SPARTACUS publie ici des textes de Noam Chomsky, qui ne l'ont pas été en leur temps, parce qu'il semble élémentaire de permettre à un militant calomnié de répondre, et aussi parce que, en dehors des éléments spécifiques de ce débat, on y découvre, chez les intellectuels parisiens auquel Chomsky répond, la survivance de mentalités et de comportements staliniens qui méritent d'être identifiés. L'idéologie a priori et le refus de penser les caractérisent ; Noam Chomsky l'établit très précisément.
SPARTACUS
[Préface de P. G. ] :
Ce livre n'aurait pas dû exister !
Il consiste en trois réponses écrites par Noam Chomsky à des articles publiés dans la presse et signés d'intellectuels bien parisiens, et dans lesquels il était personnellement et nommément pris à partie. L'honnêteté intellectuelle, la déontologie et la loi auraient voulu que ces réponses soient publiées par les organes de presse en question. Ce ne fut pas le cas. Le Matin de Paris, Le Monde ne publièrent pas la réponse de Noam Chomsky, Les Nouvelles littéraires publièrent une réponse tronquée.
Il consiste par ailleurs en une interview de Noam Chomsky réalisée pour le compte d'un quotidien parisien par un journaliste que nous ne nommerons pas, car, en dépit des reproches que nous allons lui adresser, il a été, en cette affaire, plutôt moins malhonnête que la quasi-totalité de ses confrère. Cette interview n'a pas été publiée par le journal. Cela nécessite une explication.
Chomsky a joué un rôle éminent dans la lutte contre la guerre américaine en Indochine. Il a fait partie du nombre très restreint des intellectuels qui avaient critiqué efficacement et radicalement l'impérialisme occidental sans pour autant idéaliser les régimes orientaux et les mouvements de libération nationale. L'année 1979 fut une année charnière dans la reconstitution de l'idéologie impériale de l'Occident, reconstruite principalement grâce à la mise en spectacle complaisante des atrocités commises dans les pays d'Indochine abandonnés par l'impérialisme américain. Cette mise en spectacle n'hésitait pas à gommer toute référence au contexte, à utiliser tous les poncifs et les exagérations de la propagande guerrière, et servait manifestement à masquer, sinon à justifier, le cortège d'horreurs produites par la guerre impérialiste. C'est pourquoi, en 1979, Chomsky devenait la cible d'une campagne d'une rare violence dans les média anglo-saxons visant a déconsidérer cet empêcheur de tourner en rond. L'article de Jacques Attali et Bernard-Henri Lévy dans Le Matin de Paris du 17 janvier 1979 (voir ci-dessous la reproduction de l'article) est un ultime écho de cette campagne ad hominem. Chomsky, "le nanti, le bien nourri", se voit imputer des positions et des attitudes qui n'ont jamais été siennes par deux représentants professionnels de la misère du monde.
C'est en 1980-1981 que le grand public découvrait en France l'existence de Chomsky au travers d'une multitude d'attaques dont il fut l'objet dans d'innombrables articles de journaux, à la télévision et à la radio, où se mêlaient les rumeurs spécifiques de cette campagne anglo-saxonne et les calomnies plus particulièrement françaises autour des positions qui lui étaient attribuées à l'occasion de son intervention dans l'affaire Faurisson.
En septembre 1981 sortait, aux éditions J.-E. Hallier/Albin Michel, le premier tome d'Économie politique des droits de l'homme: la "Washington Connection" et le fascisme dans le tiers-monde, livre qui avait soulevé la fureur de l'establishment américain, au point qu'une première édition avait été détruite et provoqué la campagne systématique de dénigrement.
Ce livre fut accueilli en France par un remarquable silence des média. Lorsque paraît la traduction française du livre censé contenir les infamies dénoncées par Attali, Lévy ou Thibaud, nos moralistes restent étrangement silencieux. C'est alors qu'un journaliste jugea opportun, compte tenu de tout le bruit fait autour du nom de Chomsky, de faire le point sur toute cette affaire à l'occasion de la sortie du livre.
Il fut convenu que le journaliste poserait par écrit toutes les questions qui lui paraîtraient pertinentes et que Chomsky répondrait par écrit aux questions en respectant certaines limites d'espace, ce qui fut fait. Le journaliste devait traduire les réponses et soumettre sa traduction avant publication. Or, dans la version proposée pour publication, le journaliste avait réécrit des passages entiers, "résumé" des réponses, supprimé des passages jugés inopportuns. Il avait même réécrit les questions dans des proportions qui excédaient considérablement des considérations stylistiques. Il ne s'agissait plus d'une interview de Chomsky par un journaliste, mais du texte de ce que le journaliste estimait opportun qu'ait été l'interview! Il prêtait à Chomsky des propos qu'il n'avait pas tenus. Avaient été gommées les critiques à l'égard de la France et du marxisme-léninisme! Décision puérile dans le premier cas et d'autant plus surprenante dans le deuxième cas que Chomsky était par ailleurs accusé dans la question de complaisance à l'égard du stalinisme.
Le plus révélateur de cette affaire est peut-être l'étonnement sincère du journaliste lorsqu'il lui fut transmis que le procédé n'était pas tolérable. "Mais c'est un usage constant de réécrire les interviews au magnétophone", répartit-il. Fallait-il lui expliquer que ce qui était, dans une certaine mesure, concevable lorsqu'il s'agissait de passer de l'enregistrement d'une conversation orale à la forme écrite ne l'était plus du tout dans le cas d'une interview écrite dont les conditions avaient été précisées à l'avance. Cette interview ne parut donc point, ni dans sa forme primitive et intégrale, ni dans sa forme Reader's Digest.
Les questions de l'interviewer datent de septembre 1981 et les réponses furent remises le 26 octobre 1981. Depuis cette date, toutes les tentatives pour publier en France ce texte ou toute autre mise au point de Chomsky furent vaines. En février 1982, Noam Chomsky rédigeait un addendum à l'interview non publiée pour tenir compte des dernières productions de la critique parisienne.
Ces publications sont faites sans commentaires, dans l'ordre chronologique.
Les traductions ont été vérifiées par l'auteur, sauf la lettre aux Nouvelles littéraires adressée directement en français. En ce qui concerne cette dernière lettre, nous publions un fac-similé de la publication tronquée dont elle a fait l'objet dans ce magazine. Une mise au point rectifie les erreurs matérielles que contenait la note de la rédaction qui accompagnait cette publication.
P. G.
SOMMAIRE
Article du Matin de Paris (17 décembre 1979)
Lettre au Matin de Paris. (27 décembre 1979)
Lettre au Monde (14 janvier 1981) en réponse à l'article de M. Paul Thibaud du 31 décembre 1980
Interview non publiée (septembre-octobre 1981)
Addendum à l'interview non publiée (février1982)
Lettre aux Nouvelles littéraires (26 octobre 1982) en réponse à l'article du 16 septembre 1982
Publication tronquée effectuée par Les Nouvelles littéraires (n· 2864, semaine du 2 au 8 décembre 1982)
++++++++++++++++++++++++++++++++++
Réponse à Noam Chomsky
A travers une récente déclaration devant l'ONU, Noam Chomsky évoquait le drame de l'île de Timor où, selon lui, près de la moitié des six cent mille habitants seraient morts ou prisonniers à la suite des interventions de l'armée indonésienne, avec l'aval des Etats-Unis. Dans un entretien, le 4 décembre dernier paru dans Le Matin, il affirmait: "La soudaine campagne américaine en faveur des droits de l'homme est le dernier visage de la guerre du Vietnam". Et il ajoutait: "Quant aux intellectuels, il sont satisfaits. Impliqués dans la reconstruction de la religion d'Etat, ils sont contents de voir que ça a marché." Son entretien nous a valu cette vive réaction de Jacques Attali ert de Bernard-henri Lévy. [chapeau du Monde]
Jusqu'à quand les intellectuels continueront-ils de ferrailler par cadavres interposés? Quand donc finira-t-il, ce sanglant ballet de mots autour des charniers contemporains? Sait-il bien ce qu'il dit et ce que parler veux dire, le linguiste Noam Chomsky quand il oppose ici et ailleurs les "bons" morts du Timor aux "mauvais" du Cambodge? Que signifie-t-elle, cette étrange rumeur qui nous somme de choisir entre affamés "progressistes" et faméliques "réactionnaitres" selon la couleur politique du despote qui les accable, ici soviétique et là indonésien? Pour tous ceux, en tout cas, qui ne sont point tout à fait sourds à la mémoire du siècle, il y a dans ce type de démarche l'écho d'une vieille, très vieille et très odieuse maladie d'une certaine "gauche": la tragique comptabilité des souffrances qui a nourri les heures les plus sombres de l'histoire du stalinisme.
Ils ne disaient rien d'autre, en effet, ceux qui, dans les années 1930, manifestaient salle Wagram contre l'arrestation de Thalmann et salle Pleyel, le lendemain, pour la condamnation de Boukharine. Ils ne procédaient pas autrement, les mêmes -- ou presque -- qui, dix ans plus tard, dénonçaient, certes, les "camps de droite" du nazisme, mais applaudissaient tout autant aux "camps de gauche" d'Union soviétique. C'est le même "deux poids et deux mesures", encore, qui nous a si longtemps rendus aveugles à la réalité brute de l'horreur totalitaire, à l'atroce évidence de la misère sèche et sans mots, quand elle se parait de légitimité "socialiste" par exemple. Timor ou Cambodge? Timor au lieu du Cambodge? Que ce type de dilemme revienne, qu'une telle alternative puisse simplement se concevoir, que des intellectuels en soient là, toujours là, encore là, en cette fin du XXe siècle, cela témoigne à soi seul d'une inquiétante et périlleuse régression qui nous conduit étrangement quelques dizaines d'années en arrière.
Faut-il rappeler à Chomsky, militant anti-totalitaire, que, pour le paysan du Timor ou le damné du Vietnam, les bombes n'ont pas de couleur ni la "publicité" qui, peut-être, peut contribuer à les sauver? Faut-il redire à Chomsky le nanti, le bien-nourri que, parmi les quarante-six pays dont la production agricole a reculé depuis deux ans, on trouve l'Irak, l'Angola et Cuba, aussi bien que le Togo, la Jordanie ou le Mali? Ignore-t-il cette évidence, vécue pourtant dans leur chair, par des milliards d'hommes et de femmes, que la crise des modèles de développement des pays riches est aussi celle du tiers-monde et qu'il n'y a plus donc, pour lui, de voie privilégiée vers la fin de la misère et de l'impérialisme? Jusqu'à quand devra-t-on répéter qu'ils commencent là, très précisémment là, l'anti-impérialisme, l'anti-fascisme conséquent à quoi l'époque nous oblige: là, c'est-à-dire avec le refus de ces barbelés de mots, de ces meurtrières bornes de discours qui tracent, dans les ossuaires, la frontière des politiques? Vladimir Boukovsky répondait une fois à un journaliste qu'il n'appartenait, lui, le rescapé, ni au camp de la gauche ni au camp de la droite, mais au camp de concentration. Il est temps de démontrer, concrètement et pratiquement, que, pour les soixante millions d'individus qui, de Dili à Phnom Penh, mourront uniformément de malnutrition dans les douze mois à venir, il n'y a qu'un camp aussi: celui de la famine, ultime degré de l'horreur.
Car le temps de l'action est venu. De l'action ponctuelle et immédiate, auprès de tous les martyrs. De l'action sur le terrain, contre toutes les puissances de mort et tous les alibis de rhétorique. De l'engagement sans réserves; sans tactique ni calcul, partout où les droits de l'homme -- et en particulier celui de ne pas mourir de faim -- sont quotidiennement bafoués. C'est l'objectif que se sont assigné les intellectuels qui rendaient publique, début novembre, la création d'un Comité international contre la faim. C'est l'impératif qui fait que après d'être engagés, pour la plupart, dans la campagne d'aide aux boat people vietnamiens, ils entendent s'engager, de la même façon et pour les mêmes raisons, dans une campagne d'aide humanitaire aux oubliés du Timor. Des centaines de militants d'AICF, en France et en Italie, en Espagne, en Hollande et en Belgique, réfléchissent déjà aux moyens de porter secours, très vite et massivement, aux trois cent mille survivants de ce nouveau -- et pourtant si classique -- génocide. Non, Chomsky! Le problème n'est pas de trancher, depuis nos universités, nos chapelles et nos académies dans l'indécent débat: ou Cambodge ou Timor. mais l'urgence est d'en finir avec des querelles de clercs, archaïques et redoutables, dont les affamés sont toujours, en dernier ressort, les victimes: dès aujourd'hui, sans plus tarder, et Timor et Cambodge.
Le Matin de Paris, 17 décembre 1979.
++++++++++++++
MASSACHUSETTS INSTITUTE OF TECHNOLOGY
DEPARTMENT OF LINGUISTICS AND PHILOSOPHY
CAMBRIDGE, MASSACHUSSETTS 02139
27 décembre 1979
Le Directeur de publication, Le Matin de Paris.
Cher Monsieur,
Lors d'une déposition devant les Nations unies, j'ai présenté un rapport sur les conséquences de l'agression indonésienne à Timor soutenue par l'Occident, en soulignant que, quoique l'horreur de la situation soit comparable à celle du Cambodge (ce qui est maintenant enfin largement admis), l'Occident est resté silencieux et les faits ont été censurés ou déformés pendant quatre longues années, ce qui a permis aux pouvoirs occidentaux de fournir les moyens matériels et la couverture diplomatique dont l'Indonésie avait besoin pour poursuivre la réalisation de ce massacre. Les faits au sujet de Timor et au sujet du rôle crucial de l'Occident sont connus depuis longtemps de tous ceux qui ont choisi de savoir. J'ai cité, en l'approuvant, la remarque d'un des principaux spécialistes australiens: "La conscience du monde a été à juste titre bouleversée par les épreuves des "boat people" et par les récits concernant les énormes pertes en vies humaines et les souffrances au Cambodge; mais on ne s'est guère préoccupé des conséquences, du point de vue humanitaire, de l'intégration forcée de Timor Oriental par l'Indonésie, qui semble prendre les proportions d'un génocide."
J'ai discuté ailleurs des conclusions naturelles qui doivent être tirées du fait que les intellectuels occidentaux concentrent leur angoisse et leur indignation sur des crimes pour lesquels d'autres peuvent être tenus pour responsables (par exemple, le Cambodge), tout en restant silencieux et en cachant les faits pendant de nombreuses années quand leurs propres États portent la responsabilité de crimes comparables, et en se refusant à agir pour mettre un terme à ces crimes, comme ils auraient pu le faire facilement dans ce cas, étant donné le rôle de l'Occident. Par exemple, en septembre 1978, le ministre des Affaires étrangères [français], de Guiringaud, en visite à Djakarta, jeta les bases d'un accord pour la fourniture d'avions de combat et d'autres équipements militaires. Questionné sur l'attitude de la France par rapport à Timor, où ces armements allaient être utilisés d'une manière qui ne pouvait être dissimulée plus longtemps, il se contenta de répondre que la France ne placerait pas l'Indonésie dans une situation embarrassante si la question devait se poser aux Nations unies (Le Monde, 14 septembre 1978). Ainsi que je l'écrivais à l'époque : "Imaginez la réaction si les grandes puissances avaient déversé des armes au Cambodge pour les besoins de la répression à l'intérieur du pays." Comparez la réaction en France à la déclaration du gouvernement français. Ou la réaction aux États-Unis, qui sont la principale source d'armement pour l'Indonésie.
Dans Le Matin de Paris (17 décembre 1979), Jacques Attali et Bernard-Henri Lévy se réfèrent à ma déposition devant les Nations unies (inexactement, mais je laisse cela de côté). Par une prouesse de raisonnement des plus remarquable, ils en tirent la conclusion que je propose le choix "ou Cambodge ou Timor" et que je milite pour que nous nous occupions uniquement des victimes des crimes indonésiens soutenus par l'Occident, par une sorte de néo-stalinisme inversé. Comme c'est la règle dans ce style de commentaire, ils n'apportent aucune preuve d'aucune sorte pour appuyer cette absurde déduction, et, bien sûr, ils ne le pouvaient pas, puisqu'il n'en existe aucune.
On est habitué à un certain degré de fantaisie et d'irrationalité de la part de ces milieux, mais il devrait quand même y avoir des limites.
Sincèrement vôtre,
Noam Chomsky.
++++++++++++++++++++++++
14 janvier 1981
Le directeur de publication, Le Monde.
Cher Monsieur,
Dans Le Monde du 31 décembre 1980, Paul Thibaud formule une série d'accusations et d'affirmations portant sur des faits, qui méritent un commentaire. Il prétend que j'ai condamné sans restriction "toute l'intelligentsia française" et que Chomsky "se pose en face de catégories entières", en portant "une accusation générale de fanatisme et de mépris des faits contre les Français". Je conviens tout à fait qu'il serait stupide de condamner dans son ensemble "toute l'intelligentsia française" de la manière dont Thibaud le décrit. J'ai donc soigneusement évité de faire cela, tant dans mon "avis" sur les "libertés publiques" auquel il se réfère que dans mon interview au Monde auquel il répond. L'"avis" commençait par un avertissement contre, précisément, la sorte de falsification à laquelle se livre Thibaud. Je mentionnais que je critiquerais "certains secteurs de l'intelligentsia française Ce que je dis ne s'applique certainement pas à beaucoup d'autres qui continuent sans défaillance à faire preuve d'intégrité intellectuelle Je ne voudrais pas que l'on se méprenne sur mes commentaires et qu'on les applique au-delà du cadre dans lequel je les formule." De la même manière, mes commentaires dans Le Monde se réfèrent à "une bonne partie de l'intelligentsia française qui est fortement sollicitée par le totalitarisme: depuis quarante ans, quelques-uns des courants intellectuels dominants se sont répartis entre le fascisme d'extrême-droite d'une part, le léninisme et le stalinisme d'autre part."
Les commentaires de Thibaud sur ce que j'ai écrit à propos de la guerre d'Indochine portent tout autant la marque de l'ignorance. Il m'accuse d'appartenir à cette partie de la gauche qui "a confié l'avenir des libertés vietnamiennes à la bonne volonté supposée des dirigeants du Nord", et qui n'a pas voulu voir "le fait que la grande majorité de la population du Sud préférait une solution de type " troisième force" plutôt que de type Vietcong". Ces commentaires, et d'autres, semblables, que Thibaud fait sans même un semblant de preuve, sont de la pure invention. Dès mes premiers textes sur la guerre américaine en Indochine, j'ai insisté sur ce fait évident que l'agression américaine directe depuis 1962 (pour ne pas parler des interventions antérieures) était dirigée d'abord contre la population rurale du Sud et avait pour but d'empêcher le développement d'options neutralistes soutenues par la troisième force et aussi par le FNL au début des années soixante, ainsi que par des gouvernements mis en place par les Américains (ce fut une des raisons pour lesquelles ils furent renversés par des interventions américaines). J'ai attiré aussi à plusieurs reprises l'attention sur le fait que, si les États-Unis parvenaient à détruire le FNL et les autres mouvements populaires en Indochine, "ceci créerait une situation dans laquelle, évidemment, le Nord-Viêtnam dominerait nécessairement l'Indochine, parce qu'il ne resterait en place aucune autre forme de société viable" (At War With Asia, 1970). Incidemment, les affirmations de Thibaud concernant la "grande majorité" des habitants du Sud ne devraient pas s'adresser à moi mais plutôt aux experts en pacification du gouvernement américain qui ont déclaré à maintes reprises que la population rurale avait tendance à soutenir le FNL et que cette organisation devait donc être détruite et la population rurale "urbanisée" à coups de bombes et d'artillerie pour priver ainsi le FNL de son soutien populaire.
La propagande du gouvernement américain a toujours dit que les opposants à l'agression américaine au Sud Viêt-Nam et dans le reste de l'Indochine ne pouvaient être que des supporters de Hanoi. En parfaite victime du système de propagande américain, Thibaud reprend cette accusation absurde, qui avait naturellement pour but de détourner l'attention de la condamnation de l'attaque américaine dirigée à l'origine et surtout contre la société rurale du Sud Viêt-Nam. Si Thibaud avait examiné sérieusement les textes de moi qu'il condamne, il se serait aperçu que c'était précisément ces attaques contre le Sud que je condamnais avec insistance en en mentionnant les conséquences inévitables, qui ne manquèrent pas de se produire. Il ne trouvera pas un mot qui justifie ses assertions fausses et empreintes d'ignorance.
Thibaud écrit plus loin que je préfère maintenant "changer de sujet". "Ces dernières années, il n'a plus parlé ni du Vietnam ni du Cambodge, mais de la manière dont la presse occidentale en parle" et, pour conserver ma position de "moraliste impeccable", que je me suis engagé "dans une nouvelle croisade contre les moyens d'information au service de l'impérialisme". Encore une fois, Thibaud écrit dans une totale ignorance des faits. Depuis mes plus anciens écrits sur la guerre, mon centre d'intérêt principal fut la politique du gouvernement américain et le climat idéologique créé pour le soutenir dans les média et l'Université. Dans mes textes les plus récents, je conserve en gros ces mêmes centres d'intérêt et cela pour de bonnes raisons : 1· Si tant est que j'aie des compétences particulières, elles touchent les États-Unis, leur politique et leurs institutions ; 2· Ce sont justement cette politique et les structures de propagande et d'idéologie qui la soutiennent que j'entends modifier par mes écrits ou ma participation à l'action directe et à la résistance.
Thibaud prétend encore que je me suis intéressé à Timor pour détourner la critique. S'il était un tant soit peu au courant de mes activités et de mes écrits, il saurait que depuis des années j'ai essayé de faire prendre conscience au public de la responsabilité américaine dans les terribles massacres de Timor, afin de les faire cesser. Ce faisant, j'ai, comme toujours dans le passé, exposé en détail la perfidie de ceux qui cherchaient à nier ou à masquer les faits, contribuant ainsi matériellement t aux pires atrocités; par exemple, ceux qui choisirent de garder le silence quand la France annonçait son intention de participer au massacre.
Thibaud prétend que j'ai cité "l'exemple unique de Timor" pour soutenir une "thèse générale" à propos de la presse. Mis à part plusieurs livres plus anciens, le livre de 1979 dans lequel je discute du cas de Timor contient six cents pages concernant d'autres régions d'Asie, d'Amérique latine, du Moyen-Orient et d'Afrique, à l'appui de la même "thèse générale".
Thibaud affirme que ma tentative d'être "la seule conscience" fait qu'il m'est impossible de m'engager dans une discussion rationnelle avec mes critiques français. Il est tout à fait vrai que cette discussion rationnelle a été virtuellement impossible, mais certainement pas à cause de la "paranoïa chomskyenne" comme il le prétend [ Ici, Chomsky expose les attaques lancées contre lui par le père Ponchaud. Cf. infra, NDLR-Spartacus] Il est tout à fait vrai que je trouve difficile d'avoir une discussion rationnelle avec quelqu'un qui agit de la sorte (ainsi que je l'ai montré dans la réponse à la question 16 de l'Interview inédite, N.C.). C'est exactement la même chose en ce qui concerne les autres exemples de Thibaud.
Je pourrais continuer à accumuler des exemples, mais c'est sans grand intérêt. Une discussion rationnelle suppose que l'on fasse au moins un effort pour distinguer le vrai du faux. La lettre de Thibaud montre très clairement qu'il ne partage pas ce présupposé. Il est donc inutile de faire semblant d'engager un débat rationnel avec lui.
Dans le même numéro du Monde, Mme Charlotte Delbo proteste contre ma défense du droit à la libre expression même d'opinions qu'elle considère comme fausses (comme je les considère moi-même en l'occurrence). Elle n'énonce pas les conséquences qui découlent directement de son point de vue, mais elles me semblent assez claires: nous devons instituer une inquisition, ou un groupe de commissaires politiques qui détermineront où est la vérité et qui refuseront la liberté d'expression à ce qui sera considéré comme faux. C'est un bien piètre hommage à rendre à la mémoire des victimes de l'holocauste que de reprendre une doctrine centrale de leurs meurtriers.
Toujours dans le même numéro du Monde le PEN Club français "déplore que grâce à Noam Chomsky, l'affaire Faurisson jusque-là folklorique" soit "redevenue l'objet d'une controverse internationale". A propos de ma défense de la liberté d'expression des opinions complètement opposées aux miennes, comme cela fut plusieurs fois exprimé dans la presse et à nouveau dans Le Monde, le PEN Club conclut : "Celle-ci est d'autant plus déplorable qu'exprimée par des déclarations contradictoires; elle se manifeste en un temps où, à l'apologie de la violence s'ajoute la résurgence de l'antisémitisme.
Ceci appelle quelques commentaires. D'abord, on pourrait s'interroger sur le fait qu'une organisation vouée à la défense de la liberté d'expression des écrivains soit si perturbée parce que la presse a choisi de donner de la publicité à un livre dans lequel un auteur se défend contre les accusations qui lui valent d'être traduit en justice pour ses écrits. Faurisson a-t-il atteint un tel contrôle des média et de l'Université en France qu'il soit impossible de trouver un moyen de lui répondre? Ou le fait que la presse ait choisi de donner de la publicité à son livre doit-il être utilisé comme une occasion d'apporter au public la vérité sur l'holocauste? Cette occasion serait naturellement bénie par ceux qui ne veulent pas que les croyances qui sont presque universellement acceptées deviennent des dogmes figés et qui désirent que les horribles réalités du nazisme soient bien comprises.
Ensuite, il est quelque peu abusif d'attribuer à mon banal commentaire sur les libertés publiques la publicité qui a été faite au livre de Faurisson. A maintes reprises j'ai écrit des préfaces et donné ma caution à des livres en France et ailleurs (ce qui n'est pas le cas ici), livres qui ne furent pas lus, restèrent méconnus et n'eurent pas les honneurs de la presse, comme c'est en vérité généralement le cas pour mes propres éclats politiques, ainsi qu'en témoignent les commentaires de Thibaud.
Pour ce qu'elle vaut, la protestation du PEN Club devrait se diriger contre les média français qui ont choisi de prêter attention à mon rabâchage d'opinions devenues choses banales depuis les Lumières et que les citoyens d'une démocratie apprennent à l'école élémentaire, ainsi que contre ceux qui ont amené Faurisson devant la justice, donnant ainsi de la publicité à ses opinions. Enfin, aucune "déclaration contradictoire" n'étant citée, je n'ajouterai aucun commentaire.
Pour finir, considérons la "résurgence de l'antisémitisme". Comment quelqu'un de vraiment soucieux de justice et de liberté peut-il réagir devant ce phénomène? Je ne veux pas donner de conseils aux Français qui se sentent concernés, mais j'envisagerais plutôt un phénomène comparable aux États-Unis. Il est inutile de rappeler que les Noirs américains ont eu à subir le génocide, l'esclavage et un racisme virulent, qui d'ailleurs persiste. Aujourd'hui, des savants américains écrivent des livres dans lesquels ils "prouvent" que les Noirs sont génétiquement inférieurs ; en dehors de milieux marginaux, personne ne propose qu'ils soient suspendus d'enseignement ou autrement inquiétés. Au moment où j'écris, le Ku-Klux Klan et le Parti nazi se préparent à manifester à Buffalo pour l'anniversaire de la mort de Martin Luther King. Le New York Times fait le commentaire suivant : "Buffalo a connu une augmentation de la tension raciale, suite à plusieurs meurtres et agressions de Noirs par un ou plusieurs agresseurs blancs qui courent toujours. Il y a deux semaines, quatre Noirs furent attaqués à coups de couteau, l'un d'entre eux est mort ; six Noirs furent tués au cours de l'automne." (11 janvier 1981.) Le droit de manifester pour le KKK et le Parti nazi a été réaffirmé par les tribunaux, avec le soutien de la New York Civil Liberties Union. Notons que cette affaire va bien au-delà de la simple question de la liberté de parole.
Réagirons-nous à la publication d'écrits qui contribuent sûrement à la montée de la violence et de l'oppression racistes et aux manifestations des nazis et des racistes en leur refusant l'exercice des libertés publiques et en adoptant une doctrine totalitaire? Ou réagirons-nous en cherchant les causes de ces manifestations et en travaillant à les faire disparaître? Pour une personne qui soutient les idées de base répandues dans les démocraties occidentales, ou qui veulent vraiment s'occuper des maux réels auxquels nous sommes confrontés, la réponse me semble tout à fait claire.
Sincèrement vôtre.
Noam Chomsky
+++++++++++++++++++++
[Nous avons des raisons de croire que le journaliste s'appelait Paul-Boncour et qu'il travaillait, à l'époque, pour le quotidien Libération, un journal qui cherchait à faire croire, toujours à l'époque, qu'il exprimait une "sensibilité de gauche." Note de l'aaargh]
Q. A vous lire, on a le sentiment que l'image du monde actuel que vous avez est assez proche de 1984: d'un côté, un totalitarisme massif et répressif qui ne cache pas son visage, ou dont le visage est facile à démasquer: l'U.R.S.S.; de l'autre, un totalitarisme souple et rusé, décentralisé, qui donne l'apparence, mais l'apparence seulement, de la liberté: les U.S.A. Et qui à la limite, serait d'autant plus dangereux puisqu'il réussirait à donner le change et que son hypocrisie ferait des dupes: les libéraux de tous poils.
R. Je n'utiliserais pas le terme "totalitaire" pour décrire le système américain du "lavage de cerveau sous le couvert de la liberté". C'est néanmoins un système remarquablement efficace, et dont la réalité est rarement admise, analysée ou comprise. Herman et moi-même citons un grand nombre d'exemples dans notre ouvrage.
Pour n'en donner qu'un: en 1962, l'armée de l'air américaine a entrepris des bombardements d'une grande ampleur sur les campagnes sud vietnamiennes et a ensuite procédé à une invasion à grande échelle pour soutenir un régime politique client que Washington savait dépourvu de légitimité. Près de vingt ans ont passé et je n'ai jamais vu, dans les journaux de la grande presse ou dans des études savantes, qu'on fasse référence à "l'agression des États-Unis" ou à "l'invasion du Sud Viêt-Nam par les États-Unis". On y lit plutôt que les États-Unis "défendaient" le Sud-Vietnam -- imprudemment, ajoutent les colombes. Peut-être pourra-t-on dire la même chose de la presse soviétique dans vingt ans, à propos de l'Afghanistan. Ce qu'il faut particulièrement noter, c'est que cet asservissement au système de propagande de l'Etat s'établit sans faire usage de la force. Ce système fonctionne au travers de tout un complexe d'incitations, de privilèges, d'intérêts de classe, etc., qui reposent sur la tendance qu'a une grande partie de l'intelligentsia à se conformer au pouvoir (tout en proclamant par ailleurs son indépendance et son courage d'esprit), et sur sa lâcheté face aux calomnies, aux mensonges, aux interdictions de travail et de publication qui viennent sanctionner ceux qui disent la vérité.
J'imagine que l'on peut trouver facilement des situations analogues en France. Par exemple, quelle a été l'ampleur de l'opposition au principe même de la guerre française en Indochine? Combien ont protesté contre le fait que la France a été le principal fournisseur d'armes au Chili et de l'Afrique du Sud, ou contre le fait que la France a apporté un soutien total aux massacres indonésiens perpétrés à Timor, ou encore le fait que, selon les commentaires satisfaits de Business Week, les forces armées françaises "contribuent à maintenir la sécurité en Afrique de l'Ouest dans l'intérêt des pétroliers français, américains ou autres étrangers"? Il est beaucoup plus facile de déplorer les crimes du voisin.
Q. Vue de France, votre démarche -- dans la mesure où elle est ainsi perçue -- a quelque chose de gênant, et même d'un peu "rétro". En effet, dans le mouvement des idées en France, on en est aujourd'hui -- du moins pour une fraction des intellectuels de gauche -- à se détacher de l'illusion (rétrospective) née de l'analyse marxiste et selon laquelle les libertés dites formelles, celles de la démocratie bourgeoise, ne valent pas un clou et que seuls les naifs ou les membres de la classe dirigeante (ce qui n'est pas exclusif) peuvent s'enivrer d'elles. Alors qu'une analyse approfondie de la société, analyse qui ne peut être que marxiste ou marxienne ou marxiforme, révèle derrière les apparences trompeuses l'asservissement ou au moins l'aliénation égale qu'engendrent le totalitarisme dur (sans libertés formelles) ou mou (avec).
De sorte que, très paradoxalement, votre démarche finit par prendre une odeur de stalinisme tout à fait imprévue.
R. La réaction que vous décrivez est remarquable. Il est évident que les prétendues "libertés formelles" ont symbolisé des conquêtes d'une portée considérable. La tâche présente est d'en étendre le champ, particulièrement, en plaçant le pouvoir de décision pour la production et la distribution dans les mains des producteurs et des communautés, tout en démantelant les structures de type autoritaire. L'"analyse approfondie" dont vous faites état est non seulement extrêmement superficielle mais elle est totalement abusive. Le "totalitarisme dur" des sociétés que certains (dont je ne suis pas) nomment "socialistes" est fort loin d'approcher la garantie de liberté et des droits fondamentaux dont nous jouissons dans les démocraties industrielles, quelles que soient les raisons historiques qu'on puisse donner pour expliquer ce fait.
Cela est certainement bien compris dans la gauche sérieuse en France. Par ailleurs, la véritable nature du régime soviétique était évidente dès ses débuts dans les milieux socialistes libertaires, lorsque Lénine et Trotsky détruisirent le pouvoir des soviets et des conseils d'usine pour instituer la "militarisation du travail", etc. En réalité, elle était totalement prévisible de longue date. Je suis souvent stupéfait en lisant les Français sur ce sujet, et pas seulement des ex-léninistes; par exemple, lorsque je lis le commentaire ignorant d'un Paul Thibaud dans Esprit selon lequel, avant Soljénitsyne, "toutes les présentations" du "soviétisme" étaient faites dans un cadre "trotzkisant", ou lorsqu'il plaide pour "un nouvel universalisme", position tellement élémentaire que tous les gens raisonnables seraient embarrassés de l'exprimer sauf, peut-être, dans un sermon de l'école du dimanche pour enfants.
Q. Toujours dans la même veine, cette odeur de stalinisme est soutenue par le pessimisme dont vous faites preuve à l'égard, par exemple, du rôle joué par l'opinion publique américaine dans l'arrêt de la guerre du Vietnam. Si l'opinion publique est indéfiniment manipulée et manipulable, comme vous semblez vouloir le montrer, est-ce la peine de défendre la liberté d'expression et, en particulier, la liberté de la presse ?
R. Mon analyse est entièrement différente. Je pense, et je l'ai souvent écrit, que le mouvement pour la paix a eu un énorme impact sur la politique américaine, bien plus même que je ne le prévoyais au début, lorsque j'étais chassé des tribunes sous les huées, et que j'essayais vainement d'organiser la résistance. Ce mouvement a été spontané, sans chef, courageux et extrêmement efficace. Il devait s'affranchir des contraintes du système idéologique et il l'a fait. Ce fait a créé une grande consternation dans les milieux dirigeants qui y virent une "crise de la démocratie" (Michel Crozier, Samuel Huntington, J. Watanuki, La Crise de la démocratie, rapport à la Commission trilatérale), dans laquelle le public jouait un rôle illégitime dans les affaires de l'Etat; et aussi parmi une grande partie de l'intelligentsia qui était consternée devant cette manifestation d'indépendance d'esprit et de courage dans l'action, particulièrement parmi les étudiants. Pour citer un cas, je prendrai celui d'Alain Besançon qui disait des étudiants de 1968 qu'ils étaient du "pus" qu'il fallait "presser hors des universités" et des Noirs qu'ils étaient "un fléau" (Encounter, juin 1980). Un très grand effort est fait actuellement pour réécrire l'histoire de cette période de façon à nier l'importance de l'action politique de masse. Si ce que vous décrivez est bien l'interprétation généralement donnée de mes analyses, c'est donc tout simplement qu'il s'agit d'un des effets de cette reconstruction d'une histoire plus tolérable pour les milieux dirigeants.
Cet effort de reconstruction historique
se remarque aussi en France. Prenez encore les écrits de
Paul Thibaud dans Le Monde : il me décrit
comme un membre de cette gauche qui "a confié l'avenir
des libertés vietnamiennes à la bonne volonté
supposée des dirigeants du Nord" et qui n'a pas su
voir "le fait que la grande majorité de la population
du Sud préférait une solution de type "troisième
force", plutôt que de type vietcong" (fait ignoré
des spécialistes du gouvernement des États-Unis
qui, à leur grand regret, considéraient le FNL comme
la seule organisation politique de masse, et la "troisième
force" comme insignifiante). Pour commencer, c'est de la
fabrication pure et simple. J'ai toujours souligné que
l'agression américaine avait pour fonction évidente
d'empêcher que ne se développent des positions neutralistes
(dont celles de la "troisième force"), prévoyant
ainsi que les conséquences de cette agression seraient
de "créer une situation dans laquelle, certainement,
le Nord-Viêtnam dominerait nécessairement en Indochine,
car il ne resterait plus aucune société viable"
(1970). Le plus intéressant en tout cas c'est cette croyance
qu'avait Thibaud qu'un opposant à l'offensive américaine
devait nécessairement être un partisan de Hanoi.
En parfaite victime du système de propagande des Etats-Unis,
Thibaud répète cette opinion absurde qui était,
bien évidemment, fabriquée pour détourner
l'attention des attaques américaines commises contre les
régions rurales du Sud Viêt-Nam, où vivaient
80% de la population. Si Thibaud s'était donné la
peine de lire mes écrits qu'il prétend discuter,
il saurait que ce sont précisément ces attaques
contre le Sud que j'ai condamnées avec la plus grande insistance,
en relevant leurs conséquences évidentes, qui n'ont
pas manqué de s'ensuivre. Il ne trouvera pas un mot pour
étayer ses allégations trompeuses et ignorantes:
mais, pour le vrai croyant, il est tout bonnement inconcevable
qu'on puisse s'opposer à l'agression américaine
exactement comme on s'oppose à l'agression soviétique,
ou qu'on refuse la doctrine officielle selon laquelle la guerre
résultait d'un conflit entre les Etats-Unis et le Nord-Viêtnam.
Q. A vous lire même, j'ai le sentiment que le pessimisme de votre analyse met en question l'utilité de votre livre. A supposer qu'il existe des esprits assez libres pour vous lire, les mécanismes implacables que vous décrivez n'en feront que des belles âmes impuissantes et isolées.
R. Bien au contraire. En fait, nos livres
sont beaucoup plus lus que ceux que j'ai écrits au plus
fort de la guerre du Vietnam. Contrairement à ce que l'on
croit généralement, l'opinion publique américaine
s'est dégagée du conformisme aveugle (les temps
précédents. Comparez le Vietnam et le Salvador.
L'intervention américaine au Salvador a atteint à
peu près le niveau qu'elle avait au Vietnam en 1960. Or,
l'opposition qu'elle provoque rappelle plutôt les années
1966-1967, quand des centaines de milliers de militaires américains
avaient envahi le Sud- Vietnam. Et elle a réussi à
imposer des limites au soutien qu'apportent les États-Unis
au terrorisme d'Etat du Salvador.
Q. De sorte que j'ai envie de vous demander: à qui s'adresse ce livre et quels effets en attendez-vous ?
Ces livres sont destinés à
ceux qui cherchent à comprendre la réalité
sociale dans laquelle ils vivent. Nous espérons qu'ils
auront pour effet d'aider ceux qui essaient de maintenir cette
"crise de la démocratie", et en particulier de
faire naître des changements fondamentaux dans la politique
étrangère des U.S.A. Et ils sont nombreux: il m'est
absolument impossible d'accepter une partie seulement des invitations
que je reçois pour faire des conférences sur ces
sujets, bien que l'accès à la plupart des journaux
me soit fermé.
Q. Et enfin, comment articulez-vous ce pessimisme avec la défense intransigeante de la liberté d'expression que vous prônez par ailleurs ?
R. Il ne devrait pas être nécessaire de rappeler que la liberté d'expression doit toujours être défendue de façon vigoureuse et engagée. En fait, les "libertés bourgeoises" qui sont souvent raillées par ceux qui se considèrent comme "la gauche" sont précisément celles qui ont permis aux principaux mouvements de masse de se développer aux Etats-Unis, malgré les efforts conjoints des dirigeants intellectuels et politiques pour les contenir, et malgré la puissance considérable du terrorisme d'Etat, dirigé en particulier contre ce "fléau" que sont les Noirs mais aussi contre beaucoup d'autres.
Q. A ce propos, bien que mes opinions en tant qu'interviewer soient sans intérêts ni conséquences, pour combler la distance qui nous sépare (dans l'écrit), permettez-moi de glisser en incidence que j'ai beaucoup aimé le texte de vous qui a fini en préface au livre de Thion [En fait, le Mémoire en défense de Faurisson -- note de l'aaargh] sur l'affaire Faurisson et je l'approuve sans restriction aucune.
R. Merci de votre appréciation. Peut-être devrai-je préciser, une fois encore, que je n'ai pas écrit ce texte pour qu'il serve de préface au livre dont j'ignorais l'existence; que j'ai ensuite demandé qu'on l'en retire, mais trop tard pour arrêter la publication quelques semaines après que je l'ai écrit; il s'agit là de faits qui ont provoqué un grand nombre de commentaires absurdes et malveillants dans la presse française et que je ne passerai pas en revue.
Q. Ce qui m'amène à vous demander si, depuis, vous avez eu la curiosité de vous intéresser au fond de l'affaire ?
R. Mon intérêt pour cette affaire a été très limité. On m'a demandé de signer une pétition qui demandait aux autorités de protéger les droits civiques de Faurisson, et je l'ai fait. Je signe d'innombrables pétitions de cette nature et je ne me souviens pas avoir jamais refusé d'en signer une. Je pensais que l'affaire s'en tiendrait là. Mais ce ne fut pas le cas à cause du tir nourri de mensonges qui se produisit en France visant à dire, entre autres absurdités, qu'en défendant les droits civiques de Faurisson je défendais ses positions. J'ai alors écrit le texte dont on vient de parler. Ce texte, ainsi que d'autres de mes commentaires ont provoqué une nouvelle vague de falsifications. Par exemple, dans sa lettre au Monde que j'ai déjà citée, Thibaud écrit que j'ai condamné "toute l'intelligentsia française", sans restrictions. En réalité, au début de mon texte, je précisais que j'allais critiquer "certains secteurs de l'intelligentsia française. [] Ce que j'aurai à dire ne s'applique certainement pas à beaucoup d'autres qui continuent sans défaillance à faire preuve d'intégrité intellectuelle. [] Je ne voudrais pas que l'on se méprenne sur mes commentaires et qu'on les applique au-delà du cadre dans lequel je les formule". Le Monde a refusé de publier ma réponse qui dénonçait cette erreur et encore d'autres absurdités. Le Matin aussi s'est opposé à publier ma réponse aux accusations extravagantes d'Attali et de Lévy qui prétendaient que je refusais de dénoncer Pol Pot, en justifiant leur opinion par le témoignage que j'ai fait aux Nations unies sur les massacres de Timor encouragés par les États-Unis (massacres que j'ai d'ailleurs décrits comme comparables à ceux perpétrés par Pol Pot, comme c'était le cas). Il est frappant qu'en France, et dans ce seul pays européen, la presse m'ait refusé régulièrement le droit de répondre aux mensonges et aux calomnies, alors que je lis qu'il y existe un "débat" qu'on prétend en progrès.
La pure irrationalité de ces commentaires est stupéfiante, comme le prouvent les exemples dont nous discutons. J'en citerai encore un autre, celui de Vidal-Naquet (Les Juifs) : il prétend que j'ai tiré d'un passage de sa correspondance privée une erreur qu'il aurait ensuite corrigée dans l'article qu'il a publié ensuite dans la revue Esprit, alors qu'en fait il sait pertinemment que j'ai cité l'article publié. Il faut avoir une foi sans faille dans la crédulité des lecteurs pour s'aventurer dans des falsifications aussi flagrantes. Pour finir, je mentionnerai encore Le Matin qui prétend maintenant que je considère "l'idée même de génocide" comme un "mythe impérialiste", alors que ses rédacteurs ne peuvent pas ignorer que j'ai décrit "le massacre des Juifs" comme "l'explosion la plus fantastique de folie collective dans toute l'histoire de l'humanité"; et mon livre en question est consacré aux multiples exemples d'actions génocides à travers le monde.
Je ne fais que donner un petit échantillon de l'amoncellement de mensonges et de tromperies suscités par mes prétendues opinions. Dans certains milieux intellectuels français, les principes fondamentaux de toute discussion -- à savoir, un respect minimum des faits et de la logique -- ont été pratiquement abandonnés.
Pour en revenir à mon engagement dans l'affaire Faurisson, il consistait en une signature au bas d'une pétition, et ensuite en des réponses aux mensonges et aux calomnies. Un point, c'est tout !
J'ajouterai encore un dernier commentaire. Les tribunaux français ont maintenant condamné Faurisson pour avoir, entre autres vilenies, manqué à la "responsabilité" et à la "prudence" de l'historien, pour avoir négligé d'utiliser des documents probants, et avoir "laissé prendre en charge par autrui (!) son discours dans une intention d'apologie des crimes de guerre ou d'incitation à la haine raciale". Dans un déploiement de lâcheté morale, la cour prétend ensuite qu'elle ne restreint pas le droit pour l'historien de s'exprimer librement mais qu'elle punit seulement Faurisson pour en avoir usé. Par ce jugement honteux, on donne à l'Etat le droit de déterminer une vérité officielle (en dépit des protestations des juges) et de punir ceux qui sont coupables d'"irresponsabilité". Si cela ne déclenche pas des protestations massives, ce sera un jour noir pour la France. [Ce jour noir ne s'est pas encore couché... note de l'aaargh]
Q. Pensez-vous que le doute sur l'existence des chambres à gaz soit un doute raisonnable? Je veux dire que leur existence ou leur non-existence soit, du point de vue de la recherche historique, un vrai problème?
Pour moi, il n'existe pas de données raisonnables qui permettent de douter de l'existence des chambres à gaz. Bien entendu, il s'agit de faits et non de croyance religieuse. Seul un fanatique religieux pourrait refuser qu'on enquête sur des questions de faits.
Q. Si vous n'avez pas eu l'occasion d'instruire le dossier sur le fond, pourquoi ?
Mes raisons sont les mêmes que celles de la grande majorité des autres, qui ne l'ont pas fait non plus. La thèse selon laquelle il n'y aurait pas eu de chambres à gaz me paraît grandement invraisemblable et la négation de l'holocauste me semble totalement impossible. Comme pratiquement tous ceux qui ont écrit, ou n'ont pas écrit, sur cette affaire, je ne ressens pas le besoin d'enquêter plus avant. On a prétendu (par exemple Vidal-Naquet) qu'il était "scandaleux" de défendre le droit à la libre expression de Faurisson sans dénoncer ses conclusions -- ce qui, bien entendu, obligerait à analyser scrupuleusement toute sa documentation, etc. Au regard de ces normes pour le moins curieuses, j'ai eu souvent et volontairement un comportement "scandaleux". J'ai signé fréquemment des pétitions -- qui allaient bien plus loin, en fait -- pour des dissidents d'Europe de l'Est dont je ne connais ou ne partage pas les opinions, ou les trouve même effarantes: des gens qui soutiennent les atrocités commises couramment par les États-Unis, par exemple. Dans ces pétitions, je ne fais jamais allusion à ces opinions, même si je les connais bien, ce qui, sans aucun doute, scandalise les commissaires politiques. Le préalable selon lequel pour détendre des droits civiques il faudrait analyser et commenter les opinions exprimées détruit tout simplement toute défense des droits de ceux qui expriment des idées impopulaires et horribles, ce qui arrive habituellement lorsqu'il s'agit d'une question grave. Ce principe est admis sans restrictions par tous les libertaires. Par conséquent, en m'expliquant sur l'affaire Faurisson, je me suis borné à déclarer que les opinions de Faurisson étaient diamétralement opposées aux miennes. Dans le cas des dissidents d'Europe de l'Est, je ne vais même pas jusque-là, et ce n'est pas la peine de le faire, d'ailleurs.
Q. Pensez-vous que l'existence ou la non-existence des chambres à gaz soit une question (même si du point de vue de la réalité elle ne se pose pas selon vous) qui a une valeur idéologique, politique, éthique?
R. Si, contrairement à ce que je crois, on démontrait qu'il n'y avait pas eu de chambres à gaz mais que le massacre de millions de Juifs avait été le résultat de conditions atroces dans les camps de travail forcé, cela ne changerait pas mon appréciation du génocide nazi.
Q. Si vous pensez qu'elle a une valeur de cet ordre -- disons comme enjeu dans une bataille pour l'interprétation du nazisme en tant que phénomène historique -- voudriez-vous préciser votre pensée à cet égard ?
R. C'est une question trop complexe pour que je puisse y répondre convenablement ici. Comme je l'ai souvent écrit, le nazisme fut unique dans son horreur, peut-être sans précédent historique. Mais nous devons aussi reconnaître que des institutions de style fasciste commençaient à se développer sous une forme ou sous une autre à cette époque dans une grande partie du monde, et c'est le cas depuis. Quand on considère l'Amérique latine aujourd'hui, on pourrait penser que Hitler a gagné la guerre alors qu'en réalité c'est le libéralisme américain qui est en grande partie responsable de cette plaie des régimes de terreur et de torture qui imitent souvent les nazis. J'ajouterai que certains commentateurs qui appartiennent au courant principal de l'opinion, par exemple le prix Nobel d'économie Paul Samuelson, prétendent que, dans le futur, le capitalisme occidental ressemblera vraisemblablement plus au Brésil et à l'Argentine qu'à -- disons -- la social-démocratie scandinave. Il s'agit là d'un sujet très important qui nécessiterait beaucoup plus d'espace pour être discuté.
Q. Il y a le Chomsky scientifique et linguiste et le Chomsky qui s'engage dans des combats politiques: que se disent-ils quand ils se rencontrent ?
R. Ils n'ont pas de rapport, à part quelques relations ténues à un certain niveau d'abstraction, par exemple en ce qui concerne le concept de la liberté humaine qui anime les deux entreprises.
Q. Vous semblez penser que le seul travail intelligent et courageux pour un intellectuel est de dénoncer les abus commis par son propre gouvernement et non de s'occuper -- ce qui est plus facile -- des abus commis par les gouvernements d'autres pays. Est-ce exact?
R. Pas tout à fait. J'ai toujours pensé que la critique de n'importe quel Etat ou société était légitime, à partir du moment où elle était honnête. Il y a des chercheurs occidentaux qui se consacrent exclusivement à l'étude des crimes sociétiques. Je ne les critique pas. Mes propres écrits comportent de nombreuses discussions de la nature criminelle de la doctrine marxiste-léniniste et de sa pratique.
Mais si l'on considère la signification morale du travail et des actions d'un homme, d'autres critères entrent en jeu: une personne sensée envisagera les conséquences humaines de ce qu'elle fait. Une personne vraiment soucieuse de ces conséquences concentrera son énergie nécessairement limitée sur des sujets qui lui permettront de contribuer à alléger la misère humaine et à étendre les droits de l'homme. Si un intellectuel sociétique choisit de dénoncer les crimes américains, sa démarche n'a que peu de signification. Ce qui importe, c'est ce qu'il dit de l'URSS, de la Tchécoslovaquie, de l'Afghanistan, de l'Erythrée, etc. Les raisons sont évidentes. Quel que soit le bien-fondé de ses critiques, sa contribution au bien-être humain est nulle, et peut même être négative, si on pense qu'elle ne peut que renforcer le système répressif, destructeur et meurtrier de l'Union soviétique. Si un intellectuel soviétique choisit de mobiliser toutes ses forces sur les crimes de son propre Etat, je n'ai que des louanges à lui adresser. Bien sûr, les commissaires politiques voient les choses de manière différente et le dénonceront pour "indignation sélective", tout comme dans la plaisanterie familière antistalinienne des années 1940, lorsque vous dénonciez les camps de travail forcé soviétiques, on vous demandait: "Et que dites-vous des lynchages accomplis dans le Sud?" La malhonnêté est patente.
Remarquez que, en matière de critique institutionnelle, cette démarche est parfaitement légitime. De même est-il tout à fait juste (bien qu'évident) de reprocher aux media soviétiques de concentrer leurs critiques sur les crimes occidentaux alors qu'ils font le silence sur les crimes commis chez eux; et il est tout à fait juste et très important que nous analysions la conduite des media occidentaux quand on peut constater qu'ils reflètent, jusqu'à un certain point, cette pratique déplorable.
Une personne honnête s'appliquera à elle-même les mêmes critères. En fait, j'ai critiqué immédiatement et sévèrement les crimes soviétiques, mais cela n'a guère d'importance. Ce qui m'importe, c'est d'exposer les crimes de mon propre Etat qui sont souvent cachés par les institutions de la propagande. Je le fais parce que je peux ainsi contribuer à alerter l'opinion publique qui, dans une démocratie, peut aider à mettre un terme à ces crimes. Les crimes de Pol Pot pouvaient bien être dénoncés, personne ne savait comment y mettre fin. Au même moment, on aurait pu en finir avec les crimes comparables de Timor si l'opinion publique avait été mobilisée, puisque la responsabilité principale en incombait aux Etats-Unis et à leurs alliés. En conséquence, il n'est pas surprenant de constater qu'il y eut une grande campagne de scandale à propos du Cambodge en même temps qu'un grand silence sur Timor. Voilà un phénomène caractéristique, longuement examiné dans nos deux volumes, et ailleurs. [Chomsky et Herman, The Political Economy of Human Rights, 2 vol. Seul le premier volume est paru en traduction française chez Albin Michel. Le deuxième volume a été censuré en raison de la trouille intense que les réactions hostiles à Chomsky provoquait chez les éditeurs -- note de l'aaargh.]
On pourra peut-être trouver un homologue du commissaire soviétique qui m'accusera d'"indignation sélective" car je concentre la plus grande part de mes forces là où je peux réellement faire quelque chose pour sauver des vies humaines et détendre la liberté de façon significative quoique, à mon sens, une telle malhonnêteté soit rare en Occident, mis à part certains ex-stalinistes ou des amoureux désillusionnés des révolutions du tiers monde.
Q. Après les doutes qui ont envahi l'opinion américaine au sujet de la guerre du Vietnam, vous parlez d'une "reconstruction idéologique" en cours ou achevée, qui amène une sorte de blanchissement et d'amnésie. A votre avis, s'agit-il d'une démarche délibérée et voulue par certains, ou plutôt d'une sorte de sécrétion d'anticorps à moitié inconsciente de la nation américaine ?
R. Il est certain que, pour une grande part, la reconstruction de l'idéologie impériale et l'effacement de la mémoire des crimes américains sont tout à fait délibérés. Il faut se rappeler que le libéralisme américain est responsable d'un grand nombre des pires crimes commis, et pas seulement en Indochine, et que l'intelligentsia éclairée a apporté un large soutien à la guerre en Indochine, pour s'y opposer ensuite en même temps que les milieux d'affaires et pour les mêmes raisons "pragmatiques". Le principe fondamental, qui est un principe fort ancien, est que les "intellectuels responsables" ont pour devoir d'entreprendre ce qu'on appelle "l'ingénierie du consensus", ou le modelage des attitudes du peuple afin que celui-ci se range derrière ceux qui ont le pouvoir objectif. Ainsi, encore une fois, une personne qui s'est engagée à aider ceux qui souffrent se mobilisera pour combattre ces forces qui, il n'est pas besoin de le souligner, dominent les institutions idéologiques.
Q. Votre effort pour "dégonfler" le génocide cambodgien a été interprété par certains intellectuels français comme une errance née du postulat: tout ce que dit (ou ce qui arrange) la CIA est faux, donc le génocide cambodgien, etc. Comment expliquez-vous cette façon de percevoir votre action ?
R. Il n'y a pas eu d'"effort" de ma part. Je remarque avec intérêt que ce que vous écrivez est effectivement ce que croient beaucoup de gens en France. Cela reflète, une fois encore, l'ignorance totale qu'ont de mes écrits ceux qui en parlent le plus savamment. En fait, dans mes travaux sur le Cambodge, j'ai considéré que les analyses en provenance des services secrets américains étaient vraisemblablement plutôt précises, ce qui semble s'être vérifié plus tard. De nombreux mensonges ont déferlé sur la France à ce sujet. Prenons par exemple François Ponchaud. Dans l'introduction à l'édition américaine de son livre, il cite l'éloge que j'ai fait de son travail "sérieux qui vaut la peine d'être lu", et à son tour il vante l'"attitude responsable et la précision de pensée" que je manifeste dans mes écrits sur le Cambodge, qui en réalité couvrait tout ce que j'avais écrit pendant la période de Pol Pot. Dans l'introduction à l'édition internationale, datée du même jour, ces passages sont supprimés et remplacés par l'affirmation que j'avais "critiqué sévèrement" son livre, que j'avais nié l'existence de massacres au Cambodge, que j'avais rejeté les témoignages des réfugiés, et que je me bornais à m'appuyer sur des "déclarations officielles délibérément choisies". Tout cela n'était que mensonges, et il le savait : il suffit de comparer avec la préface de l'édition américaine écrite le même jour. L'édition internationale n'est pas en vente aux Etats-Unis, où les mensonges auraient été rapidement dénoncés; elle se trouve partout ailleurs sauf là, aux Etats-Unis, où les faits sont connus. La suite est encore plus révélatrice puisqu'elle a montré tous les efforts faits pour déguiser les faits: par exemple, quand Paul Thibaud écrit dans Esprit que Ponchaud commit l'erreur d'avoir tenu compte seulement dans l'édition américaine "des remarques de Chomsky", ce qui est une façon particulièrement intéressante de concéder que l'édition internationale simultanée contenait des mensonges criants à propos de ces "remarques". Le directeur du Nouvel Observateur manifesta lui aussi une honnêteté de même nature. Il publia une lettre de moi, en ayant soin de supprimer mes références aux "mesures draconiennes" prises par le régime de Pol Pot, de façon à pouvoir continuer de prétendre, entre autres, que je refusais de critiquer ce gouvernement. Je pourrais citer encore beaucoup d'autres exemples.
Herman et moi-même commençons notre chapitre sur le Cambodge en observant qu'"on ne rencontre pas de difficultés pour se documenter sur les atrocités les plus importantes et sur l'oppression, principalement grâce aux récits de réfugiés" dans une société pourtant fermée à l'Ouest, et que "le dossier des atrocités commises au Cambodge est important et souvent effroyable". Dans la même veine, nous continuons en réitérant très exactement ce que déclarent Ponchaud et les fonctionnaires des services secrets américains à propos des récits de réfugiés ; en réalité, nous critiquons les media américains pour avoir manqué d'utiliser ces témoignages et pour avoir failli en général à prêter attention aux analyses des services secrets des Etats-Unis. Nous citons des estimations sur le nombre de tués qui varient de "peut-être des milliers" (Far Eastern Economic Review ; quand notre livre était sous presse, la Review estimait la population à 8,2 millions, ce qui dépasse largement les données démographiques de 1975) à 2 millions que, selon Jean Lacouture en février 1977, le régime de Pol Pot se serait "vanté" d'avoir tués Nous avons écrit notre livre trop tôt pour citer les chiffres, apparemment en provenance de la propagande de Hanoi, qui attestent d'une diminution de la population cambodgienne de 7 à 4 millions). Nous concluions finalement que, "lorsque les faits seront établis et bien connus, il se pourrait que les condamnations les plus extrêmes s'en trouvassent justifiées"; cette affirmation ne contredit bien sûr pas nos conclusions sur le thème central de notre étude, à savoir "la façon dont les ; faits disponibles ont été sélectionnés, modifiés ou même parfois inventés pour créer une certaine image à transmettre à la population en général". Nous nous sommes documentés sur un grand nombre de fabrications de preuves et de falsifications de l'événement historique correspondant, pas seulement dans le cas du Cambodge, mais à travers toute l'Indochine. Le contexte général de notre livre concernait les méthodes employées par le système de propagande pour supprimer des rapports les crimes américains à travers le monde. Les raisons qui président à cette remarquable campagne mensongère à propos de mes écrits sur le Cambodge sont très claires. Celle-ci a commencé dès que j'ai écrit une lettre personnelle à Jean Lacouture pour lui signifier qu'il avait grossièrement falsifié le livre de Ponchaud dans une recension publiée dans Le Nouvel Observateur et dans la New York Review. Lacouture en a tenu compte partiellement dans les corrections qu'il a publiées aux Etats-Unis, mais il n'a jamais cru bon de faire la même chose en France, révélant ainsi le mépris total dans lequel lui-même et son directeur de publication tiennent l'intelligentsia française puisqu'ils présumaient que personne ne s'inquiéterait de savoir si ce qui était écrit était vrai ou faux. Alors, commença le déferlement de mensonges. Evidemment, ma foi dans le fait que chacun se doit à la vérité outrage un grand nombre de gens qui entendent être libres de mentir à propos des ennemis officiels.
Q. Le fait que les droits de l'homme ne soient pas mieux respectés par les régimes socialistes, y compris Cuba, ne vous plonge-t-il pas dans un état de pessimisme intégral du type: rien à attendre d'un côté ni de l'autre?
R. Non, pas du tout, puisque je ne m'attendais pas à grand chose d'autre de la part de ces régimes. Il y a un grand nombre de facteurs qui poussent ces révolutions du tiers monde vers le totalitarisme et la brutalité. L'un d'entre eux, qui devrait nous concerner directement puisque c'est le seul sur lequel nous puissions agir de façon significative, est le rôle de l'Occident. Dans le cas de Cuba, par exemple, il ne fait aucun doute que la campagne terroriste lancée par l'administration Kennedy, après l'épisode de la baie des Cochons, a joué un rôle déterminant, comme prévu, dans la consolidation des tendances répressives du régime de Castro. Il en va de même pour l'Indochine. Au Laos, par exemple, où les Américains ont pratiquement détruit l'agriculture, non seulement les Etats-Unis refusent de fournir une aide alimentaire aux affamés, mais ils refusent d'aider au retrait de tous les explosifs qui tuent un grand nombre de gens et empêchent pratiquement tout travail agricole dans les régions les plus bombardées. Cette politique monstrueuse, ce cynisme des grandes puissances à un point rarement égalé, ne donne pratiquement lieu à aucune critique aux Etats-Unis. Elle a pour objectif d'accroître au maximum la souffrance des peuples indochinois et de renforcer les éléments les plus brutaux et les plus répressifs, de manière à permettre aux "humanistes occidentaux" de déplorer ensuite la sauvagerie des régimes post-révolutionnaires.
Puisque je m'attends à ce que ces remarques soient grossièrement déformées à Paris, je me permets de réitérer mes prémisses: ce n'est pas là le seul facteur qui mène à la répression et à la brutalité dans les régimes dits "socialistes", mais c'est le seul facteur que nous puissions influencer, donc celui qui touchera sérieusement ceux qui veulent vraiment aider les populations souffrantes et non pas se fabriquer une belle âme ou contribuer à renforcer la violence impérialiste.
Q. Vous êtes-vous jamais demandé: si j'étais ministre des Affaires étrangères des USA, que ferai-je? Ou, autrement dit, quelle devrait être la politique étrangère des USA?
R. Je préférerais m'en tenir à une question plus réaliste: que puis-je faire pour modifier la politique étrangère des Etats-Unis de façon qu'elle contribue au bien-être de l'humanité, au lieu de chercher à améliorer le climat des affaires financières ou commerciales américaines ou permettre l'exploitation des ressources humaines et matérielles? Dans une société démocratique, il existe de grandes possibilités d'action, qui seront naturellement dénoncées par ceux qui s'engagent dans la défense de l'oppression.
Q. Vous craignez que le cynisme intégral de la politique étrangère américaine ne finisse par corrompre et ruiner ce qui reste de démocratie américaine. Pourriez-vous préciser?
R. Il existe aux Etats-Unis, comme ailleurs, des forces puissantes qui lutteront pour garantir leurs richesses et leur pouvoir, quoi qu'il en coûte pour l'homme. Il y parviendront s'ils ne rencontrent pas en face d'eux un public informé et engagé dans l'opposition. C'est à cela qu'il faut travailler. C'est ce qui a été fait pendant la guerre du Vietnam et c'est ce qui se passe aujourd'hui. Il s'agit là d'un combat sans fin, au moins jusqu'à ce que les superpuissances soient transformées par des mouvements révolutionnaires. Quant à la lutte pour la défense et le développement de la démocratie, c'est aussi un combat sans fin. Le penseur anarchiste Rudolf Rocker a écrit un jour que "les droits politiques ne prennent pas naissance dans les parlements; ils leurs sont plutôt extorqués []. Ils existent non pas parce qu'ils ont été définis légalement sur un parchemin, mais seulement à partir du moment où ils ont été intériorisés par un peuple et où toute tentative de leur porter atteinte soulèvera dans la population une résistance violente". Il y a beaucoup de vrai dans ce jugement.
A mon avis, la lutte contre l'oppression et l'injustice ne finira jamais, mais prendra perpétuellement de nouvelles formes et imposera de nouvelles revendications. Ce n'est pas une raison pour se laisser aller au pessimisme, mais pour s'engager honnêtement et franchement dans la défense de la liberté et de la justice.
[Nous avons une traduction anglaise de cet entretien.]
(février 1982)
Dans ma réponse à la question 8, je faisais remarquer que, "dans certains milieux intellectuels français, les principes fondamentaux de toute discussion -- à savoir, un respect minimum des faits et de la logique -- ont été pratiquement abandonnés". Quelques cas sont cités en exemples dans cette réponse et aussi ailleurs. Postérieurement à cette interview non publiée, de nombreux exemples plus caractéristiques encore sont venus illustrer le même phénomène. Ma discussion portera sur deux exemples de ce type qui sont représentatifs de la multitude de ceux qui pourraient être cités. J'utiliserai l'expression "intellectuels parisiens", entre guillemets, avec les mêmes restrictions que j'ai exprimées dans mon "avis" sur les libertés civiles, les mêmes précisions dénaturées par Paul Thibaud (voir paragraphe 2 de ma lettre non publiée au Monde, page 21 de ce recueil).
Premier exemple
Dans son livre Ordres et raisons de langue (Paris, Le Seuil, 1982), Jean-Claude Milner introduit un chapitre intitulé "Chomsky et les politiques d'extermination" dans lequel il donne une pesante interprétation de mes prétendues positions sur ce sujet. Conformément aux méthodes des "intellectuels parisiens", Milner n'estime pas nécessaire de prouver que j'ai réellement ces positions. Il est assez facile de prouver que ce n'est pas le cas et que ce sont en réalité de pures fabrications. Il serait tout aussi facile de montrer que les fantaisies de Milner en cette matière sont fréquentes dans les échos parisiens, qui constituent probablement sa source. Quelques exemples vont l'illustrer.
1. Milner écrit que "Chomsky a explicitement déclaré (Matin du 24 décembre 1980) que la thèse révisionniste lui paraissait digne d'être connue et examinée". Les mots "thèse révisionniste" se rapportent aux thèses de Robert Faurisson. Ceci est l'unique cas où le texte de Milner prétende précisément citer mes positions, aussi mérite-t-il examen.
D'abord, je n'ai fait strictement aucune déclaration dans Le Matin du 24 décembre, ni à aucun moment sur ce sujet, mis à part une "interview" qui a été publiée le 19 janvier 1981. Cette "interview" a été écrite par un journaliste à la suite d'une conversation téléphonique et publiée sous mon nom; on peut la reconnaître en partie car elle se rapporte à certains de mes propos. Cette "interview" fait cependant bien apparaître que les thèses de Faurisson n'ont à mon avis pas d'intérêt, et que je maintiens mon point de vue selon lequel "l'holocauste est le plus fantastique déchaînement de folie collective dans l'histoire des hommes". Cette citation provient de mes écrits antérieurs et elle est souvent reprise dans le présent contexte, à côté d'autres citations de la même veine.
J'imagine que ce à quoi Milner fait allusion est un article du Matin (24 décembre) de Jean-Paul Morel, qui donne sa propre version de ce qu'on peut lire dans une interview à Libération, cette interview elle-même étant une version approximative -- mais, selon les critères du Matin, tout à fait exacte -- d'une conversation téléphonique trans-Atlantique. Morel falsifie complètement la teneur de cette interview, comme on peut le vérifier facilement, mais ceci n'entre pas en ligne de compte puisque Morel ne prétend même pas que j'aie fait la déclaration que me prête Milner, ni quoi que ce soit qui y ressemble. Ce qu'en réalité j'ai déclaré dans l'interview de Libération, et que j'ai par la suite répété dans Le Matin du 19 janvier, c'est que le meilleur moyen pour répondre à Faurisson c'est d'utiliser toutes les preuves dont nous disposons pour réfuter ses thèses, mais pas de le chasser de son poste d'enseignant par la violence ni de faire appel au pouvoir de l'Etat pour le sanctionner dans un procès en "falsification de l'histoire" de facture typiquement stalinienne. Bien sûr, je ne pouvais pas encore savoir que les tribunaux français, réitérant ainsi la doctrine de Jdanov, le condamneraient par la suite, ni que les "intellectuels parisiens" garderaient le silence sur cette affaire.
Tout ceci est clair, parfaitement explicite, et n'est susceptible d'aucune erreur d'interprétation. L'allégation de Milner constitue une flagrante dénaturation de la teneur d'un article qui falsifie la teneur d'une interview dans Libération. L'allégation de Milner est, en outre, explicitement démentie par ce qui est cité comme étant mes propres paroles par le Matin, bien que sous des références différentes de celles auxquelles il se réfère. Cet exemple serait en lui-même assez remarquable. Il le devient encore plus quand on s'aperçoit qu'il constitue la seule base de toute l'argumentation de l'ensemble de l'essai de Milner.
2. Milner entreprend ensuite une discussion sur les raisons de mon prétendu scepticisme à l'égard de l'holocauste, en déclarant qu'"il n'est pas suffisamment convaincu", que je tiens "la balance égale entre l'affirmation et la négation de la politique d'extermination", etc. Il est inutile de discuter les raisons qu'il invoque pour étayer ce prétendu scepticisme puisqu'il n'existe que dans son esprit (et dans les commérages parisiens sur lesquels il se fonde) et se trouve directement démenti par mes écrits et mes paroles.
3. Milner fait allusion à ma "négation du génocide cambodgien". Encore un autre mensonge inventé par les "intellectuels parisiens", qui est directement réfuté par mes écrits à ce sujet. Voir la réponse à la question 17 de l'interview non publiée. Inutile donc de passer en revue les autres pensées de Milner à ce propos.
4. Milner affirme que je prête une respectabilité scientifique à Faurisson. C'est absurde, pour les raisons que j'ai expliquées dans mon "interview" du Matin et ailleurs, et ma position est très claire pour qui connaît bien ce que j'ai écrit sur cette affaire -- pour la plupart en dehors de Paris, puisqu'à Paris, cas unique en Europe, mes réponses aux attaques de la presse ne sont pas autorisées à paraître, ou si elles sont publiées, elles sont réécrites par le responsable de la publication pour coïncider avec ses besoins idéologiques (comme dans Le Nouvel Observateur). J'ai clairement indiqué que les vues de Faurisson étaient diamétralement opposées aux miennes, à plusieurs reprises, et que ce qui m'importait c'était le problème de la liberté d'expression; j'ai adopté exactement la même attitude que celle qui avait été la mienne dans des cas beaucoup plus controversés, par exemple dans le cas des criminels de guerre américains au plus fort de la guerre du Vietnam. Nul doute que les "intellectuels parisiens", avec leur mentalité de commissaire politique, ne pourront pas comprendre cela. Ailleurs, c'est parfaitement compris.
5. Milner affirme que "Chomsky a péché par légèreté au moins sur deux points: l'un en concluant avec hâte que la liberté d'expression était en cause l'autre, en préfaçant un livre qu'il n'avait pas lu". Prenons chacun de ces points l'un après l'autre.
Premièrement, la liberté d'expression était-elle en question? Faurisson a été suspendu d'enseignement sous prétexte que l'Université ne pouvait pas le protéger contre la violence, ce qui provoqua quelques protestations, par exemple de la part d'Alfred Grosser et de quelques autres (le caractère limité de cette protestation donne un aperçu intéressant sur la vie intellectuelle parisienne). Il fut poursuivi en justice sous l'inculpation de "falsification de l'histoire", et condamné pour avoir manqué à la "responsabilité" et à la "prudence" de l'historien, pour avoir écarté les documents probants, pour "avoir permis à autrui" d'utiliser ses écrits à des fins abominables, et pour des crimes similaires. Pour Milner, cela ne signifie pas qu'il y avait un problème de liberté d'expression? Dois-je citer Orwell?
Deuxièmement, ce n'est pas la peine de se demander s'il est mal d'écrire une préface concernant la liberté d'expression sans avoir lu le livre, puisque je n'ai pas écrit de préface au livre de Faurisson; voir la réponse à la question 7 de l'interview non publiée. La réalité des faits a été (plus ou moins) exposée dans la presse française en décembre 1980, mais elle a été depuis recouverte d'un flot de mensonges, qui démontre une fois de plus la justesse des analyses d'Orwell. On peut, en dehors de Paris, discuter la question plus avant, et se demande s'il aurait été bon d'écrire un "avis" sur la liberté d'expression en préface à un livre dans lequel l'auteur se défend contre l'accusation de "falsification de l'histoire" quand celle-ci lui vaut d'être poursuivi devant les tribunaux. Je ne soulève pas cette question ici, pour deux raisons: 1· c'est, on le voit, sans rapport avec les accusations de Milner; 2· il est impossible de discuter de cette question quand les conditions fondamentales de la discussion rationnelle ont été abandonnées, comme le prouve, entre autres preuves, le sujet même traité ici.
On peut citer d'autres exemples, mais celui-là suffira peut-être. Le chapitre de Milner est assez typique de la production des "intellectuels parisiens" à bien des égards. Il commence par affirmer des faits qui sont soit entièrement inventés, soit fondés sur des commérages parisiens, et qui sont clairement démentis dans des documents qui sont à portée de sa main. Il poursuit par l'analyse et l'explication de ces prétendus faits. Le plus remarquable, je crois, c'est sa conclusion que la liberté d'expression n'est pas en cause quand une personne est chassée de son poste d'enseignement par des menaces de violence et condamnée par un tribunal pour ses écrits. Je ne m'étendrai pas sur les implications de cette dernière conclusion, ni sur le style intellectuel et le niveau de moralité qui ressortent de tout ceci.
Deuxième exemple
Dans Les Nouvelles littéraires (15 novembre 1981), Gérard Chaliand a publié une recension de la traduction française du premier volume de Economie politique des droits de l'homme (Noam Chomsky et Edward S. Herman, éditions Hallier-Albin Michel) sous le titre "Les indignations sélectives de Noam Chomsky". Edward S. Herman lui répondit le 7 janvier. Chaliand à son tour répondit à la lettre de Herman le 21 janvier, sous le titre: "Réponse à Noam Chomsky et E.S. Herman". Laissons de côté les titres intéressants, dont il n'est pas responsable, et attachons-nous au texte où, là, il est responsable, et étudions tout d'abord la recension originale.
1. Chaliand propose précisément un exemple pour illustrer le fait que nous exagérions le rôle des Etats-Unis dans les atrocités commises et minimisions ainsi le rôle de l'U.R.S.S. Il prétend en particulier, dans le cas de l'Argentine, qu'"il faut nuancer et surtout compléter cette vision" (c'est-à-dire celle que nous développons), à deux égards. Le premier, c'est que nous aurions omis de signaler que l'aide militaire américaine avait été suspendue; le deuxième, que nous aurions omis de dire que l'URSS s'était opposée à la condamnation de l'Argentine dans les tribunes internationales. Remarquez que c'est le seul exemple qu'il fournisse en guise de preuve de mes "indignations sélectives".
Venons-en aux faits. Nous avions écrit: "Les Etats-Unis ont coupé leur aide militaire à l'Argentine et suspendu certaines transactions commerciales pour cause de violation des droits de l'homme." Donc la première affirmation de Chaliand est absolument fausse. Deuxièmement, nous avions condamné le rôle de l'Union soviétique beaucoup plus sévèrement que ne l'a fait Chaliand dans sa formulation modérée, puisque nous avions écrit : "L'URSS est l'un des principaux partenaires commerciaux de l'Argentine, peu désireux de s'aliéner ce fournisseur de blé sans lequel les citoyens soviétiques seraient à la merci des Américains en cas de mauvaise récolte" (citation du Monde) ; et "les Soviétiques semblent totalement indifférents à la torture et aux meurtres commis par les autorités étatiques, à des politiques économiques qui en deux ans ont réduit de moitié le niveau de vie de la classe ouvrière, ou à la violence idéologique anticommuniste proclamée avec exubérance par les militaires". Par conséquent, la seconde affirmation de Chaliand est absolument absurde: en réalité, c'est lui qui minimise le rôle des Soviétiques dans leur soutien à la terreur argentine. Notre démonstration est précise.
En outre, nous avions souligné un fait décisif que Chaliand a supprimé dans son compte rendu prétendument plus "nuancé", à savoir que, pendant que l'aide militaire était suspendue, les fonds en provenance des institutions internationales qui sont sous la coupe des Etats-Unis s'étaient accrus. Comme nous le démontrons tout au long de notre ouvrage, les Etats-Unis possèdent une foule de moyens pour soutenir la dictature de leur choix., même quand la législation du Congrès interdit une aide directe de la part du gouvernement, comme c'était le cas alors.
Tous ces éléments, il était difficile de ne pas les voir. On les trouve dans le seul passage du livre consacré à l'Argentine (voir p. 284 et note 221 de la traduction française). De plus, la coïncidence est presque parfaite entre les omissions que Chaliand nous reproche et nos véritables paroles.
2. Pour montrer qu'"il faut nuancer...", Chaliand propose un deuxième cas: Burundi. Il semble bien n'avoir pas conscience que ses déclarations à cet égard sont tout simplement une répétition, presque mot pour mot, de ce que nous avons écrit sur les "bains de sang bénins", dont le Burundi faisait justement partie.
3. Chaliand prend ensuite le cas de Timor. Ici, la manière de "nuancer" est encore plus intéressante. Il prétend que si les massacres de Timor, et le soutien décisif qui leur a été apporté par les Etats-Unis (et la France, et d'autres) ont été négligés, c'est parce que Timor était "géographiquement comme historiquement excentré". Dans notre discussion, nous avions fait apparaître que la couverture par la presse diminuait à mesure que les massacres augmentaient. Timor avait bénéficié d'une importante couverture avant l'invasion indonésienne soutenue par l'Occident, puis les massacres furent beaucoup moins évoqués après cette invasion, on l'on atteignait pratiquement le niveau zéro au moment où l'Occident déversa son assistance militaire pour faciliter un massacre qui commençait à prendre l'ampleur d'un génocide. Dans l'esprit de Chaliand, donc, Timor n'était pas excentré en 1975, avant l'invasion indonésienne, mais le devint au moment où l'Occident déversa les armes (tout en fournissant aussi un soutien diplomatique décisif) pour faciliter une attaque quasi génocidaire de la population, ce qui entraîna une situation analogue à celle du Cambodge, comme on le reconnut quelques années plus tard. Par conséquent, ses propos ne constituent rien d'autre qu'une apologie grossière des massacres.
Dans le même contexte, Chaliand affirme qu'il était plus facile d'intéresser l'opinion publique aux événements du Cambodge, qui était moins "excentré". C'est vrai, ce fut très facile après 1975, ou même au début des années 1970, au plus fort de l'opposition populaire à la guerre d'Indochine. Mais, comme nous l'avons montré, ce fut pratiquement impossible, par exemple, en 1969, au moment où la presse s'est refusée à publier les supplications passionnées de Sihanouk (qui ont débuté quelques jours après les bombardements par B 52) qui l'implorait de condamner les bombardements des civils khmers par les Américains. A ce jour, en fait, ce matériel a été effectivement censuré, et la presse déplore que Nixon et Kissinger aient livré une "guerre secrète". Pour citer un autre cas (il y en a beaucoup), il n'a été fait référence qu'une seule fois, aux Etats-Unis, au Livre blanc de Sihanouk de janvier 1970 qui décrivait en détails les atrocités commises jusqu'en mai 1969 au Cambodge par les Américains ou des forces soutenues par les Américains, et c'était dans un de mes articles. A l'époque, l'attention était sans aucun doute concentrée sur l'Indochine, mais la presse, fidèlement, s'est bien gardée de dévoiler ce que faisait le gouvernement, exactement comme dans le cas de Timor. En réalité, ce n'est qu'après le revirement de certains hauts dirigeants, qui considéraient la guerre comme une aventure ratée qu'il fallait liquider, que la situation se modifia quelque peu en ce qui concerne les atrocités des Américains au Cambodge, comme nous l'avons largement démontré. Chaliand a choisi un bien pauvre exemple pour faire sa démonstration qui est, en tout état de cause, déshonorante, pour les raisons évoquées.
4. Chaliand déclare que, si l'on considère les atrocités commises au Cambodge et dans d'autres Etats qu'il qualifie de "socialistes", il faut bien affirmer que "les faits sont les faits, même lorsqu'ils déplaisent". Cette déclaration se présente comme une critique à notre encontre. Pour qui connaît bien les faits, comme Chaliand, cette déclaration ne manque pas d'étonner. Permettez-moi de rappeler quelques faits que Chaliand connaît fort bien.
Ma controverse avec le milieu des "intellectuels parisiens" de Chaliand au sujet du Cambodge tournait précisément autour de la question de savoir si les faits importaient. Mon opinion a toujours été que "les faits sont les faits"; la leur était que le faits n'ont qu'une importance secondaire. Comme Chaliand le sait fort bien, mon engagement dans cette affaire a eu pour départ une lettre personnelle que j'avais adressée à Jean Lacouture, à la suite de son article paru dans Le Nouvel Observateur et la New York Review en février-mars 1977 sur le livre de Ponchaud Cambodge, année zéro. Je lui faisais remarquer que ses références au livre de Ponchaud étaient complètement fausses. Par exemple, Lacouture prétendait que les Khmers rouges s'étaient "vantés" d'avoir tué 2 millions de personnes, en se fondant sur la déclaration de Ponchaud selon laquelle 800.000 personnes étaient mortes pendant la guerre et 1.200.000 étaient mortes (toutes causes confondues) depuis la guerre, d'après l'ambassade américaine de Bangkok (depuis, le principal spécialiste du Cambodge de l'ambassade, Charles Twining a démenti qu'une telle évaluation ait été donnée par une quelconque personne compétente, mais laissons cela). Lacouture prétendait que les journaux officiels cambodgiens avaient publié des déclarations effroyables, et il les citait; en réalité, il s'agissait d'un journal thaïlandais (et il se révéla finalement que Ponchaud avait très mal traduit les déclarations, que celles-ci étaient nettement moins effroyables dans le texte original, et qu'elles avaient été faites dans l'intention de soutenir les Khmers rouges). Il y avait d'autres exemples analogues. Lacouture a fait paraître un certain nombre de corrections aux Etats-Unis, mais jamais en France, où son article avait originellement paru. Dans ses "corrections", il montre clairement son point de vue selon lequel les faits n'ont pas vraiment d'importance. C'est ainsi qu'il déclarait que le nombre de victimes se comptait peut-être seulement par milliers, et me posait la question rhétorique de savoir si la différence importait vraiment (la différence entre des milliers et des millions de morts, c'est-à-dire un multiplicateur de 1000, même si on oublie, comme lui, la prétendue "vantardise"). Il me demandait aussi s'il importait vraiment de savoir qui avait "prononcé une phrase inhumaine" (que ce soit un journal officiel cambodgien, comme il le prétendait, ou un journal thaïlandais, comme il dut l'admettre). Et ainsi de suite. Dans notre réponse, Herman et moi nous écrivions (Nation, 25 juin 1977) que nous pensions qu'il fallait s'en tenir à la vérité, et que "les faits sont les faits". A notre tour, nous posions la question rhétorique suivante: Qu'aurait-il pensé d'un critique de la guerre américaine qui aurait prétendu que les forces américaines s'étaient "vantées" d'avoir tué des millions de personnes au cours de l'opération Speedy Express, pour ensuite reconnaître qu'il n'y avait peut-être pas de vantardise et que les chiffres étaient de l'ordre des milliers, mais était-ce vraiment important? Nous disions en conclusion que les affirmations gratuites et fabriquées de Lacouture pouvaient un jour se révéler exactes, mais que l'on devait respecter le principe selon lequel "les faits sont les faits", essayer de les découvrir et s'en tenir à eux. C'est à partir de ce moment-là que Lacouture et son entourage commencèrent à répandre un flot de mensonges au sujet de mes prétendues opinions et prétendus écrits, mensonges qui devinrent vérité en vertu des critères orwelliens des "intellectuels parisiens". Je ne vais pas poursuivre l'historique de cette affaire, mais c'est là une histoire tout à fait exemplaire. Devant de tels faits, que Chaliand connaît très bien, il a l'aplomb de nous accuser d'avoir refusé d'admettre que "les faits sont les faits".
En réalité, Chaliand va plus loin encore, ajoutant lui-même au mensonge. Il dit ceci: "On ne peut les [les faits] exorciser en tenant pour nuls des témoignages sérieux ou en discréditant sur un point de détail l'ensemble d'une démonstration." Voilà une affirmation tout à fait extraordinaire. Chaliand sait très bien qu'il ne pourra pas citer un seul exemple de "témoignage sérieux" que nous aurions négligé de prendre au sérieux -- à moins bien sûr de recourir à la méthode de Paul Thibaud, qui nous reproche de ne pas avoir cité le reportage de Bernard Kouchner, lequel se rendit au Cambodge lorsque notre livre était déjà sous presse -- exemple troublant de logique parisienne (Esprit, septembre 1980). Quant aux faits eux-mêmes, voir la réponse à la question 16 de l'interview non publiée (ci-dessus, page 51). Chaliand sait très bien tout cela.
Tout aussi intéressante est la déclaration de Chaliand concernant "un point de détail". Selon lui, c'est "un point de détail" que de savoir si le nombre des tués était de l'ordre des milliers ou des millions, si c'était un journal cambodgien ou un journal thaïlandais qui avait "prononcé une phrase inhumaine" (ou si la phrase était ou n'était pas "inhumaine", ou si ce n'était pas plutôt une erreur de traduction de la part de Ponchaud), ou si les photographies des atrocités commises par les Khmers rouges étaient authentiques ou fabriquées par les services secrets thailandais, etc., au milieu d'une impressionnante liste d'inventions. [Il ne semble pas que Chaliand ait été condamné à un million de Francs pour avoir "consenti à l'horreur" parce qu'il tenait la question du nombre de morts au Cambodge pour un "détail". -- note de l'aaargh.] Là encore, je me demande si Chaliand aurait le même comportement désinvolte si l'on critiquait des atrocités commises par des Français ou des Américains. Ses commentaires sont tout simplement une honte. Ils reviennent à dire que n'importe qui peut mentir à volonté quand il s'agit d'ennemis officiels. Quand des mensonges sont mis au jour, quel que soit leur grotesque, on peut toujours se réfugier dans des phrases du genre "on ne peut exorciser", et on oublie que ceux qui mettent au jour ces mensonges sont les premiers à dire que "le dossier des atrocités commises est important et souvent effroyable", etc. Peut-être trouverait-on quelque chose d'approchant dans les annales du journalisme stalinien.
5. Dans le même contexte, Chaliand écrit ceci : "On ne peut pas se débarrasser de l'aberration cambodgienne en affirmant 'que l'action protestataire ne sert qu'à établir de nouveaux fondements idéologiques qui cautionneront d'autres violences et d'autres ravages '."
Voilà qui illustre une fois de plus une méthode bien pratique qui n'est pas nouvelle. Deux points méritent d'être relevés. Tout d'abord, la "citation" de Chaliand n'existe pas. Ou plutôt, il a transformé en affirmation une question dont nous disions qu'elle aurait pu être soulevée par n'importe quel interlocuteur honnête -- et c'était vrai -- et à laquelle nous n'avions pas apporté de réponse (voir page 62 de la traduction française). La malhonnêteté de ce procédé est encore plus manifeste lorsqu'on considère le contexte de cette prétendue citation. Nul doute que nous sommes là devant un de ces "points de détail" qui, selon la déontologie journalistique de Chaliand, n'est pas à prendre au sérieux.
Ensuite, c'est un pur mensonge que de laisser entendre que nous avons tenu de tels propos au sujet de "l'aberration cambodgienne". Voir, par exemple, les citations de l'interview non publiée.
Chaliand prétend aussi que nous refusons "d'adopter une attitude critique" à l'égard du Vietnam et "surtout" du Cambodge de Pol Pot: c'est un pur mensonge -- dans le cas du Vietnam aussi, comme Chaliand aurait pu le constater facilement s'il avait lu ce que nous avons écrit au lieu de répéter comme un perroquet les commérages parisiens. Tout ceci montre une fois de plus comment des mensonges constamment répétés deviennent "vérité" dans certains milieux intellectuels, mais ce n'est pas une révélation, évidemment.
6. Toujours dans le même contexte, Chaliand affirme que l'estimation "la plus modérée" du nombre des morts provoquées par Pol Pot est de 1 million. C'est faux. Prenons, par exemple, l'estimation que donnait la Far Eastern Economic Review au moment où notre livre était à l'impression et que j'ai citée ci-dessus (question 16 de l'interview non publiée); pour les "intellectuels parisiens", il faut peut-être préciser qu'en janvier 1979 nous ne pouvions pas citer des estimations qui n'ont été publiées qu'après. En fait, même à l'heure actuelle, l'affirmation de Chaliand est absolument inexacte. Un seul exemple: Carlyle Thayer, du Royal Military College (Australie) évalue le nombre total des morts, toutes causes confondues, "aux alentours de 500.000, dont à peu près 50.000 à 60.000 exécutions dues au régime de Pol Pot" (Problems of Communism, mai-juin 1981); à ce propos, nous rappellerons la prédiction faite par de hauts fonctionnaires américains selon laquelle 1 million de personnes mourraient des conditions laissées par la guerre, et le rapport final U.S./A.I.D. qui concluait ainsi : la famine généralisée est imminente et "le travail forcé et les rations de famine pour la moitié de la population [] seront d'une cruelle nécessité pour cette année, et la pénurie et la souffrance généralisées continueront pendant les deux ou trois prochaines années []".
Là encore, je mettrai les points sur les i pour les "intellectuels parisiens". Je suis actuellement en train de discuter des affirmations de Chaliand et non des faits concernant le régime de Pol Pot. C'est un autre problème, qu'il est important d'examiner et d'approfondir, mais seulement quand seront acceptées les conditions minimales de la discussion rationnelle.
7. Plus intéressante encore la question rhétorique suivante de Chaliand : "Ne peut-on s'élever à la fois contre la politique des Etats-Unis au Salvador et celle de l'U.R.S.S. en Afghanistan?" La plupart des "intellectuels parisiens" qui traitent savamment de mes prétendues idées n'en savent absolument rien. Chaliand n'a pas cette excuse. Il sait, par exemple, que toute ma vie j'ai été un adversaire de l'idéologie et de la pratique marxistes-léninistes, et que, dès mes premiers écrits politiques, je les ai condamnées dans des termes bien plus durs que ceux qu'il n'a jamais utilisés. Il sait aussi que je n'ai jamais partagé les illusions des "intellectuels parisiens" sur les révolutions du tiers monde, que je n'ai jamais été un "supporter des Khmers rouges", comme Lacouture s'est vanté de l'être, ni de Hanoi, ni de Castro, ni de Mao Tsé-Toung, ni d'un quelconque groupe ou régime marxiste-léniniste. Il sait aussi que j'ai sévèrement condamné les actions répulsives de l'URSS, y compris l'Afghanistan et tout ce qui a précédé, et que mes premiers écrits comme ceux qui ont suivi ont étendu cette critique en remontant à la révolution bolchevique, et en réalité à bien avant. Et je suppose que Chaliand sait aussi que j'ai toujours joué un rôle actif dans le soutien des dissidents de l'Europe de l'Est -- beaucoup plus que lui, j'en suis sûr -- et que plusieurs d'entre eux sont maintenant en sécurité à l'Ouest en grande partie grâce à mes interventions publiques en leur faveur.
Que Chaliand puisse poser la question que je viens de citer est tout à fait incroyable, compte tenu de ce qu'il sait, quoique je finisse par trouver cela naturel de la part des "intellectuels parisiens" qui écrivent sans rien savoir. Ce sont les amis de Chaliand qui vont avoir à affronter la question qu'il pose, pas ceux qui n'ont jamais succombé à leurs illusions ni ne se sont jamais joints à leurs apologies, et qui ont toujours su les vérités qu'ils commencent seulement à comprendre, alors qu'ailleurs elles étaient connues depuis longtemps. En fait, la question rhétorique de Chaliand reflète une sorte de lâcheté morale qui n'est pas rare parmi les "intellectuels parisiens" de son entourage, y compris ceux qui furent staliniens, ou maoïstes, ou léninistes, ou marxistes, et pour qui Soljénitsyne constituait une révélation remarquable, etc. Comme ils ont finalement abandonné une part de leurs engagements marxistes-léninistes et de leurs illusions sur le tiers monde, ils essaient de recouvrir leurs traces en prétendant qu'il s'agit d'une découverte nouvelle de leur part que l'on puisse être opposé à l'URSS aussi bien qu'aux Etats-Unis (et à la Chine, à Cuba, etc.) et que d'autres, qui avaient toujours compris ce qu'ils commencent seulement à apercevoir, n'ont pas conscience de leur grande découverte (pour être exact, je dois préciser que ceci est moins vrai pour Chaliand lui-même que pour beaucoup d'autres dans ces milieux). Un jour, quelqu'un écrira une histoire de la vie intellectuelle parisienne de cette époque, et il sera consterné par ce qu'il découvrira.
Même si l'on laisse tout cela de côté, que penser d'un intellectuel français qui écrit dans un journal parisien pour ne parler que de la politique américaine au Salvador et des Russes en Afghanistan, mais ne dit pas un mot du soutien qu'apporte la France à l'Afrique du Sud, ni du maraudage des Français dans d'autres secteurs de l'Afrique, ni des explosions nucléaires françaises dévastatrices dans le Pacifique, ni de l'annonce faite par le gouvernement français qu'il appuierait les massacres indonésiens à Timor, tandis que les "intellectuels parisiens" observaient fidèlement le silence (comme le montre le livre dont Chaliand rend compte), etc.? Même le Conseil mondial pour la paix se plaît à stigmatiser les crimes des autres.
Tout cela est encore plus renversant si l'on se souvient que, précisément dans le livre dont parle Chaliand, nous établissions une comparaison entre les crimes du régime de Pol Pot et les massacres de Timor pour faire apparaître que les deux méritaient d'être condamnés, et pour prouver de façon tout aussi évidente que le cas de Timor était beaucoup plus significatif pour des gens dont l'objectif n'est pas de recueillir des louanges mais d'aider vraiment à soulager la souffrance des victimes, et ce pour des raisons si simples qu'il n'est pas nécessaire de les répéter. L'affirmation répétée de Chaliand selon laquelle nous minimiserions les atrocités soviétiques ou celles que l'on attribue aux pays prétendus "socialistes" serait déjà remarquable, même s'il ne connaissait pas ma façon de procéder.
8. Venons-en maintenant à l'accusation d'"indignation sélective", et oublions pour un moment une vérité que Chaliand sait fort bien: que j'ai été un adversaire bien plus constant et énergique de l'idéologie et de la pratique marxistes-léninistes que lui ou ceux de son entourage. L'accusation rappelle évidement des souvenirs familiers de l'histoire du stalinisme, que bien des Parisiens semblent résolus à faire revivre, cette fois comme une farce plutôt que comme une tragédie, pour paraphraser Marx. Il y a une quarantaine d'années, il existait une triste plaisanterie qui était la suivante: si vous condamniez les camps de travail forcé soviétiques, on vous répondait: "Et que dites-vous des lynchages accomplis dans le Sud?" Quand Sakharov condamne les crimes soviétiques tout en arguant qu'il ne connaît rien du Chili, tous les commissaires politiques se lamentent et le déclarent coupable d'"indignation sélective". L'homologue soviétique de Chaliand taxerait ainsi d'"indignation sélective" les nombreuses études sur les atrocités soviétiques (Maximoff, Beck et Godin, etc.) parce que ces études ne sont pas contrebalancées par une discussion sur les crimes occidentaux en Amérique latine. Il nous semble assez évident que le premier devoir des dissidents russes est de dénoncer et tenter de limiter les crimes de leur propre pays. S'ils veulent ensuite condamner les atrocités américaines, fort bien; mais l'importance n'est plus la même, et les commissaires politiques qui les accusent "d'indignation sélective" quand ils ne le font pas sont tout simplement éc_urants. Les récriminations des commissaires seraient encore plus dégouttantes si elles étaient dirigées contre ceux qui apportent leur soin à dénoncer aussi les atrocités américaines. Je laisse en suspens la conclusion qui s'impose.
9. Le chapeau de l'article de Chaliand affirme que je soutiens les thèses de Faurisson, c'est-à-dire que je nie que l'holocauste ait eu lieu. Je suis si accoutumé au fait que le mensonge est une manière de vivre chez les "intellectuels parisiens" que je ne suis pas autrement surpris qu'on fasse ce genre de déclaration face à mes véritables descriptions du "massacre des Juifs", ainsi que je l'ai indiqué ci-dessus dans le point 1 du premier exemple. Si l'on admet une bonne fois pour toutes que les faits n'ont strictement pas d'importance, qu'ils sont "un point de détail" qu'il faut dédaigner dans l'intérêt d'une vérité plus grande, alors il devient possible à un responsable de journal parisien de tirer la conclusion que, en soutenant le droit à la liberté d'expression de Faurisson, je soutiens ses thèses -- et, en vertu de la même logique, lorsque je soutiens le droit, pour les criminels de guerre américains, d'enseigner et même de poursuivre leurs recherches implacables au plus fort de la guerre du Vietnam, que je soutiens leurs vues. Tout cela est compréhensible de la part de ces milieux qui ont oublié depuis longtemps, ou peut-être n'ont jamais compris, les leçons élémentaires des Lumières, si bien que pas une protestation ne s'élève lorsqu'un tribunal français réactualise la doctrine de Jdanov. Et puisqu'il faut évidemment dissimuler ces faits embarrassants, on a communément recours à des mensonges mielleux dans ces milieux d'"intellectuels parisiens".
Toutefois, bien que les faits soient une gêne évidente et sans aucun rapport, je continuais à m'imaginer qu'il restait encore une place pour la logique élémentaire. C'est ainsi que, même encore aujourd'hui, j'ai la naïveté de m'étonner que l'affirmation selon laquelle je nierais l'holocauste soit placée côte à côte avec mon affirmation citée dans l'article de Chaliand et selon laquelle les massacres indonésiens étaient "le deuxième holocauste du XXe siècle, en ordre de grandeur", le premier étant le massacre nazi. Ce qui est peut-être insolite chez les "intellectuels parisiens", c'est que le fait de se contredire eux-mêmes ne les gêne même pas, du momet qu'ils marchent bien au pas. Je me demande s'il existe un seul autre endroit au monde où l'on accepterait que des gens se contredisent ainsi de façon flagrante et aussi immédiate.
10. Ce que je viens d'écrire provient d'une lettre personnelle que j'ai adressée à Chaliand le 2 décembre 1981. Un mois plus tard, comme je l'ai dit, ce journal publiait une réponse de E.S. Herman à Chaliand, et, le 21 janvier, paraissait la réponse de Chaliand à Herman, intitulée par erreur "Réponse à Noam Chomsky et E.S. Herman". Pour ce qui concerne l'Argentine, le seul commentaire de Chaliand est qu'il regrette de n'avoir pas cité nos mots; comparez avec les faits exposés au point 1. Il ajoute ensuite ceci: "Je regrette, par contre, que vous ne reconnaissiez pas que j'ai raison sur le Burundi." Comparez avec le point 2 ci-dessus. Pour ce qui concerne Timor, Chaliand se borne à répéter que Timor était "excentré". Voyez le point 3 ci-dessus. Quant à mon prétendu soutien des thèses de Faurisson, Chaliand écrit que "Chomsky, en France, n'est pas prêt d'effacer l'image qu'il a donnée de lui-même en préfaçant un livre dont il n'approuvait pas les thèses au nom d'une liberté d'expression, qui, en l'occurrence, n'était pas menacée". Chaliand, bien sûr, connaît pertinemment les faits concernant cette préface, mais il les falsifie délibérément, selon le procédé bien connu dont j'ai parlé. Il ne se soucie pas du fait que le chapeau de son article affirme faussement -- et de façon absurde compte tenu de ma citation à propos de l'holocauste nazi -- que je soutiens les thèses de Faurisson, alors que Herman le lui avait fait remarquer. Mais ce qui est plus significatif encore, c'est qu'il affirme que la liberté d'expression de Faurisson n'était pas "menacée" -- tout comme Milner, il ne considère pas que la liberté d'expression soit menacée quand un professeur de littérature française est suspendu de son enseignement sous la menace de violences, ou condamné par les tribunaux pour ses écrits, de la manière que j'ai décrite --; encore une fois, nous pouvons nous rendre compte à quel point la doctrine stalinienne fondamentale, en la circonstance le jdanovisme, est ancrée dans les esprits des "intellectuels parisiens". A moins, évidemment, de considérer la déclaration de Chaliand comme une tentative de nier un fait déplaisant. Il n'y a pas d'autre explication possible.
Enfin, Chaliand en vient "au point le plus important", à savoir le prétendu double critère. Passant volontairement sous silence la démonstration de Herman, et les explications plus détaillées ci-dessus (voir le point 8), il écrit que s'il est normal qu'un Soljénitsyne concentre son attention sur les crimes russes, vu le manque d'information en provenance de l'URSS, il est inconvenant de la part d'un écrivain occidental de consacrer un livre aux crimes de son propre pays, ainsi qu'au système de propagande occidentale et à ses mécanismes, etc. Ou du moins, une part égale devrait être consacrée à la dénonciation de l'ennemi officiel, pour ajouter ainsi à la condamnation générale et, naturellement, recueillir les louanges d'un grand nombre, y compris de soi-même.
Supposons que nous acceptions le point de vue de Chaliand. Bien des conséquences en découlent. D'abord, un journaliste ou un chercheur occidental n'a pas le droit, a fortiori, d'écrire un livre sur les crimes soviétiques, à moins de consacrer au moins un temps égal à ceux de l'Occident. Il nous faut donc condamner Swaniewicz, Conquest, et bien d'autres Occidentaux qui ont écrit des ouvrages critiques sur l'URSS; ou Maximoff, ou Soljénitsyne aujourd'hui s'il écrit des livres sur l'URSS alors qu'il est à l'Ouest depuis plusieurs années. De même, nous devons condamner Ponchaud pour avoir écrit un livre sur les Khmers rouges sans en avoir écrit un sur les crimes occidentaux en Amérique latine et en Afrique. Et une analyse critique du nazisme sera aussi condamnée si elle n'étudie pas les crimes commis en France après la Libération, ou les atrocités perpétrées en Grèce dans les années qui suivirent le départ des nazis, ou les crimes commis en Amérique latine et en Asie par les vainqueurs américains. Et notre livre devrait être condamné parce que nous concentrons l'attention sur les agissements des Américains et la nature du système de propagande américain sans aborder la question de l'Afrique du Sud. En réalité, tout cela est absurde, et le serait tout autant si Chaliand ignorait ce que j'ai fait et écrit depuis de longues années au sujet des régimes marxistes-léninistes. D'après le style stalinien qu'on imite maintenant à Paris, ce n'est que quand on ose étudier, analyser et critiquer le système des puissances occidentales et de leur idéologie qu'on doit "contrebalancer" son étude en consacrant un temps égal à l'étude de l'URSS ou aux régimes d'après-guerre de l'Indochine.
Si un chercheur occidental ou un journaliste décide de consacrer son temps à l'exposé du caractère criminel des régimes marxistes-léninistes, aussi longtemps que son travail sera honnête, aucune personne saine d'esprit ne protestera. Et si un intellectuel occidental décide de consacrer son énergie à affronter les crimes de son propre pays, ou à démêler la trame idéologique dans laquelle ils sont enveloppés, et qu'il use des libertés démocratiques dont nous jouissons pour essayer d'empêcher des atrocités et soulager la souffrance humaine, les seules objections viendront de ceux qui sont trop sots pour comprendre ce qui est dit, ou qui se sont engagés à protéger le pouvoir établi et son exercice. Encore une fois, il va de soi que ce dernier choix -- affronter les crimes de son propre pays -- est en général d'une beaucoup plus grande portée morale, si l'on en juge par l'impact que cela peut avoir sur les vies humaines, mais c'est aussi en général beaucoup plus difficile. Ceux qui ont un cadavre dans leur placard s'imaginent peut être que, dans leur intérêt personnel, il leur faut s'assurer que tout le monde sait à tout moment qu'ils ont hurlé avec les loups. D'autres, qui ne se préoccupent pas de telles absurdités, choisiront de faire ce qui leur semble important. Tout cela est élémentaire et ne devrait même pas soulever de discussion.
Je ne voudrais bien sûr pas donner l'impression que Les Nouvelles littéraires sont les seuls à dénoncer notre "indignation sélective" pour avoir consacré un livre en grande partie aux politiques et à l'idéologie américaines. Une recension du même livre dans L'Humanité, en décembre 1981, explique que nous sommes "victimes de l'effet idéologique que [nous] dénon[çons], la croyance en l'"impérialisme soviétique" et à son "cortège répressif". De même, Vikenty Matveyev, observateur politique des Izvestia, critique ma "thèse hautement contestable selon laquelle la guerre froide serait un moyen habile utilisé par les superpuissances pour contrôler leurs terres" et prétend que ma critique de l'URSS dans ce contexte est tout à fait injuste (Manchester Guardian Weekly, 5 janvier 1981). Il y a une bonne raison, en fait, si rien de ce que j'ai écrit sur le moindre sujet politique n'a jamais été publié, à ma connaissance, dans aucun pays prétendu "socialiste", ou si on m'a refusé un visa pour entrer en Tchécoslovaquie la seule fois où j'ai essayé de me déplacer en Europe de l'Est. Mais tout ceci est vraiment à côté de la question. Même si les prétentions de Chaliand et de son rédacteur en chef étaient exactes, et s'il était vrai que j'aie uniquement consacré mon énergie à la puissance américaine et à son idéologie, l'accusation d'"indignation sélective" serait scandaleuse et absurde, pour des raisons qui devraient être assez évidentes.
J'ai examiné un peu longuement deux exemples, non qu'ils soient importants en eux-mêmes -- ce n'est pas le cas -- mais parce qu'ils sont tellement typiques d'un phénomène pernicieux largement répandu. A mon avis, ceux qui sont soucieux de l'état de la culture intellectuelle à Paris devraient prêter attention aux faits relatés dans ces commentaires, et à la gamme bien plus étendue de ceux dont ils sont, malheureusement, un échantillon représentatif.
+++++++++++++++++++++++++
MASSACHUSETTS INSTITUTE
OF TECHNOLOGY
DEPARTMENT OP LINGUISTICS AND PHILOSOPHY
CAMBRIDGE MASSACHUSETTS 02139
26 octobre 1982
Le directeur de publication, Les Nouvelles littéraires.
Cher Monsieur.
Dans le numéro du 16 septembre dernier des Nouvelles littéraires, je suis présenté comme "l'avocat de toutes les causes". En particulier, les rédacteurs du journal écrivent: "Il préface régulièrement toutes les publications de l'OLP". Il faut donc que je sois un homme bien occupé, en vérité. Comme il est difficile de penser que les rédacteurs prennent leurs lecteurs pour de complets imbéciles, je présume qu'il doit s'agir là d'une faute d'impression, et que les rédacteurs voulaient réellement écrire que je n'avais jamais préfacé aucune "publication de l'OLP ". Ce qui aurait au moins le mérite d'être vrai, aussi bien que d'être compatible avec le fait que j'ai critiqué durement l'OLP dans mes propres écrits.
Les rédacteurs du journal écrivent aussi: "Il avait pris position en faveur du professeur français Faurisson afin qu'on permette à ce dernier de publier ses thèses scandaleuses" Une manière curieuse de dire que je crois dans la liberté pour chaque individu d'exprimer des opinions que moi-même ou d'autres trouvons scandaleuses, que cet individu soit un criminel de guerre américain, quelqu'un qui nie que l'holocauste ait jamais eu lieu, ou qui que ce soit d'autre. De toute évidence, les rédacteurs du journal ne considèrent pas qu'une telle attitude soit acceptable, et lui préfèrent la doctrine stalino-fasciste courante selon laquelle les thèses que l'on juge scandaleuses doivent être supprimées. Les rédacteurs auraient pu ajouter que je trouve scandaleuse l'idée même d'un procès pour "falsification de l'histoire", sans parler de la sentence rendue par la justice française, qui, toute évasive et lâche qu'elle soit, accorde en fait à l'Etat le droit de décider de ce qui compte comme vérité historique et de punir ce qui s'écarte de cette vérité, une réitération de la doctrine jdanoviste que les rédacteurs trouvent apparemment tout à fait acceptable, comme ils trouvent acceptable le fait que, dans cette affaire honteuse, des libertés élémentaires à l'intérieur de l'Université aient été mises en cause.
Dans un numéro antérieur (celui du 15 novembre 1981), les rédacteurs sont allés encore plus loin, jusqu'à écrire que je soutenais "les thèses révisionnistes" de Faurisson, autrement dit que je niais que l'holocauste ait eu lieu. Peut-être se fondaient-ils sur ma description de l'holocauste, fréquemment citée à Paris dans ce contexte, où cet événement est caractérisé comme "le plus fantastique accès de folie collective de toute l'histoire de l'humanité". Ou peut-être s'appuyaient-ils sur une autre affirmation de ma part, qui se trouve être citée dans la même page, à savoir que le massacre de 1965 en Indonésie était "le second des deux plus grands holocaustes du XXe siècle" (ou, pour reprendre les termes mêmes de l'écrit d'origine, "the second largest holocaust of the twentieth century"), le premier étant le massacre des juifs par les nazis. De toute évidence, le fait d'être amené à se contredire en l'espace de quelques lignes n'est pas perçu comme un problème par les rédacteurs. Ou peut-être serait-il plus exact de dire que la notion de vérité tout simplement n'existe pas dans leur univers intellectuel.
Sincèrement vôtre,
Noam Chomsky
++++++++++++++++++
[Reproduction d'un article des Nouvelles littéraire ] :
DANS le numéro du 16 septembre
dernier des Nouvelles littéraires, je suis présenté
comme "l'avocat de toutes les causes ". En
particulier, les rédacteurs du journal écrivent:
"Il préface régulièrement toutes
les publications de l'OLP." Il faut donc
que je sois un homme bien occupé, en vérité.
Comme il est difficile de penser que les rédacteurs prennent
leurs lecteurs pour de complets imbéciles, je présume
qu'il doit s'agir là d'une faute d'impression, et que les
rédacteurs voulaient réellement écrire que
je n'avais jamais préfacé aucune "publication
de l'OLP". Ce qui aurait au moins le mérite d'être
vrai, aussi bien que d'être compatible avec le fait que
j'ai critiqué durement l'OLP dans mes propres écrits.
Noam Chomsky
NDR - Noam Chomsky nous pardonnera de ne pas établir de distinction précise entre les revues de l'OLP stricto sensu et les revues qui reprennent intégralement les thèses de l'OLP et sont publiées par divers organismes, notamment le Comité de solidarité avec le Liban, à Boston.
Les Nouvelles littéraires, du 2 au 8 décembre 1982, reproduisent une réponse de Noam Chomsky en l'amputant de deux paragraphes sur trois, qui concernaient précisément des points évoqués par l'article des Nouvelles littéraires auquel Chomsky répondait.
L'amputation n'est pas même signalée.
Cette publication truquée est suivie d'une note de la rédaction. La totalité des "informations" contenues dans cette note sont fausses: Chomsky serait bien en peine d'avoir écrit une préface à une publication d'un comité de solidarité avec le Liban pour la raison simple que ce comité, qui existe vraiment, n'a jamais rien publié, qu'une collection de coupures de presse.
Afficher un texte sur le Web équivaut à mettre un document sur le rayonnage d'une bibliothèque publique. Cela nous coûte un peu d'argent et de travail. Nous pensons que c'est le lecteur volontaire qui en profite et nous le supposons capable de penser par lui-même. Un lecteur qui va chercher un document sur le Web le fait toujours à ses risques et périls. Quant à l'auteur, il n'y a pas lieu de supposer qu'il partage la responsabilité des autres textes consultables sur ce site. En raison des lois qui instituent une censure spécifique dans certains pays (Allemagne, France, Israël, Suisse, Canada, et d'autres), nous ne demandons pas l'agrément des auteurs qui y vivent car ils ne sont pas libres de consentir.
Nous nous plaçons sous
la protection de l'article 19 de la Déclaration des Droits
de l'homme, qui stipule:
ARTICLE 19
<Tout individu a droit à la liberté d'opinion
et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être
inquiété pour ses opinions et celui de chercher,
de recevoir et de répandre, sans considération de
frontière, les informations et les idées par quelque
moyen d'expression que ce soit>
Déclaration internationale des droits de l'homme,
adoptée par l'Assemblée générale de
l'ONU à Paris, le 10 décembre 1948.