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Bilan et contre-bilan

Gilles Dauvé

ULTRA-GAUCHE et droite ultra, les extrêmes se touchent... ironise le juste milieu. Voyez plutôt: Pierre Guillaume, la Guerre Sociale, quelques groupes et individus se sont acoquinés plus ou moins longtemps avec l'antisémitisme, et la Vieille Taupe, librairie et groupe informel révolutionnaire de 65 à 73, a ressuscité en 1980, cette fois comme maison d'édition et centre du révisionnisme en France.

Pour les adversaires naturels de l'ultra-gauche, staliniens sociaux-démocrates et démocrates demi-informés parce que mal intentionnés, une si retentissante faillite prouve sa tare originelle. Ne juge-t-on pas l'arbre à ses fruits?

D'abord une question de vocabulaire. Autrefois l'ultra-gauche ne se nommait pas ultra-gauche, on disait "communiste", sans plus. Aucune appellation ne recouvrait ceux qui étaient issus et s'inspiraient des gauches dites allemande et italienne, et de l'Internationale situationniste, et le terme "ultra-gauche" n'a circulé que depuis la dérive révisionniste d'une partie de ses groupes, quand observateurs et journalistes voulurent une étiquette pour ces lointains successeurs des communistes hérétiques attaqués par Lénine en 1920 dans la Maladie infantile.

Même si c'est approximatif, on peut qualifier d'ultra-gauche ce qui se réclame de la révolution, est anti-parlementaire et anti-syndical, et [82] ce dans une perspective "marxiste" (non anarchiste). Socialisme ou barbarie (1949-65) le fut en son temps. Ce courant a toujours considéré les pays "socialistes" comme capitalistes, la révolution comme destruction de l'Etat, et le communisme comme l'abolition du salariat et de l'argent. Il partage avec l'anarchisme l'insistance sur l'autonomie de l'action prolétarienne par rapport aux appareils politiques et syndicaux, mais s'en distingue en insistant plus sur les rapports de classe que sur l'individu. A gauche des gauchistes, donc. A côté des anarchistes.

Si ce qui a été fait et dit autrefois par cette ultra-gauche était caduc, son destin aurait autant d'intérêt que celui de la secte des Davidiens. Mais l'ambition de contribuer à un monde sans Etat ni salariat suscite encore assez d'énergie pour inciter à en dresser le bilan.

L'ennemi de tout s'expose-t-il à niveler la réalité et à accepter un jour... n'importe quoi ?

Démocratie/ fascisme

La position " radicale " sur l'opposition entre la démocratie et le fascisme ne se fonde pas sur un mépris, du style: "Tout ça" c'est le capitalisme, ou "La révolution, sinon rien".

Sur le fascisme et le moyen de le combattre, la thèse de loin dominante prône de rassembler autour des partis de gauche et des syndicats un camp démocratique gagnant à lui les couches moyennes et isolant le noyau réactionnaire. La preuve par la réussite serait le Front Populaire français, la preuve par l'échec les cas italien puis allemand où le fascisme a vaincu un mouvement ouvrier désuni, ainsi que le cas espagnol où le Front Populaire n'a pu agréger autour de lui assez de forces politiques modérées pour mettre Franco en échec.

Selon une autre thèse, ultra-minoritaire, défendue dans les années 20 et 30 par des groupes issus des gauches communistes allemande et italienne, mais aussi par des libertaires, on ne peut faire confiance aux partis démocratiques: ceux-ci ont soit capitulé devant le fascisme (en 1922, puis en 1933), soit lutté contre lui par les armes (Espagne), mais en liquidant ce qui avait fait la force du soulèvement populaire contre le coup des militaires. Même s'ils le voulaient, les prolétaires ne peuvent promouvoir ou soutenir une forme d'Etat (démocratique) contre une autre (dictatoriale), et la meilleure action anti-fasciste consiste à lutter... pour la révolution, [83] car c'est la résistance à la bourgeoisie et à l'Etat qui sapent la base sociale du fascisme.

Il est de bon ton de reprocher au PC allemand d'avoir favorisé la venue au pouvoir d'Hitler en refusant l'alliance avec la social-démocratie. Hélas, on peut parier que, même unis, KPD et SPD, n'auraient produit qu'une gauche parlementaire aussi impuissante devant l'impasse sociale et politique que ces deux partis pris séparément. Et les rênes de l'Etat se seraient aussi bien retrouvés dans les mains d'un Hitler, seul capable, en l'absence de révolution, de dénouer cette crise par la dictature et une logique de guerre. C'est en habituant les prolétaires à l'action légale que le KPD a désarmé la classe ouvrière, et en rivalisant volontiers de nationalisme avec les nazis.

La gauche communiste posait cette question: Quelles sont les conditions les plus favorables à une révolution? et inversement: Quelles sont pour la bourgeoisie les conditions les plus propices à la lutte contre un mouvement révolutionnaire? Force est d'admettre que la démocratie parlementaire s'est avérée une des meilleures formes d'étouffement des prolétaires.

Allemagne, 1919: la pièce politique maîtresse de l'écrasement des révolutionnaires, c'est le parti socialiste qui, en charge de l'Etat au sortir de la guerre, lance des réformes, canalise la majorité ouvrière vers les urnes, isole les radicaux et traite avec les corps-francs ancêtres des fascistes.

La défaite idéologique et politique se combine ainsi à l'écrasement armé, et souvent le précède. Chili, 1973: Allende avait noyé les prolétaires sous l'adhésion à l'Etat réformiste, usé les mouvements sociaux et fait leur place aux militaires dans son gouvernement. Le schéma se vérifie aussi lors de passages à un pouvoir fort, comme en France en 1958. Rappelons le refus du PC de lutter contre la guerre d'Algérie et son appui réitéré aux gouvernements les plus répressifs (SFIO + modérés). Finalement, le même G. Mollet qui avait couvert la Bataille d'Alger sera ministre d'un de Gaulle.

Personne ne nie de tels faits. Mais l'extrême-gauche continue d'exhorter PC et SFIO (aujourd'hui PS) à leur "vraie" mission, comme si leur fonction n'était pas de représenter les "masses" pour les encadrer et les encourager, en 1914 comme en 1933 ou 1996, à respecter l'Etat.

Les démocrates ne sont pas les fascistes, lesquels ne se privent pas de massacrer le cas échéant les démocrates. N'empêche que les [84] démocrates ne se sont jamais dressés sérieusement sur la route des fascistes vers le pouvoir. Pour les partis de droite (" bourgeois "), l'intérêt de l'Etat prime: si la dictature assure momentanément mieux la continuité Etatique, ils s'en accommodent. Quant aux partis de gauche, désireux avant tout de ne pas s'aliéner l'Etat dont ils dépendent comme garants des réformes, leur premier souci, pour d'autres motifs que la droite mais avec le même effet, est de rester dans les limites du légalisme.

Ce ne sont donc pas les bordiguistes qui prétendent: démocratie = fascisme, mais la société moderne qui s'avère cruellement orwellienne: sans être jumelles, démocratie et dictature sortent de la même matrice, et les démocrates cèdent la place aux dictateurs dès que l'exige l'intérêt de la classe dominante.

Faudrait-il regretter que les ouvriers espagnols, au lieu de rester sages et soumis, aient incité par leurs révoltes une partie des classes dirigeantes à soutenir Franco? Ou souhaiter qu'un vote massif pour Jospin ou Chirac éloigne la menace lepéniste? La société produit des insurrections et aussi, l'un accompagnant l'autre, les moyens de les canaliser (gauche parlementaire, syndicats), mais également en période de crise grave des forces ouvertement réactionnaires. C'est la défaite des assauts révolutionnaires, défaite à laquelle, souvent, la gauche a bien travaillé, qui fait le lit de la réaction et du fascisme.

Pas de "tout ou rien"

Le fonds commun ultra-gauche ne contenait pas de quoi entretenir une culture radicale du tout ou rien autorisant n'importe quel renversement ou pirouette -- jusqu'à l'absurde et l'ignoble.

Dire: l'alternative fondamentale est " capitalisme ou révolution ", et non " démocratie/ dictature ", ne rejette pas celles-ci dans une sphère extérieure à nous, comme celui qui n'irait jamais à la campagne ni à la mer et préférerait la campagne. L'issue dépend de l'action et aussi de la nôtre, même si parfois toute perspective est bloquée, comme à la fin des années 30.

Seul un myope politique se moque d'une lutte salariale. Constater que 10.000 F par mois est généralement préférable au RMI, n'interdit ni de comprendre l'un et l'autre comme des produits d'un même système qui demain peut-être versera seulement le RMI à celui qui touche aujourd'hui 10.000 F, et donc d'oeuvrer à [85] un monde sans salaire, ni de participer à une lutte pour une augmentation salariale même modeste.

Cependant toute action pour le salaire ne contribue pas à l'abolition du salariat. Avant 14, les révolutionnaires ne s'opposaient pas aux réformes sous prétexte qu'un logement et une nourriture meilleure endormiraient l'ouvrier, mais luttait contre tout ce qui plaçait la lutte ouvrière sous contrôle patronal et étatique (réglementation des conflits, bureaucratisation du mouvement syndical, etc.) Il y a des grèves qui enchaînent mieux encore au salariat, d'autres qui réalisent une fraternité, une réunion au-delà des catégories: ce sont bien sûr celles-là que nous appuyons dans la mesure de nos forces.

De même, le révolutionnaire soutient toute action pour un droit élémentaire "démocratique" (liberté d'expression dans l'entreprise et dans la rue, appui à un étranger discriminé...). Par exemple les petits réseaux constitués pour cacher des expulsables, comme l'intervention massive pour empêcher l'embarquement forcé d'un non-Français sur un avion, sont à la fois une résistance à la xénophobie d'Etat et une critique en actes du FN.

Tout ne s'équivaut pas: la ratonnade policière déchaînée dans Paris en octobre 61 était plus grave qu'une vérification d'identité de 30 secondes à la suite de laquelle on me rend poliment mes papiers. Simplement, celui qui opère sur moi ce banal contrôle a potentiellement tous les droits sur ma personne, et son geste a toujours pour but de le rappeler. Autant il est positif de dénoncer les bavures et la présence d'authentiques fascistes dans les rangs policiers, autant il est irresponsable de militer pour une police respectueuse des droits de l'homme et de préférence dirigée par un gouvernement de gauche. Que le ministre de l'Intérieur s'appelle Mitterrand ou Pasqua, la tradition républicaine n'hésite jamais à réprimer ou exclure.

Contre le mouvement de 68, la bourgeoisie disposait d'armes multiples (notamment des syndicats étouffeurs de grève) mais ne recourut pas au racisme: l'action commune unissait les salariés. Aujourd'hui, 15 ans de défaites revendicatives ont permis de constituer un groupe comme catégorie distincte: "les immigrés". La propagande raciste n'a mordu que sur une classe ouvrière déjà divisée et passivisée. Ce n'est pas en exigeant l'extension à l'étranger d'un droit de vote illusoire pour le citoyen français qu'on dissoudra les clivages. Peu d'actes collectifs supposent autant de passivité que les élections. [86] Est positif ce qui rassemble contre le patron et l'Etat, et l'on ne brisera pas la division par des campagnes humanistes ("Tous les hommes sont frères"), mais par une pratique recomposant une communauté solidaire, ne serait-ce qu'en plaçant le Malien et le Breton côte à côte dans une grève pour 1 F de plus de l'heure.

Par conséquent, sur ce terrain non plus, l'ultra-gauche n'était porteuse d'aucune indifférence qui invite à céder à un racisme rampant, et proposait au contraire des moyens de le combattre.

Déterminisme

La gauche "allemande" et "italienne" s'était nettement plus penchée sur la montée vers la guerre, les rapports politiques et de classe, que sur le conflit lui-même, et peu sur le génocide. Quand elle l'a fait, ce fut autant pour l'analyser que pour réagir contre son exploitation.

Telle était l'optique de l'article Auschwitz ou le Grand Alibi, publié en 1960 par le groupe bordiguiste Programme Communiste. Ce texte a parfois été présenté comme l'origine des dérives négationnistes ultra-gauches. Une lecture de bonne foi montre que c'est faux. Cet article ne nie nullement l'antisémitisme systématique des nazis, mais vise au contraire à l'expliquer, en l'attribuant au besoin qu'aurait eu le capitalisme allemand d'éliminer une partie de la petite bourgeoisie. C'est une vision réductrice. En réalité, quand le nazisme a lancé sa chasse aux Juifs, c'était pour réunir l'Allemagne, unifier un Volk, se donner comme universel en excluant. La nécessité de se débarrasser d'une catégorie sociale en trop, si même elle a joué, n'a eu en tout cas qu'un rôle secondaire. Mais en aucun cas, dans le texte bordiguiste, la logique exterminatrice n'était niée. Sa thèse serait stupide et ignoble si elle faisait d'Hitler et de son parti les jouets quasi-irresponsables de forces aveugles, comme le soutiennent les révisionnistes, qui noient le poisson sous des entités inaccessibles, "innocentes" par définition: la crise, la guerre... A moins de supposer les nazis inconscients, il ressort du texte que les nazis se sont bel et bien faits les agents volontaires d'une politique de "destruction" entamée avant 1933, muée ensuite en extermination.

Comme toute analyse re-situant un phénomène dans ses causes profondes, celle-ci est utilisable par un avocat des nazis, mais seulement en y découpant ce qui l'arrange. Procédé normal chez un avocat faisant feu de tout ce qui éloigne son client de l'acte incriminé, [87] mais inadmissible chez qui prétend établir la signification historique d'un texte.

Auschwitz ou le grand alibi n'est pas un texte complaisant envers le nazisme, c'est seulement un texte borné. Au lecteur de ne pas prendre la partie pour le tout, ni d'oublier qu'il a sous les yeux une polémique contre la vision idéaliste réduisant le racisme à une idéologie pernicieuse réfutable par une propagande humaniste: Programme Communiste tord le bâton dans l'autre sens, vers un économisme réducteur. Une lecture parallèle d'Auschwitz ou le grand alibi et des publications du MRAP en 1960 grossirait d'ailleurs les dossiers des releveurs de perles, tant les textes du MRAP regorgeaient d'omissions et réductions, par exemple sur l'antisémitisme d'Etat... en URSS. [*NOTE* La première phrase de ma préface à Bilan 1936-1939 paru en 1979 chez 10x18 contient une énorme perle de cet acabit. Détachée du contexte, elle prête à confusion. J'y dis que "les horreurs nazies ne sont pas les pires" alors que jamais la barbarie capitaliste n'a atteint de tels sommets.]

Voir dans cet article bordiguiste une "porte ouverte" au révisionnisme serait aussi pertinent que lire Staline dans Marx: en théorisant l'histoire comme lutte de classes, le Manifeste Communiste ne fraye-t-il pas la voie à l'élimination des koulaks "en tant que classe"... Avec une telle tournure d'esprit, on pourrait dire que le Décalogue allume les bûchers de l'Inquisition, que les pages du Contrat social tranchent comme la guillotine de la Terreur et que le phalanstère fouriériste conduit tout droit aux charniers khmers rouges. La théorie de la porte ouverte ouvre la porte à trop d'amalgames pour être honnête.

Pendant des dizaines d'années, les bordiguistes ont brodé sur ces thèmes sans verser dans le moindre révisionnisme. Le ver n'était pas dans la théorie. Peut-être, pour certains, faut-il le chercher dans un mode d'existence et d'action ?

Erreur sur la vérité

Rien ne serait arrivé sans une nouvelle posture de certains révolutionnaires face au monde: Assez attendu, de l'action! Evidemment, pas celle du militant gauchiste épuisé à surenchérir contre le délégué CGT. Eux se voulaient détenteurs d'une vérité enfin utile. D'une vérité à faire éclater, à en remuer les prolétaires! Une bombe, mais intellectuelle. L'outil idéal. Le malheur, c'est que [88] la vérité ne ressemble pas à un tournevis ou un ordinateur, et que cet activisme-là n'a pas son pareil pour changer le vrai en faux.

Pannekoek, Mattick, Bordiga... et leurs épigones ont pu céder à l'attentisme ou au triomphalisme, passer à côté d'un mouvement ou au contraire y voir à tort les signes d'une maturation subversive, mais ils ne se comportaient pas en détenteurs d'une connaissance (sur l'exploitation ouvrière, le capital, le communisme, un parti politique, n'importe), dont l'explosion publique puisse retourner une situation, quelle qu'elle fût.

"Ce qu'il y a de terrible quand on cherche la vérité, c'est qu'on la trouve." Cette phrase inscrite sur la carte de visite de la Vieille Taupe (la librairie, 1965-73, a été reprise par P. Guillaume pour sa nouvelle Vieille Taupe, devenue après 1980 maison d'édition et centre révisionnistes. Phrase fondatrice, mais de quoi ?

La vérité de la vendeuse d'Auchan, ce n'est pas son indice, ses points-retraite, l'écart entre son revenu et celui du patron tel que le calculerait un délégué syndical, ce n'est pas les torts particuliers qu'elle subit, mais qu'elle doive perdre sa vie à la gagner La vérité de l'URSS, la preuve de son caractère capitaliste, ce n'était pas les privilèges de la nomenklatura ou le chiffre précis des déportés, mais l'omniprésence du salariat. Pour que ces vérités deviennent éclatantes, opérantes, il faut, non pas qu'un spécialiste pense, ou qu'un théoricien théorise, mais que la vendeuse, en luttant, perçoive et fasse percevoir le tort général qu'elle subit, il faut que la résistance au travail salarié en URSS entraîne l'effondrement de son économie.

La vérité n'est pas quelque chose de caché, découvrable par des spécialistes ou des théoriciens, et dont le dévoilement changerait d'un coup consciences et comportements. C'est toujours une belle scène de procès, au cinéma, quand soudain quelqu'un se lève, de préférence des bancs du public, et crie le nom du coupable. Mais la société n'est pas un procès, ni la révolution le tribunal de l'Histoire, et les révolutionnaires ne sont ni procureurs ni juges. Seul le démagogue prétend révéler la "vraie" cause de nos malheurs et guérir l'humanité. La vérité est simple, pas évidente.

Ce n'est pas d'hier que quelques-uns cependant croient aux raccourcis du dévoilement. Cette conception peut se résumer ainsi:

La crise générale est là.

La société tient encore par ses représentations. [89]

Mais la crise ne les a pas épargnées, il n'en reste que la forme, l'enveloppe, le discours entretenu par ceux qui ont intérêt à le faire

Dire tout haut ce qui est déjà dans toutes les têtes suffit donc à remporter des victoires mentales décisives.

Des groupes trotskystes, les uns dans les syndicats, d'autres face aux partis staliniens ou sociaux-démocrates, auront voué des existence à démasquer les bureaucrates faisant "écran" entre la révolution et les masses. Une fraction de l'ultra-gauche renouait paradoxalement avec ces subtiles pédagogies refusées en leur temps par les gauches allemande et italienne.

C'est le même schéma opératoire (le même impensé également) qui était à l'_uvre quand la néo-Vieille Taupe embarque dans la galère faurissonienne. Mené avec systématisme, le dévoilement scandaleux se mit en chasse du plus grand mensonge possible. Celui-ci devait coincider avec la vérité la plus affirmée de notre temps: celle admise quasiment de tous, et pour cette raison forcément fausse, celle donc dont la démolition secouerait tout. Or quelle est la croyance universelle, qui plus est manipulée par la gauche et le PC? Celle concernant l'horreur des camps nazis, en particulier le judéocide, et plus encore son instrument: les chambres à gaz.

Ces révolutionnaires auraient pu s'en prendre à une autre vérité universelle: que l'argent est indispensable à la vie sociale par exemple. Cela n'aurait violé aucun tabou. P. Guillaume aurait pu aussi briser un interdit majeur comme la pédophilie. Non: il fallait un phénomène historique massif, un concentré de notre siècle, drame nouant tous les fils de ses passions et aberrations. Les Russes ont payé en nombre un lourd tribut à la guerre, Hiroshima et Nagasaki restent uniques en leur genre, mais seul le massacre des Juifs est et représente un fait de portée internationale, au-delà du criminel et de la victime, résonnant jusqu'au Moyen Orient actuel.

Différent des massacres antérieurs et contemporains par son caractère systématique, le génocide l'est en effet aussi par son usage ultérieur. Contre ceux qui soutenaient que 39-45 avait pour fonction un partage du monde et un embrigadement des prolétaires, I'antifascisme démocratique avait trouvé sa justification définitive dans l'atrocité concentrationnaire et le génocide. Quoi que démocraties parlementaires et régimes staliniens aient perpétré en [90] Algérie, au Vietnam, au Goulag ou ailleurs, ils n'en avaient pas moins abattu Hitler, mis fin à Auschwitz, et devenaient de ce seul fait, sinon honorables, du moins préférables au pire.

Au lieu de considérer l'exploitation politique du génocide, une part des radicaux se retrouva aux prises avec la version officielle de l'existence des chambres à gaz, promue clé de voûte à démolir toutes affaires cessantes. Au lieu d'un universel à partager dans une pratique commune, ils firent de la vérité un secret à démasquer. D'où le culte de l'expert, forcément délirant puisqu'ayant raison contre tous et tirant son bien-fondé de son rejet par tous.

Régression

Une fois lancée, la machine idéologique allait réabsorber les réductions et partialités antérieures et de ces bornes faire son horizon. Malgré (ou à cause de) sa visée anti-idéaliste, Auschwitz ou le grand alibi donnait dans le matérialisme étriqué, mais valait au niveau particulier où il se plaçait. Après 79, divers textes ultragauches furent publiés sur le sujet, beaucoup plus amples et profonds que celui de 1960, mais contenant pour la plupart à un moment ou un autre l'affirmation réductrice de l'extermination comme surexploitation. Tel est le cas du texte "De l'exploitation dans les camps à l'exploitation des camps", rédigé par les animateurs de la Guerre Sociale, qui s'étaient servis, entre autres, d'un brouillon de moi (ce qui explique sans doute la rumeur selon laquelle j'aurais été l'auteur de cet article). On aurait dit que la radicalité exigeait de retourner sur sa tête la version officielle: Vous dites que les sadiques nazis avaient l'intention de tuer, eh bien ils n'en avaient pas l'intention, c'est le capital qui a tout fait!

Ces curieux révolutionnaires, tout en répétant que la querelle technique est secondaire, y entraient longuement, s'exposant au démenti. Prisonniers de leur jeu, ils se muaient en sceptiques systématiques, même devant des éléments historiques de plus en plus solides, même aux côtés de Faurisson, en gros jugé ainsi: "Il n'est pas révolutionnaire, mais c'est intéressant." Dès lors, toute "mise au point" ultérieure s'invalidait intellectuellement et politiquement par son soutien critique à un homme dont il n'est nul besoin d'être chasseur de nazi professionnel pour discerner l'antisémitisme flagrant.

[91]

Capital "juif"

Par définition, l'obsédé de la vérité cachée s'intéresse autant, sinon davantage, au caché qu'à la vérité, et plus au mensonge qu'à son contraire. Il traque moins le vrai que ses déformations, à la façon d'un détective tellement passionné de percer les oublis, approximations et dissimulations des témoins et suspects qu'il en négligerait le sujet de l'énigme qu'il est censé résoudre.

Quelle force, se demande le révisionniste, peut bien obscurcir une vérité déjà présente dans tous les esprits? Puisque les preuves des chambres à gaz sont si minces, comment expliquer l'autocensure généralisée à leur sujet? Si 50 ans après, tous les partis et Etats s'entendent sur une certaine version du massacre des Juifs, et pas sur un autre, c'est qu'il y a quelque chose de "juif" dans ce phénomène. "Les Juifs", non comme ensemble sociologique mais comme entité ensemble abstrait, anonyme, force impersonnelle, ont à voir avec ce mensonge. Dés lors des gens n'ayant initialement rien de raciste peuvent avaler, tranche après tranche, le délire antisémite. Un jour on voit Washington à travers le lobby juif. Le lendemain on lit sans sourciller un texte attribuant la moitié de la politique mondiale à l'influence d'Israël. Une autre fois on repérera la consonance du nom de tel journaliste. Et comme derrière tout cela se tient "le capital", comment ne pas penser qu'il possède une sorte d'identité juive... Au fil de la monomanie auschwitzienne coule, inévitable, l'obsession du "Juif".

L'enjeu révisionniste

A chercher le grain de sable enrayant les rouages idéologiques, certains membres de l'ultra-gauche ont perdu le tout dans la partie. Contrairement à ce qu'on nous martèle, ce n'est pas le Goulag qui explique l'URSS, ni Auschwitz le nazisme, mais l'inverse, et les chambres à gaz ne sont compréhensibles qu'à partir de la mécanique hitlérienne. A. Mayer (La " solution finale " dans l'histoire) regrette les "sources rares et peu sûres à propos des chambres à gaz d'Auschwitz: cela ne l'empêche d'analyser ni ce camp ni l'ensemble du génocide. La préface de Vidal-Naquet observe d'ailleurs qu'il n'est plus possible aujourd'hui de parler de sources rares et peu sûres. Persuadé des limites de telles sources, Faurisson construit toute une [92] oeuvre sur ces limitations: ce qui l'occupe, ce n'est pas le phénomène, pas même les sources, seulement leur rareté, leur faible fiabilité. A. Mayer, lui, ne fait pas de cet aspect sa priorité. Il n'en a pas besoin. Des archives et documents à ses yeux insuffisants sur ce point ne l'empêchent nullement de décrire comment un racisme d'Etat conduit à exterminer, car c'est cela son objet d'étude (et qui nous importe), et c'est cela que Faurisson n'étudie pas et ne veut pas étudier.

Le révisionnisme n'est pas le fait de "douter" des chambres à gaz. Faurisson joue à l'agnostique pour cacher sa religion. Rarement sceptique a été autant pétri de certitudes. Le révisionnisme consiste à récuser chaque preuve proposée du génocide, à en exiger chaque fois une nouvelle, au point de dissoudre morceau par morceau la réalité de l'extermination: il ne vise en effet pas autre chose que cela. L'essentiel, pour le négationniste, n'est pas ne nier les chambres à gaz, mais le génocide, mais comme il est difficile de nier, il minimise.

A supposer que demain le révisionnisme admette l'existence de chambres à gaz, sa position ne changerait pas au fond. Il reconnaîtrait qu'elles étaient conçues non pour éliminer des poux mais des humains, en grand nombre certes mais pas systématiquement dirait-il, et continuerait à nier l'organisation du massacre.

L'enjeu n'est pas la mort en masse, mais la logique d'Etat qui y menait. Himmler qualifia l'extermination des Juifs d'événement immense dont l'histoire ne serait jamais faite, ni ne devait l'être. Après avoir longtemps clamé leur antisémitisme, les nazis n'ont pas revendiqué la Solution Finale. Dans sa biographie d'Hitler, J. Fest observe que les discours publics du Fuhrer mentionnent peu la question juive pendant la guerre. Contrastant avec l'inflation verbale antérieure, l'élimination méthodique des Juifs tombés entre les mains nazies après 1939, puis après 1941, fut un acte sans parole: avec les corps, c'est la mémoire qui était tuée.

Les chambres à gaz ont existé. N'auraient-elles pas existé, Auschwitz aurait quand même compté parmi les pires horreurs que l'humanité s'est infligée. L'abominable ne se mesure ni ne se relativise. Il n'y a d'horreur qu'absolue. Mais cette nouvelle technique était justement adéquate à un meurtre sans nom. Le gaz introduisait une distance assassin/ assassiné, une dimension collective et automatique, une mort administrée et industrielle sans précédent. L'échelle du meurtre, associée à son caractère froid et administratifs le distingue [93] des autres horreurs de l'histoire, pyramides de têtes entassées par le vainqueur mongol d'une ville assiégée, ou Polonais exécutés à Katyn une balle dans la nuque.

Pour autant, le long mécanisme historique meurtrier importe plus que le moment du crime et sa méthode. Les chambres à gaz n'ont d'ailleurs jamais été le véritable enjeu révisionniste Comme autrefois Rassinier, Faurisson refait le procès (pas plus truqué que les autres) de Nuremberg, et parle et écrit en avocat des nazis. Impossible d'effacer les piles de cadavres? Il met en cause le modus operandi. On lui sort la preuve de l'existence d'une chambre à gaz? Il récuse son usage réel et l'intention de l'utilisateur... Normal puisque son but est de toujours trouver aux nazis des circonstances atténuantes, afin de nier leur antisémitisme follement rationnel.

(CE BONHOMME EST MANIFESTEMENT UN SPECIALISTE DU RAISONNEMENT CIRCULAIRE. PERSONNE N'A JAMAIS "SORTI UNE PREUVE" DE L'EXISTENCE... SON CERCLE EST VICIEUX.)

"Les extrêmes se touchent"

Dans les années 30, ce qui a rapproché un Doriot ou un Déat des solutions fascistes à la crise, c'était la confiance en une société organisée par en haut: protectionnisme, classe ouvrière soumise en échange d'un emploi garanti, bourgeoisie disciplinée au profit des grands groupes industriels, cohésion sociale forcée et viable seulement parce qu'inscrite dans une perspective de guerre, économique d'abord, militaire ensuite. Ce capitalisme d'Etat était le programme commun au fascisme et au stalinisme, à cette grande différence près que le bureaucrate stalinien, privé d'autonomie et de la propriété personnelle dont jouit le bourgeois, ne tirait son pouvoir que de son appartenance au parti-Etat.

S'il y a à dénoncer, ce n'est pas la compromission de responsables du PC avec des personnalités extrême-droitistes, mais les convergences programmatiques qui la rendent possible. Sinon l'observation de tels contacts fonctionne comme rideau de fumée masquant les vrais points de rencontre, voire de passage, entre socialisme national et national-populisme, et plus véhémente se fait la stigmatisation, mieux elle dédouane l'idéologie du "fabriquons français".

D'un côté, les commentateurs autorisés se réjouissent que dans une "France enfin majeure" le débat politique soit concentré autour d'une alternance centre droit/centre gauche. De l'autre, les mêmes commentateurs, déplorent l'essor d'un Le Pen en période de crise. Etonnez-vous que ses vieilleries apparaissent neuves quand [94] "les projets de société" sont interchangeables. Drôle d'époque qui met les banquiers en prison et déclare inconcevable un monde sans banque. A défaut de transformer quelque peu le capitalisme, les socialistes au pouvoir ne l'ont même pas "moralisé". Et c'est au moment précis où la social-démocratie s'est vidée de programme et de sens que les staliniens se dépêchent d'achever leur reconversion social-démocrate.

De Fidel Castro à Mitterrand, la gauche politique et intellectuelle a tout avalé et recraché, tout renié. L'opinion publique l'estime autant que Churchill la démocratie: ce serait ce qu'il y a de plus mauvais, mais le reste serait encore pire. Ni idées, ni élan, et surtout pas d'utopie! Reste un capital électoral, militant et culturel chiffrable par des politologues, valorisable comme tout capital, mais impuissant à proposer une alternative à la droite classique, encore moins à la droite extrême.

Que faire? du marketing. L'image est le seul terrain où cette gauche puisse se redonner une jeunesse. Quand Hue a tout de Jospin lui-même jumeau de Chirac, il faut bien se trouver un signe de reconnaissance, un truc, un gimmick: Nous, en tout cas, sommes résolument contre Le Pen! Oubliés, le "seuil de tolérance" aux immigrés cent fois mentionné par les socialistes, les cocoricos et les Marseillaise vibrantes des meetings, le slogan anti-FN tiendra lieu de programme.

Que le social-populisme serve de repoussoir et de ciment à ceux qui portent une lourde responsabilité dans sa montée, rien de surprenant, mais n'en déplaise aux réalistes, même dans l'optique électorale, ce consensus où chacun s'aligne sur le plus modéré restera inefficace contre Le Pen, qui vit justement en se présentant comme seul différent face à des rivaux qui se ressemblent comme deux gouttes de pluie.

A l'inverse, tout élan social vivant (1968, décembre 95) tend à réunir les prolétaires par delà leurs origines, à dépasser les catégories, et à isoler un mouvement comme le FN, ouvertement réactionnaire mais doté d'une assise populaire et fondé sur la division, le rejet d'une partie des exploités désignés aux autres comme bouc émissaire. Vérité banale... mais non sans portée: seule la lutte anticapitaliste combat le fascisme.

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Extrait de

Libertaires et "ultra-gauche" contre le négationnisme

p.81-94, Nous avons corrigé un assez grand nombre de fautes d'orthographe.

Collectif, Préface de Gilles Perrault, Editions Reflex, 21 ter rue Voltaire, 75011 Paris

juin 1996

Le réseau Voltaire, dans lequel se trouve Réflex, d'inspiration trotzkyste krivinique, bénéficie des subventions de la pornogauche des minitels roses. Merci la misère.

ISBN 2-9507124-1-X

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