Certains veulent faire croire que l'abbé Pierre s'est repenti en 1996. Voyez ce qu'il dit en 1998:
... les livres de Josué, qui racontent comment la Terre dite promise a été une terre conquise par le massacre. Jusqu'aux petits détails, il fallait qu'il ne reste pas un être vivant. On tuait tout le monde, et après, on louait Dieu. [...] Et c'est un problème énorme car il traverse les siècles, et nous continuons à être empoisonnés par ce que Garaudy appelle un mythe...
PERSONALITY. Regrettez-vous certains de vos actes?
ABBE PIERRE. Il y a des circonstances dans lesquelles, pris de court, je n'ai pas eu le courage ou la patience d'être exigeant. Par exemple, on m'a posé la question: "Qu'est-ce que vous pensez du célibat des prêtres?" Je leur ai demandé: "Il y a combien de temps pour répondre?" On m'a répondu: "A la télévision, deux minutes, c'est déjà bien." Ce à quoi j'ai dit: "Vous vous foutez du monde, des sujets comme celui-là, on ne les aborde pas en deux minutes, ça n'a aucun sens, ce n'est respectueux ni pour le sujet ni pour les auditeurs." C'est essentiel parfois de dire: "Non, on ne parlera pas de ça parce qu'on n'y consacre pas le temps suffisant."
Vu sous cet aspect, je suis un peu penaud parce que ça a l'air d'être orgueilleux, mais je me sens plus coupable de ce que je n'ai pas fait que de ce que j'ai essayé de faire, même si, dans ce que j'ai essayé de faire, je vois bien les défauts, les imperfections. La mort de Mère Teresa attire davantage l'attention là-dessus... Le mouvement d'Emmaüs est très grand, il existe maintenant dans 42 pays. Il y a déjà plus de dix ans, j'ai déclaré: "Je vais me retirer. Je considère que j'ai marié mes filles et je veux bien faire le grand-père. Venez me voir quand vous voudrez, mais je ne ferai pas la belle-mère, je n'irai pas me mêler de ce qui est de votre responsabilité." Et je pense que pour ce mouvement, c'est une bénédiction d'avoir fait ça parce qu'il y a des cadres expérimentés, responsables. Quand il y a des choses importantes, on me demande d'être présent. Ou bien ils viennent ici, dans la maison de vieillards où je vis. Et si je mourais dans une heure, ils ne seraient pas dans l'embarras...
Alors qu'à côté des merveilleuses qualités qu'on ne peut qu'admirer chez une mère Teresa, je connais des jeunes filles qui, dans ces missions de la charité, ont souffert, et même n'ont pas persévéré, en disant: "A son âge -- elle avait deux ans de plus que moi --, elle garde trop la direction de tout."
Quelles sont les choses que vous n'avez pas faites?
Dans les actions que j'ai eues dans la Résistance, je me sens par omission une responsabilité dans ce qu'a été le premier combat du Vercors, qui a eu lieu à Malval où se trouvait le maquis que j'avais créé... Je n'ai pas pu m'opposer à ce que, pour la Noël, la cinquantaine de maquisards qui étaient là fassent une fête qui a attiré des tas de gens des villages alentour, ce qui a alerté les Allemands et leur a permis de monter une opération énorme. Celle-ci a eu lieu avant qu'on ait eu le temps de dynamiter le passage très étroit à travers les rochers qui menait à nous. J'aurais dû me fâcher et exiger qu'on ne tarde pas à prendre ces précautions. Là, je me sens une culpabilité.
Plus gamin, j'ai dû une fois faire signer à mon père un carnet de notes où était écrit: "Ces notes sont les plus mauvaises de tout le collège." Je garde moins de remords d'avoir mérité ces mauvaises notes que du chagrin que j'ai vu chez mon père.
Vous avez fait d'autres choses que vous regrettiez quand vous étiez petit?
Une autre chose que je regrette, et que j'ai regretté tout au long de mes activités, c'est de n'avoir pas travaillé l'anglais, simplement parce que je n'aimais pas le professeur. Après, j'ai su que c'était quelqu'un qui avait des peines personnelles importantes et que ça contribuait à lui donner un peu une mine d'enterrement. Je le regrette à la fois parce que c'était injuste envers cet homme et parce que, toute ma vie, j'en ai porté la pénitence d'être dépendant d'interprètes quand j'ai été amené à parcourir le monde.
Vous faites-vous certains reproches?
En luttant pour des causes que je croyais bonnes, j'ai sans doute dû blesser certains de ceux qui tenaient des positions opposées...
Vous parlez de l'histoire avec Le Pen ?
Oui, cela en est une, mais il y en a eu quelques autres. J'ai fait, à la fin de la guerre, quatre campagnes électorales pour être trois fois député. Au cours de ces législatives, il m'est arrivé, ayant à me défendre contre un adversaire d'extrême droite, de ne pas simplement contredire ou réfuter ce que je pensais erroné dans ses programmes, mais d'avoir eu des attitudes blessantes.
Lesquelles?
Je ne me rappelle plus les détails, mais ce qui est plus proche et dont je me souviens mieux, c'est avec le cher Le Pen lorsqu'à la télévision, trois fois de suite, je lui ai dit: "Ta gueule". Je le pensais.
Mais lorsque vous avez commis la bêtise de laisser supposer que vous étiez d'extrême droite, vous avez eu beaucoup de mal à vous défendre de ça...
C'était tellement insensé pour quiconque me connaît... Il y a eu des documents énormes parus dans la presse. Jean-François Kahn, dans un article où il se repentait lui-même d'avoir participé à ces attaques, en parlait comme de l'exploitation hystérique dans les médias du "faux pas de l'abbé Pierre"... J'ai reçu une longue lettre d'André Chouraqui, qui m'a beaucoup touché. Il avait reçu mon livre ("Mémoire d'un croyant", Fayard), et il me disait: "Il fallait faire ce livre, cela vous délivre des opinions qu'on vous prêtait et qui ne sont pas les vôtres." J'ai également reçu une très belle lettre du secrétariat d'Etat du pape auquel j'avais envoyé le livre... Au moment où ça a été le plus douloureux pour moi, le cardinal Etchegaray m'a téléphoné de son bureau du Vatican toutes les semaines. Il m'appelait pour me dire: "Ne perdez pas courage, après le cyclone viendra l'anticyclone." Mais ça a été dur.
Vous ne faites pas d'autocritique dans ces moments-là ?
L'autocritique que je fais, c'est d'avoir consenti à répondre en quelques mots, en quelques minutes, sur des sujets qui sont d'une telle gravité qu'ils demandent du temps. Et là, j'ai été pressé... Je rentrais très fatigué de la tournée à travers la France entière du spectacle Le Bal des exclus. A mon arrivée, je me suis trouvé devant ces appels auxquels il fallait répondre. J'ai répondu -- et c'est là où est l'erreur -- dans un seul document... Alors que si ça avait été deux documents distincts, il n'y aurait pas eu du tout de tempête. J'ai répondu, premièrement: cet homme dont les opinions provoquent tant de polémiques, je l'estime, je le connais, et je le crois honnête... Et puis j'ai enchaîné tout de suite sur d'autres considérations bibliques, religieuses, qui ont inévitablement des répercussions politiques dans la situation actuelle de la Terre sainte.
Pourquoi avez-vous écrit que Garaudy était honnête?
Garaudy a été le premier adversaire avec lequel j'ai eu à polémiquer quand j'étais député... Mais, depuis quarante ans, nous nous estimons et j'ai beaucoup de respect pour lui, même s'il se trompe; mais ça, c'est une autre question. Alors que dans le cas de Le Pen, je pense qu'il est la plus sinistre représentation des nouveaux riches enrichis par la guerre. Et j'ai pour ça le mépris le plus profond.
Et donc, vous ne regrettez pas d'avoir écrit ce que vous avez écrit sur votre ami...
C'est un problème déchirant. Non, je regrette d'avoir mis dans la même lettre ce que je pensais de sa personne et ce que je pensais par exemple... Dans la même lettre, j'évoquais donc le fait que je relisais ces temps-ci la Thora, les cinq premiers livres de la Bible, les livres de Josué, qui racontent comment la Terre dite promise a été une terre conquise par le massacre. Jusqu'aux petits détails, il fallait qu'il ne reste pas un être vivant. On tuait tout le monde, et après, on louait Dieu. Dieu occupait la Terre promise... Et c'est ça qui a créé des fureurs. Je disais: "Si je te promets ma voiture et que tu viennes la nuit, que tu tues le concierge, que tu casses les portes et que tu partes avec la voiture, est-ce que ta violence n'aura pas supprimé la promesse?" Et c'est un problème énorme car il traverse les siècles, et nous continuons à être empoisonnés par ce que Garaudy appelle un mythe...
Vous aimez bien être le numéro un préféré des Français. Je crois savoir que l'image, pour vous, est quelque chose de très important. N'est-ce pas un défaut pour un homme d'Eglise?
Bien sûr, c'est plus agréable d'être à la tête des Français qu'on aime bien que de s'entendre traiter comme un chien. Mais ce n'est pas quelque chose dont je me préoccupe, et je ne m'en suis jamais préoccupé... C'est venu comme ça, je ne vais pas dire que ça me fait du chagrin. Mais je crois pouvoir dire en toute sincérité que, d'une certaine manière. je m'en fiche.
Est-ce que vous ne regrettez pas de ne pas vous être battu sur le problème du célibat des prêtres? Avec la force d'image que vous aviez, vous auriez pu prendre position...
C'est vrai que, quelquefois, j'ai des regrets, je me juge sévèrement parce que j'aurais peut-être dû, publiquement, prendre davantage position, faire connaître les positions que je prenais dans les tête-à-tête avec ceux qui ont les responsabilités.
En fait, vous avez fait un choix parmi les choses que vous défendez.
J'ai fait un choix. Et pour tout ce qui concerne la critique de l'Eglise, je n'irai jamais traîner ma Mère l'Eglise sur la place publique sous prétexte qu'elle a des torts. Ces torts, il faut les dénoncer, il faut les combattre, mais pas sur la place publique. Il suffit qu'on sache qu'on n'est pas d'accord.
Extrait de: Personality. Vie publique/vie privée, Paris, No 1, janvier 1998. p. 57-60. <[email protected]>
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