Le Monde, 1-2 mars 1998
Critiqué, jugé, sanctionné pour ses thèses en France,
l'ancien théoricien du PC est décoré et louangé dans les pays arabes L'écrivain français Roger Garaudy, qui a été condamné à 120.000 francs d'amende pour "contestation de crimes contre l'humanité" et "diffamation raciale", a trouvé d'ardents défenseurs dans de nombreux pays arabes et en Iran.
M. Garaudy, qui était poursuivi pour son livre Les Mythes fondateurs de la politique israélienne, s'est ainsi vu décerner pour son oeuvre, il y a quelques jours, la médaille de la prédication islamique, la plus haute distinction islamique en Egypte, par le ministre de la culture.
L'ampleur de la sympathie manifestée à l'égard de M. Garaudy par des intellectuels et des hommes politiques arabes et iraniens est d'autant plus surprenante que son oeuvre n'est connue que par une poignée de lecteurs. Même enrobé dans des justifications telles que la défense de la liberté d'opinion et d'expression -- qui plus est dans des pays où ces libertés fondamentales sont de vains mots --, ce mouvement reflète une méconnaissance totale des faits ainsi qu'un mélange confus d'exaspération générale à l'égard d'Israël et du sionisme et de défense de l'identité musulmane.
Les mois de janvier et de février ont été particulièrement fastes pour l'ancien théoricien du Parti communiste français converti à l'islam. Du Caire à Téhéran, en passant par Damas, Amman, Beyrouth, les territoires autonomes palestiniens, Abou Dhabi et Tripoli, la mobilisation en sa faveur fut surprenante. L'Union des avocats arabes a lancé une campagne de pétitions pour le soutenir et des avocats se sont portés volontaires pour participer à sa défense.
L'appui de l'Iran
Roger Garaudy a également eu droit au soutien du mufti de Syrie, Cheikh Ahmad Kaftaro, et a été reçu par Cheikh Mohamad Sayed Tantaoui, l'imam d'El Azhar, la plus éminente institution de l'islam sunnite. Il a été invité par les ministères égyptien et qatari de la culture, qui lui ont organisé des rencontres avec le public. L'épouse du président de l'Etat des Emirats arabes unis lui a fait don de 50.000 dollars (environ 300.000 francs).
Le pouvoir iranien, toutes tendances confondues, lui a apporté son appui. Le président du Majlis (Parlement), Ali Akbar Nategh Nouri, s'est indigné de l'attitude des défenseurs occidentaux des droits de l'homme qui acceptent la tenue d'un procès Garaudy alors qu'ils fustigent la condamnation à mort, par une fatwa de l'imam Khomeiny, de l'écrivain britannique Salman Rushdie, dont l'ouvrage, Les Versets sataniques, a été jugé blasphématoire pour l'islam.
L'opposition n'a pas été en reste. Le Mouvement pour la libération de l'Iran de l'ancien premier ministre Mehdi Bazargan a exprimé son soutien aux "idées antisionistes" du prévenu français.
Si cet engouement s'est amplifié à l'approche du jugement du tribunal de Paris, il avait en réalité commencé durant l'été 1996. Rien n'avait pu freiner la naissance de mouvement de sympathie, même si certains intellectuels s'étaient alors indignés des amalgames et avaient lancé des mises en garde contre la confusion des genres et les dérives prévisibles (L e Monde du 21 août 1996).
L'un de ces derniers, Samir Kassi s'étranglait presque, dans un article publié la semaine dernière par le quotidien libanais El Nahar, de voir Roger Garaudy assimilé à Zola.
Le mouvement de soutien au philosophe français "est une campagne folle qui ignore les données de l'affaire dont elle prétend prendre acte. Elle ne prend même pas en considération la personnalité de celui à qui elle apporte son soutien, écrivait l'auteur. Il ne suffit pas que Roger Garaudy soit pro arabe pour qu'il soit respectable (...) Garaudy a si souvent changé d'idéologie qu'on est sûr que la droiture n'est pas l'une de ses qualités. Il n'est pas non plus un démocrate mis à l'écart."
"L'intellectuel engagé [arabe], ajoutait Samir Kassir, se doit de dire que les six millions de victimes juives sont les martyrs d'un crime commis par l'Occident et dont nous sommes tenus de respecter la mémoire plus que quiconque sans pour autant accepter qu'elles soient utilisées pour bafouer nos droits... Faisons le avant que nous sombrions dans la décadence."
Mouna Naim
Libération, 24 février 1998, p. 32-33.
Garaudy bien à son affaire en Egypte
Poursuivi en France pour négationnisme, l'auteur a été plébiscité au Caire Le Caire, de notre correspondant.
Roger Garaudy superstar. C'est un accueil digne d'un prix Nobel qu'a reçu l'auteur français la semaine dernière en Egypte. Conférences, hommages, émissions télévisées, réceptions par les plus hautes autorités religieuses chrétiennes et musulmanes du pays: rien n'a été épargné. Pour couronner le tout, Garaudy a reçu des mains d'un ministre la médaille de la prédication islamique, la plus haute distinction religieuse du pays. A la faveur du procès qui lui est fait en France (lire encadré), l'auteur des Mythes fondateurs de la politique israélienne est devenu un véritable héros en Egypte, presque aussi connu que Jacques Chirac, Michel Platini ou Alain Delon. Au point qu'une manifestation a été organisée devant l'ambassade de France au moment de son procès et qu'une délégation d'avocats a été envoyée à Paris.
Thérapie collective. Si le "choc des civilisations" de Samuel Huntington est une réalité plus qu'un concept (1), la 30e Foire internationale du livre du Caire en a fourni une belle illustration Plus de 500 personnes triées sur le volet s'y pressaient dimanche 15 février pour voir le "grand penseur et philosophe français", invité d'honneur de la plus importante manifestation culturelle de l'année, défendre la cause des Arabes et des musulmans mieux qu'ils ne le feraient eux-mêmes, comme l'a déploré un éditorialiste. Dehors, plusieurs centaines de jeunes gens ont fait le pied de grue en vain, tenus à l'écart par un service de sécurité draconien. La conférence pouvait commencer, présidée par Samir Sarhan, le directeur de l'Organisme général égyptien du Livre souvent surnommé "le scribe de la République", qui compare d'entrée Garaudy à un "Socrate" (sic) des temps modernes. L'écrivain joue sur du velours, évite d'entrer dans les détails les plus controversés de son livre comme l'existence des chambres à gaz et le nombre de victimes juives de la Seconde Guerre mondiale. Il précise qu'il fait la distinction entre le judaisme, qui est une religion que je respecte, et le sionisme qui est une politique agressive et coloniale". La salle, elle, ne fait pas une grande différence.
La suite tient plus de la thérapie collective que du débat. Une longue séance d'unanimisme, d'autocongratulations et de défoulement anti-israélien, antiaméricam, antioccidental, antitout. "En France, les médias sont dominés à 95% par des sionistes, assène Garaudy. Critiquez le pape, Chirac, peu importe, l'essentiel est de ne pas s'en prendre à Israël. Là, vous êtes perdus." Le simplisme des propos surfe sur l'immense frustration, la grandissante colère provoquées par le sabordage en règle du processus de paix par Benyamin Netanyahou et le parti pris de plus en plus évident des Etats-Unis pour Israël. Même les étudiantes du Pensionnat de Notre-Dame des Apôtres ont envoyé un message de soutien. Et lorsque Garaudy appelle les pays arabes à démissionner de l'ON U, du FMI et de la Banque mondiale en solidarité avec l'Irak, la salle explose en applaudissements. Les mêmes, une semaine plus tôt, applaudissaient Moubarak demandant que l'Irak se conforme aux résolutions de l'ONU. La conférence se termine dans une bruyante confusion où Garaudy n'est plus qu'un prétexte, une soupape aux extraordinaires contradictions dans lesquelles se débat l'opinion publique égyptienne. "Je ne sais plus très bien ce qu'on attend de moi mais enfin...", conclut-il dans le brouhaha avant de remettre ça deux jours plus tard au Syndicat des journalistes puis devant l'Union des écrivains à l'Opéra du Caire.
Antisionisme bien accueilli. Comment expliquer un tel engouement pour un auteur aussi mineur que controversé en Occident? Faire de l'ensemble de l'intelligentsia égyptienne un ramassis de négationnistes serait trop simple. Garaudy est porté au pinacle mais personne ne connaît Faurisson. Rares sont ceux qui adoptent un ton franchement antisémite, au sens européen du terme. L'article de Mohamed Salmawy, rédacteur en chef d'AI-Ahram Hebdo, une publication francophone fondée en 1994 avec l'aide du ministère français des Affaires étrangères, en est d'autant plus choquant: titré "Cherchez le juif", il défend David Irving, négationniste patenté et militant néonazi, et établit une comptabilité répugnante de la quantité de charbon qu'il aurait fallu utiliser pour brûler...
Dans la majorité des cas l'ignorance au mieux, la désinvolture au pire, sont le lot commun lorsqu'on évoque l'extermination des juifs d'Europe. Peu enseignée, mal connue cette Histoire-là n'intéresse personne. La réponse revient, toujours la même, pavlovienne: "Nous ne pouvons pas être antisémites puisque nous sommes des sémites." Même s'il ne s'agit pas de les renvoyer dos à dos, force est de constater la surdité totale et réciproque à propos de deux douleurs: la destruction des juifs et l'horreur des chambres à gaz d'un côté, l'exil sans fin et l'oppression injustifiable des Palestiniens de l'autre. En Egypte, ce qui intéresse chez Garaudy c'est son discours violemment antisioniste: peu importe s'il l'étaye sur des arguments fallacieux. Pourquoi un auteur tel que l'Américain d'origine palestinienne Edward Said, autrement plus sérieux et respectable n'a-t-il jamais reçu un tel accueil au Caire? "Parce qu'on ne lui a pas fait de procès", s'entend-on répondre. En défendant Garaudy, les intellectuels arabes ne se rendent-ils pas compte qu'ils desservent leur cause vis-à-vis de l'opinion occidentale? "Pourquoi aurait-on besoin de convaincre l'opinion occidentale pour avoir raison?" rétorquent-ils. Dialogue de sourds.
Une idée de la France. L'extraordinaire popularité de Garaudy s'explique aussi par le fait que, pour une fois, c'est un représentant de l'Occident inaccessible, admiré et honni, qui prend parti pour une intelligentsia arabe se voyant comme ataviquement dominée. "On a le sentiment qu'il n'y a pas de véritable compassion possible en Occident pour la cause palestinienne", explique Hani Shukrallah, éditorialiste à Al Ahram Weekly. Pour lui aussi, la loi Gayssot-Fabius ne passe pas: Nous avons grandi dans l'idée que la France est la patrie des libertés et voilà une loi qui sanctionne quelqu'un pour ses opinions. Cela me choque même si je ne les partage pas." Même Mohamed Sid Ahmed, l'un des intellectuels égyptiens les plus intègres et respectés, s'élève contre cette loi, au risque de se prendre les pieds dans le tapis comparatif: "Le procès fait à Garaudy, c'est la négation du J'accuse de Zola, un siècle plus tard." Dans une polémique comme l'affaire Garaudy, il n'y a plus de place pour la modération.
Dans ses éditoriaux, Hani Shukrallah prend toujours soin de distinguer juifs, sionistes, israéliens. "J'ai le sentiment que pour les jeunes, il n'y a plus aucune différence, déplore-t-il. J'ai aussi essayé d'expliquer qu'il y a des juifs et des Israéliens qui défendent notre cause mais ça n'intéresse personne.» En Egypte, David Grossman ou Tom Seguev, le chef de file des "nouveaux historiens" israéliens, restent inconnus. "C'est là qu'est la victoire de l'intégrisme. Entre Hamas et Arafat, entre la haine et l'humiliation, il n'y a plus la place pour personne." L'identité religieuse, raciale transformée en véritable tunique de Nessus. Tout comme en Israël où le discours ultra-orthodoxe et colonisateur a fini par envahir toute la société, celui des intégristes a recouvert le vieux nationalisme d'une solide couche de religion. on se croirait au temps des guerres de religion: Garaudy serait un paria en France parce qu'il s'est converti à l'islam. Un Salman Rushdie à l'envers", en somme. "L'affaire Garaudy a révélé à quel point le conflit israélo-arabe a connu une dégénérescence: d'un conflit territorial, nationaliste, on est passé à un conflit religieux, une contradiction fatale et irrationnelle", regrette Mohamed Sid Ahmed.
Manipulation politique. Dans le succès de Garaudy, il ne faut pas négliger non plus une bonne part de manipulation de la part des élites politiques du pays. Francophiles et partisans d'une normalisation avec Israël s'en donnent à coeur joie, trop heureux de se refaire une santé nationaliste à bon compte. Qu'il s'agisse du ministre de la Culture Farouk Hosni et de Kamel Zoheiri, accusés de fêter le bicentenaire de l'expédition de Bonaparte (Libération du 25 décembre 1997), ou de Loutfi al-Kholi et Abdel Moneim Said, les deux principaux promoteurs en Egypte d'un dialogue avec Israël, ils ont réservé un accueil des plus chaleureux à l'écrivain français, à la mesure de leur discrédit. Une fois de plus, la gauche intellectuelle arabe s'est retrouvée en pleine confusion, brûlant ceux qu'elle adorait et adorant ceux qu'elle vouait aux gémonies. Car Garaudy, lui, ne s'est pas gêné pour embarrasser ses supporters de la gauche et du pouvoir en dénonçant "la dictature militaire algérienne responsable des massacres de musulmans". Silence gêné. Tout comme lorsqu'on fait remarquer aux mêmes que Garaudy est soutenu par l'extrême droite, à travers son éditeur La Vieille Taupe. Ceux qui, de par leur formation francophone et leurs fréquents voyages à Paris, ont les moyens de savoir, comme Mahmoud Amin al-Alem, le réputé laic et humaniste directeur de la revue Al Qadaya al fikria, ou Mohamed Salmawy, observent un silence coupable.
Rares sont les voix osant poser des questions dérangeantes à l'image de Béchir al-Sayed qui, dans Al Ahali, s'étonnait de voir qu'aucun de ces grands esprits ne s'était manifesté lorsqu'il s'agissait de défendre la liberté d'opinion en Egypte lors du procès en apostasie intenté à l'universitaire Nasr Hamed Abou Zeid. Le fait que l'on déroule le tapis rouge devant un auteur qui a besoin de flirter avec le négationnisme pour démontrer le bien-fondé de la cause palestinienne illustre bien l'état de santé du débat intellectuel: entre impuissance, dogmatisme et schizophrénie. En fait, ce qui plaît tant chez Garaudy, c'est son côté fonctionnaire de la pensée, résume un fin observateur de la scène intellectuelle égyptienne. C'est un apparatchik de la pensée, quelqu'un qui a navigué de certitudes en certitudes." Comme la plus grande partie de l'intelligentsia égyptienne aujourd'hui,hélas.
Christophe Ayad
(1) Au début des années 90, l'Américain Samuel Huntington énonçait la théorie (reprise dans son livre Le choc des civilisations, éd Odile Jacob) selon laquelle les décennies à venir seront marquées par un affrontement entre Islam et Occident, libéralisme et traditionnalisme.
On remarque la lourde insistance avec laquelle des péteux ignorants comme cet imbécile de journaliste essaie de contraindre les intellectuels arabes à s'aligner sur la version sioniste des choses. Il faut rappelert qu'il existe une marge de prétendus intellectuels arabes qui sont parisianisés jusqu'à la moëlle. Ils veulent absolument pouvoir passer pour bons dans les milieux les plus louches de la gauche française, surveillées de très près par les chiens de garde que nous connaissons. Ce sont toujours ces tristes plumitifs qui ont le bonheur d'être cités par la presse parisienne comme "sains" et "lucides" alors qu'ils ne sont que pâles imitiations, pauvres décalcomanies de ceux qui, d'une façon ou d'une autre, sont engagés dans le soutien au totalitarisme sioniste. Le métier et le costume de valet suscitent de nombreuses vocations, nous le savons depuis l'aube des temps coloniaux.
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