être inopérante.
La légitimité fendillée et la dignité résiduelle des "héritiers" réclamaient un ravalement, un recours, un soutien qui puisse donner quelque apparence de bel esprit au seul désir qui sont invariant chez les héritiers putatifs: casser du bouquin aux frais de leurs adversaires et de l'histoire.
C'est à la Société des Gens de Lettres que l'on pensa.
Celle-ci, seule, espérait-on, pouvait réaliser l'exploit destructif.
Monsieur Billetdoux, son Président, était donc, pour ce faire, l'agent rêvé. M. Billetdoux, par bonheur, se prit à. rêver et entra derechef dans la cabale des "héritiers".
Et voilà pourquoi, le 26 mai 1983, Maître J.C. Zylberstein, avocat à la Cour, a déposé pour la Société des Gens de Lettres (S.G.D.L.) qui agit, en l'espèce, poursuites et diligences de son président, des conclusions d'intervention volontaire dans l'accusation de publication illicite portée par des collatéraux déshérités de l'auteur, contre les éditions de la Différence et M. Guillaume, pour avoir publié Contre l'antisémitisme.
A guet titre intervient M. Billetdoux? Il le fait à titre moral et non a celui d'expert. Ce qui plaît aux héritiers apparents dans M. Billetdoux, ce n'est surtout pas l'avis de l'homme de lettres sur une controverse, c'est l'autorité réelle que confère sa position bureaucratique, c'est l'aval institutionnel du président de la S.G.D.L. à leur flibuste.
Toute idée et toute opinion ont un droit imprescriptible à l'impression et c'est une obligation pour les citoyens de la République des lettres de ne céder d'un pouce sur ce principe.
Qui d'autre, sinon, s'en soucierait?
M. Billetdoux a donc commis une mauvaise action en s'associant à une forfaiture contre les principes qui fondent l'utilité publique dont l'association qu'il préside a la garde.
Les conclusions de Me Zylberstein sont exemptes de toute considération sur le motif de la saisie. On ne reproche pas de dissimuler quoi que ce soit au public; on se contente d'affirmer que cette publication est illicite et, sans autre raison donner, on insulte pêle-mêle les éditeurs, la Cour de cassation et le législateur "tardif" d'être tous dans les "errements"!
Ces insultes ne sont que l'acmé classique accompagnant l'effondrement public d'une pseudo-argumentation. La cause de ce symptôme majeur des ensorcelés est en effet la suivante: déduisant les faits d'apparences passées, présentes ou à venir, il vient un moment, c'est fatal, où les faits ne sont plus compatibles entre eux, soit parce que les apparences ont changé, soit parce qu'un fait censuré fait retour et tout s'abîme dans les cris.
Ces insultes, et la jolie posture que profilent les bulles de savon de la rhétorique martiale de MM. Billetdoux et Zylberstein, exhortent le Tribunal à s'engager sur la voie prétorienne conduisant à changer la loi pour rendre à César ce qui appartient à tous.
L'humour dévastateur de cette architecture surréelle est-il vraiment susceptible de séduire le Tribunal pour la rédaction de son ordonnance, qui sera rendue le 3 juin 1983?
Ménippe de Gadara
Septembre 1983
Le Tribunal n'a suivi M. Billetdoux et les héritiers
apparents dans aucune de leurs demandes, dont voici la teneur
exacte (reproduction des conclusions déposées par
les demandeurs)
Pour la Société des Gens de Lettres de France, association reconnue comme établissement d'utilité publique, dont le siège est à Paris, 38 rue du Faubourg st Jacques, agissant poursuites et diligences de son Président M. Billetdoux.
J.C. Zylberstein
SCP Zylberstein - Halpern,
Avocat à la Cour Palais B 127
Contre: 1° - Les Editions de la Différence dont le siège est 22 rue Rambuteau, 75003 Paris.
2° - M. Pierre Guillaume, 16 rue des Fossés st Jacques,75005 Paris.
Eric Delcroix
Avocat à la Cour
En présence de Mme Carole SANDREL
Mme Madeleine BERNARD
Thierry LEVY
Avocat à la Cour
Attendu que Mme Carole SANDREL et Mme Madeleine BERNARD invoquant leur qualité de titulaires du droit moral de l'oeuvre de Bernard LAZARE ont sollicité la saisie, dans les termes de l'article 64 de loi du 11 mars 1957, d'un ouvrage publié par les Editions La Différence et constituant une reproduction illicite du livre de BERNARD LAZARE Contre l'antisémitisme.
Attendu que la qualité d'ayants droits des demanderesses à la saisie a été contestée par les défendeurs,
Attendu qu'informée de la difficulté ayant donné naissance au litige dont il s'agit la Société des Gens de Lettres de France (SGDL) entend intervenir dans l'instance tant à titre principal aux côtés de Mmes SANDREL et BERNARD qu'à titre subsidiaire au cas où par impossible ces dernières seraient déclarées irrecevables en leur action,
Attendu qu'il sera démontré
1 - que la SGDL se trouve recevable à agir sur le Fondement, de l'art. 65 alinéa 2
2 - que la SGDL est encore recevable à agir sur. le Fondement de l'ar 20 de la loi du 11 mars 1957
3 - Que la SGDL se trouve enfin fondée à agir sur le Fondement de l'abus de droit.
1 - Attendu que l'article 65 de la loi du 11 mars 1957 a donné qualité aux "organismes de défense professionnelle régulièrement constitués"
pour ester en justice pour la défense des intérêts dont ils ont statutairement la charge.
Attendu que dans leur rédaction de 1980 approuvée par Décret du 21 septembre 1981 (J.0. du 29 septembre 1981) la SGDL a pour objet:
"Ar 1: 3° d'assurer en toute occasion la défense du droit moral des auteurs notamment en intervenant aux côtés de ceux-ci lorsque la loi l'autorise."
Attendu que la protection du droit moral ne peut être dissociée du domaine de la défense professionnelle à l'heure où l'on parle du "métier d'auteur".
Attendu que dès lors la SGDL paraît bien devoir être déclarée recevable en son intervention.
2 - Attendu que si par impossible la SGDL ne devait pas être accueillie son intervention sur le fondement de l'article 65 alinéa 2 de la loi du 11 mars 1957 qui organise la saisine particulière du Tribunal Civil en cas d'abus par usage ou non usage du droit de divulgation "notamment par le ministre chargé des arts et des lettres", serait bien de nature à faire déclarer recevable l'action en intervention de la SGDL, ledit article 20 prévoyant que le Tribunal peut ordonner toutes mesures appropriées même s'il n'y a pas d'ayant droit connu en cas de vacance ou de déshérence.
3 - Attendu que si par impossible la juridiction entreprise, fidèle aux errements passés de la Cour de Cassation, ne déclarait pas recevable l'action de la SGDL sur le fondement de l'art. 65, al. 2 de la loi du 11 mars 1957 ou ne s'estimait pas fondée à prendre les mesures appropriées estimation faite que l'espèce litigieuse ne réunit pas les conditions de l'article 20 de la loi du 11 mars 1957 elle trouverait dans la notion prétorienne de l'abus de droit le fondement de la juste te sanction des errements des Ed. de la Différence et de M. P. Guillaume.
Attendu en effet qu'il appartient aux juges du fond de trouver les solutions qui sauvegardent les finalités du système juridique et ce sans attendre le secours hypothétique d'un législateur en tout état de cause tardif. Attendu que d'une part il faut épargner aux oeuvres du domaine public les affronts d'éditeurs orientés comme ceux de la censure officielle que d'autre part il échet, rendant à César ce qui lui appar tient, de s'en remettre aux écrivains pour ce qui touche à la litté rature.
Attendu que dès lors les Editions de la Différence ayant à l'évidence abusé du droit d'usage de l'oeuvre de Bernard LAZARE il sera justement procédé à leur condamnation dans les termes du dispositif ci-après.
Recevoir la SGDL dans son intervention, l'y dire bien fondée tant sur le fondement de l'article 65 al. 2 que, subsidiairement sur celui de l'art.20 de la loi du 11 mars 1957
Dire et juger que la protection du droit moral ne saurait être dissociée de la défense des droits professionnels des auteurs.
Ordonner la saisie des exemplaires édités par les Ed. de la Différence du livre de B. LAZARE "Contre l'Antisémitisme"
Plus subsidiairement dire et juger que l'attitude des Editions de la Différence est constitutive d'un abus de droit, recevoir la SGDL en son action de ce chef, ordonner les mesures de l'article 64 de la loi du 11 mars 1957
Condamner les Editions de la Différence et M. Guillaume à payer la somme de 3500 F à la SGDL au titre de l'article 700 NCPC ainsi qu'aux dépens.
Signé: illisible
(J.C. Zylberstein)