Nous ne savons jamais rien. Les nations qui vieillissent vivent
comme les vieillards. Le mobilier ne change pas autour d'elles,
ni les tentures, et elles croient que le bruit qu'on entend vaguement
monter de la rue est encore le roulement des fiacres. Des nations
vivent ainsi pendant des années dans l'illusion de leurs
splendeurs. Nous, nous avons arrêté le cours du temps
en 1945. Nous soupçonnons bien que les saisons ont un peu
changé, mais nous refusons d'en tenir compte. Nous vivons
obstinément dans un paysage moral qui est déjà
un paysage moral du passé. Il y a des arrière-pensées
dans tout cela. Nous nous enfermons à dessein dans le château
de la Belle-au-Bois-Dormant: c'est le seul moyen de maintenir
les condamnations qu'on a besoin de maintenir et de garder les
places qu'on a envie de garder. Quel beau rêve pour un majordome
d'endormir les autres dans le rôle de marmiton! Il faut
pourtant ouvrir les fenêtres. Voici ce qui se passe pendant
que nous dormons.
Notre presse actuelle, si injustement enveloppée d'un mépris
universel, obtient pourtant un résultat: grâce à
elle, un lecteur français cultivé est à peu
près aussi renseigné sur ce qui se passe à
l'étranger qu'un lecteur de la Pravda ou des Isvetzia.
Des esprits indulgents pensent que nos journalistes sont paresseux
et ignorants. Je ne les contredirai pas. Il est d'autant plus
nécessaire qu'on me donne la permission d'exposer les opinions
de quelques personnalités éminentes appartenant
à tous les pays et à tous les partis sur la question,
si importante pour nous, de la «culpabilité allemande».
Commençons par les journalistes: car, dans quelques pays,
les opinions sont encore libres, phénomène surprenant.
Naturellement, au commencement, le verdict de Nuremberg fut approuvé
par un certain nombre de journaux: par les journaux communistes,
qui trouvaient qu'on aurait pu pendre davantage, par les journaux
crypto-communistes, par les journaux socialistes qui aiment beaucoup
qu'on mette en prison, et enfin par cette intéressante
partie de la presse qui a pour tâche, dans tous les pays
du monde, de persuader les lecteurs que les institutions dont
ils jouissent sont les meilleures institutions possibles et les
hommes en place les hommes les plus intègres, les plus
perspicaces et les plus généreux de la population.
Toutefois, dès l'origine, quelques citoyens moins résolument
optimistes firent entendre une voix discordante.
Je passe sur les précurseurs, bien qu'avec regrets: car
on désespérerait sans doute moins de l'espèce
humaine si l'on avait la preuve qu'il y eut quelques sages pour
garder encore, au milieu du combat, le souci de la justice et
de l'objectivité. Il y en eut. Mais je ne fais pas ici
une enquête sur les titres de noblesse de l'esprit humain.
Je laisse aux historiens le plaisir de cette découverte.
Je n'ai pas d'autre ambition ici que de montrer que le verdict
de Nuremberg, aussitôt qu'il fut connu, fut dénoncé
dans toutes les langues du monde par des hommes que leur nom et
leurs fonctions rendaient inattaquables, et souvent dans des termes
fort violents.
La documentation que j'ai pu réunir est lacunaire, et je
m'en excuse: elle est la documentation qu'on peut rassembler à
titre personnel, quand on n'a à sa disposition ni secrétariat,
ni organisation, ni moyens financiers. Telle qu'elle est, et précisément
parce qu'elle est due au hasard, pour ainsi dire, elle n'en est
que plus troublante. Je l'ai élaguée, en outre,
pour ne pas alourdir inutilement ce livre. Je veux prouver seulement
que, dans tous les pays du monde, des hommes fort estimables disent
depuis quatre ans sur le procès de Nuremberg ce qu'on n'avait
pas le droit de dire l'an dernier dans notre pays.
Voici d'abord quelques lettres publiques envoyées au Times
pendant le déroulement du procès. Elles émanent
de personnalités universitaires, littéraires et
politiques. On en trouve deux du professeur Gilbert Murray, de
l'Université d'Oxford, le plus connu des hellénistes
anglais; une autre du Dr. C.K.Allen, doyen de Rhodes House, de
l'Université d'Oxford également; une autre du critique
militaire Liddell Hart; une de l'éditeur Victor Gollancz;
une d'un député aux Communes, R.R. Stokes.
La première lettre du professeur Gilbert Murray, datée
du 26 avril 1946, s'exprime ainsi:
Avec tout le respect dû au professeur Goodhart (c'était
un des interlocuteurs précédents de cette correspondance),
il reste à savoir si l'on peut dire que les accusés
de Nuremberg ont un loyal et honnête procès (a
fair trial) parce qu'ils ont eu la permission de faire des
proclamations nazies ou de se lancer sur ce même sujet dans
des disputes bruyantes avec quelques-uns de leurs adversaires.
La plus grave question et qui va le plus loin est de se demander
si un procès devant un tribunal militaire improvisé
quant à sa formation, sa procédure et sa juridiction
sur des accusations dont, pour quelques-unes, on n'a jamais entendu
parler jusqu'à maintenant dans aucune loi nationale
ou internationale est un véritable procès, dans
tous les sens que les Anglais ont toujours donné à
ce mot, excepté dans les époques de procès
pour trahison politique. Nuremberg est seulement un des nombreux
«honnêtes» procès (fair trials ) qui
sont actuellement menés à travers toute l'Europe,
en se basant sur les principes de la «justice naturelle».
Il y en aura d'autres par exemple «l'honnête procès»
du général Mihaïlovitch sera bientôt
ajouté à la liste. En vérité, on ne
risque rien de prédire que chaque guerre de l'avenir aura
une longue et sanglante séquelle d'«honnêtes
procès» des ennemis vaincus.
Huit jours plus tard, le 2 mai 1946, revenant sur le même
sujet, le professeur Gilbert Murray, écrit:
Comment peut-il être juste, ou pour les générations
futures seulement sembler juste, qu'après une guerre les
vainqueurs, parce qu'ils sont vainqueurs, s'arrogent le droit
de juger les crimes des vaincus, et simplement parce qu'ils sont
victorieux échappent eux-mêmes à tout jugement?
Avons-nous le droit d'affirmer qu'aucun crime de guerre n'a été
commis par aucun membre des armées anglaise, américaine
ou russe?
De très nombreuses réponses furent envoyées
au professeur Murray et pendant plusieurs semaines la rubrique
si importante des correspondances du Times fut consacrée
presque uniquement à ce débat. Le professeur C.K.Allen,
déjà cité, constatait de son côté:
J'ai reçu un grand nombre de lettres de toutes sortes de
gens, qui me convainquent qu'il y a un grand malaise dans l'esprit
public au sujet de toute cette procédure et un profond
instinct que c'est un très dangereux précédent.
A la même époque, et sur le même débat,
une revue religieuse dirigée par le pasteur Ferrie, The
Monthly Paper of the Presbyterian Church, qui avait
déjà pris position en 1944 contre la pratique de
l'area bombing, résumait ainsi la position qui paraît
avoir été celle de nombreux Anglais:
Nous avons dit dans ce journal il y a déjà bien
longtemps qu'il nous paraissait impossible de concevoir que la
légalité fût respectée à moins
que: 1·le tribunal chargé de juger les hommes accusés
d'être responsables de la guerre fût composé
de neutres, et que 2·ce tribunal fût habilité
à accueillir les accusations dirigées contre les
Américains, les Anglais et les Russes au même titre
que les accusations dirigées contre les Allemands. Aucune
de ces conditions n'a été remplie A supposer que
le complot en vue de provoquer la guerre et la déclaration
même de la guerre soient des crimes pour lesquels il n'y
ait pas d'autres accusés que les Allemands, il est encore
plus difficile d'admettre que les Allemands seuls se soient rendus
coupables de violations des lois et des coutumes de la guerre
et de crimes contre l'humanité.
Cette discussion se prolongea, nous l'avons dit, pendant plusieurs
mois. Parfois, à mesure que les débats se développaient,
un incident, un grief, provoquaient des protestations particulières.
Voici en quels termes le pasteur Ferrie, déjà nommé,
opposait Keitel et Churchill:
A moins que nous ne pensions que la justice n'existe que pour
un seul camp, prenons la peine de rapprocher les deux citations
de notre presse qui suivent: 1·«Le maréchal
Keitel a été mis sur la sellette pour avoir promulgué
un ordre disant que tous les membres des commandos alliés,
même en uniformes, et avec ou sans armes, devaient être
tués jusqu'au dernier, même en cas de reddition»;
et 2·«M.Churchill (aux Communes): Cette action a
constitué la rencontre la plus importante sur terre avec
les forces japonaises et elle s'est terminée par le massacre
de 50.000 à 60.000 Japonais auquel il faut ajouter la capture
de quelques centaines de prisonniers». (Rires de 1'assemblée).
Quelques mois plus tard, de même, une protestation collective
accueillait dans le Times le grief articulé contre
von Rundstedt d'avoir remis au plus proche bureau de la Gestapo
les parachutistes capturés autrement qu'en combat régulier.
Imaginez la situation renversée, imaginez que la guerre
ait eu lieu dans cette île. Imaginez de plus que des saboteurs
allemands aient été lâchés en parachute
sur des villages anglais. La tâche de notre propre police
de la sécurité était de s'occuper des tentatives
ennemies de sabotage, espionnage et propagande. Si le commandant
en chef anglais avait donné l'ordre que de tels parachutistes,
si l'on en découvrait, fussent livrés au service
spécial, c'est-à-dire au M.I.5 ou à n'importe
quel autre corps spécial qui aurait pu être créé
pour la sécurité du territoire, cet ordre en lui-même
aurait-il pu être considéré comme un crime?
Cette lettre est signée par Liddell Hart, Victor Gollancz,
Gilbert Murray et R.R. Stokes. Elle n'est pas unique, il y en
a un certain nombre d'autres. Mais ce n'est pas le type de lettre
le plus fréquent. En général, c'est le principe
même du Tribunal de Nuremberg qui est discuté et
presque toujours dans les mêmes termes. Je me bornerai sur
ce point à deux citations, car toutes se ressemblent. A
deux ans de distance, deux pasteurs se prononcent presque identiquement.
En 1944, un an et demi avant la fin des hostilités, alors
qu'on se bornait à proposer l'idée du Tribunal de
Nuremberg, notre pasteur Ferrie écrivait déjà:
Nous n'avons pas de tribunal revêtu de pouvoirs légaux
pour faire passer en justice les hommes coupables de crimes contre
l'humanité en temps de guerre, excepté nos cours
martiales Or, dans nos propres tribunaux, un juré est exclu
si l'on considère qu'il peut avoir quelque grief personnel
contre l'accusé. Par conséquent, il semble nécessaire
que ce tribunal spécial soit composé de juges pris
parmi les neutres Une autre considération, non moins facile
à émettre, est qu'un tel tribunal devrait avoir
le droit de retenir toute charge qui pourrait être dirigée
contre des Russes, des Américains ou des Anglais
Et plus tard, un de ses collègues, mettant un point final
aux discussions du Times, remerciait ainsi la direction
du journal:
Monsieur, puis-je vous exprimer mes remerciements et ma satisfaction
pour la publication ce matin de la lettre signée par le
professeur Gilbert Murray et autres? La lettre exprime ce que
beaucoup d'entre nous sentent. «Il est indécent pour
des vainqueurs de traduire en justice les vaincus, quoi qu'ils
aient pu avoir fait, plusieurs années après la cessation
des hostilités et après des années d'emprisonnement
sans procès.» Il semble à ceux qui sentent
ces choses ainsi que moi, que c'est, en plein XX e siècle,
un brusque retour en arrière aux vieux âges barbares.
Les règles de conduite que dictent la morale et l'humanité
sont outragées par tous ceux qui participent à une
guerre. Il n'est aucune des Puissances belligérantes qui
puisse plaider «non coupable» mais chaque dimanche
matin, à l'église, répétons dans nos
prières: «Pardonnez-nous nos péchés
comme nous pardonnons à ceux qui ont péché
contre nous».
Telles sont les réactions des lecteurs, des réactions
d'hommes cultivés en Angleterre, réactions non sans
importance, le nom des signataires en fait foi, réactions
non isolées, car un journal comme le Times n'ouvre
pas une discussion dans sa correspondance des lecteurs s'il n'a
pas le sentiment que cette discussion correspond à une
préoccupation du public.
Aux Etats-Unis, la réaction n'est pas moins prompte. Elle
est même plus officielle, plus considérable, plus
orchestrée qu'en Angleterre. C'est un non moindre personnage
que le sénateur Taft qui en donna le signal. Le sénateur
Taft est le fils d'un ancien président des Etats-Unis qui
fut ensuite juge à la Cour Suprême. Il a été
lui-même récemment l'un des candidats du parti républicain
pour la présidence. Son influence est importante et ses
interventions sont mesurées comme celles de tout membre
influent de l'opposition. Se conformant à ce qui semble
être depuis quelques années une tradition des Etats-Unis,
c'est à l'occasion d'une cérémonie organisée
par une Université de l'Ohio qu'il fit les déclarations
suivantes, dont le retentissement fut considérable:
Je crois que la plupart des Américains se montrent inquiets
en présence des procès de guerre qui viennent de
se terminer en Allemagne et qui continuent au Japon. Ils violent
le principe fondamental de la loi américaine qui veut qu'un
individu ne puisse être jugé selon un statut mis
en vigueur après les faits incriminés. Le procès
des vaincus par les vainqueurs ne saurait être impartial,
quelle que soit la manière dont les formes de la justice
sont camouflées. Sur ces jugements plane l'esprit de vengeance
et vengeance est rarement justice. La pendaison de ces onze condamnés
allemands sera dans les annales américaines une tache que
nous regretterons longtemps. Dans ces procès nous avons
fait nôtre l'idée russe de l'objet de ces procès
intérêt politique et non justice ayant peu de rapport
avec notre héritage anglo-saxon. En revêtant cet
intérêt politique du manteau de la procédure
légale, nous courons le risque de discréditer, pour
bien des années, toute idée de justice en Europe.
En dernière analyse, même à la fin d'une guerre
terrible, nous serions en droit d'envisager l'avenir avec plus
de confiance, si nos ennemis pensaient que nous les avons traités
selon le concept de la justice propre aux peuples de langue anglaise,
avec leurs méthodes d'entr'aide et d'après leur
manière de fixer définitivement les limites territoriales.
Je demande instamment que l'on ne répète pas cette
procédure au Japon; sur le terrain de la vengeance elle
serait moins justifiée qu'elle ne le fût en Allemagne.
Notre attitude dans le monde entier, pendant toute une année,
après le jour de la victoire, y compris l'usage de la bombe
atomique à Hiroshima et Nagasaki, m'apparaît comme
un abandon des principes de justice et d'humanité qui ont
toujours fait respecter l'Amérique sur terre et sur mer
avant cette seconde guerre mondiale. Mais au-delà des mers,
comme chez nous, nous avons un long chemin à parcourir
avant de rendre en entier au peuple américain son héritage
de croyance innée dans l'équité, l'impartialité
et la justice Selon moi, les peuples de langue anglaise ont une
grande responsabilité; ils devront notamment ramener dans
la conscience humaine le culte d'une justice basée sur
la loi et égale pour tous.
Bien entendu, un homme comme le sénateur Taft n'est pas
un isolé. De nombreux journaux républicains firent
écho au discours de Kenyon College. L'un d'entre eux, tout
au moins, est connu du public français, c'est la Chicago
Tribune du sénateur Mac Carthy. Les appréciations
du sénateur Mac Carthy, lors d'un récent voyage
en Europe, sur notre pays et sur la mentalité de notre
personnel politique, ont tellement surpris Le Monde que
ce journal n'a pas hésité à le faire passer
pour un hurluberlu et un original sans consistance. Pourtant,
le sénateur Mac Carthy s'adresse chaque jour à plusieurs
millions d'Américains. Et les nombreux éditoriaux
qu'il a consacrés au procès de Nuremberg nous permettent
d'entrevoir que l'initiative des gouvernements victorieux a troublé
profondément une partie du public américain. Pour
bien des raisons, il n'est pas possible de donner une analyse
ou des extraits étendus de tous ces articles. On y retrouverait
d'ailleurs la plupart des raisons que nous allons voir présenter
par la suite dans des ouvrages plus complets et plus ordonnés.
Mais quelques citations permettront de juger du ton avec
lequel ces matières sont traitées dans la presse
républicaine. Ce ne sont pas les principes seulement qui
sont en cause, c'est la légitimité même du
Tribunal, c'est son président, c'est la conduite des débats.
Pour la Chicago Tribune:
Le statut au nom duquel les accusés sont jugés est
une invention propre à Jackson et contraire au droit international
tel qu'il est défini dans la seconde Convention de La Haye.
En inventant un tel statut, Jackson, par là-même,
instaure une légalisation du lynchage. (Editorial du
10 juin 1946.)
Quelques mois plus tard, même affirmation, toujours aussi
nette:
La loi internationale sur laquelle le Tribunal s'appuyait
n'est pas autre chose qu'une création du juge Jackson au
moment où il jouait son rôle de chef du Ministère
public au premier procès de Nuremberg. Pendre des hommes
pour avoir violé cette prétendue «loi»
est, en réalité, un acte qu'il est impossible de
distinguer de l'assassinat. (Editorial de 1947.)
Au fond, c'est le juge Jackson la Chicago Tribune lui
donne même une autre qualification que celle de juge qui
est responsable de tout, aussi bien de la malhonnêteté
du statut que de la malhonnêteté des débats:
Jackson, dit la Chicago Tribune, a déclaré
qu'autant que possible toutes les pièces se rapportant
aux faits seraient lues en séance. Le Ministère
public, malheureusement, n'a pas tenu sa promesse, mais il a fondé
son action sur une documentation soigneusement sélectionnée
au préalable. Si la documentation prouvait la culpabilité
allemande, elle était recevable. Si elle prouvait la culpabilité
russe ou anglaise, ou l'activité assez louche de Roosevelt
pour engager son pays dans une guerre dont il ne voulait pas,
elle était rejetée. (14 juin 1946.)
On pourrait citer ainsi à l'infini. Le ton est toujours
aussi vif, la polémique toujours implacable. Pour une partie
de l'opinion américaine, Roosevelt est un criminel de guerre
et on ne se gêne pas pour l'affirmer bien haut. Retenons-en
surtout que la terreur avec laquelle de tels sujets sont abordés
dans notre pays illustre surtout la servilité et la timidité
de notre presse politique.
Au Canada, le plus grand quotidien de langue française,
Le Devoir, de Montréal, condamne le procès
de Nuremberg, en termes peut-être moins violents que la
Chicago Tribune mais aussi sévères au fond.
Voici les affirmations catégoriques qu'on trouve dans les
éditoriaux de son rédacteur en chef, M.Paul Sauriol,
en octobre 1946:
Les historiens considéreront avec étonnement ce
grand procès qui posait des précédents si
redoutables en matière de droit international. En vertu
du jugement de Nuremberg, il est entendu que les vainqueurs ont
le droit de juger et de condamner les vaincus; de les juger et
condamner en vertu de «lois» rétroactives promulguées
après leur défaite; les vainqueurs peuvent se constituer
à la fois les accusateurs et les juges; ils peuvent aussi
juger les seuls actes des vaincus, sans tenir compte du tout des
actes analogues commis par les vainqueurs; enfin, le fait d'avoir
préparé une guerre d'agression sera un crime pour
les vaincus, car ce sont les vainqueurs qui diront de quel côté
aura été l'agression. (Editorial du 12 avril
1948, au moment de la publication du procès de Nuremberg.)
Le jugement dit que la preuve est accablante quant aux crimes
de guerre et aux crimes contre l'humanité, qu'elle révèle
un règne systématique de violence, de brutalité
et de terreur. Mais cela aurait dû relever d'accusations
individuelles pour des crimes de droit commun. Il aurait subsisté
pourtant une grande difficulté, c'est que ces accusés
auraient été jugés par les vainqueurs, et
que seuls les vaincus auraient été ainsi traduits
devant des tribunaux pour leurs crimes, alors que des crimes du
même genre ont aussi été commis par les Alliés.
Il semble bien que les troupes soviétiques ont encore dépassé
les Allemands en atrocités. Agir ainsi, même dans
le seul domaine des crimes de droit commun, c'est faire de la
justice une servante de la victoire et lui donner un rôle
unilatéral.
[]
La quadruple accusation soutenue à Nuremberg mêle
des choses fort disparates au point de vue culpabilité.
Ainsi le premier chef d'accusation comprend l'établissement
du parti et de la dictature nazistes, ce qui comportait des actes
répréhensibles, mais pas plus que le parti et la
dictature communistes des Soviets et de leurs satellites
Ce chef d'accusation soulève tout le problème des
causes de la guerre, et ce n'est pas un tribunal militaire formé
des seuls vainqueurs qui peut trancher le débat
Tandis que les vingt-deux accusés étaient tous accusés
sous le premier chef, seize d'entre eux étaient accusés
sous le deuxième chef, les crimes contre la paix. Il s'agit
là de la préparation de la guerre d'agression et
de la violation de traités et accords internationaux. Douze
de ces accusés ont été trouvés coupables.
La guerre moderne totale exige des préparatifs poussés,
et, avec le précédent posé à Nuremberg,
il sera facile aux vainqueurs de l'avenir de condamner les chefs
vaincus, en invoquant par exemple les programmes d'armement, les
plans que préparent d'office tous les états-majors
du monde, les recherches ou expériences sur les armes atomiques
et autres armes secrètes.
Les troisième et quatrième chefs d'accusation visent
les atrocités de toutes sortes, commises soit sous prétexte
de nécessité militaire, ou en fonction de programmes
d'extermination comme dans le cas des Juifs, ou comme représailles
Là encore, des actes fort divers sont groupés. A
côté d'atrocités claires et indéfendables,
on reproche à ces accusés des exécutions
sommaires qui ne violaient probablement pas toutes les coutumes
de la guerre, et, avec des cas d'indiscutable torture, des faits
qui pouvaient être inévitables comme l'emprisonnement
de civils sans procès. Ces distinctions peuvent avoir leur
importance, car le Tribunal dit à propos de Keitel et de
Jodl que leur défense repose sur la doctrine des "ordres
supérieurs", interdite par l'article 8 de la charte
du Tribunal comme moyen de défense.
La Cour ajoute que cette excuse ne peut pas atténuer «des
crimes aussi révoltants et étendus que ceux qui
ont été commis consciemment, brutalement et sans
excuse ou justification militaire». Mais, l'acte d'accusation
aurait eu plus de force s'il n'avait porté que sur des
actes indiscutablement condamnables.
Mais il faudrait encore que le tribunal fût compétent.
Or comment peut-il l'être? La même difficulté
surgit que pour l'interdiction de la guerre. De même que,
sans un arbitrage international réel, il est impossible
d'interdire validement la guerre, de même sans l'existence
d'une autorité judiciaire internationale reconnue, il est
impossible de juger des crimes commis sur le plan international.
Des juristes neutres se récuseraient probablement, pour
ne pas risquer d'attirer des représailles futures à
leurs pays. Ou, au moins, ils devraient exiger que la justice
atteigne tout le monde, tous les criminels, chez les vainqueurs
comme chez les vaincus, ce qui serait évidemment impossible,
en l'absence d'une véritable autorité supra-nationale.
Mais un tribunal constitué par les vainqueurs est radicalement
inadmissible. Car il faut bien admettre que ces juges représentent
des chefs et des peuples auxquels on peut reprocher quelques-uns
des mêmes crimes.
Le problème grandit pour les deux premiers chefs d'accusation,
car les vainqueurs se font juges des vaincus, et prétendent
condamner jusqu'à la politique nationale allemande qui
a préparé la guerre; or les vaincus ont affirmé
qu'ils entendaient se défendre contre un encerclement politique
et économique qu'ils considéraient comme une autre
forme d'agression. Les vainqueurs se trouvent ainsi amenés
à rendre jugement dans leur propre cause, et ont intérêt
à condamner les vaincus pour disculper leurs propres pays.
Le chapitre des crimes contre la paix présente autant de
difficultés que celui de la conspiration pour livrer la
guerre d'agression. Sur la violation des traités et sur
les méthodes de la guerre totale, des juristes allemands
ou japonais pourraient préparer un dossier accablant contre
les chefs alliés.
Quant aux méthodes de guerre, la blitzkrieg et les bombes
volantes restent bien loin en arrière des bombardements
alliés de Dresde, de Berlin, de Hambourg. A Dresde, en
une nuit, les bombardements alliés ont fait périr
300.000 personnes, des civils, dont un grand nombre étaient
des fugitifs fuyant devant l'armée rouge. Ce bombardement
systématique d'une population civile s'est produit alors
que les Alliés étaient assurés de gagner
la guerre, que l'armée allemande se repliait presque en
déroute, et que le Reich ne résistait plus que parce
qu'on lui refusait l'armistice. Et, toujours, sous le deuxième
chef d'accusation, que peut-on reprocher aux chefs de l'Axe de
plus criminel, de plus clairement contraire aux traités
et au droit de la guerre que les bombardements atomiques de Hiroshima
et de Nagasaki?
Les condamnés de Nuremberg sont peu sympathiques, et leur
sort a bien peu d'importance auprès des principes en jeu
dans ce procès. Car le jugement prononcé aujourd'hui
pose un précédent grave. Sous prétexte de
justice, les Alliés ont reporté les m_urs internationales
à ce qu'elles étaient avant la civilisation chrétienne.
S'il survient une troisième guerre mondiale, les chefs
des belligérants pourront s'attendre, en cas de défaite,
à subir le sort des vaincus de l'Antiquité. (Editorial
du l er octobre
1946, au moment de la publication de l'acte d'accusation.)
Quelques jours plus tard, le même éditorialiste fait
écho au discours du sénateur Taft, mais c'est pour
se montrer plus précis et plus frappant:
Le sénateur Robert-A. Taft, de l'Ohio, aspirant à
la candidature républicaine présidentielle pour
1948, a dénoncé samedi les verdicts prononcés
à Nuremberg, disant que ces condamnations «violent
le principe fondamental du droit américain», qu'un
homme ne peut pas être jugé en vertu d'une loi adoptée
après que l'acte incriminé a été commis.
M.Taft s'est borné à invoquer le plus flagrant grief
que l'on puisse formuler à l'adresse du Tribunal de Nuremberg:
la rétroactivité de la «loi» promulguée
par les vainqueurs que la guerre est un crime.
Il aurait pu invoquer plusieurs autres principes de droit aussi
formels: que l'accusateur ne doit pas cumuler les fonctions de
juge, que les chefs politiques jouissent d'une immunité
personnelle pour leurs actes politiques officiels, que les chefs
militaires jouissent d'une immunité personnelle analogue
pour l'exécution des ordres militaires de leur gouvernement.
Ces principes respectés, il ne resterait que les crimes
de droit commun, et la plus élémentaire décence
exigerait encore que les accusateurs et les juges ne soient pas
solidaires eux-mêmes de crimes semblables. M.Taft a affaibli
sa courageuse protestation en admettant de façon assez
illogique que le tribunal allié aurait dû se contenter
de condamner les «coupables» à l'emprisonnement
à perpétuité
D'autres voix discutent le jugement de Nuremberg, mais en sens
contraire. Aux Etats-Unis, des journaux commentent de façon
approbative les paroles du sénateur Taft. La Chicago
Tribune écrit que ce procès a été
une farce depuis le début et qu'il est absurde de voir
des juges représentant Staline juger des Allemands accusés
d'avoir livré une guerre d'agression, alors que Staline
lui-même a conspiré avec Hitler pour livrer une guerre
d'agression contre la Pologne. Le journal conclut que le monde
«ne peut pas respecter le verdict du Tribunal de Nuremberg,
parce que ce tribunal n'est pas mieux qu'une cour hitlérienne;
sa loi n'est pas meilleure que la loi d'Hitler, et ses méthodes
sont celles d'Hitler, Staline et Tito (Editorial du 8 octobre
1946.)
Et il conclut par ces lignes qui peuvent aujourd'hui nous paraître
un avertissement prophétique:
M. Dewey Short, républicain du Missouri, membre du Comité
des Affaires militaires, a exprimé l'opinion que les procès
pour crimes de guerre devraient être limités aux
personnes qui ont commis ou ordonné des atrocités;
il craint que le procès de Nuremberg n'établisse
un précédent dangereux. Il a ajouté que si
les Etats-Unis perdent jamais une guerre, le pays ennemi pourrait
se servir de ce précédent pour faire un procès
au président, à son cabinet et à tous les
principaux officiers de l'armée, de la marine et de l'aviation.
Ces hommes, a-t-il dit, seraient de grands héros aux yeux
de leurs concitoyens, mais ils pourraient être accusés
comme criminels de guerre par un pays conquérant.
Tous les hommes dont nous venons de citer l'opinion ont été
des ennemis de l'Allemagne. Leurs pays venaient de participer
à une guerre impitoyable. Cette guerre leur a coûté
plus de pertes, plus d'efforts qu'elle n'en a coûté
à notre pays. Or, il est remarquable de constater que,
au contraire de nous, qui montrons, tout au moins dans notre presse,
une haine inextinguible et hystérique, ceux qui ont conduit
cette guerre n'hésitent pas à censurer énergiquement
les mesures qu'on a prétendu prendre en leur nom.
Ces protestations qu'a soulevées le procès de Nuremberg,
elles sont bien plus violentes encore, elles expriment beaucoup
plus exactement l'indignation ou le dégoût d'une
âme impartiale et généreuse, quand elles sont
exprimées dans des pays qui se sont tenus à l'écart
de cette guerre. Pour ceux-là, nous avons un moyen très
simple de nous en débarrasser: nous les déclarons
pays fascistes, et, à partir de ce moment, leur voix ne
compte plus. Nous ne nous sommes pas encore aperçus qu'en
acceptant de faire cette discrimination dans le front anticommuniste,
nous faisons le jeu de la propagande communiste. C'est, pour ma
part, une discrimination que je n'accepte pas: mais les protestations
contre le verdict de Nuremberg sont si nombreuses, elles sont
si variées que je peux me dispenser de faire paraître
ces témoins qu'on a injustement frappés de suspicion.
Je me bornerai à deux citations, qui sont présentées
ici surtout comme des échantillons, comme des spécimens
du ton employé dans certains pays sur la question qui
nous occupe.
L'une est signée d'un nom portugais très connu,
celui du DrAlfredo Pimenta, membre de l'Académie portugaise,
conservateur des Archives nationales, en date du 26 octobre 1946.
Je m'excuse de ne donner que des extraits de cette publication.
Elle pouvait être lue intégralement à un tribunal,
mais si je la reproduisais en entier pour le public, on ne manquerait
pas de m'accuser de donner à ce livre un ton provocant
que je veux éviter. Je pense que les extraits qu'on va
lire donneront cependant au lecteur une idée assez nette
de ce qu'un homme libre a le droit d'écrire dans d'autres
pays.
Les sentiments les plus divers se débattent en moi: l'indignation,
la colère, la révolte, le désespoir, le dégoût,
la pitié, la stupéfaction, la tendresse, l'admiration,
la haine!
La page la plus noire de l'Histoire du Monde vient d'être
tournée. Jusqu'au dernier moment, j'ai eu l'espoir qu'une
lueur de conscience jaillirait dans le désert aride qu'est
l'âme des bourreaux. Jusqu'au dernier moment, j'espérais
que la voix auguste de l'unique Pouvoir spirituel dans le monde
s'élèverait, dans la magnifique grandeur de sa nature
transcendante, pour prononcer la parole juste, logique, nécessaire.
Rien! Les bourreaux ont retroussé leurs manches, ont fait
jouer leurs muscles, ont expérimenté la fidélité
diabolique des cordes, et les dix victimes ont monté les
degrés de la potence et ont été immolées
à la ranc_ur impitoyable de la Victoire des Démocraties.
Et, dans le monde entier, se sont tus ceux qui devaient parler;
sont devenus complices tous ceux qui devaient écarter de
leur personne tout soupçon de complicité; se sont
résignés tous ceux qui, par devoir moral, se devaient
de protester. Dans le monde entier on n'entendit que le gémissement
des cordes qui se tendaient et l'agonie rapide des martyrs
Et c'est ainsi que fut tournée la page la plus noire parmi
les plus noires de l'Histoire de l'humanité
Tous les auteurs ou les complices des actions ténébreuses
pratiquées depuis les cirques romains jusqu'aux liquidations
purgatives de France et d'Italie, au cours des années terribles
de 1945-1946, sont des anges nimbés de diaphanéité
céleste si on les compare aux responsables des horreurs
de Nuremberg.
Tous ceux-là, les organisateurs des supplices romains,
les plèbes fanatiques et révoltées, les tribunaux
terroristes, les persécuteurs et les chasseurs d'hommes,
en France, en Italie, tous ceux qui dans l'Histoire ont sinistrement
marqué leur place et leur nom, d'où sans cesse le
sang, comme des mains de Macbeth, dégouttera, tous ont
agi sous l'influence de la passion exacerbée, en proie
à la fascination qui aveugle et, beaucoup d'entre eux,
au péril de leur propre vie.
Mais les fameux juges de Nuremberg, implacablement froids, n'ont
pas l'ombre d'une excuse. Ils ont été, pendant des
mois et des mois, toujours les mêmes. Chaque jour, pendant
des heures, ils ont eu devant eux, inertes, abandonnés,
vaincus, vingt hommes qui pouvaient à peine parler, parce
qu'on leur fermait la bouche, qui pouvaient à peine se
défendre, parce qu'on limitait leur défense, et
qui se sentaient, de minute en minute, menacés de succomber
sous les calomnies et les infamies dont les vainqueurs les accablaient.
Et ces juges de Nuremberg, qui, avant même de juger, donnaient
à ces malheureux le nom de «criminels»; ces
juges de Nuremberg qui parlèrent au nom d'un Droit qu'eux-mêmes
avaient formulé, ces juges de Nuremberg, stupeur du Monde,
de l'Histoire, de la Morale, de la Foi chrétienne, de l'honneur,
de la pitié même des bêtes féroces,
ont fait hisser, un jour, aux cordes de leurs potences, dix parmi
ces vingt hommes, choisis au petit bonheur, au nom d'un Droit
qui n'existait pas, au nom de principes que tout le monde ignore,
érigés en Droit et en principes seulement parce
qu'il plut au vainqueur qu'il en fût ainsi
La mort est toujours la mort; mais il y a toutefois différentes
sortes de mort. Suivant les conventions humaines, il y a la mort
infamante, qui dégrade, et il y a la mort qui, malgré
tout, ennoblit. C'est ainsi que l'on tient pour infamante la mort
par pendaison et pour une mort qui n'avilit point, ceux qui ont
revêtu un uniforme de soldat, la mort par fusillement. Les
juges de Nuremberg ont choisi la mort infamante Croient-ils, parce
que le sang n'a pas été versé, que les onze
morts, qui sont l'_uvre de leurs mains, seront muettes et stériles?
Pauvres créatures, aussi mesquines d'esprit que pauvres
de sentiment! Incapables de comprendre que, au-delà de
la Ranc_ur qui anime les sectes dont ils ont été
les instruments passifs, mais responsables, il y a un Jugement
qui la dépasse, en nature et en projection, les juges de
Nuremberg ne se sont pas aperçus que le martyre qu'ils
ont fait subir à leurs victimes les a purifiées
Parmi les sentiments variés dans lesquels je me débats
en contemplant l'horrible page qui vient d'être écrite,
et qui représente la négation la plus foudroyante
de l'esprit chrétien, il en est un qui domine tous
les autres: le dégoût que je ressens pour mon époque,
et en même temps la honte indélébile d'être
de cette époque.
La seconde est tout aussi éloquente, bien qu'elle soit
plus brève. C'est une simple liste, celle des hommes qui
ont été condamnés et exécutés
ce jour-là, qui est imprimée tous les ans, in
memoriam, en tête du journal d'Afrique du Sud
Die Nuwe Orde,
à la date anniversaire de l'exécution
du jugement de Nuremberg: sur sa première page encadrée
de deuil, le journal fait simplement figurer en grosses lettres
la liste des suppliciés, avec un hommage à leur
mémoire.
Je pourrais citer des dizaines d'exemples analogues. Et le lecteur
français apprendrait sans doute avec étonnement
qu'il existe dans tous les pays du monde des hommes qui ont protesté
avec la même violence contre une voie de fait judiciaire
que nous regardons bonnement comme acceptée par une espèce
d'unanimité. Mais je ne veux pas faire un étalage
de documentation. Et je limiterai ces citations à l'essentiel,
c'est-à-dire à ce qu'il est impossible d'ignorer
si l'on veut avoir une idée suffisante de ce qui se dit
et s'imprime dans tous les pays du monde sur le procès
de Nuremberg.
Il ne faut pas s'étonner, dès
lors, si des hommes mêlés par leurs fonctions à
l'ensemble des procès de Nuremberg ou jouissant dans leurs
pays respectifs d'une certaine autorité morale ont cherché
peu à peu à se désolidariser de l'esprit
de Nuremberg. Naturellement ces mouvements de retraite ont été
effectués avec discrétion, et souvent à une
époque assez tardive. Mais ils ont été effectués,
et c'est là l'essentiel. Nous ne retiendrons que pour mémoire
le plus célèbre de tous, celui de Winston Churchill:
celui-ci d'ailleurs nous paraît un peu trop inspiré
par des préoccupations utilitaires et nous n'aurons pas
la naïveté de le ranger parmi les crises de conscience;
ce n'est rien d'autre, en réalité, que la prudence
d'un personnage qui cherche à nouveau une infanterie. Mais
d'autres gestes analogues, plus désintéressés,
méritent d'être cités.
Voici d'abord celui d'un haut magistrat américain, le juge
Wennerstrum, de la Cour Suprême de l'Etat d'Iowa, qui, nommé
au siège du Tribunal international de Nuremberg, quitte
son poste au bout de quelques mois en déclarant:
Si j'avais su, il y a sept mois, ce que je sais aujourd'hui, je
ne me serais jamais rendu ici. Il est évident que dans
aucune guerre le vainqueur ne peut être le meilleur juge
des crimes de guerre. Malgré tous vos efforts, il est impossible
de persuader les accusés, leurs avocats et leurs concitoyens
que le tribunal cherche à incarner l'humanité plutôt
que le pays qui a nommé ses membres.
Voici une autre déclaration du même genre, mais enccre
plus vive, celle d'un haut magistrat indien, le juge Radhabinode
Pal, de la Haute Cour de Calcutta, représentant de l'Inde
au Tribunal de Tokio, qui renonça lui aussi à ses
fonctions en accompagnant sa lettre de démission d'un véritable
réquisitoire contre les procès des «criminels
de guerre». Il écrit:
Un soi-disant procès fondé sur des griefs définis
actuellement par les vainqueurs efface les siècles de civilisation
qui nous séparent de l'exécution sommaire des vaincus.
Un procès fondé sur une telle définition
de la loi n'est rien d'autre que l'usage déshonorant des
formes légales pour la satisfaction d'une soif de vengeance.
Il ne correspond à aucun idéal de justice Affirmer
qu'il appartient au vainqueur de dire ce qui fut un crime et de
le punir à son gré, c'est revenir aux âges
où il lui était permis de mettre à feu et
à sang le pays qu'il avait conquis, de se saisir de tout
ce qu'il contenait et d'en tuer tous les habitants ou de les emmener
en esclavage.
Voici maintenant la protestation du Lord-Evêque de Chichester
dans une intervention qui eut lieu à la Chambre des Lords
le 23 juin 1948, et qui est ainsi rapportée dans le Hansard,
vol.156, n·91, contenant la sténographie des débats:
Deux principes fondamentaux de la loi internationale, telle qu'on
la comprenait jusqu'à ces dernières années,
ont été violés par la structure légale
improvisée pour les procès des criminels de guerre
à Nuremberg.
En premier lieu, il n'est pas discuté que la loi qui inculpe
les accusés est une loi mise en vigueur longtemps après
que beaucoup des actes spécifiés dans l'acte d'accusation
avaient été commis. Nulla poena sine lege
est la base de la loi à cet égard. La Charte entière
est une liste détaillée de crimes commis, mais les
crimes, tels qu'ils sont exposés dans la Charte quelques-uns
d'entre eux pour la première fois sont des crimes exposés
et publiés après la fin de la seconde guerre mondiale.
Il y eut un exemple frappant de législation rétroactive
dans la dénonciation en avril 1942 de l'article 443 du
chapitre XIV du Manuel anglais de Législation militaire
dont l'effet était que les ordres des supérieurs
constituent une bonne défense à une accusation de
crimes de guerre
Il y a des principes fondamentaux de la loi internationale qui
ont été jusqu'à présent couramment
admis et il y a un autre principe de la loi internationale sur
lequel je ne pense pas que nous serons en désaccord, à
savoir le principe d'impartialité. Je suis sûr que
le noble et savant vicomte qui siège sur le Sac de Laine
(le chancelier) ne sera pas cette fois d'une opinion contraire.
On n'a pas cherché à atteindre les crimes de guerre
commis par certaines Puissances totalitaires et, parmi les juges
de Nuremberg, il n'y en avait pas qui appartinssent à des
pays neutres.
L'Evêque de Chichester concluait en demandant l'arrêt
immédiat des procès, une amnistie générale
et la revision des sentences prononcées.
J'aurais pu citer d'autres interpellations, plus violentes, choisies
parmi celles de R.R. Stokes aux Communes, par exemple, mais j'ai
préféré ne mentionner que des témoignages
de personnalités officielles. Voici encore une lettre du
Dr. Dibelius, évêque de Berlin et du Brandebourg,
telle qu'elle est citée par le journal suisse Das Dund,
de Berne, dans son numéro du 16 mai 1949:
Comme chrétien, nous refusons absolument de reconnaître
comme justes les sentences de Nuremberg. Ces jugements ne sont
autre chose qu'une action de représailles qu'un peuple
vaincu doit subir contre sa volonté et le droit international
y est foulé aux pieds par l'égoïsme brutal
des Etats modernes; une nouvelle période des âges
barbares a commencé. Il est possible que beaucoup des condamnations
de Nuremberg aient été des représailles méritées.
Mais, d'autres, par contre, ne peuvent être regardées
que comme des actes inhumains qui prouvent un manque d'intelligence.
A ce nombre je place en première ligne le jugement prononcé
contre votre mari (la lettre est adressée à la
Comtesse Schwerin von Krosikg) et ensuite le jugement prononcé
contre Weiszacker.
Enfin, voici le plus formel, le plus grave peut-être de
ces témoignages: c'est celui de Lord Hankey, qu'on trouve
dans son livre Politics, Trials and Errors. Lord Hankey
est un des hommes politiques britanniques les plus importants,
bien que son nom ne soit pas très connu en France, et surtout
l'un des plus mêlés aux secrets des cabinets anglais.
De 1912 à 1938, Lord Hankey a été Secrétaire
du fameux Comité de Défense de l'Empire, et, en
outre, de 1920 à 1941 il a été constamment
le Secrétaire du Cabinet. Cette fonction sans équivalent
en France en a fait un des hommes les mieux informés de
la politique européenne. Ajoutons que, pendant les deux
premières années de la guerre, Lord Hankey fut ministre
de la Couronne dans le cabinet Churchill, poste qu'il abandonna
au moment où il se trouva en désaccord avec la politique
de «reddition inconditionnelle» de l'Allemagne, dans
laquelle il voit une erreur capitale et d'immense conséquence.
Son livre Politics, Trials and Errors, paru en 1949, reprend
et développe un certain nombre de ses interventions à
la Chambre des Lords à partir de 1926. Voici les appréciations
exprimées à la tribune de cette assemblée
par ce collaborateur de Churchill et de l'Amirauté sur
le verdict de Nuremberg:
A Nuremberg aussi bien qu'à Tokio, ce sont les vainqueurs
qui ont fait comparaître et jugé les vaincus. Les
deux tribunaux ont été établis par les Puissances
victorieuses et ne tenaient leurs pouvoirs que d'elles seules,
et la procédure s'appliquait aux vaincus et ne s'appliquait
qu'à eux seuls. C'est par les vainqueurs uniquement que
furent imaginés la Charte et le Code de la Loi Internationale.
Il y avait quelque chose de cynique dans le spectacle de ces juges
anglais, français et américains, qui avaient auprès
d'eux sur le même banc des collègues qui, quelque
irréprochables qu'ils fussent individuellement, n'en représentaient
pas moins une nation qui, avant le procès, pendant le procès
et après le procès, s'était rendue coupable
des mêmes crimes que ceux qu'on prétendait juger.
En dépit des arguments spécieux qu'on fait entendre
en faveur du verdict de Nuremberg, je ne vois pas comment on peut
encore se dissimuler que, sous un frêle simulacre de justice,
c'est toujours le même éternel vieux drame qu'on
nous a joué, celui qui distingue entre la loi des vainqueurs
et la loi des vaincus, l'antique Væ victis Non seulement
la Charte ne parle que des crimes commis par les vaincus; mais,
en outre, comment voulez-vous que l'ennemi battu ait l'impression
qu'on a puni justement des crimes tels que la déportation
des civils, le pillage, l'assassinat des prisonniers de guerre,
les dévastations sans nécessité militaire,
alors qu'il sait très bien que des accusations analogues
pourraient être portées contre un ou plusieurs des
Alliés, mais ne sont jamais articulées?
Pour comprendre le danger politique d'un tel précédent,
imaginez un instant que les pays de l'Est de l'Europe occupent
la plus grande partie des pays occidentaux. Voyez-vous comment
ils suivraient scrupuleusement le précédent créé
à Nuremberg, rédigeant leur propre Charte, définissant
et instituant leur propre loi internationale et installant leurs
propres tribunaux? L'emploi de la bombe atomique serait déclaré
une violation du droit des gens proposition fort soutenable et
tous ceux sur lesquels on pourrait mettre la main et qui auraient
été mêlés à quelque titre à
l'emploi de la bombe atomique seraient jugés et pendus.
De même, le Pacte Atlantique a déjà été
dénoncé par la Russie et ses satellites comme une
violation de la loi internationale: ainsi ceux qui l'ont établi
et appuyé, qui ont été mêlés
aux plans stratégiques qui découlent de son application,
feront aussi bien de ne pas tomber entre les mains des Russes
Un autre dangereux précédent est celui qui concerne
notre organisation défensive C'est sur la discipline et
le loyalisme des exécutants militaires et civils à
l'égard des ordres de leurs gouvernements respectifs que
repose la sécurité de notre nation ou de tout groupe
de nations combattant à ses côtés. Mais ces
vertus primitives de loyalisme et de discipline ont été
totalement oubliées par les cuistres qui ont rédigé
l'article 8 du statut. Ils ont posé en principe que «le
fait qu'un accusé a agi conformément à un
ordre de son gouvernement ou de ses chefs ne l'empêche pas
d'être responsable». Ceci pose pour tout exécutant
un dilemme insoluble entre sa conscience et son devoir. Faut-il
obéir aux ordres ou faut-il se réfugier à
l'abri d'on ne sait quelle loi internationale, celle qui sera
instituée finalement non pas par ses compatriotes, non
pas forcément non plus d'après la Charte de Nuremberg,
mais par le vainqueur qui peut être éventuellement
l'ennemi, et un ennemi obéissant à une morale entièrement
étrangère à la nôtre? Cet article n'est
rien d'autre qu'une prime offerte à la lâcheté
et à la dérobade lorsqu'il s'agit d'une exécution
correcte des ordres.
Mais Lord Hankey va plus loin encore. Non seulement il attaque
le principe du Tribunal de Nuremberg, mais, ce que nous n'avions
pas vu faire jusqu'ici, il en discute la documentation et l'honnêteté
historique. Ce reproche est d'autant plus grave qu'il se trouve
exprimé par un homme qui a parfaitement connu tous les
actes de la politique de son propre pays et tous les aspects de
la politique internationale. Voici ce qu'il dit à ce propos,
toujours dans ses interventions à la Chambre des Lords:
Contrairement à ce qu'on croit généralement,
la version historique des faits sur laquelle sont fondés
le verdict et les attendus du Tribunal de Nuremberg n'est pas
conforme à la vérité (is not accurate).
On nous a sorti tout ce qui accablait Hitler, D_nitz, Keitel,
Jodl, R_der, Rosenberg, etc., mais pas une lueur n'a filtré
sur ce que mijotait en même temps le Cabinet de Guerre britannique,
M.Churchill et l'Amirauté.
Et, ici, Lord Hankey, prenant pour exemple le débarquement
allemand en Norvège, défini par le tribunal comme
une «agression», pose une question écrite.
Il demande au Gouvernement de Sa Majesté si les documents
suivants, contenus dans l'ouvrage de Winston Churchill, La
Seconde Guerre mondiale, tomeI, ont été communiqués
au Tribunal de Nuremberg: 1·La lettre écrite le
19 septembre 1939 par le Premier Lord de l'Amirauté au
Premier Lord de la Mer, citée par Churchlll p.421; 2·Le
Mémorandum du 29 septembre 1939, adressé par le
Premier Lord de l'Amirauté au Cabinet de Guerre, sur la
Norvège et la Suède, cité par Churchill p.422;
3·La lettre du même jour écrite par le Premier
Lord de l'Amirauté au Chef-Adjoint de l'Etat-Major de la
Marine, citée par Churchill p.423 et suiv.; 4·La
note du 16 décembre 1939 du Premier Lord de l'Amirauté,
sur la route du fer, citée par Churchill, p.430 et suiv.
A cette question écrite, le Sous-Secrétariat d'Etat
aux Affaires étrangères fit l'éloquente réponse
ci-après: Rien n'indique que les quatre documents susdits
aient été communiqués au Tribunal de Nuremberg.
Là-dessus, après avoir démontré que
le Tribunal de Nuremberg était surpris sur ce point particulier
en flagrant délit de falsification, Lord Hankey reprend:
L'affaire de Norvège n'est qu'une des innombrables questions
capitales que M.Churchill traite dans son ouvrage Si les attendus
du tribunal concernant la campagne de Norvège constituent
une falsification historique (is wrong history), la même
remarque est malheureusement vraie lorsqu'il s'agit du résumé
beaucoup plus important consacré par le tribunal à
l'accession au pouvoir d'Hitler et de son parti par lequel commence
le verdict en vue d'exposer les préliminaires de la guerre
d'agression et des crimes de guerre exposés dans l'acte
d'accusation C'est une constatation d'une certaine gravité.
On m'a toujours répondu que cela n'avait aucune importance,
puisque tous les accusés avaient été convaincus
de crimes de guerre aussi bien que de crimes politiques et que,
par conséquent, de toute façon la sentence aurait
été la même, quand bien même ils n'auraient
pas été déclarés coupables de crimes
contre la paix. Cette réponse ne me satisfait nullement,
car selon moi il est clair qu'à l'égard de l'Histoire
une erreur monumentale a été commise en accusant
une nation entière de crimes politiques, sans mentionner
aucune des circonstances atténuantes que j'ai indiquées
En conclusion, je me range à l'opinion du très éminent
évêque. (Il s'agit de l'évêque de
Chichester, dont l'intervention a été mentionnée
plus haut.) La décision la plus urgente à prendre
est de mettre un terme à tous ces procès, et, si
nous sommes en désaccord sur ce point avec d'autres nations,
de refuser tout au moins d'apporter plus longtemps la coopération
britannique à cette opération. Comme je l'ai demandé
dès le 18 février 1948 à cette tribune, notre
premier acte doit être d'interrompre les procès et
les poursuites concernant les crimes de guerre et le second de
proclamer une amnistie générale.
[L'ouvrage original de Maurice Bardècle ne comporte pas de chapitre 111.]
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et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être
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de recevoir et de répandre, sans considération de
frontière, les informations et les idées par quelque
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Déclaration internationale des droits de l'homme,
adoptée par l'Assemblée générale de
l'ONU à Paris, le 10 décembre 1948.