AAARGH
La guerre s'est terminée en 1945. Rassinier a écrit dans les années cinquante et soixante. Nous arrivons aux années quatre-vingts. L'horizon a changé. Personne ne pense plus que la guerre mondiale devait accoucher de la paix universelle. Toutes les puissances préparent activement la prochaine, qui promet d'être beaucoup plus sanglante. Cependant que l'image du nazisme devenait de plus en plus noire, l'horreur, nous l'avons vu croître et proliférer dans les guerres coloniales, en particulier les nôtres, mais aussi les anglaises, les portugaises, les américaines; nous avons vu la Corée, le Viêt-Nam, le Cambodge, Chypre, le Biafra, la Rhodésie, le Bangladesh, la Corne de l'Afrique, Timor, le cortège des dictatures sanglantes bénies sur tous les continents, l'épanouissement de l'apartheid, Budapest et Poznan en 1956, l'arrêt presque immédiat de la déstalinisation, la prétendue révolution culturelle en Chine, les massacres de Pol Pot, les famines du Sahel et d'ailleurs, provoquées en grande partie par l'extension de nos modes de production, l'irruption du salariat dans les coins les plus reculés de la planète. Nous sommes quelques-uns, qui n'avions pas vécu l'Espagne et la résistance, et pour cause, mais qu'on a voulu envoyer en Algérie faire très exactement ce qu'avaient fait les Allemands en Europe: occuper. Nous avons refusé.
Ce qui se passait là, et ailleurs aussi, il nous fallait le savoir. Comme quelques autres, j'ai voulu mettre mon nez dans quelques-unes de ces marmites de sorcières: de Pan Mun Jom à Johannesburg, de Beyrouth à Phnom Penh, de Dacca à Mogadiscio, d'Amman à Saigon, de Maputo à Bornéo, d'Alger à Luang Prabang, en passant, il le faut bien, à Moscou, Tokyo et Washington. Partout des flics, des tortionnaires, des camps de concentration, des mensonges officiels, des guerres psychologiques et de l'artillerie lourde, des bureaucraties étouffantes, des massacres occasionnels. Le plein d'horreur et de tristesse. Et la vie, la survie, qui finit partout par être la plus forte.
Les voyages forment la jeunesse. Nous avons été édifiés. Plus rien à apprendre sur la nature humaine, sur les sauvageries sous toutes leurs formes, y compris le capitalisme d'Etat des bureaucraties dites socialistes. Comment mettre le nazisme à part, en faire un phénomène sans précédent et sans suite, sauf à se cantonner dans une vue métaphysique des choses politiques? Une telle métaphysique peut s'ancrer dans une dogmatique comme le judaisme, qui se donne pour une histoire des rapports qu'entretient le "peuple" juif avec une divinité terrible qui l'élit et le châtie pour ses manquements. La ligne souvent tracée entre toutes les autres formes de tyrannie et le nazisme procède de l'idée que la persécution des juifs est un phénomène à part, totalement spécifique. Cette spécificité de la victime rejaillirait ainsi implicitement sur le bourreau. C'est là une affirmation démentie par les faits. D'une part, de nombreuses autres catégories d'êtres humains ont été perçues et traitées comme inférieures par le nazisme: Slaves, Tziganes, Noirs, Orientaux, etc. Il y eut des victimes bouddhistes aussi, à Auschwitz... D'autre part, le traitement des minorités (religieuses, culturelles, linguistiques) par les tyrannies à vocation totalitaire est variable mais aboutit souvent à leur destruction plus ou moins complète en tant qu'entités: Arméniens, Kurdes, Tatars de Crimée, Allemands de la Volga, Chams du Cambodge, sans compter les innombrables petits peuples qui ont disparu au cours des deux ou trois derniers siècles, pendant la période qui a vu l'instauration des Etats modernes. La liste qu'on en pourrait dresser occuperait plusieurs pages et ferait bondir les lecteurs vers leur dictionnaire, qu'ils trouveraient sans doute bien incomplet, tant ces peuples ont disparu des mémoires. Voyez, pour un seul exemple, à l'article Guanche. L'extermination systématique, à la main, de ces autochtones berbérophones des îles Canaries, prélude à celle des Arawak et des Caraibes, inaugure l'ère des grandes navigations et de l'expansion coloniale [(1)]. Qui pleure aujourd'hui le tragique destin des Guanches?
Auschwitz n'est qu'une étape; l'armée indonésienne, il y a peu, "était en train de massacrer méthodiquement la population insurgée de l'ancienne colonie portugaise de Timor Oriental, qu'elle avait envahie: la moitié de la population, estimée à environ 360.000 personnes, croupissait à ce moment-là dans des camps de concentration. Les opérations militaires ont fait, depuis 1975, plus de 100.000 morts, presque tous civils"[(2)]. Les armes sont évidemment fournies à l'Indonésie par les Américains et, accessoirement, et en toute connaissance de cause, par la France (hélicoptères lourds). Je cherche dans la presse, je fouille dans les publications de la communauté juive, dans les dépêches venant d'Israel: pas un mot sur ce génocide-là. Une nouvelle honte pour l'Occident. Est-il cruel de devoir dire aux Timorais massacrés qu'ils ont tort de ne pas être juifs? Voilà précisément à quoi sert la spécificité du nazisme: à fermer les yeux et les oreilles sur ce qui procède de la même inspiration inhumaine, du même mépris de l'autre, parce que ce silence et cet aveuglement volontaires rapportent à l'Occident des dividendes politiques, diplomatiques, économiques, militaires et pétroliers. Il vaut mieux s'acoquiner avec la junte au pouvoir à Jakarta, déjà responsable d'au moins 500.000 assassinats politiques en 1965-66 (des communistes...), de quelques pogroms anti-chinois, de milliers de morts, ou davantage, dans sa province papoue mal acquise de Nouvelle-Guinée (Irian Barat), d'une tentative de génocide à Timor, parce que ça paie. Et Suharto, musulman fort tiède, ne fait pas de discours antisémites. Qu'en dira M. Claude Cheysson, alors ambassadeur à Jakarta, qui couvrait en 1969 de ses dépêches le simulacre de consultation grâce auquel les Indonésiens faisaient main basse sur l'Irian? Je passais par là et je les ai lues... Je vous dis: une honte.
Je sens bien que, pour certains, je pourrais noircir mille pages détaillant les filouteries, les expropriations, les massacres, les tortures de toutes sortes de régimes politiques, et tout particulièrement de l'Etat français (ces pages, en fait sont déjà écrites, on peut les lire dans des livres qui existent), sans qu'ils voient ce que tout ceci a de commun avec le nazisme. Je pourrais passer des heures à leur démontrer, faits à l'appui, que des minorités culturelles et religieuses, plus ou moins migrantes, plus ou moins adonnées au commerce, comme les Chinois en Asie du Sud-Est, les Grecs ou les Libanais en Afrique, les Indiens en Afrique de l'Est et du Sud, ont subi et subissent encore à certains moments des persécutions en tout point comparables à celles qui ont frappé des communautés juives dans l'Europe des années 30 et 40. On me répondra que ce n'est pas la même chose.
Je pourrais alors circonscrire le problème, m'en tenir strictement aux agissements des nazis dans les territoires qu'ils occupaient, faire remarquer qu'ils ont interné et déporté d'énormes quantités de gens divers, d'opposants politiques et religieux, des civils et des militaires, des Russes, des Polonais, des Yougoslaves, que les juifs y furent, en tant que tels, sans doute une minorité (mais on est loin de posséder des chiffres précis); qu'il en va de même pour les exactions des Sonderkommandos, les commandos de chasse aux partisans, dans les territoires soviétiques.
On me refusera tout, la comparaison avec le présent, aussi sinistre soit-il, comme celle du sort des juifs avec celui des autres victimes du nazisme. La bissectrice, c'est la chambre à gaz. C'est cette tache aveugle qui est au centre de toutes les évaluations, de tous les jugements. C'est pourquoi il est rigoureusement inévitable que la question du statut historique de cet engin homicide soit posée à un moment ou à un autre. On connaît la guillotine et son histoire. J'en ai vu un exemplaire de près, dans un musée, à Saigon. C'est un sujet légitime de réflexion historique et philosophique. Pourquoi n'en serait-il pas de même de la chambre à gaz?
La rédaction de Vérité historique ou vérité politique? a été achevée en novembre 1979. Le livre est sorti des presses fin avril 1980. Dans le courant de l'hiver, usant de subterfuge, la capricante Nadine Fresco, profitant de mon absence, s'était procuré une copie du manuscrit et l'avait fait circuler dans le milieu bien pensant où baignent ces phares de la pensée, le Nouvel Observateur et les Temps Modernes. Deux mois avant la parution du livre, j'étais ainsi dénoncé dans un "Avis aux lecteurs" du numéro de mars 1980 des Temps Modernes:
Dans notre numéro de janvier consacré à l'Indochine, nous avons publié deux articles d'un ancien collaborateur occasionnel de la revue, Serge Thion. Le numéro venait d'être mis en vente quand nous avons appris que, s'agissant cette fois de l'extermination des Juifs, le même Thion défendait les thèses du sinistre Faurisson qui nie, on le sait, la réalité de l'extermination et l'existence des chambres à gaz. Ceci nous amène évidemment à demander à nos lecteurs d'accueillir avec réserves les informations communiquées par Thion sur l'Indochine.
Il revient à la vérité de dire que le comité de direction -- bien qu'ignorant alors tout des positions de Thion sur la question juive -- avait été largement divisé quant à l'opportunité de publier l'un au moins de ses articles (Despote à vendre) et que celui-ci n'a dû de l'être qu'à la faveur d'un tour de passe-passe.
C'est notre bonne foi qui a été surprise: Les Temps Modernes n'ont jamais, en connaissance de cause, donné la parole aux antisémites de droite ou de gauche et aux falsificateurs. Directeur de la revue, j'ai tenu à avertir les lecteurs et à leur présenter personnellement nos excuses.
Jean-Paul Sartre
Le ton, la méthode étaient donnés. Si je m'arrête un instant sur ce texte, c'est parce qu'il contient déjà tous les ressorts des réactions à l'affaire Faurisson. C'est ce qui, on l'aura compris en lisant le livre de 1980, me paraît le plus intéressant parce qu'elles éclairent les barreaux de la cage idéologique où nous vivons. D'abord, il faut se rendre compte que ce texte n'est pas de Sartre. Aveugle, malade, épuisé, à l'agonie, Sartre allait décéder trois semaines plus tard. A-t-il même donné un accord verbal à ce texte? On l'ignore. Caché derrière la signature de Sartre, on trouve l'intrépide Claude Lanzmann, un des ténors parisiens de l'hystérie holocaustienne[(3)]. Comme contribution à une ethnographie de l'intelligentzia parisienne, je souhaite exposer ici les circonstances qui ont précédé l'élaboration de cette ridicule bulle d'excommunication.
"L'avenir démentira
beaucoup de mes
affirmations". Jean-Paul Sartre[(4)].
En mars 1979, je fus sollicité par un de ces jeunes quidams que la vieille garde sartrienne recrutait de temps à autres dans la rédaction des Temps Modernes pour rajeunir les cadres et, surtout, se trouver quelque main d'oeuvre susceptible de remplir les numéros. Il y avait belle lurette que la vieille garde n'y écrivait quasiment plus rien. Je rencontrai donc un incertain Rigoulot, l'exact opposé de son homonyme, celui qui défrayait les journaux de mon enfance qui le présentaient comme "l'homme le plus fort du monde".
Il s'agissait de faire un numéro spécial sur l'Indochine. N'importe qui pouvait-- et peut encore-- écrire dans les Temps Modernes. La preuve, ne l'avais-je pas fait moi-même à quelques reprises[(5)]? Là ou ailleurs, la chose m'apparut donc possible et je proposai de rassembler quelques articles auprès de plumes amies et compétentes, ces deux qualificatifs ne s'appliquant pas au quidam qui me les demandait. En un tournemain, je recueillis quelques collaborations et transmis à Rigoulot ce qui allait faire la matière de 120 pages sur les 220 qu'allait compter le numéro. On y trouvait ainsi la traduction d'un excellent texte d'un historien américain du Cambodge, Michael Vickery qui, ayant vécu dans le pays dans les années cinquante-soixante, analysait la politique intérieure de cette époque et faisait porter à l'autoritarisme de Sihanouk une bonne part des responsabilités de la faillite qui a suivi et qui a dégénéré en catastrophe.
La confection du numéro traîna pendant des mois. Pendant ce temps-là, je travaillais sur l'affaire Faurisson. A la fin de novembre 1979, je fus convoqué par les gardiens du sépulcre, Jean Pouillon et Claude Lanzmann. Le "Castor", c'est-à-dire Simone de Beauvoir, avait, paraît-il, lu l'article de Vickery, au bout de six mois, et n'en voulait pas. Pouillon et Lanzmann devaient me convaincre de le retirer. Comme ils étaient trop lâches pour entrer dans une discussion politique sur le contenu de l'article-- sur un sujet plutôt exotique pour eux-- mais qui avait à leurs yeux le tort de critiquer le prince Sihanouk, à un moment où le PS, s'alignant sur Washington et Pékin, se mettait à le soutenir, ils prétextèrent tantôt que l'article de Vickery était mal écrit, tantôt que la traduction en était mauvaise. Tout cela ne tenait pas debout. J'acceptai finalement de retirer l'article de Vickery à la condition que je puisse en publier un autre, en lieu et place, exprimant un point de vue identique, mais "bien écrit". Comme il restait quatre jours pour boucler le numéro, les deux compères crurent que le tour était joué. Mais dans les trois jours je torchai un petit papier, intitulé "Despote à vendre", qui ne manquait pas non plus d'une certaine alacrité[(6)]. Comme la rédaction ne pouvait pas se donner le ridicule d'intervenir dans des questions d'interprétation de l'histoire du Cambodge et qu'elle m'avait donné son accord, l'article fut publié. Voilà le "tour de passe-passe".
Le numéro comportait en surplus quelques textes médiocres dont un qui était consacré à la "guerre des gaz" au Laos, un vulgaire sous-produit de la propagande américaine. J'ai suivi cette affaire, dite de la "pluie jaune", de très près et je peux facilement démonter cette histoire. J'ai personnellement interrogé à la frontière cambodgienne les civils américains envoyés en zone khmère rouge par un agent de la CIA, médecin à l'ambassade américaine de Bangkok (et plus tard à celle de Moscou), pour y chercher, avec l'aide des cadres khmers rouges, des échantillons de mycotoxines, le dernier avatar des mythes de la guerre bactériologique. Sur le plan scientifique, c'était une véritable farce et les laboratoires américains, chargé des analyses, ont dans l'ensemble refusé leur caution à ce qui était à l'évidence une pure campagne de désinformation. Le but de l'opération était de préparer l'opinion américaine au redémarrage de la fabrication d'armes chimiques, les nouveaux gaz composés, dit "binaires". Après quoi, l'on n'entendit plus jamais parler de cette fameuse "pluie jaune". Que les idiots des Temps Modernes s'y soient laissés prendre n'est pas surprenant[(7)].
Mon introduction à l'affaire Faurisson, le "Comment du pourquoi", circulait depuis le mois de septembre. Plusieurs personnes de l'entourage des Temps Modernes, et même un membre de la rédaction étaient parfaitement au courant. Je n'avais évidemment rien à cacher et je faisais circuler le texte pour provoquer des réactions. Ces gens turent soigneusement à Lanzmann, engagé depuis déjà des années dans la fabrication de son film Shoah, l'existence de mon texte. Je les y avais d'ailleurs conviés, sachant que les violences explosives de Lanzmann auraient tôt fait de compromettre la publication des textes sur l'Indochine, qui me paraissait fort opportune, et sans relation directe.
Le numéro indochinois étant sorti, le manuscrit du livre sur l'affaire Faurisson étant aux mains de l'imprimeur, je partis sous d'autres cieux m'occuper à d'autres affaires. Cependant, la pétulante Nadine Fresco, affligée par la double disgrâce d'être de mes amis en même temps que de ceux de Claude Lanzmann et de beaucoup d'autres gens aussi peu recommandables, se rendit chez Edgar Morin, à qui j'avais laissé un manuscrit du livre pour son édification personnelle, et s'en empara pour aller le porter tout chaud à la rédaction des Temps Modernes. On imagine la scène...
C'est donc sous la palmiers de l'île de Tahiti que je reçus un poulet m'avertissant que je n'étais plus en odeur de sainteté dans le sanctuaire sartrien. Pris d'un lyrisme tropical, je répondis à ces cinq lignes par une lettre nettement plus longue, du 3 mars 1980:
Ce n'est pas sans une vive surprise que j'ai reçu, datée du 21 février, une notule ainsi libellée: "Le comité de direction de la revue ne souhaite plus votre présence dans les bureaux de la rédaction", avec tampon et signature illisible.
Je ne crois pas avoir, de ma vie, passé beaucoup de temps dans les bureaux de cette rédaction, sinon récemment, à l'occasion d'un numéro spécial sur l'Indochine, en raison des énormes retards subis par cette livraison, retards compréhensibles seulement si l'on sait qu'il faut au moins six mois pour que quelques membres de la rédaction lisent quelques uns des manuscrits. Vous dire, puisque j'en ai l'occasion, que j'ai été déçu par le faible niveau général de ce numéro et l'incohérence pleurnicharde du petit texte qui lui sert d'introduction, serait un peu faible. Et je passe sur les petites perfidies qu'il décoche à mes deux articles. Dois-je croire que c'est la honte d'avoir commis un aussi médiocre exploit qui vous fait désirer disparaître de ma vue? Hélas, on ne vous a guère connu jusqu'à maintenant cette humilité.
Je n'ai pas, que je sache, d'autre affaire avec les Temps Modernes. J'aurais certes couru aux bureaux de la revue pour m'enquérir des raisons de cet ostracisme bouffon, si je n'avais présentement quelques occupations aux antipodes. J'y trouve assez de quoi méditer une suite au "Supplément au Voyage de M. de Bougainville".
Comme le dit le proverbe local, 'o tei tapo'i te rira ra, 'e vaha ha'avare tona (Il a les lèvres trompeuses celui qui dissimule la haine)[(8)]. En effet, le décret du comité de direction en dit trop ou trop peu. Si l'on me reproche quelque chose, la plus élémentaire franchise aurait consisté à le mentionner. Mais si l'on croit faire de l'excommunication anonyme à la petite semaine sans que les choses s'ébruitent, on vous aura sans doute donné une mauvaise adresse.
Parlons nettement, si la chose se peut. J'ai écrit plusieurs petits textes, ces derniers mois, qui ne sont pas sans avoir quelques aspects critiques, et même polémiques. Vous en avez vous-mêmes publiés deux en janvier. D'autres circulent, en attendant d'être édités. J'y pose quelques questions sur plusieurs aspects de l'histoire politique contemporaine et j'explique pourquoi je crois, à tort ou à raison, devoir les poser. Leur point commun est de se demander si l'établissement des faits est important pour formuler les jugements que nous portons sur eux. Je ne doute pas que la lecture en soit parfois dérangeante, mais c'est après tout le rôle premier de toute critique que de déranger les "sommeils dogmatiques". Si les Temps Modernes ont, corporativement, des commentaires à présenter là-dessus, je me réjouirai de les lire. Si la revue devait en revanche se borner à ce geste d'autruche à mon égard, il faudrait bien se résoudre à publier son incapacité à intervenir dans un débat qui est d'ores et déjà en cours.
Je terminai cette lettre en faisant remarquer que si la revue publiait la liste d'un comité de rédaction, il n'était nulle part fait mention d'un "comité de direction". Cette institution fantôme camouflait mal le seul Lanzmann, comme la suite allait le montrer.
Le numéro 404 de mars 1980 se terminait, p. 1765, par l'"Avis aux lecteurs" déjà mentionné plus haut. Sartre s'éteignit quelques jours plus tard. Au moment où il était supposé écrire et signer cette dernière page d'une oeuvre fort abondante, il était, on le sait, aveugle et fort malade. Il était physiquement impossible qu'il ait rédigé ce texte. Il est donc hautement improbable qu'il soit d'une autre plume que celle du fanatique Lanzmann, le seul pour qui la sortie de mon livre représentait un choc direct, touchant la confection de son film. Il allait d'ailleurs en retarder la sortie de plusieurs années. Lanzmann devait contourner les questions posées par le travail de Faurisson en se résolvant, finalement, à renoncer à toute présentation ou analyse de documents historiques, à l'exception d'un seul, fragmentaire. Il se cantonna dans des interviews plus ou moins truquées. Nadine Fresco, qui avait pourtant courageusement subtilisé mon manuscrit et qui avait ensuite rédigé un pensum réparateur de ses propres angoisses, que Lanzmann fit publier dans les Temps Modernes en juin 1980, sous le titre, macabre à souhait, de: "Les redresseurs de mort", ne fut pas entièrement pardonnée de ses anciennes amitiés compromettantes: son nom ne figure plus au générique de Shoah en dépit de sa contribution très personnelle au tournage, en Pologne et ailleurs. Elle se venge mélancoliquement en publiant de temps en temps de petits textes vides[(9)], en se faisant passer pour une "historienne" cependant qu'elle donne, professionnellement, dans la psychologie. Vétilles que tout cela.
La Vieille Taupe republia le texte signé de Sartre, pour que nul n'en ignore, sous le titre suivant: "Le Testament politique du roi des cons".
Rentré à Paris, je mandai ceci à Jean Pouillon le 14 mai 1980:
Je conçois les attaques politiques. Je ne m'étonne pas que, venant d'adversaires en état de panique, elles comportent des outrances et des contre-vérités. Je déplore évidemment qu'elles aillent jusqu'à la calomnie.
Mais vous pouviez, vous, faire en sorte que l'on en retire un mensonge. Mon article "Despote à vendre" n'a pas été publié par un tour de "passe-passe", mais à la suite d'un accord verbal passé avec vous, en présence de Rigoulot, Lanzmann et Etcherelli. Que la rédaction ait été divisée là-dessus n'y change rien. C'est vous qui avez pris la responsabilité, si le texte de Vickery était rejeté par Simone de Beauvoir, d'accueillir mon texte qui dirait, en substance, la même chose. (C'est d'ailleurs Lanzmann qui s'est substitué à Beauvoir...)
Vous vous étiez engagé en même temps à écrire à Vickery pour lui expliquer la chose. Vous avez manqué à votre parole. Vickery m'informe qu'il est content de mon article et qu'il n'a reçu aucune nouvelle de vous.
Non seulement le courageux Pouillon ne publia aucune rectification mais une autre publication, une revue d'anthropologie, L'Homme, dont il était quelque chose comme le secrétaire général, cessa comme par enchantement de me demander des comptes-rendus d'ethnologie sud-africaine, comme cela se faisait régulièrement depuis quelque temps[(10)]. Les connaisseurs de l'Afrique du Sud ne sont pas légion, mais les petites vengeances de clan sont plus importantes que tout.
En même temps, je rédigeai une "Réponse aux Temps Modernes" que je commençai en disant que les lecteurs de la revue avaient le droit de savoir que derrière Sartre se tenait caché Lanzmann:
M. Lanzmann professe sur l'"Holocauste" des opinions (TM, n° 395) que je suis loin de partager. J'affirme, de mon côté que cet événement et cette période sont beaucoup plus mal connus qu'il n'y paraît et qu'une démarche historique et critique est absolument nécessaire. Cette histoire est pour le moment couverte par des tabous qui me paraissent néfastes pour tout le monde.
Pour défendre ses idées, M. Lanzmann n'hésite pas à travestir la vérité. Il n'est pas vrai de dire que je "défends" les thèses de Faurisson je soutiens qu'elles méritent d'être examinées et que les historiens doivent répondre à Faurisson, et non pas l'ignorer ou l'insulter. Par ailleurs, je n'ai jamais pris de "position", dans aucun écrit, sur la "question juive", mais je le ferais si on me le demandait. On invite de surcroît les lecteurs à "accueillir avec réserves" mes papiers sur l'Indochine et on rejette sur moi l'incurie d'une rédaction qui ne lit sans doute pas les articles qu'elle publie, sur des sujets qu'elle ne connaît manifestement pas.
Et c'est à la fin le pavé de l'ours: la bonne vieille grosse calomnie, celle qui va terroriser et réduire la victime au silence: "Va donc, antisémite!" C'est ainsi que Lanzmann fait rire à ses dépens.
Ce mélange inextricable de demi-vérités, de demi-mensonges, agrémenté de menaces contre les hérétiques, a recouvert comme un sédiment les événements atroces de la période hitlérienne. Les tentatives d'intimidation panique à la Lanzmann justifient toutes les suspicions.
Inutile de dire que cette réponse ne fut pas publiée. Comme un ballot, je croyais encore que le droit de réponse existait. La preuve, après l'article, publié en juin, de la rafraîchissante Fresco, j'écrivis encore un mot, le dernier, à Mme de Beauvoir, le 10 juillet:
Les Temps Modernes, dont vous êtes dorénavant directrice, n'ont pas publié la réponse, que je vous ai fait tenir, aux attaques injurieuses lancées contre moi dans votre numéro de mars dernier, en dépit de l'obligation qui vous en est faite et par la loi et par une morale dépourvue, à cet égard, de tout ambiguité.
Votre numéro de juin contient un long article, d'une remarquable élévation de pensée qui, sur un mode étrangement badin, tourne autour d'un livre que j'ai récemment publié.
Tout ceci me met à mon tour dans une obligation, qui ne cesse de se confondre avec un droit, celle de faire une mise au point, évidemment nécessaire lorsqu'on voit à quel point mes vues sont distordues par la présentation que vous en faites...
Peine perdue. Je manquais encore d'expérience au sujet de la calomnie. C'était une nouveauté pour moi. J'avais encore du mal à comprendre qu'elle puisse provenir de gens qui me connaissaient très bien et depuis très longtemps. J'allais en apprendre plus long, et dans les plus brefs délais, grâce au Nouvel Observateur dont on sait les liens quasi filiaux que plusieurs de ses animateurs entretenaient avec Sartre et son entourage.
Le premier numéro de cet Observateur, qui était nouveau surtout parce qu'on en éjectait les quelques journalistes de gauche qui avaient fait de ce petit hebdomadaire de combat une feuille relativement honorable pendant la période noire de la guerre d'Algérie, et que s'y engouffraient, avec l'aide financière d'un fabricant de bidets, une équipe venue de l'Express, ce premier numéro, dis-je, s'était placé sous la figure emblématique de Sartre, fascinateur d'une génération de l'après-guerre qui avait suivi assez fidèlement les errements politiques de celui qui nous a valu l'immortel texte de Céline, "L'Agité du bocal". (Rappelons pour mémoire que ce bref texte, d'une violence sans pareille, est né d'une calomnie caractérisée de Sartre, qui avait affirmé que Céline avait touché de l'argent des Allemands).
On imagine mal, longtemps après, le degré d'amour gâteux et de grenouillage dévot qui s'auto-entretenait dans l'entourage du couple le plus célèbre de l'intelligentzia française. Il faut se remémorer aussi les cascades d'exclusions et d'excommunications que prononcèrent celui que seuls les garçons de café avaient le droit d'appeler "maître" et son entourage qui n'avaient pourtant même pas pour eux de former un groupe décidé à terroriser les bien-pensants, comme les surréalistes en leur temps. J'en connus une de près, celle de Marcel Péju. Les acquisitions, comme les exclusions de l'entourage se faisaient en réalité à la tête du client et pour des raisons qui n'étaient point toutes philosophiques. Ainsi les principaux états de gloire de Claude Lanzmann, l'un des obscurs éditeurs de France-Dimanche, furent d'avoir fait connaître à Simone de Beauvoir des transes nouvelles, qui n'étaient pas de nature strictement philosophiques. Cela suffisait pour que soient vite épongées ses incartades, comme le coup de foudre qu'il éprouva pour les livres que Lucien Bodard, ce vieux nostalgique de la Coloniale, avait consacrés à la guerre d'Indochine, faite par les Français. Lanzmann publia dans le Nouvel Observateur, sorte d'annexe hebdomadaire des Temps Modernes, mais surtout nouveau Jardin des Modes intellectuelles, une "réhabilitation" de Bodard, qui certainement n'en demandait pas tant. Je ne dis pas que les livres de Bodard étaient mauvais ou que leur lecture aurait été désagréable, mais que le vertueux entourage de Sartre s'acoquine avec ce vieux débris de l'empire avait quelque chose de profondément grotesque[(11)].
Ce grotesque, une incontestable spécialité de Lanzmann (les anecdotes sur son compte foisonnent), on allait le retrouver dans la préface qu'il donna à un livre d'un certain Filip Muller, publiée en "document de la semaine" par le Nouvel Observateur le 28 avril 1980. Il s'y livre à des attaques contre les révisionnistes mais sans citer de personnes ou de textes précis. L'ouvrage méritait certainement un commentaire, pour au moins le situer à sa juste place dans la production contemporaine. Je n'étais pas seul à réagir et, avec mon ami Gaby Cohn-Bendit, nous rédigeâmes un compte-rendu du livre que préfaçait Lanzmann. Comme, quelque temps auparavant, nous avions eu, Pierre Guillaume et moi, une Lanzmann conversation avec Jean-François Kahn, qui dirigeait alors les Nouvelles littéraires, qu'il avait montré une certaine disposition à admettre qu'il pouvait y avoir d'autres points de vue que le sien, qu'il s'était engagé, vaguement il est vrai, à rendre compte des rééditions de Lanzmann, que sa rédaction comptait au moins un ancien élève de Faurisson à qui on ne pouvait raconter de salades sur son ancien professeur, et surtout que ledit Kahn fulminait dans chacun de ses éditoriaux contre la censure et prétendait militer pour une véritable liberté d'expression, nous lui envoyâmes notre "jugement" de Lanzmann-Muller. Inutile de dire que le grand défenseur des libertés s'empressa de le jeter à la corbeille, montrant par là sa vraie nature d'esbroufeur. Tiré de mes archives, en voici donc le texte, rédigé en 1980:
Voici un ouvrage qui porte un titre-choc: Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz, et un sous-titre qui le qualifie de "témoignage de l'un des seuls rescapés des commandos spéciaux". Ce titre est certainement une innocente bévue puisque, selon l'historiographie officielle, la chambre à gaz qui aurait fonctionné le plus longtemps à Auschwitz-Birkenau aurait été en usage vingt mois, de mars 43 à novembre 44. Le titre est d'autant plus racoleur que le témoin, Filip Muller, travaillait en réalité aux fours crématoires et qu'il ne séjournait évidemment pas "dans" une chambre à gaz. On joue ici sur la confusion qui règne habituellement dans les esprits entre les "chambres à gaz", instrument de mort, et les "fours crématoires" qui servent à incinérer les corps, quelles que soient les causes du décès. Les hindous, les bouddhistes, d'autres encore ont une préférence marquée pour l'incinération. Sartre, à sa demande, a été incinéré dans le "four crématoire" du Père Lachaise.
Pourquoi ce titre faux et impossible? Pourquoi maintenant? La préface de Claude Lanzmann est très révélatrice: "Au moment où l'histoire vivante se change en histoire morte, où la vérité se travestit en légende quand elle n'est pas simplement falsifiée et niée, la parution de son livre revêt une importance essentielle. Il répond en effet à tous ceux qui, érigeant leur ignorance, leur refus de s'informer, leur mauvaise foi et leur antisémitisme masqué en motifs de méfiance "révisionniste", posent aujourd'hui avec des ricanements d'esprits forts la question du "comment" de ce "pourquoi", autrement dit celle de la possibilité technique d'un pareil massacre de masse" (p. 10).
Cette question du "comment" de ce "pourquoi" est maintenant posée publiquement. Lanzmann s'adresse donc à nous et nous propose l'ouvrage de Muller comme preuve ultime de nos errements. C'est dire l'attention avec laquelle il convient d'examiner ce témoignage.
Dans un premier temps, Muller travaille aux fours du crématoire I, celui du premier camp d'Auschwitz. C'est une installation relativement petite, aujourd'hui partiellement reconstituée pour l'usage des touristes. Le travail est dur et pénible, à tous égards, mais évidemment nécessaire d'un simple point de vue sanitaire. L'horrible, c'est le camp, non le four. Le texte est assez imprécis et bourré de menues contradictions. La traduction, qui semble à première vue prendre pas mal de libertés avec le texte allemand, contribue sans doute à accroître ces imprécisions.
Cette première partie souffre d'un travers commun à beaucoup de souvenirs, qui ne retracent que les paroxysmes de violence ou de souffrance. Sélection de la mémoire, désir de démonstration: la chose est connue. On regrette qu'un "document" de cette importance ne nous donne pas une image plus claire de la vie quotidienne. Il existe de bien meilleures sources.
Les quelques passages qui mentionnent la chambre à gaz d'Auschwitz I sont classiques mais incohérents dans le détail. Celle-ci possédait-elle des portes (p. 67) ou bien une seule "lourde porte en fer garnie de joints d'étanchéité en caoutchouc" (p. 73), fabriquée, bizarrement, par des menuisiers (p. 76)? Ces menuisiers n'étaient pas inutiles puisque l'un des murs de cette pièce était... en bois (p. 81). Il y a beaucoup d'autres détails incompréhensibles, comme cette affirmation selon laquelle on a reconstruit la cheminée sans interrompre le fonctionnement des fours (p. 83-84). Arrivé là, on se pose des questions, mais on attend la suite.
La suite se passe à Birkenau, la grande extension du camp d'Auschwitz, où furent terminés, de mars à juin 1943, les quatre grands crématoires dont on nous dit qu'ils étaient dotés de chambres à gaz, et que le tout formait une véritable usine de la mort. On nous en donne même des plans approximatifs (en inversant les légendes), mais sans l'échelle, ce qui ne permet pas d'apprécier les proportions réelles. Pas de photos.
A l'ensemble des questions posées par ce qu'il est convenu d'appeler les historiens révisionnistes sur la possibilité pratique d'une industrie telle qu'elle est habituellement décrite, Muller n'apporte aucune réponse parce qu'il ignore les questions. A le lire, le Zyklon B cesserait d'être dangereux à l'instant qu'il aurait tué. Muller prétend ainsi qu'il a pu entrer dans une chambre à gaz où se trouvaient encore des cristaux (d'acide cyanhydrique), où "les corps n'étaient pas encore rigides", où les ventilateurs étaient encore vrombissants, et y trouver de la nourriture, évidemment saturée d'acide cyanhydrique, qu'il a mangée avidement (p. 39). Il ne portait donc pas de masque. Devant l'invraisemblance totale d'une telle histoire, on trouve la plaisanterie de M. Muller plutôt macabre.
Il reprend les chiffres traditionnels sur les cadences de gazage: comment on fait passer deux ou trois mille personnes par deux portes qui font moins de deux mètres de large (voyez les plans), comment on les ressort à l'état de cadavre pour les hisser jusqu'au niveau des fours par un minuscule monte-charge, le tout en deux ou trois heures, même en oubliant les dangers du gaz, même en trichant considérablement, comme il le fait, sur le temps réel d'une incinération. Ajoutons que sa description des incinérations en plein air est tout simplement extravagante.
Son récit de Birkenau marque d'ailleurs un changement de ton: il devient très impersonnel. On ne sait pas exactement ce que Muller faisait là, mais il était partout, connaissait tout. On passe subrepticement du mode du témoignage à l'ubiquité du romancier. Des scènes entières donnent une curieuse impression de "déjà lu": toute la description du fonctionnement de la "chambre à gaz" du Krema II est manifestement empruntée au livre de Miklos Nyiszli, Médecin à Auschwitz (Cf. p.170 et suiv.), en l'expurgeant de ses plus grosses invraisemblances, comme ces quatre grands ascenseurs inventés pour le besoin de la cause. Des extraits de ce livre plus que suspect ont été publiés en 1951 dans, déjà, les Temps Modernes.
L'histoire de la belle femme qui se dénude et paralyse d'émotion un SS avant de le tuer par surprise est un mythe déjà ancien, attesté, par exemple, dans les livres d'Aaroneanu (elle était belge), de Kogon (elle était italienne), de Karl Bartel (elle était française). Chez Muller, elle vient d'Europe de l'Est. Tout comme l'étrange Kurt Gerstein [(12)], Filip Muller veut entrer dans la chambre à gaz, mais il y renonce parce qu'il lui faut témoigner. Ici, ce sont de jeunes beautés nues "dans la fleur de l'âge" qui l'expulsent de force de la chambre à gaz devant les SS éberlués. Le même thème est traité par Gideon Haussner, le procureur du procès Eichmann, avec le dentiste Lindwasser.
L'essentiel du livre, ces scènes qui sont censées avoir été vécues et qui ont si peu l'air de l'avoir été réellement, apparaît donc vite, pour qui connaît un peu la littérature sur ce sujet, comme un montage de textes, une juxtaposition de "temps forts" d'où toute chronologie a d'ailleurs disparu. Pourquoi? Les éditeurs, dans un "avertissement", nous donnent ce texte pour un "document historique à l'état brut", qu'ils ont respecté "à la lettre", et ils ajoutent: "Toute manipulation à des fins esthétiques ou littéraires en aurait, selon nous, totalement annihilé le sens et la portée". Cette admirable probité n'a qu'un défaut: elle est pur mensonge. Elle ne peut abuser le lecteur français que dans la mesure où ces mêmes éditeurs omettent soigneusement de préciser que ce livre n'a pas été rédigé par Muller lui-même, mais par un nègre. L'édition allemande mentionne en effet une deutsche Bearbeitung par Helmut Freitag, ce qui laisse supposer que Muller, qui est slovaque, a soit parlé devant un magnétophone, soit rédigé un brouillon, et qu'on a confié le tout à un "rewriter". L'édition américaine a l'élémentaire honnêteté de parler de la "collaboration littéraire" de Freitag. Non seulement les éditeurs français et M. Lanzmann ont oublié ce détail mais ils jurent leurs grands dieux que le document est "brut". Si le nom de M. Freitag figure en Allemagne, c'est bien parce qu'il a été payé pour une "manipulation à des fins littéraires", ce qui ne veut pas obligatoirement dire que le sens et la portée de ce texte soient "totalement annihilés". Mais c'est pourtant la conclusion que les éditeurs devraient aussitôt tirer à leur propre usage.
Le procédé enfantin qui consiste à cacher le rôle de Freitag pour donner au livre une plus grande "crédibilité" provient peut-être du précédent fâcheux suscité par les souvenirs de Martin Gray. C'est le surcroît d'invraisemblance qui semble toujours garantir la véracité du récit.
L'impression d'irréalité donnée par le livre de Muller vient aussi de ce qu'il est extrêmement discret sur les privilèges matériels que valait l'appartenance à ces commandos spéciaux, sur ses rapports avec les SS, sur la part qu'il prenait aux trafics d'or et de devises et au marché noir, sur les multiples contacts qu'il dit entretenir avec d'autres détenus de plusieurs sections d'Auschwitz, en dépit de l'isolement auquel il se dit condamné. Il est très évasif sur ses rapports avec l'organisation politique des détenus, mais son insistance à parler de "nos chefs", "nos dirigeants", sans la moindre précision, donne à penser qu'il faisait partie (mais à quel niveau?) de l'appareil stalinien, ou de l'un des groupes qui s'y apparentaient. Est-il utile d'insister sur le rôle primordial que les communistes ont joué, dès la libération d'Auschwitz, dans la "production" et la diffusion de l'information et du témoignage sur Auschwitz?
Si on compare ce livre à la masse des textes déjà publiés, on comprend mal l'exaltation de Lanzmann, car le livre de Muller n'apporte aucune information nouvelle (sinon, peut-être, qu'avant de mourir, les Tziganes baiseraient, alors que les juifs ne baiseraient pas, p. 206). On comprend aussi, bien que cela ne soit pas explicité, qu'il n'y a pas eu de liquidations systématique des Sonderkommandos, comme on l'écrit partout. (Le critique de l'Humanité a même vu dans sa boule de cristal ce que le livre ne dit nullement, à savoir que Muller aurait échappé à "cinq sélections"). Muller, qui en a fait partie pendant trois ans, n'a pas eu à échapper à la liquidation puisque personne, cela l'étonne lui-même, n'a cherché à le liquider. Il a survécu parce qu'il était jeune, fort, et qu'il a eu la chance de travailler aux crématoires, ce qui lui a permis de se nourrir correctement. Il a eu aussi la chance de ne pas participer à la révolte du Sonderkommando à la fin 44.
Les Temps Modernes avaient déjà cautionné le livre de Nyiszli. En 1966, Simone de Beauvoir a préfacé et cautionné le Treblinka de J.-F. Steiner en affirmant qu'il décrivait "avec exactitude comment les choses se sont passées". Pourtant, ce livre a été considéré un peu partout comme une mauvaise fiction qui mélange allègrement le vrai et le faux.
Le livre de Muller sort aujourd'hui en prologue au film que Lanzmann termine sur l'"Holocauste". On ira sûrement au cinéma. M.Lanzmann est d'évidence un historien hors-pair: il est le seul au monde à avoir retrouvé "les archives intactes de la bureaucratie nazie" (p. 11). Il n'y a pas si longtemps, en pleine guerre du Viêt-Nam, il voulait, dans le Nouvel Observateur déjà, réhabiliter Lucien Bodard en tant qu'historien de la première guerre d'Indochine.
On a lu Bodard et on a bien rigolé. Mais l'ouvrage de Muller et Freitag ne nous fait pas rigoler. On comprenait autrefois que des individus massacrent leurs semblables pour sauver leur propre peau, mais ils n'osaient pas se dépeindre comme des héros. Filip Muller, qui prétend avoir participé à un massacre gigantesque, se justifie sans cesse en disant qu'il devait en passer par là et survivre pour témoigner. Mais, si c'est vrai, pourquoi cet homme-là va-t-il ensuite attendre plus de trente ans pour livrer ce témoignage? A cette question évidente, soulevée par plus d'un lecteur, Lanzmann tente de répondre dans l'Arche (juin 1980, p. 38): il s'avère ainsi, que, contrairement à ce qui est dit dans la préface par ce même Lanzmann, Muller avait déjà témoigné. C'était en 1964, au procès de Francfort. Et c'est là qu'il aurait eu l'idée de faire un livre. Ce n'est donc pas, apparemment, pendant qu'il était à Auschwitz. Mais, chose étrange, il lui a fallu quinze ans pour passer de l'idée à la réalisation... Cet embrouillamini devient grotesque.
Nous regrettons d'avoir à ranger ce livre dans le rayon des supercheries. Nous aurions souhaité qu'il apportât des lumières nouvelles, qu'il règlât, dans un sens ou dans l'autre, mais qu'il règlât une fois pour toutes, la question lancinante de savoir ce qui s'est passé exactement à Auschwitz. Certains ne veulent pas le savoir exactement. C'est leur droit. C'est le nôtre de ne pas prendre des vessies pour des lanternes.
(Juin 1980)[(13)]
Il faut ajouter à cela ce que Lanzmann semble avoir ignoré, que Muller avait déjà évoqué ses souvenirs en 1946, dans un livre tchèque, publié ensuite à Berlin-Est en 1958, Die Todesfabrik, de Ota Kraus et Erich Kulka, traduit en anglais en 1966 sous le titre de The Death Factory, et enfin que son témoignage à Francfort en 1965 n'a pas été jugé très clair par un tribunal qui ne manquait pourtant pas d'indulgence pour les incohérences de l'accusation. Inutile d'ajouter que le témoignage de 1946 est très sensiblement différent de celui de 1980.
Peu après, dans son numéro du 2 juin 1980, le Nouvel Observateur attaque le professeur Faurisson. Celui-ci envoie un texte en droit de réponse qui n'est pas publié. Il fera un procès et le tribunal donnera raison à ceux qui lui ont refusé son droit de réponse. Ceci confirme qu'en France, le droit de réponse n'est qu'une pantalonnade. Le 21 juin, Le Nouvel Observateur publie sous forme de "document de la semaine" un prétendu "grand débat Noam Chomsky-- Claude Roy", intitulé "Le gauchisme, maladie sénile du communisme?", amusante paraphrase du titre d'un célèbre pamphlet de Lénine qui parlait, lui, de maladie infantile. Claude Roy y cite plusieurs fois mon livre, sans mentionner le titre ni l'auteur, un vieux truc qui évite d'ouvrir un éventuel droit de réponse. On a vu qu'il y avait pourtant peu de risque. Ce numéro du Nouvel Observateur tire à 412.664 exemplaires. Moi, je rédige et diffuse à 200 exemplaires une vigoureuse réfutation de Roy, avec une lettre de Chomsky qui commente les manipulations auxquelles se livre Claude Roy dans son "document de la semaine"[(14)].
Il fallut six mois et un papier dans Esprit [(15)]sur le Cambodge et la presse, où j'évoquais publiquement cette affaire (p. 109-110), pour que Claude Roy réagisse, par un post-scriptum à un article dans le Nouvel Observateur (n° 843, 5 janvier 1981). Le voici:
Serge Thion, qui en se dirigeant vers la droite d'un bon pas (ce que chacun peut voir) me reproche d'être venu vers la gauche quand les nazis occupaient la France (ce que chacun sait), a le culot d'écrire dans Esprit que j'ai publié ici la lettre de Chomsky "amputée en une dizaine d'endroits d'environ la moitié de sa longueur. Une rare impudence". Rare impudence en effet, celle de Thion. J'ai demandé à Chomsky de me répondre. Il l'a fait par une lettre qui aurait occupé quatre pages de ce journal et que je l'ai prié de bien vouloir abréger lui-même, ce qu'il a fait. Il m'écrivait le 15 février 1980: "Merci de m'avoir envoyé la traduction. Je me rends compte des problèmes que poserait sa publication intégrale[...] Je vais essayer de la réduire de moitié [...] Merci du mal que vous a donné la traduction." Thion sait cela aussi parfaitement qu'il sait que je n'ai "falsifié" et "tronqué" aucune des citations, effarantes en effet, de son autre ami, Faurisson.
C'est pourtant Roy qui avait dit et publié que la réponse serait publiée intégralement. Le dossier est là et la réponse de Roy est d'une faiblesse insigne. Ce qui est plus amusant, c'est d'apprendre que Roy "est venu vers la gauche" pour dire en réalité qu'il est passé des royalistes et de l'amitié avec Brasillach au stalinisme et à l'abandon de Brasillach. Je n'aimerais pas être dans la peau de celui qui doit tenter de donner une cohérence à ce genre de choses. Roy devait sentir que la mesure n'était pas pleine. Quelques semaines plus tard, il écrivait dans son canard que je ferais bonne figure dans l'entourage du président Reagan. Cette idée me parut drôle et j'envoyai une courte missive à son auteur:
Claude Roy (Nouvel Observateur, n° 843) disait que je me dirige "vers la droite d'un bon pas" il me verrait bien aujourd'hui (Nouvel Observateur, n° 849) en conseiller ès "répression modérée" du président Reagan. M. Roy est très amusant. Au début janvier, je n'en étais encore qu'à marcher vers la droite venant de l'extrême-gauche, je me trouvais peut-être alors sur la même position que lui. Mais il semblerait bien que ce même mouvement m'ait porté, en février, au but fixé par C. Roy. Me voici donc arrivé à la Maison blanche, bien installé dans un bureau à moi, situé entre le bureau de Chomsky, conseiller en linguistique répressive, et celui de Faurisson, conseiller en falsification répressive. C'est avec le plus vif plaisir que j'invite Claude Roy à Washington. Je lui ferai visiter au troisième sous-sol nos salles de torture intellectuelle et, en souvenir de sa visite, je lui ferai cadeau d'un ravissant petit Lit de Procuste portatif sur lequel on peut faire dire à n'importe quel texte le contraire de ce qu'il dit. Mais peut-être Claude Roy est-il déjà muni de cet indispensable outil de travail?
Si dès lors j'étais débarrassé de cette coqueluche vieillissante des salons parisiens, je n'en avais pas fini, pour salaire de mes péchés, avec la gent du Nouvel Observateur, un journal où, je tiens à le préciser, je n'ai jamais écrit une ligne. Ceci n'est d'ailleurs pas tout à fait exact. Après l'arrestation, pendant l'été 75, de mon ami Breytenbach en Afrique du Sud, j'étais prêt à écrire n'importe où, même dans l'agenda du diable. Breytenbach, à ce moment-là, était lâché par tout le monde à gauche, parce qu'à son procès il n'avait pas été tenté par le rôle du héros. Solidement campés dans leurs pantoufles, les purs et durs de la gauche parisienne le lui reprochaient. Nous étions deux ou trois à penser qu'une seule chose importait, le sortir de là, par tous les moyens. Nous avions même trouvé l'appui de Dominique de Roux qui avait promis d'en parler à son ami Botha, alors ministre de la Défense à Pretoria, quand la mort le saisit brutalement. J'avais donc proposé à K.S. Karol, rencontré par hasard, un papier qu'il accepta. Je l'écrivis rapidement car je partais en voyage. Rentré des mois plus tard, j'appris que le papier n'avait pas été publié, qu'il avait été perdu par l'innocente Kenize Mourad, et qu'il était "trop tard", l'occasion étant passée. Mais Breytenbach, lui, était toujours en prison [(16)].
La sortie de l'article de Fresco avait été l'occasion d'un petit compte-rendu d'une certaine Kathleen Evin, connue, me dit-on, pour être la fille d'un député socialiste, rocardien qui pis est[(17)]. Lourde ascendance. La donzelle parlait des "pseudo-scientifiques" liés à l'"internationale noire", me traitait de "chercheur" entre guillemets, auteur d'un "pavé" et surtout d'"ancien gauchiste" (Le Nouvel Observateur, n° 823, 16 août 1980). Le reste étant ridicule, c'est surtout ça qui m'énervait. "Ancien gauchiste" sentait son relent maoiste, ou le genre compagnon de route de Krivine, toutes choses que j'ai toujours combattues, avant, pendant et après mai 68. Je fis une courte lettre où je disais que "je n'ai pourtant jamais trempé dans les absurdités de genre léniniste où tant d'autres se sont compromis. Tout cela relève des vieilles méthodes staliniennes. Serais-je, pour votre journal, le dernier des hitléro-trotzkystes?". Je fis circuler cette lettre parmi une vingtaine de personnes que je connaissais et qui me connaissaient, et qui écrivaient dans ce canard. Peine perdue. Au téléphone, la subtile Evin me dit même que le journal ne voulait pas passer ma réponse parce que, s'agissant d'un papier sur les Temps Modernes, je n'étais pas "mis en cause".
Laissant cette absurde à son ignorance des plus élémentaires considérations sur le droit de réponse, je crus qu'il n'était pas futile de répondre et j'allai consulter un avocat, en précisant que je ne voulais pas plaider, liberté de la presse oblige, mais seulement négocier l'application de mon droit de réponse. Il y eut des tractations avec le bâtonnier Couturon, conseil du journal, qui traînèrent en longueur. Mon avocat avait rédigé une sorte de compromis où il disait notamment: "A condition d'être loyal, le débat sur les chambres à gaz ne peut qu'éclaircir et renforcer la lutte contre le nazisme et le racisme, car pour démontrer leur permanence et leur actualité, on ne doit rien devoir ni concéder à l'histoire mythique, mais s'appuyer toujours sur la vérité historique".
C'était encore trop fort de café. Les choses auraient traîné encore longtemps si ma protestation n'avait trouvé un certain écho qui s'est répercuté dans quelques phrases réparatrices de Jacques Julliard. Dans le n° 831 du 13 octobre 1980, il consacrait un article à l'affaire en prenant partie nettement contre les affirmations de Faurisson. Seulement, il le faisait en restant calme, en tâchant de rester rationnel, en essayant de voir quelles étaient les diverses leçons à en tirer, bref un désaccord non seulement dépourvu d'hystérie mais critique à l'égard des hystériques [(18)]. Le papier de Jacques Julliard fut l'un des très rares articles que j'ai vus dans toutes ces années qui soit venu d'un adversaire franc et loyal. Il en est mille autres, frappés aux coins de l'ignorance et de la stupidité hargneuse, que je ne mentionnerai pas ici parce que cela quadruplerait ce volume et que l'énoncé de leurs arguments serait d'un ennui fatal. Ils se recopient tous les uns les autres et n'ont qu'une chose à dire: "vilains nazis". C'est un peu court. La raison d'ailleurs en est simple: à chaque fois que l'affaire resurgit, à cause d'un événement ou d'un autre, on confie la chose à un jeune journaliste qui n'y connaît évidemment rien, n'a ni le temps ni surtout le désir de lire quoi que ce soit pour s'instruire du sujet qu'il doit traiter et qui se fie à ses "dossiers de presse" où il trouve les articles précédents, écrits dans les mêmes conditions de hâte et d'ignorance, et qu'il reproduit sous une forme plus ou moins bâclée, afin qu'il serve, la prochaine fois, de référence au futur collègue qui aura à en traiter, dans les mêmes conditions d'improvisation et de préjugé. C'est ainsi que le journaliste fonctionne en circuit fermé, répétant sempiternellement les âneries de ses devanciers. C'est une observation que j'ai faite à propos de beaucoup d'autres sujets qui font de temps à autres les grands titres de la presse et, là aussi, je pourrais en remplir un livre ou deux.
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