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UNE ALLUMETTE SUR LA BANQUISE

(1993)

par Serge Thion

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Chapitre cinq

 

I

 

HISTOIRE EUROPEENNE ET MONDE ARABE

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Le texte ci-dessous[(1)] était destiné à constituer l'avant-propos de l'édition arabe du livre Vérité historique ou vérité politique? programmée pour la fin de l'année 1982. Ce projet d'édition, et la traduction en arabe de l'ouvrage, avaient été entrepris par un petit groupe de militants libanais sans que les auteurs et l'éditeur en aient été avertis, sinon au dernier moment, alors que la traduction était en cours. Cet avant-propos a été proposé par Serge Thion, et accepté. Le livre devait sortir à Beyrouth lorsque se produisit l'intervention israélienne au Liban. Tout le matériel d'impression a été détruit, la traduction perdue, dans des conditions que nous n'avons pu reconstituer précisément, le petit groupe qui avait pris l'initiative de cette publication ayant été dispersé par la tourmente.

 

 

Mille fois, on aura répété dans la presse, les prétoires, à la radio, que l'affaire Faurisson était une machination contre Israel et une façon détournée de promouvoir la cause palestinienne. M. Pierre-Bloch, président de la LICRA qui poursuivait alors Faurisson en justice, est venu dire à la radio (Europe n° 1, émission Expliquez-vous! d'Ivan Levai, 17 décembre 1980) qu'il avait sur son bureau les éditions des oeuvres de Faurisson dans beaucoup de langues, dont le chinois, et que tout cela était payé par l'or de Kadhafi. Dans la logique des défenseurs inconditionnels d'Israel, il faut que toutes les difficultés que rencontrent Israel et les sionistes dans leur action émanent d'un centre unique, voué sans doute depuis la destruction du Temple à la destruction du "peuple" juif lui-même. Selon les époques, l'aspect diabolique de ce centre est changeant, mais il est toujours possible de le nommer. Ce fut, à son époque, Hitler. Mais depuis sa disparition il a fallu peindre en Hitler ceux qui lui succédaient dans la peau du diable: Abdel Nasser, Kadhafi...[(2)]

L'avocat de Faurisson, Me Eric Delcroix, avait malicieusement demandé par voie judiciaire à M. Pierre-Bloch de produire les documents qu'il prétendait détenir. Le menteur ne pouvait se réfugier que dans le silence [(3)].. Il nous faut donc dire les choses exactement comme elles sont. L'affaire Faurisson, qui a commencé à faire parler d'elle à la fin de 1978, n'a eu jusqu'au moment où j'écris ces lignes, en janvier 1982, presque aucun retentissement dans le monde arabe [(4)]. Ce livre pourra, je le souhaite, la faire connaître et provoquer quelques réflexions, ce qui est son seul but, parmi les milieux arabes qui s'intéressent à la critique des idéologies contemporaines, car les réactions à cette affaire illustrent plusieurs mécanismes idéologiques qui ne sont pas sans importance.

J'avais tenu au courant des développements de cette affaire certains amis arabes, tout comme je l'avais fait avec des amis américains, allemands, anglais, japonais, etc. Il m'a été rapporté que mon livre avait été examiné par certaines personnes de l'Institut des études palestiniennes mais qu'ensuite les choses en étaient restées là. Comme cela arrive pour n'importe quel livre, un éditeur installé sur la place de Beyrouth s'y est ensuite intéressé et en a décidé la publication. Je suis au regret de dire à M. Pierre-Bloch que tout s'est passé dans les règles du commerce et de la courtoisie, et que nous n'avons toujours pas vu la main griffue du diable. Voilà une rencontre qui n'eût pourtant pas manqué d'intérêt.

Il y avait néanmoins quelque chose de vrai dans la paranoia des attaques lancées contre Faurisson et ceux qui comme moi ont contribué à rendre publique la discussion de ses thèses: ce grain de vérité est qu'il existe des rapports entre le sort tragique de nombreux juifs européens au cours de la dernière guerre mondiale et la question centrale du Moyen-Orient, le conflit entre Israel et les pays arabes. Puisque ce livre porte ma signature, je voudrais profiter de cette occasion pour dire comment je comprends les rapports entre ces deux questions, et pour dire aussi quel usage je souhaite qu'il soit fait de ce livre dans les pays arabes.

On me comprendra peut-être mieux si je raconte comment j'ai abordé la question palestinienne. J'avais dix-neuf ans. Ce ne sont pas les événements qui m'ont obligé à réfléchir à ces problèmes lancinants, mais une certaine disposition à apprendre de la vie, des rencontres et des circonstances. J'ai relaté cette petite histoire personnelle en 1973 pour un livre sur les Palestiniens qui, finalement, n'a pas pu voir le jour. Je me suis servi de notes et de souvenirs de cette époque. Voici ces pages, telles quelles.

 

Une semaine à Gaza

 

L'été 1961. Le Caire s'aplatissait sous la canicule. La guerre continuait à faire rage en Algérie et les Français, comme d'ailleurs les touristes, étaient rares en Egypte. Au Caire, il flottait dans l'air des relents de fièvre obsidionale. La réforme agraire, le Haut barrage, l'union égypto-syrienne, faisaient les sujets des superbes diatribes d'Abdel Nasser, au sommet de sa gloire. Les mendiants étaient nombreux dans les rues et les flics en uniforme blanc les rudoyaient sans ménagement. Dans la campagne, les fellahs, courbés, répétaient leurs gestes millénaires.

Je prenais parfois un moment pour aller discuter avec le Dr Adel Amer qui dirigeait alors, au ministère de l'information, une revue en langue française appelée Le Scribe [(5)]. Elle reflétait, avec force détails, les vues officielles dont je pouvais m'instruire dans ma langue. Au détour d'une conversation où je prenais à la légère ses vues sur la question israélienne, il proposa de m'obtenir un visa pour Gaza.

Je partageais ce qui était, je crois, et qui est encore grosso modo l'opinion dominante, en France, au sujet d'Israel. Les persécutions européennes ont donné aux juifs le désir de trouver une terre d'asile et de retourner, après dix-neuf siècles de diaspora, vers la Terre promise. Avec habileté et courage, les juifs surent déjouer les intrigues des Anglais et les fourberies des Arabes. Animés d'un bel esprit communautaire, ils ont bâti des kibboutz et fait fleurir le désert. Les juifs, qui avaient tant souffert, avaient bien mérité ça et les ennemis d'Israel étaient des antisémites, complices, conscients ou non, des bourreaux hitlériens. C'était probablement le noeud de l'affaire: on ne pouvait qu'être favorable à Israel puisque l'antisionisme et l'antisémitisme étaient une seule et même chose la preuve en était que les juifs eux-mêmes l'affirmaient. N'étaient-ils pas, eux les victimes, les mieux placés pour désigner les antisémites?

Certes, des voix s'étaient élevées pour dire que le sionisme était un phénomène colonial mais, par principe, l'assimilation semblait abusive. Quelques éléments, parmi d'autres glanés au Caire, me confortaient plutôt dans mes opinions. Les discours de Choukeiry, le secrétaire général de la Ligue arabe, étaient nettement antisémites. On pouvait trouver, chez les bouquinistes, près de l'Opéra, des brochures antijuives, comme les Protocoles des Sages de Sion (encore réédité à Beyrouth en 1973) dont chacun sait qu'ils sont une grossière invention de la police tsariste. J'avais même rencontré un Allemand bizarre, installé au Caire, qui semblait bien être un ancien nazi. On m'avait parlé aussi du massacre de Deir Yassin, ce village palestinien dont les habitants furent froidement liquidés au cours d'une action militaire israélienne. Mais fait-on la guerre sans tuer des gens? On me parlait enfin des réfugiés palestiniens, mais je soupçonnais qu'il y avait là un nouveau tour de propagande. Le mieux, en effet, était d'aller voir sur place.

 

Le train traverse le riche paysage du Delta, traverse l'énorme bourg de Zagazig, atteint Ismailia vers onze heures; on longe le Canal sur une vingtaine de kilomètres. Les résidus de dragage forment un bourrelet continu de dunes, derrière lesquelles défilent les superstructures des bateaux. Ils semblent avancer sur le sable, halés par d'invisibles bras. Puis le train longe la côte. A droite, le désert dont le sable fin enfarine bientôt tous les voyageurs. Le train s'arrête de temps à autre devant un palmier solitaire pour laisser monter quelques bédouins émaciés ou quelques femmes vêtues de belles robes noires et rouges, brodées, ornées de pièces d'argent où je reconnais Napoléon III et la signature ottomane.

Dès que l'on passe El Arish, dernière ville égyptienne, entourée de garnisons, on entre en Palestine et le désert fait insensiblement place à la verdure. Je m'étonne de voir sur la route une 2 CV blanche marquée UNEF. Une délégation d'étudiants français? Voici deux jeeps, également marquées UNEF, pilotées par de grands Sikhs barbus, armés et enturbannés de bleu. J'apprendrai que ce sont les fameux casques bleus et qu'UNEF signifie United Nations Emergency Force (Force d'urgence des Nations Unies).

Gaza, une grande oasis, une ville minable, avec une grand'rue, bordée de maisons plutôt délabrées, des allées sablonneuses et surtout, les camps. Huit camps qui contiennent chacun entre vingt et cinquante mille réfugiés, des monstres de baraquements alignés, de tentes, de cahutes de toute sorte, plantées dans le sable. La foule est dense, surtout en fin d'après-midi, après que la chaleur est tombée. Des foules d'hommes s'agglutinent dans les cafés pour jouer au jaquet et écouter Sawt el Arab, la puissante radio égyptienne où le moindre bulletin d'information se déclame comme un récit homérique. Je m'aperçois très vite, malgré la foule, que je suis suivi. Pendant les huit jours que j'ai passés dans le Gaza Strip (la bande de Gaza, allusion à la forme de ce territoire sans statut politique bien défini), ces flics m'ont sans cesse talonné. J'avais d'ailleurs l'impression très nette qu'ils appartenaient les uns et les autres à des services différents.

Je n'ai réussi qu'une fois à les semer, un après-midi que j'ai passé à parcourir un camp installé sur la plage. Mal m'en prit car au bout de quelques temps, intrigués par mon manège, quelques jeunes gens me mirent en demeure de leur présenter mes papiers, ce que je refusai tout net. Entourés d'une foule qui grossissait de minute en minute et qui devenait de plus en plus hostile, ils m'emmenèrent au poste de police où je pus enfin m'expliquer tranquillement avec deux jeunes policiers égyptiens. Une barbe naissante ajoutée à l'insolite de ma présence sur la plage du côté de la frontière israélienne m'avait fait prendre pour un espion juif. Pour ma part, j'avais trouvé l'épisode plutôt drôle mais en manière d'excuse le chef de la police du port de Gaza m'invita à dîner. L'homme valait d'être vu: une énorme barrique de graisse, avec des yeux bouffis surmontés d'une casquette. Le repas était à sa mesure plus qu'à la mienne. Quelques grognements et quelques claquements de doigts firent surgir une table chargée d'un plat de riz recouvert de poisson frit, largement suffisant pour nourrir une vingtaine d'hommes solides. J'eus beau l'attaquer avec courage, je n'y fis qu'un trou insignifiant, ce qui m'attira des remontrances paternelles mais fermes de mon convive. Il semblait se dilater encore en ingurgitant le plat par pelletées rapides et précises. L'épreuve se termina par des narguilés que nous fumâmes placidement en échangeant pour la dixième fois mes quelques mots d'arabe et ses quelques mots d'anglais.

Plus intéressants quant au fond étaient mes contacts avec les réfugiés. Les autorités locales m'avaient pourvu d'un interprète grâce à qui j'eus bientôt des relations franches et cordiales avec certains Palestiniens. Je m'obligeais à décliner ma qualité de Français, ce qui déclenchait une vive discussion sur le problème algérien. Après quoi, ils racontaient leur pénible expérience, comment, brusquement happés par les opérations militaires, ils n'avaient eu que le temps de s'enfuir avec quelques hardes, comment ils étaient arrivés à Gaza dans le plus grand dénuement, comment ils avaient pensé, au début, pendant des mois, qu'ils allaient pouvoir retourner chez eux. Certains parlaient aussi des manifestations des réfugiés dans les camps en 1949, et des matraquages de la police égyptienne.

Ils se plaignaient de la vie misérable qu'ils avaient dû mener ensuite, de l'absence de dignité élémentaire qu'impliquaient la pauvreté et la promiscuité. La région de Gaza ne pouvait évidemment subvenir directement à leurs besoins. Cette petite zone assez fertile nourrissait près de cent mille habitants qui sont restés sur place. L'afflux de deux cent mille réfugiés (tenons ces chiffres pour approximatifs) nécessitait une intervention extérieure. Elle a été le fait d'un organisme mis en place en décembre 1949 par les Nations Unies, l'UNRWA (United Nations Relief and Works Agency).

Rapidement l'UNRWA fut amenée à prendre en charge la totalité des besoins matériels de plusieurs centaines de milliers de personnes déplacées à Gaza, en Jordanie, en Syrie et au Liban. En 1960, le nombre des réfugiés dépassait très largement le million... Plus de quatre cent mille d'entre eux vivaient dans les quatre territoires frontaliers d'Israel. Ceux-là étaient entièrement dépendants de l'UNRWA qui dépensait la moitié de ses ressources pour la fourniture de rations alimentaires, composées surtout de farine. Quinze cents calories par tête et par jour, cela ne faisait pas beaucoup: tous les camps que j'ai visités, à Gaza et ailleurs, témoignent de ces insuffisances nutritionnelles. Comme le disait un médecin, le soleil est là pour protéger du rachitisme mais les hôpitaux étaient encombrés de malades typiquement affaiblis par la sous-alimentation.

Pour le reste, l'UNRWA s'occupait de la santé, de l'enseignement et de l'administration des camps. Les réfugiés ont manifesté dès le début un intense désir de voir leurs enfants aller à l'école, seul espoir pour la nouvelle génération de trouver des moyens de vivre autres que l'agriculture, puisque la chance de retrouver des terres était quasiment nulle. Tant bien que mal, l'UNRWA a installé des écoles primaires, secondaires et techniques pour les jeunes nés en exil. Cela ne pouvait résoudre entièrement le problème puisque les débouchés étaient rares sur place: le commerce local et l'administration de l'UNRWA. Il faut donc s'exiler plus loin encore, partir pour l'Europe ou les Etats-Unis, gagner de l'argent que l'on enverra à la famille restée au camp. L'énorme majorité des cadres administratifs et techniques de la péninsule arabe est ainsi formée de Palestiniens "temporairement" immigrés...

Mais tous ne peuvent pas partir. Ceux que je rencontrais à Gaza attendaient, dans le climat énervant des camps, une chance hypothétique de partir travailler ou continuer des études comme boursiers dans un pays arabe. Pour les adultes, la situation était sans issue. Agriculteurs ou nomades, ils ne savaient que vivre de la terre. La Palestine sous mandat britannique n'était pas le désert qu'une certaine propagande s'est plu à décrire elle avait ses régions fertiles et ses cultures d'agrumes. Les Libanais du Sud se souviennent de l'époque où ils étaient considérés comme des pauvres par leurs voisins palestiniens.

La situation économique du monde arabe, au début des années cinquante, n'était pas précisément florissante. Les indépendances récemment gagnées n'avaient pas encore suscité de nouveaux courants économiques. Les Israéliens, qui n'ont jamais déboursé un centime pour assurer la survie des réfugiés, ont toujours accusé les pays arabes de refuser l'intégration des Palestiniens. Mais une étude, même sommaire, de la situation économique de l'époque montre que la chose était impossible, à supposer que les Etats arabes l'eussent souhaité. Avec le temps et le développement relatif des pays arabes, les deux tiers des Palestiniens ont trouvé (avant la guerre des Six Jours) des possibilités de vivre et de subvenir à leurs besoins en dehors des camps.

Pour les autres, surtout ceux de Gaza et de Jordanie, où les ressources de l'économie locale sont nulles, c'est l'oisiveté forcée dans les camps, taraudée par le lancinant désir du retour vers la terre natale. On le comprenait mieux en marchant en compagnie de quelques réfugiés, à Gaza, le long de la ligne de démarcation. L'un d'eux, tendant le bras vers un groupe de maisons, au loin, disait: "Voilà la terre de ma famille, la maison où je suis né. Nous cultivions le tabac jusqu'à ce que les juifs nous chassent de chez nous. Quand reviendrons-nous? Quand nos enfants pourront-ils retrouver leur foyer? Nous reprendrons la Palestine parce qu'elle nous appartient."

Sous une forme ou sous une autre, c'est l'essentiel des discours que tenaient les réfugiés. Une sourde obstination, un désir violent, brûlant, sans concession. Ces déclarations, parfois, n'allaient pas sans une certaine mise en scène: en arrivant dans la salle commune de l'hôpital du camp de Bureij, je fus accueilli par un vif mouvement de curiosité au milieu duquel un malade en pyjama, debout sur son lit, déclamait l'amère litanie des malheurs qui accablaient le peuple palestinien. Ce discours vibrant était entrecoupé d'applaudissements nourris et de cris enthousiastes. Mais à côté de ce spectacle plus flatteur pour les acteurs que pour son unique spectateur, je rencontrai des jeunes gens soucieux, désemparés, chômeurs, qui tournaient en rond dans leurs quelques kilomètres carrés, travaillés par la fièvre du retour. Ils se sentaient sans avenir et l'idée de mourir pour la patrie leur semblait plus douce que de vivre comme des chiens en cage.

Il arrivait parfois qu'un petit groupe de ces jeunes assaillît une patrouille de Casques bleus, à l'arme blanche, pour leur voler leurs armes. Quelques Suédois et quelques Yougoslaves y ont ainsi laissé la vie. Avec ces armes, ces fidda'yin improvisés pénétraient en Israel et se faisaient vite repérer: autant dire qu'aucun n'en revenait.

Presque autant que l'exode de 1948, c'est l'occupation israélienne de 1956 qui avait traumatisé les résidents de la zone de Gaza. Pendant que le socialiste Guy Mollet envoyait ses paras sur Port-Said, en liaison avec les troupes anglaises, les Israéliens s'emparaient du Sinai. Les motivations des uns et des autres étaient complexes et différentes: les Anglais s'intéressaient surtout au Canal qu'Abdel Nasser venait de nationaliser. Les Français croyaient, en frappant l'Egypte, couper la tête de l'insurrection algérienne qui, affirmait-on à Paris, "était inspirée de l'extérieur". Quant aux Israéliens, ils voulaient contrôler l'abcès palestinien que représentait déjà, sur leur flanc, la zone de Gaza et s'assurer des positions stratégiques sur le Canal et dans le détroit de Tiran, en mer Rouge, par où les bateaux accèdent au port d'Eilath. On sait que les froncements de sourcils, à Washington comme à Moscou, mirent fin à la piteuse équipée franco-britannique. Mais les Israéliens ne voulaient pas lâcher leur morceau. Le 5 novembre 1956, l'Assemblée générale des Nations Unies avait adopté le principe d'une force internationale d'urgence pour assurer et superviser la cessation des hostilités. Les Casques bleus durent attendre quatre mois que les Israéliens acceptent d'évacuer la zone de Gaza.

L'offensive et l'occupation avaient fait plusieurs centaines de morts parmi la population des camps. On me montra des photos de charniers découverts après le départ de l'armée israélienne: des otages, me dit-on, fusillés en guise de représailles. Comment savoir la vérité? En tout cas, les récits des jeunes Palestiniens donnaient à penser que l'occupation militaire israélienne n'était ni meilleure ni pire que les autres occupations militaires. Qui dit occupation dit résistance et représailles.

Dans le train qui me ramenait au Caire, j'étais pensif. Il me semblait tout à coup que ce rêve fabuleux, la création d'un Etat juif qui puisse être un asile sûr pour les persécutés, avait coûté cher. On était loin de cet idéalisme qui s'était déclaré humanitaire. Sur place, l'histoire sentait la poudre et le sang. Des innocents avaient payé, non pas quelques poignées de gens, mais des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants. On les avait réduits à la misère, physiologique et morale, pour, disait-on, en soulager une autre, celle des rescapés des persécutions hitlériennes. Manifestement, l'opinion européenne faisait deux poids et deux mesures. Qui se préoccupait du sort d'un million d'Arabes? Que penser alors de la création d'un Etat fondé sur un tort imprescriptible fait aux habitants du pays? On ne peut admettre l'entreprise sioniste que si l'on accepte la dépossession des uns par la force des autres. C'est accepter que la force prime le droit, une idée à laquelle j'ai la faiblesse de m'opposer. L'histoire montre jusqu'où elle peut mener.

Même s'ils l'enveloppaient dans des discours incantatoires, le sentiments des réfugiés était fondé sur l'expérience: les événements s'étaient présentés à eux sous la forme d'un canon de fusil dans les reins. Ils ne voyaient pas beaucoup plus loin que cela. Leurs craintes n'étaient pas sans fondements puisque, depuis 1967, ils vivent à nouveau sous la férule de l'armée israélienne. Cette fois-ci, la politique des représailles collectives a été clairement reconnue par les autorités d'occupation.

Quelle solution? Pour les réfugiés, il n'y en avait qu'une: combattre. Mais tout le monde s'y opposait, les Casques bleus comme la police égyptienne. Une délégation du FLN algérien avait visité Gaza. Au cours d'un grand meeting, Mohamed Harbi avait dit aux Palestiniens de prendre exemple sur les Algériens, de ne compter que sur eux-mêmes, de prendre les armes, en un mot, de prendre en mains leur propre cause. Les officiels égyptiens en avaient été très fâchés et n'avaient plus invité les Algériens à Gaza. Faute d'organisation, il ne restait que les initiatives individuelles. C'est dans ce terreau où fermentaient la honte et le désespoir que les organisations palestiniennes allaient, quelques années plus tard, prendre racine.

L'opinion occidentale pouvait s'en étonner: pendant longtemps, on l'avait tenue dans l'ignorance. A mon retour à Paris, j'avais essayé de publier un article résumant les impressions que m'avaient faites mon voyage à Gaza. Sous les prétextes les plus divers, on me le refusa partout, Hector de Galard en disant que France Observateur avait publié, la semaine d'avant, un article sur les femmes israéliennes, François Maspero que l'article n'était pas tout à fait dans le style de sa revue Partisans, etc.[(6)]

Il fallut attendre 1967, la guerre des Six Jours. L'accroissement des activités des fidda'yin était sensible. La responsabilité matérielle en incombait certainement aux gouvernements arabes qui fournissaient aux militants palestiniens les moyens de se battre. Ces mêmes gouvernements arabes accumulaient les rodomontades. Le gouvernement israélien fit entendre des cris d'écorché: les Arabes se disposaient à anéantir Israel. Pour quiconque connaissait quelque peu la situation, la chose était absurde: la disproportion des forces était trop flagrante pour que l'existence d'Israel fût, en cas de conflit, menacée.

Pourtant, ce mensonge énorme de la propagande israélienne, relayée par les groupes sionistes d'abord, puis par la grande presse, allait "prendre" avec une prodigieuse rapidité. L'opinion publique en France (et ailleurs) allait être emportée par un véritable raz-de-marée sioniste. On sait que pour prévenir les manoeuvres menaçantes de l'armée syrienne-- dont la réalité fut ensuite contestée par des officiers israéliens-- l'armée israélienne prit les devants et en quelques jours d'offensive foudroyante écrasa, grâce à sa maîtrise de l'espace aérien, les armées arabes. A Paris, pendant qu'Israel démontrait magistralement sa supériorité sur le terrain, l'hystérie atteignait son comble: on voyait manifester ensemble des généraux en retraite, des chanteurs de mélasse à succès, des anciens légionnaires de l'OAS prêts à s'engager en Israel, des militants d'extrême gauche, des petits bourgeois qui n'avaient jamais manifesté de leur vie.

Je vis avec effarement beaucoup de mes amis, juifs ou non, atteints de ce délire de culpabilisation: il ne faut pas laisser détruire Israel. Le simple fait de mettre en cause cette idée reçue vous exposait alors aux accusations, vite lancées, d'antisémitisme, d'hitlérisme, etc. Je trouvais pour mon compte ces imputations plutôt amusantes mais je ne voyais pas sans tristesse vaciller le bon sens d'un certain nombre de gens que je tenais jusque-là pour raisonnables. Un gouffre d'irrationalité s'ouvrait à mes pieds; si la guerre avait continué quelque peu, on aurait vu s'enrôler côté-à-côte des anciens d'Algérie, trop contents de pouvoir retourner "casser du bougnoule" et des militants qui pendant la guerre d'Algérie travaillait pour le FLN. Je m'abstiendrai de citer des noms...

La victoire fulgurante des armées israéliennes ne changea presque rien dans cette atmosphère. Elle continua à prévaloir sur un mode mineur, mais qui interdit, par exemple, aux Français de se rendre compte qu'il n'y a guère de différence, techniquement parlant, entre l'occupation israélienne des régions populeuses comme Gaza et la Cisjordanie, et l'occupation allemande en France, au cours de la seconde guerre mondiale. Bien rares furent ceux qui, comme Pierre Vidal-Naquet, surent faire une autocritique et voir que la politique israélienne était fondée, comme celle de n'importe quel autre Etat, sur l'emploi de la force. Combien sont-ils ceux qui croient encore qu'Israel n'est pas un "Etat comme les autres " et qui sont prêts à le justifier aveuglément, quoi qu'il arrive? Nous ne serons partisan d'aucune pensée asservie.

(1973)

 

Je suis revenu au Moyen-Orient à maintes reprises, pour des séjours beaucoup trop brefs à mon gré. J'ai eu ainsi l'occasion de discuter avec beaucoup de membres des organisations palestiniennes, et de toutes tendances. Souvent, j'ai tenu le discours suivant:

Vous avez pris les armes parce que la situation qui vous est faite était sans issue. Sans les fidda'yin des années cinquante, l'histoire vous oubliait et vous laissait croupir dans les camps. Vous avez pris votre place dans l'ensemble des mouvements qui luttaient pour l'émancipation nationale, pour la libération du joug colonial. Vous avez appris le langage de la révolution, vous vous êtes inspirés des luttes révolutionnaires qui se déroulaient dans d'autres pays, sous d'autres latitudes. Vous avez appris à vous organiser, à mobiliser les masses, à utiliser les armes, à négocier avec les puissances, grandes et petites, qui ont une influence dans la région.

Pourtant, si l'on jette un regard qui embrasse la période de 1956 à maintenant, vous n'avez pas beaucoup avancé. Malgré le courage, malgré l'héroisme de vos combattants, de leurs familles raidies par le deuil, le retour en Palestine n'est pas devenu beaucoup plus proche. Et beaucoup de vos martyrs sont tombés sous des balles arabes.

Je vois à cela une raison essentielle. Je parle peut-être par ignorance, mais j'ai connu aussi beaucoup d'autres luttes de libération nationale certaines ont subi des échecs alors que d'autres arrivaient à terme. Il y a davantage à apprendre de l'échec que de la réussite. Cette raison essentielle me paraît être la suivante: si l'on prend le fusil, il faut être le plus fort, déjà avant de le prendre. Les armes seules ne décident presque rien. En dépit de la justesse de votre cause, vous n'étiez pas les plus forts et vous n'avez pas gagné. Prendre les armes à l'intérieur d'Israel, même après 1967, était, me dites-vous, à peu près impossible. Il fallait prendre les armes à l'extérieur et porter la guerre dans le bastion ennemi. Mais vous les avez prises avant d'être les plus forts. Il aurait fallu faire un immense travail politique, tant auprès des Arabes que des juifs qui se trouvaient à l'intérieur du dispositif israélien. Ce travail de persuasion politique, il fallait le faire dans l'ombre, sans arme, sans héroisme guerrier, comme des fourmis, avec une patience infinie, plus grande encore que les souffrances nées de l'occupation et de l'exil. Je sais bien qu'il y a eu chez vous des actions qui allaient dans ce sens. Mais c'était trop peu, surtout parce que priorité a été donnée à la confrontation brutale, l'infiltration et les opérations de commandos dont le principal résultat a été de fortifier la peur chez les Israéliens. Plus fort vous avez frappé, plus ils se sont durcis, amenant peu à peu à leur tête un groupe de fanatiques qui rêvent de tout régler par l'emploi d'une violence toujours accrue. Peut-être la conjuration des intérêts internationaux vous donnera-t-elle un jour un lambeau de pays pour y établir un Etat. Comme elle a fait en 1948 pour l'Etat juif. Ce serait un résultat un peu dérisoire pour une lutte si âpre et si longue. Il ne résoudrait pas la question de la Palestine, ni celle de la présence des Palestiniens dans les autres pays arabes. Vos divisions sont telles qu'une bonne partie d'entre vous serait exclue de cet état à l'instant où l'autre partie y prendrait le pouvoir. Une pax americana veut dire que ni la guerre ni la paix ne vous seront favorables.

Je n'ai nul conseil à donner, croyez-le bien, mais je vous redis ce que j'ai cru voir ailleurs: une lutte, quand elle s'engage, quand les champions apparaissent dans le champ clos, est déjà jouée. Celui qui gagnera, quelle que soit la longueur du combat et la violence des coups que l'autre lui porte, sera celui qui était le mieux préparé, celui qui pourra mettre dans le bras qu'il lève le poids écrasant des convictions qu'il aura su se gagner avant même de faire un pas.

 

Ce discours, je l'ai tenu, même s'il ne soulevait que le scepticisme ou l'agacement. Au fil des années, j'ai vu plutôt se développer une grave militarisation, un isolement grandissant des organisations par rapport à la population palestinienne, obligée de survivre dans des conditions de plus en plus dures, une croissance souterraine de l'influence acquise par les formes sociales anciennes de la société palestinienne: les notables et leurs grandes familles, les solidarités villageoises, l'embourgeoisement de certains cadres, aussi venu avec l'argent versé à la résistance par des Etats amis mais peu désintéressés. Tout cela, cimenté par une fascination morbide pour les armes et la mort, hérité peut-être des vieilles traditions bédouines, mène à une dépolitisation profonde.

L'intensité des discussions politiques ne doit pas cacher cette dépolitisation en profondeur, car elles n'ont souvent pour objet que des tactiques et des rapports de force immédiats, et non des perspectives à long terme qui formeraient programme. Plus la résistance palestinienne devient un facteur du jeu diplomatique international, moins elle se présente comme une force capable d'entraîner des bouleversements sociaux. Autrement dit, il reste une place à prendre sur le terrain, celle de la révolution. Ceux qui l'occuperont ne pourront pas le faire en demeurant au sein de la résistance palestinienne telle qu'elle est, mais plutôt en s'opposant à ce qu'elle représente sans doute depuis le début, c'est à dire l'aspiration de la bourgeoisie palestinienne à gérer son propre Etat.

Que mon lecteur s'en réjouisse ou s'en désole, il faut bien constater que la place de la révolution est vide. Les petits groupes qui manipulent la rhétorique révolutionnaire sont beaucoup trop occupés à se poser en futurs guides d'un prolétariat éventuel et fantomatique, pour aller vraiment agir sur le terrain. Pour eux, le concret se trouve dans les manuels. Mais ces groupes de théoriciens endogames et stériles disparaissent, partout dans le monde, par simple épuisement [(7)].

On aura compris que je ne suis pas partisan des épreuves de force et des affrontements sanglants, pas plus d'ailleurs que des fausses solutions diplomatiques ou des rêves d'un Etat protecteur. J'éprouve surtout une compassion profonde pour tous ces individus, arabes, juifs, de toutes les langues et de toutes les confessions qui, depuis deux ou trois générations, ont vécu les guerres, l'exil, les menaces, la répression, sans compter la misère. Cosmopolite, dénué de solidarité confessionnelle, nationale ou culturelle, je me défie des partis, des institutions, des idéaux, et n'ai comme amis que des êtres humains singuliers, éparpillés à travers les lignes de ce champ de bataille.

C'est donc dans une complète indépendance personnelle que j'ai abordé l'affaire Faurisson, il y a bientôt trois ans. Qu'elle ait des rapports objectifs avec les affaires du Moyen-Orient, voilà qui me paraît indubitable. Ceci n'était nullement l'objet du livre, mais ce peut être celui des quelques lignes qui vont suivre.

Tout provient de la seconde guerre mondiale. Tout, je veux dire l'armature politique, économique, financière de l'ordre international qui prévaut aujourd'hui. Il a été l'objet de consultations et de décisions prises entre les Alliés quelque temps avant la chute de l'Allemagne et du Japon. Le système des Nations Unies et les droits spéciaux qu'y conservent encore les cinq vainqueurs de 1945 (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Union soviétique , France, Chine), les accords de Bretton Woods sur le système monétaire international qui ont finalement abouti à assurer la suprématie du dollar, les partages territoriaux entre l'Est et l'Ouest, les systèmes politiques imposés à tel ou tel pays, etc. Tout cela a été prévu et décidé en 1944-1945, en grande partie pour éviter le fiasco du traité de Versailles dont tout le monde sentait bien qu'il avait fini par engendrer la deuxième guerre mondiale.

Si l'on peut dire que ces accords n'ont pas engendré de nouvelle guerre mondiale, ils font néanmoins vivre le monde dans une tension permanente et une multiplicité de conflits locaux dus, pour l'essentiel, au refus de certaines forces politiques locales de se couler dans le moule prévu pour elles par Yalta.(J'emploie le terme Yalta dans le sens général de ces accords passés, explicites et implicites, entre les Alliés de 1944-1945). La gauche grecque, les ouvriers de Berlin, les nationalistes viêtnamiens, parmi d'autres, n'avaient pas très bien compris les leçons de Yalta. On leur fit comprendre à coup de canon. Dès 1947-1948, les derniers soubresauts de l'ordre ancien se tassent et la guerre froide s'installe comme une application logique du principe posé à Yalta qui consiste à prévenir un affrontement direct entre les vainqueurs de l'Allemagne.

Cette victoire commune faisait partie du capital idéologique des vainqueurs. Chacun devait en tirer argument pour éviter d'en venir à un affrontement direct qui aurait été dans la nature des intérêts antagonistes de chaque côté. Plus ils sentaient croître leur hostilité mutuelle, plus les Occidentaux et les Soviétiques devaient faire fonds sur leur participation à la défaite allemande, comme justification de leur présence en Europe et de leurs prises de gages politiques dans la sphère qu'ils contrôlaient militairement.

C'est pourquoi, au moment où l'Allemagne était sous le coup de la défaite, de la ruine économique causée par les destructions aériennes, au moment où le redécoupage territorial jetait sur les routes et dans une misère noire des millions de "personnes déplacées", expulsées des territoires de l'Est, les Alliés faisaient le procès de l'Allemagne et des nazis. Ceux-ci s'étaient certes comportés de manière féroce avec les populations qu'ils avaient occupées: prises d'otages, massacres, déportations, le bilan est lourd. Tout en leur faisant de grandes leçons de morale démocratique, les Alliés rouvraient les camps de concentration et les bourraient de fonctionnaires allemands, de militaires et de nazis [(8)].

Comme les responsables de l'époque hitlérienne s'étaient lancés dans une intense propagande antisémite et qu'ils étaient passés aux actes en persécutant systématiquement toutes les communautés juives qui tombaient sous leur coupe, les Alliés n'eurent que le mal de retourner cette propagande contre le régime abattu. Il était facile de montrer que le régime nazi s'était comporté avec une extrême brutalité, et que sa doctrine raciste s'était bel et bien traduite par des disparitions massives. Mais une machine de propagande, bien rôdée par les années de guerre, encouragée par la rivalité naissante entre les frères d'armes de la veille, ne pouvait s'arrêter du jour au lendemain et se transformer en un docte institut de recherche historique. Et d'autant moins que cette propagande antinazie était reprise et amplifiée par une foule d'opportunistes et de foireux de tout poil qui brûlaient d'apporter enfin leur contribution à une victoire qui s'était faite sans eux. Les horreurs bien réelles du régime nazi firent donc boule de neige et se transformèrent en une avalanche qui submergea une opinion publique déjà nourrie de rumeurs et de bruits depuis des années. Pendant ce temps, les véritables victimes, les rescapés des camps, reprenaient péniblement vie et restaient pour la plupart silencieux, trouvant trop difficile de communiquer l'horreur intime qu'ils avaient vécue à des gens qui s'en fichaient ou qui pensaient surtout à se servir d'eux... et qui, de toute façon, savaient beaucoup mieux qu'eux ce qui s'était passé et ce qu'il convenait d'en dire... Il y eut, bien sûr, aussi le lot habituel de ceux qui, à des fins partisanes, se muèrent bientôt en témoins professionnels.

C'est dans ce contexte d'une hystérie à bon marché qu'intervint la création de l'Etat d'Israel. Il est à peine besoin de dire que, pour ses réels promoteurs, elle s'inscrivait dans une analyse beaucoup plus réaliste des choses, qu'elle avait trait aux nécessités du changement des méthodes de domination sur le Moyen-Orient, à la suite du départ un peu forcé des Français et de l'essoufflement des Anglais, et aussi à la rivalité des deux blocs. La philanthropie n'y était pas pour grand-chose. Là aussi, une nouvelle ère commençait et de nouveaux éléments apparaissaient dans le dispositif hégémonique occidental, désormais surtout américain, qui allait se perpétuer dans la région. La création d'un état juif, protégé de l'Amérique, faisait partie de ces nouveaux éléments, au même titre que les changements intervenant en Iran, en Irak, etc. La poussée, inégale selon les endroits, du nationalisme arabe allait introduire un certain désordre dans les plans occidentaux. Successivement, les régimes égyptien, iraquien, syrien, soudanais, yéménite, libyen, iranien, connaissaient de brusques changements qui menaçaient les intérêts occidentaux, ne serait-ce qu'en introduisant dans la région un nouveau partenaire géant.

Tout cela veut dire que la création de l'Etat d'Israel n'a évidemment rien à voir avec ce qui s'est passé entre les nazis et les communautés juives d'Europe, que ces considérations sur le passé d'une guerre terminée n'ont pesé pour rien dans les calculs stratégiques de l'après-guerre. Mais il y avait là, à la disposition des Alliés qui justement prenaient la responsabilité de cette décision, Union soviétique comprise, une construction idéologique qui était en plein fonctionnement, celle de la culpabilité de l'Allemagne, déjà chargée de tous les maux. Puisque les juifs y avaient été persécutés, il fallait bien que justice leur soit rendue, et la justice était l'octroi de l'Etat qu'ils réclamaient, ou plutôt que le sionisme réclamait pour eux depuis cinquante ans.

D'une certaine façon, le sionisme était en échec. La création de l'Etat d'Israel ne pouvait être qu'une étape il fallait encore le rendre viable, le peupler, le développer. Certes, juste après la guerre, nombre de juifs déracinés par les persécutions étaient venus s'installer en Palestine. Mais le mouvement s'était bientôt tari, au fur et à mesure de la reconstruction économique de l'Europe. L'afflux des juifs des pays arabes n'était guère à mettre au compte d'un sionisme européocentriste qui les avait toujours superbement ignorés et qu'ils embarrassaient plutôt. La création d'Israel et la victoire de 1948 n'ont suscité presque aucun élan dans une diaspora qui n'avait plus tellement de raison d'être tentée par l'aventure.

Le sionisme avait ses propres fondements idéologiques et ses articulations dogmatiques manquaient de souplesse. Dans un monde où l'antisémitisme était désormais exclu, tabou, la force d'attraction de son nationalisme de style dix-neuvième siècle ne pouvait plus faire beaucoup recette. C'est pourquoi il a fallu un certain temps, une dizaine d'années peut-être, pour prendre le virage et se lancer à fond dans l'idéologie du génocide, retrouvant ainsi un moyen d'action sur une diaspora décidément peu désireuse d'émigrer vers une terre qui, pour être promise, n'était guère prometteuse. Le procès Eichmann allait être, vers 1960, l'aggiornamento du sionisme nouvelle manière que nous connaissons aujourd'hui. Il a mis en place un système de double culpabilité: celle des juifs d'abord, accusés de ne jamais payer assez cher le prix de leur survie à la caisse de prévoyance de l'Etat israélien, celle des non-juifs du monde occidental ensuite, accusés tout simplement d'avoir été complices, volontairement ou non, des nazis.

Le terrain était propice puisque la culpabilité de l'Allemagne était le credo de base de l'époque. On a vu se développer ce qui pourrait s'appeler la religion de l'holocauste, induite par les alliés soucieux de se donner le beau rôle et pressés de cacher les atrocités qu'ils allaient commettre au nom de la défense du bien qu'ils sont censés, chacun à sa façon, incarner, poussée par les sionistes qui y trouvaient un levier pour attirer, sinon les immigrants, du moins des capitaux et de la protection politico-militaire, acceptée par une opinion occidentale naivement prête à se croire coupable et capable d'un si énorme crime parce qu'effectivement le racisme l'infecte profondément au point qu'elle ne peut même pas le reconnaître puisqu'elle en a évacué les remugles malfaisants dans l'égout où clapotent ensemble les nazis et le mal absolu. C'est ce qui lui permet de s'imaginer démocrate, tolérante, agissant essentiellement pour le bien de l'humanité, toutes fariboles que l'on retrouve constamment à travers les déclarations de tous les partis politiques de la vieille Europe.

Pour de nombreux juifs, dans le monde et en Israel, le sionisme est une doctrine néfaste. D'abord pour beaucoup de ceux qui se sentent intégrés dans une nation et qui se définissent politiquement dans le cadre de cette nation; aussi pour ceux qui sont animés d'une conviction religieuse profonde et qui ne voient dans le retour vers la terre promise qu'un mouvement symbolique qui touche à la vie morale et à l'eschatologie. Pour eux, le sionisme est un grave travestissement de l'esprit même du judaisme, une sorte de prétention absurde et profanatrice de vouloir réaliser les prophéties avec des moyens humains, alors que les temps mystiques ne sont pas venus.

Il existe en Israel des gens qui s'opposent au sionisme pour des raisons variées, religieuses ou politiques; je n'en ferai pas l'inventaire ici, mais je remarque que l'utilisation que fait la propagande officielle de l'holocauste n'est pas sans soulever des oppositions [(9)]. "Il est dangereux pour Israel de tout miser sur le génocide-- me disait récemment un ami, juif pratiquant, honorable talmudiste-- parce que la raison d'être d'Israel ne se trouve pas là."

C'est dans un texte publié en Israel que l'on trouve l'une des meilleures critiques de l'usage propagandiste des morts de l'époque 1940-1945. Intitulé L'Holocauste, un danger pour le peuple juif [(10)], cet article de Boaz Evron, jounaliste connu et respecté, est paru en mai-juin 1980 dans la revue hébraique Yiton 77. De ce texte un peu long qui mériterait d'être publié en entier et discuté en détail, j'extrais les passages suivants:

Il est arrivé deux choses terribles au peuple juif au cours de ce siècle: l'holocauste et les leçons qui en furent tirées. Les commentaires non-historiques et facilement réfutables que l'on a faits sur l'holocauste, que ce soit délibérément ou par simple ignorance, et l'utilisation que l'on en a faite comme moyen de propagande, tant à l'égard du monde non-juif qu'à celui des juifs de la diaspora et de la nation juive israélienne, constituent en eux-mêmes un cancer à la fois pour le peuple juif et pour l'Etat d'Israel.[...]

L'antisémitisme a servi de catalyseur, de noyau du système d'extermination, mais une partie essentielle de ce système, la "sélection", toujours répétée, était une institution centrale permanente du Reich.

Tout le monde s'est trouvé d'accord pour obscurcir le fait que le meurtre des juifs européens n'était pas seulement une preuve à l'appui de la thèse qui considère que l'holocauste est caractéristique et spécifique de l'histoire juive ils veulent obscurcir le fait que le meurtre des juifs européens était un élément de l'effondrement de tout le système européen et un exemple historique de plus qui montre que la tentative d'ériger une barrière entre le peuple juif et le reste de l'humanité, tentative due d'un côté aux nazis, et de l'autre côté à nos nationalistes juifs, était en réalité la manifestation d'un autre principe: toute tentative de séparer un groupe du reste de l'humanité en le définissant comme non-humain prépare le terrain pour une attaque contre tout le genre humain.

Le côté juif, et tout particulièrement les dirigeants sionistes, y avaient un intérêt, qui est de présenter les juifs comme les seules victimes, comme le souvenir de ce péché pour toutes les nations.

C'est une sorte de satisfaction dérivée, un aspect du concept juif traditionnel de "peuple élu" qui, comme on l'a dit, ressemble, sous sa forme nationaliste moderne, à l'antisémitisme, en retranchant les juifs de la race humaine tout entière. (Nombreux sont ceux qui ont montré la ressemblance qui existe entre les descriptions antisémites et sionistes des juifs de la diaspora.) [...]

Mais la plupart des gens de l'autre côté ont coopéré avec les dirigeants sionistes pour donner une représentation non-historique des faits. D'abord les Allemands. Ils y avaient intérêt pour contenir les sentiments de haine, de vengeance, de peur et de suspicion que le monde, et particulièrement les Slaves, entretenaient après la guerre à leur égard. En occultant le fait que d'autres étaient aussi promis à l'extermination et en réduisant la mémoire de l'holocauste aux seuls juifs, toute cette affaire pouvait être présentée comme un coup de folie, non pas même du peuple allemand, mais du dictateur autrichien qui les gouvernait et qui avait acquis ses idées antisémites dans les faubourgs de Vienne.[...]

Les Occidentaux avaient aussi intérêt à circonscrire à la "solution finale" le souvenir de la politique nazie d'extermination. Ils voulaient faire rentrer l'Allemagne dans la "famille des nations" aussi vite que possible afin de l'utiliser pour créer une alliance économique et militaire atlantique qui serve de contrepoids à la puissance soviétique, alliance où l'Allemagne jouait un rôle central. [...]

La "monopolisation juive"-- si l'on peut faire usage de ce terme-- du phénomène nazi, présentant les juifs comme victimes à peu près exclusives, se révèle négative de plusieurs points de vue. D'abord, comme je l'ai déjà dit, elle exclut les juifs du reste de la race humaine, comme s'ils étaient différents par leur nature même. Elle entraîne donc des réactions paranoiaques dans certaines parties de l'opinion juive, qui se sent coupée de l'humanité et de ses lois. Cette déconnexion peut entraîner certains juifs, quand ils ont le pouvoir entre les mains, à traiter les non-juifs comme des sous-hommes et, ce faisant, à imiter véritablement les attitudes racistes nazies [...]

Evron étudie ensuite la fonction du procès Eichmann dans la relance de la politique israélienne, fondée sur une utilisation maximale de la question du génocide:

On peut supposer que l'un des principaux buts (du procès Eichmann) était de renouveler et de renforcer le sentiment de culpabilité des Allemands à l'égard d'eux-mêmes, et même aux yeux du monde entier, pour faire pièce à l'atmosphère qui régnait alors en Allemagne, et selon laquelle l'Allemagne, en payant une compensation financière, avait réglé sa dette vis-à-vis du peuple juif. Les principales conséquences politiques de cette affaire ont été l'ouverture par l'Allemagne fédérale de relations diplomatiques avec Israel, un accroissement considérable des sommes versées au titre des réparations et l'abandon des discussions sur "la fin du paiement de la dette". Et c'est précisément là où rien ne va plus.[...]

Le gouvernement d'Adenauer évitait d'avoir des relations diplomatiques ouvertes avec l'Etat d'Israel pour des raisons politiques pratiques: il ne voulait pas risquer ses relations avec le monde arabe. Il considérait le versement des réparations comme une question juridique qui n'était pas liée aux questions politiques de l'actualité, mais qui était une compensation pour des dommages causés dans le passé et qui ne devait pas lier les mains de l'Allemagne dans ses relations actuelles avec le monde. Le procès a forcé l'Allemagne à sortir du cadre de ses principes, à agir au rebours de ses intérêts naturels et à donner à Israel une préférence spéciale, sans qu'Israel se sente obligé de répondre par une réciprocité de la même espèce, comme il est d'usage dans les relations entre Etats.[...]

Les relations avec l'Allemagne ont servi de modèle pour les relations d'Israel avec la plupart des Etats chrétiens occidentaux, au premier chef les Etats-Unis, relations qui ne sont pas fondées sur un intérêt objectif commun entre Israel et ces Etats, mais sur un sentiment général de culpabilité (que l'on justifie) dans les couches dirigeantes du monde chrétien à l'égard du peuple juif. Voici ce qui résulte de ces relations:

1. Le traitement spécial accordé à Israel, exprimé par un soutien économique et politique inconditionnel, a créé autour d'Israel une sorte de mur de verre qui l'isole d'une certaine façon des réalités économiques et politiques internationales. Depuis sa création, Israel n'a jamais vraiment eu à se confronter aux forces réelles qui entraînent le monde et à s'y adapter.
2. Israel a développé des systèmes économique et politique qui sont coupés des réalités internationales et qui s'en écartent toujours davantage, puisqu'être coupé d'une réalité en évolution signifie que le fossé s'accroît. Ceci cause une distorsion dans ces systèmes en Israel même, leur donne un caractère pathologique et accroît la dépendance d'Israel par rapport au soutien de l'étranger, tandis que la séparation d'avec la réalité rend de plus en plus difficile le soutien des Israéliens eux-mêmes.
3. C'est du point de vue sioniste que le résultat est le plus paradoxal. Le but du sionisme était de normaliser la condition du peuple juif, d'en faire une entité politique égale parmi les nations indépendantes, une nation politique qui agisse dans le cadre du système international. Le mur de verre politico-économique créé autour d'Israel par le soutien étranger, l'appui qu'Israel prend sur le sentiment de culpabilité du monde extérieur ont empêché Israel de devenir un Etat comme les autres. En fait, ils ont accru les symptômes de la diaspora.[...]
4. Un autre aspect de ce chantage moral est le fait que la relation permanente avec l'holocauste, l'antisémitisme et la haine des juifs à travers les générations a créé un étrange aveuglement moral chez le public israélien et ses dirigeants, qui se manifeste dans une morale où les valeurs sont doubles.[...]

Nous qui fondons la plupart de nos appels sur la justice et les devoirs du monde envers "ceux qui ont été abandonnés", considérons de notre droit d'établir des liens avec les régimes les plus oppressifs, de vendre des armes aux pires des nations, et nous ne nous interdisons pas d'opprimer les non-juifs qui sont en notre pouvoir.[...]

L'holocauste a servi d'outil très puissant aux mains des dirigeants israéliens et des dirigeants juifs à l'extérieur qui sont très influencés par les dirigeants israéliens, pour organiser l'opinion juive de la diaspora, et en premier lieu celle des Etats-Unis. Ceci est fait en exploitant et en cultivant deux éléments principaux:

1. Le sentiment de culpabilité des juifs aux Etats-Unis pour ne pas avoir fait plus afin d'empêcher l'holocauste.
2. Le sentiment d'insécurité d'une partie d'entre eux concernant le statut des juifs dans la société américaine.[...]

Israel est présenté de la même manière au monde non-juif pour faire taire les critiques de nos politiques en utilisant toujours le même argument: vous qui n'avez rien fait pour nous aider au moment de l'holocauste, n'allez pas maintenant nous apprendre comment nous devons nous protéger d'un autre holocauste.[...]

C'est cette identification des nazis avec les Arabes en général, et les Palestiniens en particulier, avec le rappel continuel des dangers de l'holocauste, qui suscite une réaction hystérique chez l'Israélien moyen. Ceci, ainsi que la doctrine du "peuple juif comme seul allié d'Israel", conduit au résultat suivant: d'abord la conscience politique israélienne se fige à un niveau pré-étatique, en sorte qu'elle n'est pas capable de se relier aux forces réelles qui opèrent dans le domaine politique et qu'elle ne les comprend pas. Les relations extérieures d'Israel ne sont pas déterminées par des intérêts mutuels, mais sur la base des pressions des juifs américains, comme si Israel n'était pas un Etat étranger, mais une partie intégrante du système politique américain. Ceci signifie que la conscience israélienne est celle d'une secte et non celle d'une nation politique.[...]

Ces parallèles ont de sérieuses conséquences morales. Puisque les choix offerts aux Israéliens ne sont pas réalistes: soit l'"holocauste" soit la "victoire", cela les libère de toute restriction morale, puisque toute personne en danger d'extermination se considère comme libre de toute considération morale qui pourrait l'empêcher de se sauver.[...]

Ainsi, paradoxalement, la conscience de l'holocauste, enfoncée dans la tête des Israéliens par la propagande, est devenue un danger. La condition première d'une guérison de la société israélienne est une compréhension correcte de son propre statut historique et politique [(11)].

Voilà un exemple remarquable quoique partiel de ce que la Vieille Taupe avait appelé "la déconstruction des délires idéologiques". Qu'en est-il dans le monde arabe? L'Allemagne avait inspiré de nombreuses sympathies, durant la guerre, à certains milieux nationalistes engagés dans une lutte difficile contre l'impérialisme britannique, pour lequel le Proche Orient était une sorte de chasse gardée. Anwar Al Sadat, qui devint si cher au coeur de nombreux juifs dans le monde après son voyage à Jérusalem, fut interné par les Anglais pour intelligence avec l'ennemi, à un moment où les troupes de Rommel n'étaient plus qu'à quelques étapes d'Alexandrie. Cet épisode de jeunesse a souvent été omis dans les grandes nécrologies publiées par la presse occidentale en 1981.

Mais la défaite de l'Allemagne allait évidemment entraîner une perte d'influence des éléments qui avaient misé sur elle, comme le grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin Al Husseini, ou le secrétaire général de la Ligue arabe de l'époque, Ahmed Choukeiry, dont les déclarations racistes et brutales faisaient les délices de la propagande israélienne [(12)]. Dans l'ensemble, c'est le discours occidental sur la seconde guerre mondiale qui a prévalu dans le monde arabe, fort éloigné du théâtre principal des événements. Ce qui était l'élément marquant pour l'opinion arabe était l'injustice qu'il y avait à faire payer aux Arabes le prix des compensations que les Alliés entendaient accorder aux juifs, pour des crimes commis en Europe. C'est ce sentiment d'injustice, régulièrement ravivé par les empiétements territoriaux d'Israel, qui allait bloquer toute possibilité d'étendre au monde arabe la culpabilité à l'égard des juifs que le sionisme voulait rendre universelle. Sur place, c'est le côté arabe qui était victime, et victime d'une spoliation qui perdurait et se renforçait. Les limites de cette spoliation ne sont d'ailleurs toujours pas atteintes, comme en témoigne l'annexion récente du Golan syrien.

On allait, dans le monde arabe, faire plus que d'accepter la vision historique occidentalo-sioniste: on allait l'intérioriser; par beaucoup d'aspects, la résistance palestinienne allait s'efforcer de s'assimiler à ce qu'avait été le mouvement sioniste. Après tout, il y avait aussi une importante diaspora palestinienne, le projet d'un retour à la terre natale et la création d'un Etat nouveau. Le sionisme, qui semblait avoir atteint ses objectifs, pouvait servir de modèle, de façon plus ou moins consciente, y compris dans ses méthodes terroristes. A son tour, la résistance palestinienne exhibait les plaies sanglantes de son histoire comme une justification suffisante de ses actions présentes. Deir Yassin devenait une sorte d'Auschwitz arabe, avec le même genre de charge symbolique.

Ce modèle sioniste, transposé une première fois chez les militants palestiniens, connaît maintenant un second avatar chez les Arméniens du Liban. La jeune génération militante a perçu toutes les potentialités que recèle la connexion "génocide-- réparations-- création d'un Etat rétributeur". Disposant eux aussi d'une importante diaspora, ils cherchent à la mobiliser en faisant revenir à la surface, par des attentats terroristes calqués sur ceux de l'Irgoun, une mémoire un peu assoupie des tragiques événements de 1915. Eux aussi, pour reconstruire une idéologie qui pousse à la création d'un Etat, sont obligés donner une présentation manichéenne de l'histoire, où les Turcs figurent, et eux seuls, le mal absolu. Il faut donc gommer un ensemble de facteurs qui rendraient plus compliquée mais plus intelligible la situation de l'époque, tel que le démantèlement du régime ottoman par les impérialismes européens; la montée concurrente des autres nationalismes dominés, arabe, kurde, turc également; la façon dont les Européens ont manipulé depuis les années 1880 la question arménienne et essayé d'obtenir pour leurs nouveaux protégés chrétiens un statut politique que personne d'autre n'avait dans l'empire le rôle essentiel de la Russie, qui contrôlait une grande partie de l'Arménie, avec son centre politico-religieux d'Etchmiadzin, depuis 1818, et qui entendait bien profiter de la guerre et du nationalisme arménien pour étendre son territoire, ambition d'ailleurs reprise en 1945 par un Staline qui réclamait à la Turquie, alors neutre, la cession des vilayet de Kars et d'Ardahan...Etudier globalement la situation qui prévalait au moment où le gouvernement "jeune turc" a pris la criminelle décision de déporter les populations arméniennes de l'Est anatolien, entraîne évidemment à de tout autres conclusions que celles de ce jeune mouvement nationaliste arménien, qui trouve plus expédient de copier le modèle idéologique du sionisme.

Mais ce qui a réussi aux uns ne réussira pas obligatoirement aux autres. Ce n'est pas l'idéologie qui change le monde, c'est le mouvement réel des hommes, des marchandises et du capital (l'activité humaine réifiée). L'idéologie ne vient se poser sur les événements que comme un voile destiné à en cacher les mécanismes réels.

S'il y avait une leçon à tirer de l'affaire Faurisson, et en particulier dans le monde arabe, c'est que l'efficacité de l'action politique dépend de la compréhension des mécanismes réels du développement social et que pour les atteindre, il faut d'abord déchirer le voile de l'idéologie qui les masque. Or le voile est solide et la tâche malaisée. On peut juger de ce que l'on est sur la bonne voie par la violence des réactions que ce déchirement suscite. Il y a là des risques à prendre que les intellectuels répugnent presque toujours à accepter parce que leur fonction sociale essentielle, et très généralement leur gagne-pain, et d'être les tisserands du voile idéologique.

Il y a, en Occident, beaucoup à faire, et les questions corrosives, déchirantes, soulevées par la minuscule affaire Faurisson, vont faire leur chemin. Il y en a d'autres, évidemment. De même dans le monde judéo-israelo-sioniste, un certain travail de dévoilement et de critique de l'idéologie dominante est à l'oeuvre, et nous venons d'en citer un exemple.

Mais il ne saurait suffire au monde arabe d'assister passivement à la déconstruction des idéologies dominantes chez ses adversaires, sans même parler des critiques en actes qui sont observables dans l'univers soviétique. Il se doit de faire le même mouvement de retour sur les racines de ses propres systèmes politiques et des idéologies qui les garantissent. Je ne suis pas bien placé pour juger de ce qui a déjà été fait dans ce domaine mais je ne crois pas beaucoup m'avancer en disant qu'il reste ici, dans ce monde arabe traversé de courants et de tensions multiples, un énorme travail pour creuser des galeries dans les couches de sédiments idéologiques et atteindre la roche dure de la vérité théorique et pratique. C'est le travail de taupe... Cette vieille taupe qui sait si bien creuser sous terre pour apparaître brusquement: la révolution.

Beyrouth, le 11 janvier 1982.

 

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