AAARGH
Je faisais subitement cette découverte affligeante : il y a des vérités puissantes, révoltantes, mais qui ne peuvent malheureusement produire d'effet sur le public car, l'exposé en étant trop touffu, l'abondance d'arguments leur ôte tout pouvoir de persuasion...
ISMAIL KADARÉ, Clair de lune
Le boom moral nous permet la culbute : l'opposition au nom de l'ordre établi ; [...] la persécution de nos ennemis intimes, mais pour le compte officiel des persécutés.
RÉGIS DEBRAY, L'Emprise
Ce qu'il est
désormais convenu d'appeler l'"affaire Camus",
dont, malgré les efforts démesurés de quelques-uns,
les échos n'ont pas ébranlé beaucoup plus
que quelques arrondissements parisiens et un ou deux campus américains,
méritera sans doute une étude de cas par les spécialistes
de cette nouvelle discipline qu'est la médiologie - ou
d'une de ses annexes, la sociologie des moyens de communication,
science de l'air du temps s'il en est -, puisque le point de départ
de l'affaire et son point d'arrivée concernent à
tous égards les médias. Point de départ :
à tort ou à raison, un écrivain déclare
" un peu exagéré " certain manquement
à la neutralité et au pluralisme par surreprésentation
d'un point de vue dans une émission donnée, remontant
à six ans, d'une radio de service public, sur des thèmes
qui eussent requis par définition, à son avis, des
approches multiples et divergentes. Plusieurs semaines après
la publication de l'ouvrage, la nouvelle responsable de ladite
station de radio, qui, à l'occasion d'une réforme
de la grille des programmes, a supprimé un an auparavant
l'émission en question, prend la défense de journalistes
qu'elle a congédiés et de l'honneur de la station
dont elle a la charge en dénonçant sans autre forme
de procès le caractère xénophobe, raciste
et antisémite du livre de Renaud Camus, La Campagne
de France, en menaçant de poursuites l'auteur et l'éditeur
et en appelant le ban et l'arrière-ban de ses relations
nombreuses à se joindre à son action. Le médiologue
étudiera à partir de là les connexions de
réseaux qui se sont opérées pour faire d'un
événement somme toute minuscule (visant quelques
pages d'un ouvrage qui en compte cinq cents, d'un auteur dont
la diffusion habituelle oscille entre mille et trois mille exemplaires)
une "affaire" couvrant des dizaines de pages de quotidiens
et magazines nationaux (une part notable des grands périodiques
ont su en l'occurrence, quant à eux, raison et sens des
proportions garder).
Il ne m'appartient pas de mener à
bien cette enquête approfondie. Je me permettrai seulement,
en revanche, dans les paragraphes qui suivent, chaque fois qu'il
sera question d'un protagoniste permanent ou épisodique
de l'affaire, de lui accoler un "badge", comme on fait
dans les colloques, forums et congrès, spécifiant
les médias avec qui il entretient des relations permanentes
ou irrégulières (salarié ou auteur de telle
maison d'édition, responsable, collaborateur régulier
ou intermittent d'un journal, d'une station de radio, d'un périodique,
etc.). Non que ce type d'"appartenance" détermine
forcément une position individuelle dans une affaire de
ce genre, mais la fréquence de certains badges intéressera
le spécialiste des réseaux d'influence dont la sociologie
et la politologie modernes commencent à mieux jauger l'importance
et l'efficacité dans l'économie de la communication.
Alors que "l'incendie est encore loin d'être éteint"
- comme le pronostique Le Monde du 1er juin qui, en l'occurrence,
semble mieux informé que ses confrères sur l'identité
et les projets des pyromanes ou des souffleurs de braises -, il
est impossible d'écrire à froid, c'est le cas de
le dire, sur les conditions de la suspension de commercialisation
puis de la remise en vente du livre de Renaud Camus. S'agissant
d'un "journal" d'écrivain, on me permettra d'en
reprendre à mon compte la forme, non comme une chronique
quotidienne - je suppose que Renaud Camus, fidèle à
son projet d'ensemble, l'a tenue et la publiera, avec ses points
de vue partiels et partiaux, ses visions pénétrantes
et ses angles morts, les obsessions et les déformations
que peuvent susciter chez l'individu le plus équilibré
et résistant les pressions directes ou anonymes, les lâchetés,
les coups bas, les questions biaisées et réitératives,
le sentiment d'abandon et les griefs injustes qu'il sécrète,
la tentation vertigineuse de coller à l'image que l'on
forge de lui et qu'on lui renvoie... -, mais plutôt comme
une série non exhaustive de commentaires et de messages
personnels que j'ai eu envie, à un moment ou à un
autre, d'adresser à tel ou tel participant ou témoin
de l'affaire, et que je fourre ici en vrac dans l'enveloppe de
cet avant-propos afin que - pour l'édification du lecteur
: c'est le but de toutes pages liminaires - le moins de questions
possible restent sans réponse, mais que quelques autres,
trop souvent tues jusqu'ici, viennent à être posées.
Edwy Plenel [Le Monde, Stock] anime sur LCI une émission
du type "pour et contre". Il me convie sur l'affaire
Camus à un face-à-face avec Philippe Sollers [Gallimard,
Le Monde, Le Journal du dimanche, etc.] ; sans illusions
sur mon acceptation - je lui explique que, dans ce genre d'affaire
dont la presse écrite a déjà tant de mal
à donner une vision objective et équitable, l'outil
qu'est la télévision me paraît le moins propre
à en traiter, sauf à se complaire dans des matches
verbaux stériles où la pose des uns le dispute à
la gesticulation des autres -, il m'indique qu'il va me chercher
un remplaçant parmi les pétitionnaires favorables
à la remise en vente de La Campagne de France. Après
défections, je suppose, son choix se porte sur Bernard-Henri
Lévy [Grasset, Le Point, etc.], qui n'est pas pétitionnaire
mais, à l'instar de Laure Adler [ex-Grasset, France-Culture]
dans le magazine Elle (insolite tribune pour ce type de
déclaration), se déclare favorable à la publication
intégrale de l'ouvrage parce qu'antisémite (selon
ce qu'il postule) et parce qu'il faut ainsi le juger (et si possible
le faire juger) et condamner (faire condamner) sur pièces
. En somme, dans l'émission "pour et contre"
d'Edwy Plenel, l'arbitre est de ceux qui ont l'intuition que (ou
qui sont bien placés pour savoir que) l'"incendie
n'est pas près de s'éteindre" (curieux comme
on a ici tendance à parler de feu quand il est question
de livres), le procureur (Sollers) est pour la décapitation
(l'interdiction pure et simple) et le défenseur pour la
lapidation (on livre à la vindicte publique et, en nommant
le "crime", on en appelle aux tribunaux, sans oublier
les diverses ligues dont c'est la raison d'être de recevoir
ces dénonciations et de leur donner une suite).
Au cours de cette émission "équilibrée"
(passé Brest-Litovsk et le Bug, on désignait par
le mot troïka, jadis, ce type de tribunaux expéditifs),
présidée par un des princes du journalisme d'investigation,
BHL insiste pour que, précisément, il soit enquêté
sur les conditions dans lesquelles un éditeur comme Fayard
a pu publier ce livre condamné à l'unanimité
par la troïka . Camus étant déjà exécuté,
ou tout comme, l'écrivain éditeur exhorte les limiers
de la presse écrite, qui n'ont sans doute rien de mieux
à faire, à aller débusquer chez un voisin
confrère des secrets probablement inavouables et qui devraient
peut-être faire l'objet, eux aussi, un jour, d'une mise
en procès devant la troïka.
Certains êtres sont ainsi faits que lorsqu'on leur promet de donner spontanément quelque chose, c'est alors qu'ils se mettent à l'exiger. J'ai toujours annoncé qu'à l'occasion de la réédition de La Campagne de France, je m'expliquerais dans un avant-propos sur les circonstances de sa publication. Ce que je fais ci-après en m'excusant par avance d'épargner ainsi leur peine aux traqueurs de mystères et à leurs commanditaires.
Renaud Camus vient, à l'automne
1999, me faire lire le manuscrit de son Répertoire des
délicatesses du français contemporain, puis
me proposer La Campagne de France et la suite de son journal.
Il ne fait pas mystère que son éditeur habituel,
Paul Otchakovsky-Laurens, a refusé de publier le second
ouvrage. Ou plutôt, me précise-t-il, un assistant
de POL aurait protesté que jamais il ne prêterait
la main à la mise en fabrication de ce livre, et Paul,
mû par une sorte de lassitude, aurait renoncé. Et
Camus me signale que, dans les cinq cents pages de ce volume,
quelques passages peuvent faire question si on les isole de leur
contexte, mais qu'il est tout disposé à revoir certaines
formulations (ce qu'il fera à sa guise entre la préparation
du manuscrit et le bon à tirer).
Ici une parenthèse comique (avec le recul) : parce que mon plus proche collaborateur déclare à la presse qu'il n'a personnellement pas lu l'ouvrage avant parution (ce qui est absolument vrai), on a çà et là écrit en ricanant que, chez Fayard, on publie sans lire. Or, s'il est une maison réputée pour le soin apporté à la lecture et à la mise au point des manuscrits, c'est bien la nôtre, et tout le monde le sait. Alors, pourquoi cette question lancinante? La réponse est simple : pour m'amener à parler avant que j'aie décidé de le faire (silence, réserve et retrait : vieille tactique pour voir tous les loups sortir du bois), et à reconnaître (à "avouer") que j'ai pris personnellement la décision de publier La Campagne de France, ce que j'ai fait fort naturellement dans une lettre adressée au Monde le 18 mai et publiée le samedi après-midi 21 en bas de page 24 (mais c'est souvent dans les parages des informations météo ou des mots croisés que l'attention des lecteurs se reconcentre):
J'ai donc lu en son entier le manuscrit
de La Campagne de France et me suis tenu le langage suivant
: Voilà l'auteur d'une quarantaine de livres qui divorce
partiellement d'avec son éditeur de toujours. Il vend peu,
est endetté jusqu'au cou, a donc des besoins d'argent,
et POL lui garde assez d'estime pour souhaiter publier le reste
de son oeuvre (hors le Journal) : par conséquent,
rien d'assimilable à ces "bons coups", ces "rapts"
d'auteurs à succès que des éditeurs avides,
cupides et paresseux fauchent à leurs confrères
en échange d'engagements mirobolants, de promesse de chèques,
d'articles, d'émissions, de lauriers, etc. (Une attachée
de presse expérimentée résume : «C'est
chez nous qu'on tapine le mieux. ») BHL et les autres membres
de la troïka connaissent d'assez près le milieu
où ces pratiques ont cours pour ne pas se méprendre
à ce sujet .
Je me dis encore : Voilà un auteur
confidentiel mais reconnu. Il fut même une époque
où il était de très bon ton de dire le plus
grand bien de Renaud Camus ; mais il en est de certains critiques
comme de la folle avoine qui dodeline au vent des engouements,
des craintes et des influences. Personnellement, cette prose de
haute-contre ne me laisse pas impassible. Il y a chez ce type
d'auteurs hautains, puristes, affrontés plus qu'effrontés,
une flamme qui me séduit plus encore qu'elle ne m'exaspère,
et que je préfère de beaucoup au cynique à
tout crin, au "prenez-moi comme je suis", au "revenu
de tout", y compris le revenu au sens culinaire, avec ses
ingrédients mi-cuits mi-crus dans une huile bon marché
et qui fricassent en crachotant sur tout ce qui n'est pas leur
auteur. Ce qui peut défriser, exaspérer, passer
pour la gourme d'une noblesse désargentée ou un
autisme d'esthète, je le préfère aux réflexions
roublardes et à la satisfaction repue de certains parvenus
dans leur prétendue ouverture au monde et aux autres qui
n'est le plus souvent qu'un sentiment de mise à disposition.
M'impressionne aussi chez Camus l'effort imposé pour faire
coïncider vie et littérature à chaque heure
de chacune de ses journées, donc sans aucune place pour
ce qui constitue chez d'autres l'essentiel : l'image, la promotion,
l'après-vente, la carrière (sauf pour une candidature
malheureuse à l'Académie française , mais
par amour de la langue et haine des indélicatesses qu'on
lui fait subir). Bref, un écrivain dont je ne sache pas
que la critique patentée l'ait jusqu'ici trouvé
"moyen", "très moyen" ou "moins
que moyen" (appréciations portéeslors de l'émission
de LCI évoquée ci-dessus ).
A propos de critique "patentée",
il faudrait peut-être oser dire "patenteuse" puisque,
en définitive, par ses avis et surtout par ses silences,
elle contribue notablement à la délivrance des permis
d'exercer (non d'écrire, certes, mais de publier). A la
lecture de son manuscrit, je suis frappé par l'absence
de précautions, la hauteur, voire l'insolence, en tout
cas la liberté de ton de Renaud Camus à son endroit
: «Les critiques littéraires ont la peau sensible
[...]. Le moindre petit reproche à leur égard, ils
en parlent encore dix ans après. Eux sont moins délicats
quand il s'agit de porter des coups [...].» Ou encore ,
p. 236 : «Comment peut-on ne pas haïr les journalistes,
quand on est confronté jour après jour à
leur morgue, à leur mépris, à leur parole
hideusement dévaluée, cette immonde pistrouille
("J'vous passe un papier jeudi, promis juré"
(reste à savoir quel jeudi ...) ? Et quand on doit s'accommoder,
par force, de cette hideuse façon qu'ils ont de vous faire
sentir à chacun de leurs mots la vérité,
à savoir que sans eux vous n'êtes rien, ni ne pouvez
rien faire ?» Je me remémore des lignes du Répertoire
des délicatesses du français contemporain épinglant
les fautes de syntaxe ou les impropriétés commises
sur les ondes de France-Culture et dans les colonnes du Monde.
J'ai beau me dire que Camus en relèverait moins s'il n'écoutait
pas cette radio et ne lisait pas ce journal, et qu'il y a là
de ces menus châtiments réservés à
ceux qu'on aime bien, je doute qu'on le lui pardonne de sitôt,
mais cette liberté et ce courage-là ne sont pas
pour me déplaire. En voilà un, me dis-je, qui, en
tout cas, ne sera jamais édité par ceux - probablement
minoritaires dans notre métier, Dieu merci! - qui pensent
que même la critique s'achète, que ce soit par flagorneries,
renvois d'ascenseurs, abonnements à déjeuner, placement
dans des rédactions amies ou des jurys, commandes de livres
jamais écrits ou de préfaces surpayées, etc.
(J'y reviendrai, mais sans doute plus tard : la place ici me ferait
défaut et les membres de la troïka connaissent cela
aussi bien que moi.) De la part de la quasi-totalité des
autres éditeurs, il y a gros à parier que la prudence
ou le rejet sincère l'emporteront .
En ce qui concerne les passages controversés (oui, j'y
viens !), j'éprouve, je l'avoue, des sentiments mêlés
: j'y relève des accents que l'on trouve dans pas mal de
classiques français du XXe siècle en vente libre,
et non des moindres (de Barrès à Bernanos, de Gide
à Montherlant, de Chardonne à Morand, etc.) ; du
côté des vivants, y compris dans la tradition opposée
à celle d'un Jacques Laurent [Grasset], d'un Michel Déon
[Gallimard, La Table ronde], d'un Félicien Marceau [Gallimard],
d'un Michel Mohrt [Gallimard], on en trouverait beaucoup
pour acquiescer à l'esprit, voire à la lettre de
tel ou tel passage ; l'expression d'un respect (et même
d'un amour) de la différence chez l'étranger, par
opposition aux cantilènes sur la "culture métisse"
dont on a sans doute exagéré les sortilèges
depuis les années 80, m'intéresse comme peut être
à la fois piqué et révulsé un lecteur
qui sent sa propre sensibilité prise à rebrousse-poil.
En particulier, l'enseignant que j'ai été s'insurge
par-dessus tout de lire que les "Français de souche"
seraient nécessairement les mieux placés pour assimiler,
évoquer, restituer la culture française, alors que
ce qui frappe n'importe quel pédagogue, c'est l'exceptionnelle
célérité avec laquelle certains enfants d'immigrés
récents (le cas est particulièrement fréquent
parmi les réfugiés du Sud-Est asiatique) en viennent
à s'imprégner de nos "classiques" et de
nos traditions ; mais à peine ai-je le temps d'entrer en
fureur que Camus la fait retomber en s'offrant à la partager
: non, décidément, les profondeurs de ce qu'on appelle
la "France profonde" préparent encore moins bien
à se pénétrer de cette culture-là,
et ce ne sont assurément pas les troupes de Jean-Marie
Le Pen qui défileront demain dans le faubourg Saint-Germain
en scandant : "Lisez Proust ! Lisez Bergson !" Dans
l'apostrophe visant l'émission de France-Culture d'il y
a six ans, je note que ce que Camus lui reproche, à tort
ou à raison, et sous une forme que l'on peut certes critiquer,
c'est de manquer à la neutralité ou au pluralisme
de rigueur dans un service public : si l'on tient à ce
que les convictions personnelles se donnent libre cours, il faut
que les "plateaux" et les programmes soient tant
soit peu équilibrés. Rien de plus difficile, assurément.
Mais, au terme de quatre décennies d'observation, je sens
et je sais qu'une sourde indignation, qui risque un jour de se
transformer en exaspération, gronde et se lève à
entendre et voir, sur les plus puissants médias, par l'effet
de jeux de connivences, X... ou Y... , auteurs et penseurs pour
la galerie, monopoliser cent fois plus l'attention des rédactions
qu'un Gracq [Corti], un Michon [Verdier], un Ricoeur [Seuil] ou
un Derrida [Galilée] (pour ne pas parler d'un petit
peuple d'excellents écrivains qui jugent déontologiquement
incompatible le cumul des places d'auteur et de critique, et,
du coup, se voient souvent réduire par les médias
à la condition d'intouchables de la littérature).
Lisant ces passages en une période donnée, dans
un climat donné, ils me heurtent, mais si j'y vois de quoi
fouetter un chat, je n'y vois pas de quoi mobiliser des juridictions.
Ou il faudrait alors demander l'interdiction d'un nombre substantiel
d'oeuvres en circulation - et il faudrait avoir le courage de
la réclamer ici et maintenant, dans la foulée de
l'affaire, et par conséquent de multiplier les troïkas
et de dresser des listes.
Je me dis in fine : au bout de quelque quarante ans de bons et
loyaux services dans l'édition, me voilà en vue
de la ligne d'arrivée (en fait, du départ) ; depuis
la publication des dissidents russes jusqu'à celle du petit
traité de guérilla urbaine du révolutionnaire
brésilien Carlos Marighela (interdit par le ministre de
l'Intérieur Raymond Marcellin par application d'une loi
de la fin des années 30 destinée à empêcher
l'importation de la propagande nazie, et réédité
alors par 23 éditeurs : quelle époque ! Mais le
même livre eût-il été publié
et réédité après les campagnes terroristes
dont la France fut victime au début des années 80
? J'en doute), des mémoires de Walesa exfiltrés
de la Pologne en état d'exception aux archives de Kadaré
exfiltrées du bunker stalinien d'Albanie, j'ai eu la chance
de pouvoir combiner les bonnes actions avec la belle image. Sur
la question des droits de l'homme, sur celle du devoir de mémoire,
j'ai délibérément édité une
part notable des livres de référence, de Raul Hilberg
à Claude Lanzmann, de Robert Badinter à Serge Klarsfeld,
etc. (Sur certains, très gros et très chers à
éditer, mes confrères très réservés
sur le livre de Camus ne se ruaient pas non plus.) Mais publier
conformément à ses convictions profondes, est-ce
témoigner d'un si grand courage? On dit trop vite, à
cet âge et avec ce bilan, qu'on n'a plus rien à prouver.
Et si c'était justement le contraire?
Je me suis senti dans la situation d'un avocat ayant pignon sur
rue, à la tête d'un cabinet réputé,
à qui le plus mauvais innocent qui soit (n'a-t-il pas,
par défi et amertume, annoncé littéralement
ce qui l'attendait, tout en en sous-estimant grandement l'ampleur
et la virulence ?) vient demander d'assurer sa défense.
Douteux, le cas Camus? Toujours la liberté d'expression
doit pouvoir être défendue à l'excès
et au bénéfice du doute .
En quelques secondes ou une nuit - mais je crois bien que ce fut
en quelques secondes -, j'ai accepté d'aider Renaud Camus
à bénéficier de cette liberté-là,
dont beaucoup de gens - journalistes, écrivains, avocats...
- font singulièrement litière, ces temps-ci.
Malgré ces explications sincères, peut-être
désarmantes et en tout cas désarmées, je
suis sûr et certain de ne pas être compris par les
procureurs - et par les investigateurs enquêtant sur commission
rogatoire délivrée par eux -, car, aux yeux de certaines
de nos nouvelles élites, fascinées par la notoriété,
l'influence, l'argent et les commodités du pouvoir, la
simple générosité est une faute, la gratuité
une marque d'imbécillité, la défense d'un
ennemi une trahison plus grave encore que ce qui peut être
reproché directement à ce dernier.
Dans l'affaire, un certain nombre d'articles
(y compris dans Le Monde, qui a rectifié) ont prétendu
que Denis Roche [Seuil], directeur littéraire, jadis admirable
traducteur du poète fasciste et antisémite Ezra
Pound, avait refusé avec dégoût La Campagne
de France. Vérification faite, il s'agissait d'un autre
ouvrage, il y a plusieurs années, rejeté toujours
avec dégoût, mais une nausée que le temps
ne paraît pas avoir dissipée, ou bien qui s'est réveillée
plus forte que jamais pour donner à l'affaire des antécédents
(précieux, ça, pour les troïkas !). Mais, à
cette occasion, les mêmes plumes se sont étonnées
d'un ton désapprobateur : pourquoi donc Claude Durand n'a-t-il
pas imité Denis Roche, n'a-t-il pas appelé Paul
Otchakovsky-Laurens pour s'enquérir des raisons qui l'avaient
conduit, lui, à refuser ce Journal?
La première réponse est simple : parce que Renaud
Camus m'avait franchement exposé ces raisons-là.
La seconde est tout aussi évidente : parce qu'ayant lu
le manuscrit, j'étais parfaitement édifié
sur les difficultés posées par cette publication,
surtout pour un éditeur moins protégé que
moi par l'"immunité" de l'âge.
La troisième est plus délicate à exposer,
et, ici encore, je crains qu'elle ne soit pas comprise de nos
nouveaux barbares à visage humaniste. Paul, excellent éditeur,
digne d'admiration pour sa fidélité à sa
"ligne" et celle qu'il a su susciter chez "ses"
auteurs (il a fondé sa maison, l'a transportée sur
son dos comme un vaillant gastéropode de groupe en groupe,
jusqu'à acquérir au mérite autonomie et prospérité
relatives), a lui-même déclaré, après
coup, s'être trompé - avoir éprouvé,
à un certain degré, cette sorte d'hallucination
qui fait parfois prendre ce qu'on redoute de lire (ou, au contraire,
espère bien lire) pour ce qui est donné à
lire. (Le phénomène, chez les procureurs de parti
pris, revêt une autre dimension : pour être assurés
qu'on lira ce qu'ils ont l'intention de dénoncer, ils créent
de toutes pièces l'hallucination en tronquant ou déformant.)
C'est d'ailleurs bien ce que j'avais cru comprendre : le refus
de Paul, intervenant après tant et tant d'années
de relations confiantes et persévérantes, n'était
pas forcément ou uniquement un refus "de conviction",
mais un mouvement de lassitude à la perspective de devoir
assurer une défense peut-être difficile, coûteuse,
y compris en termes d'"image de marque" (toutes remarques
que je me suis faites et que seul un certain sentiment d'impunité
- au sens non juridique du terme ! - qui vient avec l'âge,
sans doute, m'a fait écarter, car pour prendre de tels
risques il ne faut pas être à mi-parcours, mais débuter
ou être un pré-préretraité comme moi).
Devinant et ressentant tout cela, l'attitude la plus confraternelle
et la plus délicate devait-elle consister à appeler
Paul pour lui dire qu'on osait faire ce pas que lui-même,
tout en le regrettant, n'avait pas cru devoir franchir, puis peut-être
à faxer un communiqué à l'AFP, ou à
tenir une conférence de presse?
Non, décidément, dans le monde du tout-image et
du tout-pour-soi, le silence, la discrétion, la politesse
du coeur ne sont plus même des défauts, mais des
causes de stupéfaction.
Deux questions n'ont pas été posées, et j'y
réponds donc un peu plus succinctement :
1) Pourquoi, s'il n'y avait pas lieu, à mes yeux, de prendre
des précautions spéciales au moment de l'acceptation
du manuscrit, avoir suspendu la commercialisation dès les
premières attaques?
Réponse : Si le petit bois de l'incendie a été fourni par Renaud Camus, l'allumette a été craquée par Marc Weitzmann [Stock, Les Inrockuptibles], le premier à dénoncer l'ouvrage, et le feu mis par Laure Adler . Dans les vingt-quatre heures, on affirme qu'un référé du MRAP (ou de la Licra, ou des deux) est en cours de rédaction. Dans le même temps, alors que Laure Adler annonce qu'une plainte sera déposée , une ministre en exercice, ancienne présidente de la Commission des Lois à l'Assemblée, prononce une sentence habituellement du ressort d'un autre pouvoir que l'exécutif, en fondant par surcroît ce rejet d'appel en ces termes qui resteront dans les annales : affirmer qu'on n'est pas antisémite, c'est faire «comme bien des propagateurs de thèses racistes» ; en somme, ce sont les antisémites qui se défendent d'être antisémites . Je crois que j'ai toutes les raisons de me défendre d'être antisémite, et je sais que si un ministre en déduisait que je l'étais malgré tout, je me verrais contraint de le déférer devant la Cour de Justice.
Abasourdi par la virulence de la double réaction de Mmes Adler et Tasca, voici que, par-dessus le marché, en cette journée fertile en coups de théâtre, Renaud Camus m'annonce qu'il doit s'envoler le lendemain pour trois semaines à destination des Etats-Unis où l'appelle un cycle de conférences et de débats autour de son oeuvre, depuis longtemps programmé et qu'il lui est absolument impossible d'annuler. Encourir un référé sur un livre dont l'auteur est à huit mille kilomètres du Palais de Justice ? Impossible. La décision de retrait est inévitable.
2) Pourquoi avoir attendu si longtemps pour envisager la réédition avec quelques coupures?
Réponse : Durant les trois semaines
au cours desquelles Renaud Camus est allé d'un campus à
l'autre, les communications ont été rares et difficiles.
Nous sommes convenus qu'il nous ferait part de ses suggestions
de coupes à son retour et que nous consulterions alors
notre conseil. Mais, dès la suspension de commercialisation,
ainsi que Le Monde daté du 21 avril l'annonçait,
«Fayard [était] prêt à republier le
Journal sans ces extraits ». La question de la réédition
a donc toujours été à l'ordre du jour.
J'ai mis à profit ce laps de temps de trois semaines pour
parler le moins possible. D'abord afin de tenter de dissuader
les protagonistes visibles ou invisibles de continuer à
amplifier une affaire aussi disproportionnée par rapport
à son prétexte, sachant trop bien à quels
retournements d'opinion ce harcèlement médiatique
risquait de conduire. (Mais on se demande parfois si ce n'est
pas le but recherché : faire en sorte que le débat
se dégrade, dégénère, qu'il entraîne
ainsi des conséquences qu'on fera passer, grâce à
un astucieux brouillage chronologique, pour ce qui a motivé
dès l'origine l'attitude de ceux qui, en créant
l'événement de toutes pièces, ont vu loin
!) Je me suis tu aussi, je l'avoue, afin de mieux entendre les
cris des uns, les messes basses des autres, les silences de toutes
nuances - amicaux, respectueux, hostiles, indifférents...
Jusqu'à ce que, la mesure ayant été comble,
les bouches aient commencé à s'ouvrir, comme on
disait autrefois au "Parti"...
Gageons qu'à partir de cette "
affaire ", il va devenir difficile de les refermer, notamment
sur d'autres sujets connexes touchant à l'édition
et aux médias.
A la mi-mai, une pétition intitulée
"Un livre a disparu", signée de plus d'une centaine
d'écrivains et d'artistes, soutient l'auteur de La Campagne
de France et constate qu'il «est aujourd'hui dans l'impossibilité
de se défendre alors même que le retrait de son livre
des librairies prive les lecteurs de la liberté de juger
par eux-mêmes». C'est que, durant cette première
phrase, les rectificatifs ou les ripostes adressées par
Renaud Camus à la presse sont rejetées sous prétexte
qu'il y reproduit ses "thèses" (pour avoir le
droit de se défendre, il faudrait donc commencer par acquiescer
au réquisitoire des procureurs). A la rigueur accepte-t-on
de publier des plaidoyers plus amicaux et effusifs qu'argumentés,
qui ne font évidemment pas le poids face à la canonnade
adverse. Un tournant se dessine cependant du jour où paraît
une contre-pétition s'opposant à toute "expression
publique" de la "pensée criminelle" de Renaud
Camus, texte si représentatif des "terreurs intellectuelles"
du passé qu'il se retourne contre ses instigateurs et sert
plutôt la cause de celui qu'il visait à liquider.
A partir de là, en effet, les articles de condamnation
ne sont plus que dans un rapport de trois à un avec les
textes de soutien direct ou indirect.
C'est entre ces deux phases que je rédige une réplique
aux signataires de la contre-pétition réclamant
l'interdiction complète et définitive de La Campagne
de France. Sauf à l'agrémenter de quelques notes,
je n'ai rien à changer à ces lignes obligeamment
publiées par Libération daté du 30
mai 2000 et que voici :
«Une contre-pétition publiée
par le journal Le Monde dans son numéro daté
du 25 mai et partiellement reproduite dans le numéro de
Libération du même jour en appelle véhémentement
à l'interdiction définitive de l'ouvrage de Renaud
Camus, y compris dans une version "expurgée".
Ce texte appelle de l'éditeur concerné les quelques
commentaires suivants :
1) En France, jusqu'à plus ample informé, ni les
pétitions, ni les contre-pétitions, ni plus généralement
les campagnes ouvertes ou feutrées contre ou pour un ouvrage
ne déterminent les décisions d'un éditeur
indépendant de l'Etat comme de tout groupe de pression.
2) Le lecteur désinformé doit savoir que toutes
les citations contenues dans la contre-pétition sont tronquées
de manière à leur faire dire sinon l'exact opposé,
du moins autre chose que ce qu'elles disent. En voici un exemple,
dans lequel les passages en italiques et entre crochets ont été
délibérément amputés pour ne laisser
subsister qu'un concentré de xénophobie :
Cette position est grosso modo celle
de la Suisse actuelle : hospitalité mesurée sans
intégration, sauf pour les plus fortunés . J'imagine
que ce peut être celle de l'Europe de Schengen aux yeux
d'un jeune Marocain ou Congolais désireux d'émigrer
et refoulé à nos frontières.
On peut ne pas partager du tout cette
approche du problème des immigrations successives, et c'est
mon cas, même si je le dis avec une certaine humilité,
n'étant pas, comme la plupart des signataires de la contre-pétition,
je suppose, un habitant des cités de banlieue où
les problèmes d'intégration peuvent poser plus de
difficultés que dans les arrondissements du centre de Paris.
Mais il faut reconnaître que le paragraphe complet tel qu'il
figure dans le livre de Renaud Camus ne dit pas la même
chose que le "montage" soumis à la signature
des contre-pétitionnaires.
On ne peut donc qu'être étonné que de grands
universitaires aient été conduits à avaliser
de telles manipulations.
3) Le signataire de bonne foi doit savoir en outre qu'entre la
date où la contre-pétition a été mise
en circulation et sa publication dans Le Monde, des membres
de phrases y ont été ajoutés, qui figurent
ci-dessous en italique :
Même les censeurs les plus endurcis des totalitarismes du
XXe siècle n'avaient pas inventé la formule qui
vient ici d'éclore à l'aube du siècle nouveau
: dans un texte donné, l'interdiction des blancs.
Dans un magazine, il est vrai, un intellectuel
toujours en vue souhaite la rediffusion de l'ouvrage dans son
texte intégral, tout en le décrétant lui
aussi antisémite à cent pour cent : compte tenu
de l'existence de la loi Gayssot, il s'en remet donc aux tribunaux
de transformer ses attendus succincts en verdict tranchant.
Dans l'économie de la censure, ces deux attitudes composent
ensemble ce qu'on appelle un effet de ciseaux.
4) Puisque la contre-pétition a ramassé une forte
proportion de signatures lacaniennes, on se permettra de rappeler
qu'à l'âge de Renaud Camus, si l'on en croit la biographie
de référence (mais non autorisée) qui lui
fut consacrée, Jacques Lacan, durant les années
noires, "continua à mener une vie intellectuelle et
mondaine qui prolongeait celle de son univers parisien de l'avant-guerre"
; en somme, bien qu'il n'ait pas publié une ligne à
cette époque, il fit montre d'une certaine expectative
ou, à tout le moins, comme le dit l'expression consacrée,
il se voua principalement à ses travaux.
5) Enfin, et pour clore ces considérations
sur un sourire affligé, je ferai remarquer aux contre-pétitionnaires
que l'un d'eux, responsable d'une publication, a publié
par le passé, sans ciller et de manière plutôt
louangeuse, un auteur appelé Marc-Edouard Nabe, plus excessivement
célinien que modérément barrésien,
il est vrai, ce qui constitue sans doute à ses yeux une
circonstance atténuante. Je suggérerais néanmoins
que, pour la peine, ses cosignataires interdisent le coupable
de pétition publique pour au moins quinze jours .
Dans L'Effacement de l'avenir [Galilée], Pierre-André Taguieff décrit lumineusement la dérive du débat public qui se profile (après avoir caractérisé depuis trois décennies la vague de political correctness au sein de la gauche culturelle américaine):
Fin mai, on peut d'ores et déjà porter sur la campagne le diagnostic suivant :
1) On essaie de faire passer un crime de lèse-journalisme pour l'oeuvre d'un antisémite, raciste et xénophobe invétéré. On escompte que l'ensemble de la profession sera mobilisée. L'offensive n'est qu'un demi-succès : ses proportions démesurées suscitent bien des interrogations parmi ceux-là mêmes qu'elle était censée rameuter et dont la rigueur professionnelle a tôt fait de reprendre le dessus;
2) L'éditeur n'ayant pas cédé
aux pressions, c'est lui qui va peu à peu devenir la cible
d'une campagne de déstabilisation rarement vue dans l'histoire
récente de la profession et si bien orchestrée qu'on
en vient à se demander si elle n'a été qu'une
conséquence de l'"affaire Camus", ou si celle-ci
n'a pas simplement été la "bonne occasion"
depuis longtemps attendue pour la déclencher.
Au moment où la presse quotidienne
ne retentit que de l'"affaire", Jean Daniel [Grasset,
Le Nouvel Observateur], dans son éditorial hebdomadaire,
évoque, comme il lui arrive souvent, Albert Camus. La semaine
suivante, se rendant compte qu'il a eu l'esprit de l'escalier,
et comme dans une manière de rectificatif - mais qui aurait
songé à se méprendre? -, il avalise à
son tour le diagnostic d'infamie frappant La Campagne de France
et, pour que nul ne se trompe sur le mépris dont il l'accable,
il appelle "M. Renaud" celui qui, puni par où
il est censé avoir péché, se retrouve en
patriotard xénophobe privé de patronyme.
Contre l'idée que la pensée ou l'opinion serait
"originée" de quelque manière, comme le
prétend (avec des nuances) "M. Renaud", il brandit
l'exemple du seul à pouvoir prétendre à ses
yeux au patronyme Camus... et ne pouvait pas plus mal tomber !
Car s'il est un intellectuel lucide, engagé, républicain,
qui, à un moment crucial de sa vie et du destin de sa terre
natale, a fait prévaloir "sa mère" - l'Algérie
- sur sa raison et ses engagements habituels, n'a-t-il pas nom
Albert Camus? La position du jeune prix Nobel sur le drame de
sa patrie n'a-t-elle pas été déterminée
ici, dans ce cas précis, par ses origines (et on se garde
bien de lui reprocher ce choix bouleversant !)?
Pour l'information de Jean Daniel, son "M. Renaud" a
écrit par exemple (lettre au périodique suisse Le
Temps du 2 mai) sur ce thème :
Mais comme ce débat, comme ces
notions doivent paraître surannés à certaines
nouvelles élites à l'heure où les seules
valeurs qui comptent sont celles cotées en Bourse et où
la seule spéculation qui vaille requiert un nomadisme sans
entraves des capitaux! Dès lors, dans ce monde-là,
si une opinion ou une absence d'opinion est "enracinée",
c'est bien souvent pour cause de villégiature ou de résidence
secondaire, quand ce n'est pas avant tout pour la clémence
d'un climat fiscal : l'être campe sur ses positions et ses
avoirs dorment ailleurs.
Bien entendu, Antoine Spire, dans son article de L'Arche (mai 2000) d'une fermeté extrême, sans complaisance vis-à-vis de Laure Adler et de la manière dont elle mit fin au "Panorama" de France-Culture, s'en prend à l'éditeur qui, ayant laissé paraître l'ouvrage de Renaud Camus, laisse "réhabiliter la ségrégation", tout en évitant de rappeler que cet éditeur, diabolisé par omission, est celui de Nelson Mandela, entre vingt autres champions de la fraternité entre les hommes. A aucun moment ne l'effleure la moindre remise en cause : peu importe, selon lui, que des "plateaux" d'émissions aient été composés de manière presque homogène, puisque les participants ne pensaient pas à l'identique, répond-il, que «l'émission était contradictoire, animée, souvent polémique», qu'«aucune convergence d'intérêt ou de discours ne s'établissait entre les participants». Ne sent-il pas qu'une certaine absence de diversité dans les thèmes de débats pourrait être mal ressentie par certains auditeurs, que ceux-ci pourraient y voir à tort ou à raison comme une manière de ségrégation à rebours dont ils seraient les victimes?
Je le demande sans détours à
Spire, que j'estime : l'impression ne l'a-t-elle jamais effleuré,
en regardant hier certaines émissions, en lisant encore
aujourd'hui certains périodiques, que des animateurs(trices)
ou des critiques inclinent à exercer une préférence
communautaire indépendante de la qualité des oeuvres
ou du talent des personnes? Si c'est un défaut, pourquoi
ne pas autoriser les autres à en parler, et, si ce n'en
est pas un, pourquoi le nier?
Dans son article, Antoine Spire accuse Renaud Camus de réveiller
l'idée qu'il y aurait un "lobby juif". Or Camus
n'a jamais rien dit de tel. En revanche, Spire et les ligues de
vigilance devraient, à l'approche des élections
présidentielles américaines, redoubler d'attention
vis-à-vis des analystes politiques, des éditorialistes
de tous les médias qui, rituellement, parlent de "vote
juif" aux Etats-Unis (mais aussi de "vote noir"
et de "vote gay"), des efforts des candidats pour se
concilier ce vote en infléchissant leur attitude vis-à-vis
d'Israël ou en annonçant des aides financières
à l'Etat hébreu. Est-il besoin de faire des recherches
approfondies en bibliothèques pour retrouver ce genre de
citations, y compris même en ce qui concerne la France et
dans les journaux les plus "corrects", quand, après
des événements aussi dramatiques que l'attentat
de la rue Copernic (automne 1980) et les réactions respectives
de Raymond Barre et de François Mitterrand, la presse épilogua
sur le "vote juif" à quelques mois des présidentielles
de 1981?
A moins que l'idée (fallacieuse) qu'une communauté
tende à s'homogénéiser pour penser et voter
presque "comme un seul homme" devienne licite lorsqu'il
s'agit pour elle de peser politiquement, lorsqu'on veut faire
accroire qu'une minorité pourrait décider d'un vote
à la majorité?
Alain Salles est l'investigateur sagace et opiniâtre à qui sa direction a donné mission de suivre l'"affaire Camus" pour Le Monde. Quand il vous interroge d'une voix monocorde, placide et insistante à la fois, il ne vous demande pas tant de répondre que d'illustrer son propre raisonnement en comblant par vos mots les réponses qu'il vous a préparées, un peu comme ces "exercices à trous" qu'on nous faisait faire jadis à l'école. Toutes ses questions (sauf, bien sûr, la première) commencent par "Oui, mais...", comme s'il tenait en permanence à vous ramener dans le droit chemin, celui dont vous vous écartez en suivant votre propre pensée, celui de la vérité a priori telle qu'il pense la livrer (ou telle qu'on lui a demandé de la livrer) à ses lecteurs et que vos paroles ne sauraient vraiment infléchir (en revanche, elles l'accréditeront). Voilà peut-être le prototype brillant du "nouveau journaliste" : il sait mieux que vous ce que vous avez dans le ventre et sur le bout de la langue. Il ne vous demande que d'authentifier par un brin de causette ce qu'il pense de vous et de ce que vous faites. Quand vous l'interrompez par une question déplacée, il ne se laisse pas démonter. Par exemple :
MOI : Vous avez lu le Journal
de Nabe ? Ça ne vous paraît pas singulier, ce raffut
autour de Camus et le silence radio (si je puis dire) autour de
l'antisémitisme déclaré de Nabe?
LUI : Nabe, c'est tellement excessif que ça a moins d'importance.
MOI (un peu interloqué) : Ah?
LUI : Oui. Ce qui est dangereux chez Camus, c'est son antisémitisme
insidieux.
Je me suis laissé dire que quelqu'un
d'autre avait formulé à propos de l'auteur de La
Campagne de France le grief d'antisémitisme inconscient!
Le lecteur attentif du Monde que je suis n'aura pas été
sans remarquer (ce n'est pas étranger au petit dialogue
ci-dessus) que ce journal a fait la manchette d'un de ses numéros
de la fin mai sur une enquête d'une brûlante actualité,
à moins qu'elle n'ait paru d'une singulière opportunité,
tendant à démontrer que si l'extrême droite
tendait à s'effondrer en France sur le plan électoral,
c'était malgré le fait que (ou parce que - fallait-il
sous-entendre) les Français, dans leur grande majorité,
banalisaient certaines idées xénophobes (trop d'immigrés)
et se déculpabilisaient ("se décomplexaient",
dit Le Monde en langage jeune) d'y adhérer . Pain
bénit que cette enquête glissée entre deux
rebondissements de l'affaire Camus comme pour justifier a posteriori
une "émotion légitime" vérifiée
par sondage!
Dommage que, lors du lancement de la contre-pétition réclamant
l'interdiction totale de La Campagne de France, Le Monde
n'ait pas fait procéder à une enquête d'opinion
sur le thème suivant : «Pensez-vous, plus de dix
ans après la chute du Mur de Berlin, que, dans l'intelligentsia
prise au sens large, les ex-stalinistes, ex-maoïstes et même
ex-trotskistes n'aient pas gardé dans leur cerveau repeint
un peu de leurs anciennes manières de voir et de faire?
Après les cent millions de morts des goulags russes et
chinois, s'agit-il à votre avis d'une attitude licite ou
criminelle? Pensez-vous qu'il faille leur reconnaître le
droit d'expression publique de ces opinions?»
Mais revenons au très remarquable investigateur qu'est
Alain Salles. Ce garçon affable -- il s'excuse toujours
de vous déranger chez vous le soir, ce qui n'est pas rien,
même si l'on préférerait ne pas être
dérangé du tout et si l'on n'est pas soi-même
du genre à déranger les journalistes chez eux --
a fait ses débuts au "littéraire", puis
il semble qu'il ait reçu mission de se consacrer dans les
pages "Culture" à l'"Affaire" dont
l'ampleur et le retentissement (non pas un bruit sui generis,
mais un de ces tapages qui faisaient dire jadis aux vieux patrons
de presse : «Allez, faites-moi monter la mayonnaise
! ») débordait manifestement la place réservée
aux "échos de l'édition" dans le supplément
hebdomadaire consacré aux livres.
C'est cet éloignement du supplément littéraire
et de ses compétences qui explique probablement que, parmi
les passages du livre de Renaud Camus considérés
comme "racistes", Le Monde ait retenu quelques
lignes sur des dragues homosexuelles en Tunisie, lignes dans lesquelles
l'auteur, tournant en dérision sa distance "culturelle"
avec la société arabe, ironise sur la façon
dont cette distance s'est trouvée comblée, si l'on
peut dire, "sur le terrain". Il est certain que cette
bégueulerie de chaisière n'aurait pas trouvé
à se manifester dans les colonnes du "supplément"
où l'on a lu Gide, Genet, Burroughs, Guyotat, Goytisolo,
etc., et où l'on n'a jamais songé à réclamer
l'interdiction de la littérature des grands "touristes"
des médinas et plages maghrébines.
J'ignore si Alain Salles est l'auteur de ce relevé, mais, si c'est le cas, il faudra qu'il s'y fasse : la littérature est souvent très choquante, mal élevée, peu présentable pour des garçons comme lui. A moins que ces mines scandalisées -- de même que la métamorphose d'une polémique visant moins d'un pour cent d'un livre en scandale national atteignant les proportions d'un gros rebondissement de l'affaire Elf -- ne préfigurent un autre défi : accélérer une mise au pas "politiquement correcte" de la critique et, par suite, de son objet même, la littérature?
Même les lecteurs de la presse
people sont supposés entendre parler de l'"affaire
Camus" ! Pour inaugurer bien explicitement le nouveau feuilleton
littéraire qu'Alain Genestar [Grasset, Paris-Match]
lui a accordé, Gilles Martin-Chauffier [Grasset, Paris-Match]
a choisi de parler d'un roman publié par son propre éditeur,
ce qui ne surprend plus personne, mais aussi, fait bien plus remarquable,
de revenir à deux reprises, sur le ton du sarcasme, sur
la "chasse aux Juifs" de France-Culture à laquelle
se serait livré d'après lui (ou d'après les
on-dit qu'il a captés dans certains couloirs) Renaud Camus.
L'observateur superficiel aurait volontiers prêté
à Gilles Martin-Chauffier certains traits que Hugo Marsan
[Le Rocher, Verdier, Mercure de France, Zulma, Maren Sell, Le
Monde] attribue à Renaud Camus (plutôt réactionnaire,
plutôt «nostalgique de l'élite qu'incarnait
la bourgeoisie cultivée») ; de fait, on ne lui connaissait
pas cette vigilance, et rien ne laissait naguère imaginer
qu'il fût si proche des préoccupations de SOS Racisme
ou de la Licra. Si la publication du livre de Renaud Camus a eu
le mérite de susciter chez lui un pareil engagement, on
ne peut que s'en féliciter : Gilles Martin-Chauffier renouera
ainsi avec le journalisme engagé d'un autre Martin-Chauffier,
grand résistant et patriote progressiste. [Note de l'AAARGH:
il suffit de lire les premiers écrits de Rassinier pour
voir que Martin-Chauffier
était une fieffée crapule.]
Nul doute, ce faisant, qu'il veillera à éviter
les bigarrures de l'esprit : chez les jeunes, elles passent pour
ce qu'elles sont : passagères ; avec l'âge, les grands
écarts sont moins commodes et c'est vous, dans l'écossais
de vos opinions, qui risquez de passer pour un beauf-mode.
A la question que pose en substance Camus
(y a-t-il parmi les composantes d'une société des
groupes qui, en raison des attaques ou des abominations qu'ils
ont subis par le passé, ne sauraient en aucun cas faire
l'objet de la moindre critique ou d'un mouvement d'humeur, fût-ce
sans généralisation, sur des cas très particuliers
et des sujets très secondaires -- ainsi "exagérer
un peu" de par la composition monothématique de programmes
radiophoniques), et à celle que je lui pose (mais les valeurs
républicaines, la neutralité, la pluralité,
l'égalité devant la loi, la tolérance ?),
cette amie -- intelligence splendide, affection et confiance qui
m'émeuvent -- me répond :
-- Ne cherchez pas à raisonner, tout là-dedans
est irrationnel. Vous n'y pouvez rien.
Un autre, l'un de nos plus grands universitaires :
-- Vous avez raison, mais laissez tomber. Vous avez affaire à
trop forte partie.
Ce que Régis Debray, après ses propres mécomptes,
résume bien en concluant à la fin de L'Emprise
:
Je ne suis pas sûr que Régis
tienne bien longtemps ces "sages" résolutions.
Quant à moi, je crains qu'il ne soit trop tard. Les cerveaux
républicains ne sont pas spécialement souples ni
accommodants. Ça ne s'arrange pas avec les années.
Leur cas semble à tous égards désespéré,
même si cela n'a jamais été une raison pour
abdiquer.
D'autant que des voix rappellent opportunément l'essentiel. Sylviane Agacinski, dans Le Monde du 10 juin : «Vers quelle oppression culturelle irait-on, vers quelle société moralisante ou politiquement correcte, si l'on remplaçait la critique par la censure ? De quels sentiments "condamnables" faudra-t-il demain interdire l'expression ? [...] Police du style ou police des opinions? De grâce, ni l'une ni l'autre !» Et Dominique Jamet, dans Marianne du 12 au 18 juin, de terminer un article odieusement titré ("L'homme qui n'aimait pas les Juifs") par une impeccable conclusion :
Au terme de cet avant-propos, j'ai envie
de remercier de leur soutien silencieux ou explicite tous les
amis, auteurs et membres du personnel des éditions Fayard,
alors même qu'ils ne disposaient pas de tous les éléments
permettant de se faire un jugement complet sur les événements
en cours. Je les remercie d'avoir, même en désaccord,
pensé que si l'on s'en prenait avec une insistance aussi
virulente à notre maison et à celui qui l'a conduite
depuis deux décennies, il y avait de fortes présomptions
que ce ne fût pas pour le seul motif (ou prétexte)
allégué.
Je crois bien qu'en donnant l'hospitalité à un hôte
indésirable partout ailleurs, j'ai attiré sur lui
plus d'ennuis qu'il n'en eût essuyés autre part.
Que Renaud Camus ne m'en veuille pas trop.
D'aucuns (et c'est un témoignage auquel je suis sensible)
s'identifient parfois à une maison au point d'attendre
d'elle qu'elle épouse toutes leurs préférences
et toutes leurs r épugnances ; les réactions passionnelles
demandent alors à être refroidies par quelques rappels
de principes : ce que j'ai tenté de faire çà
et là dans ces lignes.
Il est probable que si le livre de Renaud Camus avait été
publié par exemple à L'Age d'Homme (autrement dit
"chez les Serbes", diraient d'aucuns) ou aux éditions
du Rocher (l'éditeur actuel de Marc-Edouard Nabe), on n'aurait
sans doute pas assisté au même tohu-bohu ni à
la même curée . C'est la preuve que ce qu'est devenue
la Librairie Arthème Fayard suscite des flambées
de passion. Beaucoup d'autres maisons ne sont pas dans ce cas,
et nous n'en envions aucune. Si, par surcroît, l'agitation
extérieure débouche parfois sur l'intérieur,
mieux vaut y voir une preuve de vitalité, et en sourire
plutôt qu'en gémir : là où les contradictions
n'ont plus cours, c'est le repos éternel. "L'ennui,
dit Maine de Biran, est la preuve que nous sommes faits pour un
autre monde." A cette aune, comme nous sommes faits pour
celui-ci!
Les coupes et quelques corrections apportées
au texte de La Campagne de France, représentant
une petite dizaine de pages sur cinq cents, ont été
opérées par Renaud Camus d'après ses propres
suggestions et certaines recommandations de notre conseil.
Ces quelques passages ayant été abondamment cités
par la presse, tantôt de façon tronquée et
déformée, tantôt intégralement mais
hors de leur contexte, beaucoup plus rarement avec scrupule et
probité, il eût été envisageable de
les laisser subsister. Mais d'aucuns étant allés
jusqu'à réclamer, sur le ton des tricoteuses de
93, l'interdiction des blancs («Cela ne s'expurge pas»),
on les conservera comme les cicatrices des blessures infligées
à la liberté d'expression par une étrange
coalition d'intolérances, inspirées chez les uns
par une indignation de bonne foi, chez d'autres par des rancurs
sédimentées, chez les troisièmes par des
réflexes conditionnés et le souci de garder le monopole
de l'invective ou la préséance dans la protestation,
chez d'autres enfin, hélas, par le souci criminel d'allumer
des feux qui justifient qu'on entende leurs clameurs et appelle
leurs secours une fois leurs prédictions vérifiées
par les phénomènes pervers qu'ils ont eux-mêmes
suscités.
Claude Durand
Juin 2000.
++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
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de l'homme, qui stipule:
ARTICLE 19
<Tout individu a droit à la liberté d'opinion
et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être
inquiété pour ses opinions et celui de chercher,
de recevoir et de répandre, sans considération de
frontière, les informations et les idées par quelque
moyen d'expression que ce soit>
Déclaration internationale des droits de l'homme,
adoptée par l'Assemblée générale de
l'ONU à Paris, le 10 décembre 1948.