AAARGH
(1993)
Pour en terminer avec la galaxie proprement sartrienne, je voudrais faire état d'une correspondance avec un satellite de son "entourage extérieur", si l'on peut dire, qui écrit dans le Nouvel Observateur, peut-être aussi parce que le directeur est son cousin, le Dr. Norbert Bensaid. On sait que "Jean Daniel" est le nom de plume d'un M. Bensaid. Ce monsieur, médecin devenu sur le tard psychanalyste, était venu chez moi quelques fois. Nous avions partagé le pain et le sel; je crus normal de lui envoyer mon livre. Voici ce qu'il me répondit le 12 mai 1980:
Monsieur, Vous avez cru bon de m'adresser votre livre. Etrange idée! Avez-vous vraiment cru que je pourrais lui accorder un intérêt quelconque?
Je ne partage pas votre mépris pour la "politique". Sauf quand elle se cache et se déguise en morale. Ceux qui veulent se croire innocents des motivations et des conséquences de leurs actes, et qui se proclament les serviteurs zélés et désintéressés de la Vérité m'inspirent de l'incrédulité, de la peur, de la méfiance. Sûrement pas du respect.
Je ne parviens pas à croire, non plus, que le souci jaloux de la vérité historique puisse ne se traduire que par la diffusion tapageuse et tous azimuths de doutes hargneux, de soupçons injurieux et d'insinuations malveillantes.
Il me suffit, quant à moi, de savoir que des êtres humains, qui n'étaient coupables de rien, ont été en grand nombre humiliés, maltraités et détruits. Je peux cependant comprendre que le scrupule historique conduise à vouloir préciser les chiffres, détailler les techniques, évaluer les circonstances. Cela ne change rien au fond des choses. L'horreur reste l'horreur. L'inacceptable reste inacceptable. Et de tels historiens, ne se prenant pas pour Zorro, recherchant l'exactitude et non la Vérité, la justesse des faits et non la Justice, ne prêteraient pas le flanc au soupçon. On ne se demanderait pas si leur zèle n'avait pas pour but d'innocenter ceux qui passaient pour des coupables et de dénoncer ceux qui voulaient se faire passer pour des victimes.
Vous prêtez volontiers aux autres les calculs les plus bas, les mensonges les plus grossiers, la mauvaise foi la plus répugnante. C'est contagieux. Souffrez d'être, à votre tour, frappé de cette suspicion. Vous ne ferez jamais croire à personne que vous n'êtes animé que du désir de porter secours au pauvre Faurisson et à la Vérité. On n'a même pas envie, à vous lire, de s'inquiéter de savoir à quels autres sentiments vous obéissez. Trop vite la nausée l'emporte sur la curiosité. Et c'est là votre problème. Pas le nôtre.
Je crois vraiment que ma qualité de juif est, ici, secondaire. Mais vous êtes libre de penser le contraire et de conserver intacte la confortable certitude que seuls les juifs peuvent être révoltés par votre entreprise. Ils sont aveuglés par la passion et par le désir de demeurer des victimes. Cela leur permet, n'est-ce pas, de dominer le monde en le culpabilisant. C'est une idée sotte mais banale.
Vous vous croyez en même temps seul contre tout le monde. Ne vous inquiétez donc pas. Vous serez entendu. Mais par qui? Il était sans doute imprudent de museler un sentiment aussi vivace que l'antisémitisme-- souvent en se servant des "camps". Il était fatal qu'un jour il resurgisse. Nous y voilà. Que cela vienne aussi de vous serait sans intérêt si vous ne disposiez pas d'un certain crédit. C'est tout à l'honneur du "roi des cons" de vous avoir, avant de mourir, refusé la garantie morale des Temps Modernes.
J'y répondis le 29 mai:
Cher Norbert (ou Monsieur? ou Docteur?)
C'est un peu effrayant de penser qu'il pourrait y avoir un rapport quelconque entre la lettre que vous m'avez envoyée et le livre que je viens de publier. J'ai le plus grand mal à imaginer que vous l'ayez réellement lu, mais je vois bien que vous avez dû le parcourir avec un esprit prévenu.
Vous y tracez la figure d'un antisémitisme que vous projetez fantasmatiquement sur moi. Et bien, je vous mets au défi de produire, venant de ma plume, une phrase ou une idée qui se pourrait raisonnablement caractériser comme antisémite. Faute d'une telle démonstration que d'autres trouveraient convaincante, je serais obligé de vous réputer insulteur et diffamateur. Si vous ne me connaissez pas assez, je vous prie de vous informer autour de vous. Ce sera ma façon de vous envoyer mes témoins.
Un dernier mot. Vous dites qu'il "était sans doute imprudent de museler un sentiment aussi vivace que l'antisémitisme-- souvent en se servant des "camps"". Vous qui faites profession de psychologie (et sous-titrez un livre avec le mot "dialogue"!), vous devriez savoir que l'on ne muselle pas des sentiments. Le fameux "retour du refoulé"! Il ne fallait certainement pas "se servir" des camps, de la souffrance et de la mort. Il fallait bien plutôt chercher à comprendre TOUT ce qui s'était passé. C'est cela qui permet de ne pas accepter l'inacceptable, et non je ne sais quelle religion politique qui permet si bien d'accepter tous les inacceptables que l'on peut voir aujourd'hui à travers le monde. Je n'étais pas à Varsovie, (vous non plus), mais j'ai été à Téhéran, j'ai été à Kwangju (Corée du Sud, lieu d'un énorme massacre policier), il y a quelques années. Comprenez-vous pourquoi je "comprends" ce qui s'y passe? L'horreur reste l'horreur, comme vous dites.
Mais pourquoi continuer? Vous ne m'avez pas donné l'impression de pouvoir entendre grand-chose. Je m'inquiète un peu pour les gens, qui me sont plus ou moins proches, que vous avez pour rôle d'"entendre".
Même son de cloche au Monde diplomatique, un journal où je n'écris plus depuis 1975, en raison de divergences avec le directeur à propos d'un article sur l'Indonésie, que je confiai finalement, ironie du sort, aux Temps Modernes. "On ne prendrait évidemment pas la peine de signaler ce livre s'il n'était l'une des manifestations de cette offensive obscurantiste qui fait fureur actuellement: réhabilitation à peine déguisée du nazisme, résurgence du mysticisme et de la pensée irrationnelle, réductionnisme génétique et "biologisation" des phénomènes sociaux"... (Maurice Maschino, un vétéran du sartrisme, dans le n° de juillet 1980).
On donnerait cher pour trouver dans les pages de ce livre quelque considération génétique ou biologique que ce soit. Maschino a lu un autre livre. mais peu importe pour ces gens-là, c'est une guerre où ils n'ont comme projectile que de la boue à lancer sur des "ennemis" qu'ils s'inventent.
L'un des commentaires les plus ahurissants, dans ce registre de la sanctification, a été celui d'un écrivain de gauche connu, collaborateur régulier d'un hebdomadaire de droite, Max Gallo, dans l'Express: "En fait, dit-il, c'est de la réhabilitation du nazisme qu'il est question". Et son argument principal mérite la palme (n° du 18 octobre 1980): "Au moment de la diffusion à la télévision d'Holocauste, un magazine a pu ainsi, comptabilisant les cadavres, montrer que le stalinisme avait été plus meurtrier que le nazisme et que les bombardements de Dresde et d'Hiroshima par les Britanniques et les Américains étaient des actes tout aussi barbares. L'entreprise était claire: banaliser le mal. Rendre au nazisme ses vertus en révélant la culpabilité de ses ennemis. Au nom de la vérité historique, faire ainsi du nazisme un régime comme les autres globalement positif."
Voici un monsieur, qui se prétend historien à ses heures, qui énonce des faits qu'il dit lui-même relever de la vérité historique, et donc qu'il ne nie pas, mais qui s'insurge contre le fait que d'autres les citent parce que ces faits pourraient amener à des conclusions qu'il n'aime pas, et qui sont d'ailleurs moralement arbitraires. Voilà la plus superbe démonstration de la mauvaise foi des bien-pensants: C'est vrai, mais il ne faut pas le dire, parce que l'ennemi en profiterait. La chose est d'autant plus comique que ledit Gallo est connu comme faussaire: déjà activement mêlé à la supercherie littéraire connue sous le titre de Papillon, il a été employé comme nègre pour écrire l'autobiographie d'un soi-disant rescapé du ghetto de Varsovie, Martin Gray, où il a inventé toutes sortes de scènes hallucinantes. Nous y reviendrons (voir chapitre trois).
Il n'y a vraiment rien à tirer de ces gens pour qui la littérature est un business et la simple vérité un ingrédient que l'on dose selon les besoins du marché. L'honnête Max Gallo n'a donc pas eu de mal à se faire élire député en 1981. Le "métier" qu'il a dans le domaine de l'affabulation le recommandait tout particulièrement à la fonction peu ragoûtante de "porte-parole" du gouvernement. Lissant ses plumes sur son perchoir doré, il crut même bon de lancer un appel aux "intellectuels" pour qu'ils manifestent plus clairement leur enthousiasme pour le nouveau gouvernement socialiste.
Quant à l'article publié par Nadine Fresco dans les Temps Modernes, je constate simplement qu'il tire l'essentiel de sa substance de mon livre, agrémenté de quelques minces dossiers du Centre de documentation juive contemporaine. Le reste tient en peu de mots: une grande indignation, beaucoup d'ironie facile et surtout des considérations psychologiques pour le moins fragiles. Tel quel, cet article ne vaut pas grand chose, mais il aura servi à beaucoup de gens qui ne voulaient pas prendre le risque de juger par eux-mêmes et qui trouvaient dans le ton ironique de Fresco une protection contre les doutes dont on sentait bien qu'elle était par ailleurs travaillée. Dans une formule assez remaniée, cet article a même trouvé son chemin dans une revue américaine à laquelle j'avais aussi collaboré [(19)].
Il n'est pas sans intérêt de voir que les Américains, dans cette affaire, n'ont pratiquement pas d'expert à mettre en lice et qu'ils sont obligés de recourir aux productions pourtant médiocres des auteurs français, qui ne sont d'ailleurs pas non plus des experts, mais qui ont écrit sous l'empire de motivations à la fois personnelles (leurs rapports anciens avec moi, par exemple) et politiques (leurs rapports ambigus avec le judaisme politique), tels que Nadine Fresco et Pierre Vidal-Naquet [(20)].
Il faut s'arrêter au petit texte de Pierre Vidal-Naquet. Il est la seule tentative de réponse d'allure rationnelle à l'argumentation de Faurisson [(21)]. On pourrait signaler aussi le livre de G. Wellers [(22)]. Mais, malheureusement, son auteur ne comprenant rien aux questions posées par Faurisson est bien en peine de lui apporter des réponses et se contente de reprendre les documents habituels, connus depuis longtemps, sans jamais voir que leur interprétation peut, à l'occasion, se discuter. Pour lui, la preuve que le terme allemand "Sonderbehandlung" (traitement spécial) signifie "extermination des juifs", c'est que ce mot veut bien dire ça. Voilà tout.
Il ne se fait d'ailleurs guère d'illusion; dans son introduction, il dit que son propos ne s'adresse pas "aux instigateurs de cette campagne, car il n'existe aucun espoir de les persuader de quoi que ce soit", puisqu'il y a ceux qui veulent réhabiliter le nazisme et ceux pour qui "il s'agit du "goût de la vérité" poussé à de telles extrémités qu'on en perd de vue le point de départ". Wellers a raison de l'avouer, il perd vite le fil. Il préfère s' adresser "aux hommes et aux femmes de bonne foi, ignorants des faits réels". Voilà qui est clair.[(23)]
Mais revenons à Vidal-Naquet, un homme très connu en France, non pas par ses travaux d'historien de la Grèce antique qui sont restés assez confidentiels, mais par ses interventions politiques, surtout pendant la guerre d'Algérie où il animait le Comité Audin qui a joué un rôle essentiel dans la dénonciation des tortures pratiquées par l'armée française. Depuis lors, il intervient souvent sur tout ce qui touche aux droits de l'homme, par des articles et les signatures qu'il donne à toutes les pétitions. Volontiers polémiste, il donne de lui l'image de l'honnêteté et de la rectitude morale: c'est en somme la conscience de la gauche.
Il est parti en croisade. Il s'est placé à la tête de ceux qui veulent détruire le discours de Faurisson. Après avoir fait donner toute son artillerie dans cet article où il se vante d'être parvenu à ruiner entièrement l'argumentation de Faurisson, il bataille, conférences par ci, conférences par là; il se trouve dans les coulisses des procès intentés à Faurisson, bien qu'il feigne de les désapprouver. Il utilise les pièces du procès avant même le procès, sans citer de source puisqu'il ne peut en faire état sans avouer qu'il est partie prenante; il vient y témoigner de sa haine personnelle de Faurisson, son ancien condisciple, au point de susciter des huées dans l'audience; il attaque férocement dans le Monde en évitant soigneusement de citer des noms, ce qui ne permet pas à ceux qu'il met en cause en les insultant de répondre. Il ne répugne même pas, dans sa dévorante passion, aux arguments platement racistes: Serge Thion ne peut pas être antisémite, dit-il, puisqu'"il a une femme juive" [vrai à l'époque, 1980]("Quando le idee sono omicide", Il Messagero, 18 octobre 1980)[(24)].
J'ai rencontré Pierre Vidal-Naquet en 1963, si je ne m'abuse, à un moment où, avec quelques amis, je m'efforçais de mettre sur pied un comité contre l'apartheid. Ce n'est pas que je trouvais à ce genre d'action un charme particulier, mais enfin des camarades sud-africains, regroupés dans leur exil londonien, nous avaient priés d'établir un tel comité, propre, selon eux, à susciter un mouvement de solidarité avec l'ANC, à récolter un peu d'argent, à faire connaître l'atroce situation que les autorités sud-africaines faisaient aux Noirs et influencer, si faire se pouvait, un gouvernement français qui, sous l'égide du général de Gaulle, entretenait une puissante et discrète complicité, en particulier atomique et militaire, avec celui de Pretoria.
Il fallut donc, héroiquement, se lancer dans le marécage parisien pour faire signer une pétition, mettre en place un comité, ramasser quelques sous, tenir des conférences de presse et discuter avec des représentants des partis politiques, des syndicats, des églises et autres porteurs de beau linge.
La chose était ennuyeuse à périr. Aller au Parti socialiste (SFIO), discuter avec Robert Pontillon qui rentrait de Moscou où il avait accompagné une délégation du parti dirigée par Guy Mollet, lui parler de sombres histoires de nègres maltraités au fin fond de l'Afrique, voir se soulever une paupière qui filtrait un regard glacé, tout cela avait quelque chose d'effrayant qui faisait sourdre une incoercible lassitude. Tous ces gens se foutaient complètement de ce que nous venions leur raconter. On ressentait, quand on avait pénétré dans le saint des saints de ces bureaucraties politiques et syndicales, grandes ou petites, une froideur et une inhumanité qui relevaient d'une vision propre aux gens de pouvoir qui regardent d'un côté vers les grands courants de l'histoire et, de l'autre, vers les plus mesquines intrigues de ceux qui veulent garder leur place et qui calculent le ton exact qu'ils vont employer en saluant un collègue ou un rival. C'était d'autant plus frappant que ces gens n'étaient plus au pouvoir, mais ils l'avaient exercé quelques années auparavant et la componction leur en était restée. Comme ils avaient allègrement fait casser du fellagha, nos petites histoires de nègres torturés ne les intéressaient pas beaucoup.
Ce comité ne pouvait être que bidon, puisque la cause de l'abolition de l'apartheid ne mobilisait pas grand monde. Elle n'éveille habituellement quelque intérêt dans un pays comme la France que si le sang coule. Malheureusement pour la cause de leur libération et pour les délices de la presse, les Noirs en Afrique du Sud ne meurent pas assez. Ils n'arrivent à faire la une des journaux que tous les quatre ou cinq ans, grâce à un petit massacre bien organisé. Le reste du temps, ils souffrent en silence, ce qui n'intéresse pas nos directeurs de conscience [(25)].
On rassembla donc quelques individualités connues de l'intelligentzia. Pierre Vidal-Naquet, co-secrétaire avec moi de ce comité, Paul Thibaud, alors secrétaire de rédaction d'Esprit, Claude Lanzmann, l'homme de main que nous déléguait Sartre. Ce dernier avait accepté de prendre la parole à la conférence de presse inaugurale. Sartre était une valeur sûre et la presse française et internationale était au rendez-vous. Une heure avant la conférence, je lui avais fait un topo rapide sur l'Afrique du Sud, problème auquel évidemment il ne connaissait rien. Devant des journalistes aussi ignorants que lui, il s'en était remarquablement tiré, en vieux routier qui donnait l'impression d'être une mine d'informations sur un sujet qu'il aurait possédé depuis toujours.
Les réunions du comité, agrémentées par les coups de gueule et les ronchonnements de Lanzmann, ne durèrent pas très longtemps. Les "personnalités" s'éclipsèrent peu à peu et il me restait à faire face aux "organisations", surtout le PCF, la CGT, le MRAP, qui s'intéressaient à notre action, surtout pour l'avaler et l'étouffer. Après un certain temps, je passai la main à quelques protestants dynamiques, regroupés autour de l'infatigable Me de Felice.
Les temps ont changé, les hommes assez peu. Certaines polémiques, elles, sont nouvelles.
Nous n'allons, faute de place, effectuer qu'un bref survol de l'analyse de Pierre Vidal-Naquet. Il faudrait en effet, s'il fallait répondre point par point à chacun des intervenants, un fort volume que je n'ai ni le goût, ni le temps d'écrire. Quelques morceaux choisis suffiront.
L'article commence avec l'évocation, qu'il veut exemplaire, d'une discussion entre anthropologues sur le cannibalisme, à propos surtout du livre de W. Arens, The Man-eating Myth, où l'auteur indique que tous les récits des voyageurs occidentaux rapportant des faits d'anthropophagie sont de seconde main: ils n'ont pas vu de repas cannibale. Il conclut qu'il s'agit là essentiellement d'"une invention des anthropologues à partir de témoignages inconsistants", dit Vidal-Naquet qui enchaîne: "Que cette théorie soit proprement grotesque peut être démontré en quelques lignes." Vidal-Naquet cite en note le compte-rendu de quelqu'un qui est beaucoup mieux placé que lui pour en juger, l'anthropologue Rodney Needham dans le Times Literary Supplement du 25 janvier 1980.
Certes, la chose paraît étonnante. Je ne crois pas que l'on puisse mettre en doute l'anthropophagie rituelle des Aztèques, par exemple, massive, appuyée sur des considérations idéologiques de la plus haute importance pour leur système politique [(26)]. J'ai vu, non sans sourire, au musée de Suva, à Fiji, près de fort beaux casse-tête, la sandale du dernier missionnaire que les Fijiens auraient mangé, au début du siècle. Mais je sais aussi que, pour certaines populations comme les Batak de Sumatra, il existe une controverse déjà fort ancienne sur l'existence réelle ou supposée d'une anthropophagie rituelle. Et les Batak eux-mêmes sont aujourd'hui divisés sur cette question, devenue historique. Arens ne serait-il qu'un imbécile? La réponse est simple. Vidal-Naquet ne l'a pas lu. Moi non plus, mais j'ai le compte-rendu de Needham où je relève qu'il s'agit d'un livre "provoquant, constamment intéressant, et qu'il porte à conséquences à certains égards", que "c'est une exploration courageuse" et qu'il convient "de le prendre très sérieusement". Vidal-Naquet déforme complètement, pour les besoins de sa polémique future, la thèse d'Arens. Needham dit qu'Arens "a évité de suggérer que le cannibalisme coutumier, sous une forme ou sous une autre, n'a jamais existé." (C'est une phrase d'Arens lui-même). Et Arens, cité par Needham, ajoute: "Même si la coutume a prévalu parmi certains groupes, ceci ne suffirait pas à rendre compte de la tendance générale à qualifier les autres de cannibales." Arens affirme "qu'il n'est pas possible de démontrer de façon concluante qu'une pratique n'existe pas."
L'ouvrage a donc une tout autre portée: il met en cause les idées toutes faites [(27)], les innombrables accusations de cannibalisme portées par les explorateurs du XIXe siècle contre des peuples qui ne la pratiquaient nullement, et si je voulais tirer la couverture à moi, je dirais que ce livre pose la question de savoir comment nous croyons savoir. Mais le plus clair de cette mince anecdote est que Vidal-Naquet est capable d'écrire sur un livre qu'il n'a pas lu et d'en tirer des leçons absurdes. Cette légèreté ou cette mauvaise foi-- je ne sais encore-- procèdent à l'évidence d'un désir viscéral d'en finir avec Faurisson.
Voyons comment, dans une partie intitulée "De l'histoire et de sa révision", Pierre Vidal-Naquet apporte de l'eau à mon moulin en expliquant que "cette histoire a, bien entendu (ce "bien entendu" est pourtant fort mal entendu par la plupart des gens), comme tous les récits historiques, besoin d'être critiquée. La critique peut et doit être menée à plusieurs niveaux". Ses timides tentatives en la matière l'amènent d'ailleurs à rejeter certains documents ou témoignages, jugés capitaux par d'autres, par exemple le témoignage du SS Pery Broad, que réimprime sans sourciller G. Wellers dans son livre contre Faurisson [(28)]. Pierre Vidal-Naquet souhaite, comme moi, que se mènent des recherches et des travaux d'enquête. Il constate que ça n'arrive pas, sans se demander pourquoi. Il reproche à Faurisson de présenter "comme inaccessibles les résultats du Comité d'histoire de la seconde guerre mondiale" (p.17, n.23) sur le nombre de déportés de France. "On les trouvera tout simplement dans un ouvrage publié en 1979". Or Faurisson se plaint, en 1978, de ce que ces résultats soient interdits de publication depuis 1973. C'est donc Faurisson qui avait raison de se plaindre et Vidal-Naquet qui fait preuve à nouveau de légèreté ou de mauvaise foi. À choisir.
Plus loin, il enfonce une porte ouverte en disant "qu'une idéologie qui s'empare d'un fait ne supprime pas l'existence de celui-ci" mais en m'attribuant gentiment l'ambition de démontrer le contraire, comme s'il ignorait qu'une partie du travail de l'historien consiste justement à établir les faits. Et comme argument de poids, il ajoute: "Pourquoi la LICRA ne pourrait-elle à la fois dire la vérité sur Auschwitz et utiliser les services d'un bateleur raciste comme Paul Giniewski?" On sombre là dans la confusion, car on ne voit pas ce qui instituerait la LICRA comme détentrice de la vérité historique. C'est une association qui se dit antiraciste et dont j'ai montré qu'elle manifestait des opinions racistes, à l'égard des Arabes et des Noirs. Elle n'est donc pas réellement antiraciste, ce qui était sa seule raison d'être. Toujours dans le même argument, Vidal-Naquet juge incroyable de prendre Vincent Monteil "simplement pour un homme qui a toujours eu son franc-parler", alors qu'il le voit en "partisan acharné, à la limite paranoiaque, des thèses arabes les plus extrémistes sur Israel et les juifs". J'avais pourtant précisé que ce "franc-parler" s'était exercé à l'encontre de l'armée, quand Monteil était militaire, et du gaullisme, quand il était gaulliste. Mais Pierre Vidal-Naquet n'aime pas les thèses arabes sur Israel et oublie sans doute que Monteil était en Palestine avec le comte Bernadotte quand ce dernier a été assassiné par les sionistes. Pour lui complaire, il fallait donc supprimer "franc-parler" et écrire "paranoiaque". Charmant procédé. Mais, pour paraphraser notre censeur, un paranoiaque ne pourrait-il pas dire la vérité sur Israel? (Et, en particulier, sur les meurtres commis par les services spéciaux israéliens en France?) et avoir aussi son franc-parler, et peut-être même avec les Arabes? Monteil est-il honnête? Vidal-Naquet semble douter que l'on puisse soutenir honnêtement des thèses qui le révulsent [(29)].
Pierre Vidal-Naquet n'aime pas qu'on parle d'une école d'historiens révisionnistes, parce que cela donnerait l'impression qu'il n'y a pas d'un côté le vrai, de l'autre le mensonge. Me voilà classé du côté du mensonge. Mais il a simplement oublié de dire à quel propos j'aurais menti. Légèreté ou mauvaise foi? Simple oubli, peut-être.
Ensuite, Vidal-Naquet reconstruit ce qu'il appelle la "méthode révisionniste", c'est-à-dire qu'en piochant parmi des auteurs divers, il leur emprunte certaines démarches qu'il amalgame en un tout qu'il attribue à tous, et il ajoute, benoît: "Chacun peut constater, en recourant aux sources, que je n'invente rien". Non, il n'invente rien, mais il fabrique un composite, une chimère, qui n'existe que pour les besoins de sa cause. Pourtant, j'ai voulu prévenir ce genre de procédé. Vidal-Naquet cite cette mise en garde et répond, sans le moindre argument: Non, "il n'y a là en réalité ni amalgame, ni procédé polémique" à l'instant même où il réalise un amalgame à des fins polémiques. Aveuglement ou mauvaise foi?
C'est néanmoins une occasion de mettre au point quelques éléments de réflexion. Cette méthode est, selon lui, fondée sur six principes simples:
1°) "Il n'y a pas eu de génocide et l'instrument qui le symbolise, la chambre à gaz, n'a jamais existé". Parlons d'abord du terme de "génocide". Comme j'ai eu l'occasion de l'écrire à un autre propos, "si les mots ont un sens, il n'y a certainement pas eu de génocide au Cambodge"[(30)]. Mais beaucoup de gens sont morts. C'est le problème avec les mots nouveaux. Leur sens évolue rapidement, avant de se fixer ou de disparaître. Comme d'autres, celui-ci est victime de l'inflation. Si l'on se bat en Irlande, c'est du génocide. Les occitanistes crient au génocide culturel. Les accidents de la route sont notre génocide hebdomadaire. Si l'on prend le mot à sa valeur marchande la plus courante aujourd'hui, il n'y a pas de doute que les nazis ont provoqué un génocide des juifs, et, à la même aune, pratiqué le génocide des Polonais, des Russes, etc. On employait auparavant le terme d'extermination. Si on garde au mot "génocide" son sens original de "meurtre de tout un peuple", on peut certainement dire que les nazis avaient engagé un processus de génocide à l'égard de tous ceux qu'ils déportaient. Au Cambodge, où les pertes humaines de la période 1975-1978 semblent tourner autour de 20% de la population, l'usage du terme reste très discutable, surtout quand un Lacouture, qui n'a pas mis les pieds dans le pays depuis vingt-cinq ans, crée le terme "auto-génocide". Il reste, après tout, un peuple khmer, sans doute 6,5 à 7 millions de personnes vers 1981, qui a donc une survie assurée. Il en va de même pour les juifs en général, même s'il n'est que trop vrai que des communautés entières ont disparu.
L'usage du terme pose implicitement la question du nombre de disparus et de la proportion qu'ils représentaient dans l'ensemble avant la catastrophe. On ne se mettra sans doute jamais d'accord sur le pourcentage à partir duquel un massacre devient un génocide: 10%? 50%? 90%? Tout cela n'a guère de sens parce que la nécessité première de ces néologismes (génocide, holocauste, Auschwitz, pris pour référent universel) est de véhiculer de l'émotion et non du savoir. Accessoirement, il n'est peut-être pas inutile de remarquer qu'au sens strict le mot "génocide" désigne une "race" (genos) et non un peuple (demos) et qu'il appartient donc à un univers mental à tonalité raciste. La véritable clé idéologique de l'emploi du mot se trouve dans son rôle de justification de l'occupation de la Palestine par des juifs qui la reçoivent ainsi en "compensation" du génocide. On le voit bien dans la lutte, parfois sanglante, qu'ont menée certains groupes nationalistes arméniens pour obtenir que l'Occident appelle "génocide" ce qui, jusque là était connu sous le nom de "massacre" des Arméniens en 1915, pour soutenir une revendication territoriale et irrédentiste sur une fraction du territoire turc, jusque là peuplée d'Arméniens (et de beaucoup d'autres ethnies, d'ailleurs).
Sur le fond, Vidal-Naquet est bien obligé de reconnaître que les chiffres sont mal connus. Il prend quelques risques en disant que "le chiffre de six millions de juifs assassinés qui provient de Nuremberg n'a rien de sacré ni de définitif" [(31)]. Disons qu'il a une valeur symbolique et que c'est précisément cette valeur qui le rend indiscutable sauf, avec mille précautions, à l'intérieur d'un discret cénacle d'historiens "respectables", c'est-à-dire présentant des garanties politiques solides. C'est Vidal-Naquet lui-même qui m'a raconté que Léon Poliakov ne voulait pas citer l'étude pourtant classique de Reitlinger (The Final Solution) dans la bibliographie accompagnant la pétition des trente-quatre historiens (Le Monde, 21 février 1979) parce que cet ouvrage arrive à un chiffre qui tourne autour de quatre millions. Ceci montre bien que le chiffre de six millions relève du sacré. Pour moi, il ne fait aucun doute que des juifs périrent par millions, que cela résultait directement des décisions prises par les nazis qui voulaient purifier (rendre Judenrein) les territoires qu'ils occupaient. La déportation et la concentration sont des pratiques immensément meurtrières, comme ce siècle le sait, depuis la guerre des Boers jusqu'à la politique polpotienne au Cambodge. Et les juifs ne furent qu'une minorité parmi ceux qui périrent dans cette mécanique de la mort, emballée par la guerre et son apocalypse.
Reste la question des chambres à gaz. Comme le dit ingénument Vidal-Naquet, elle symbolise le génocide. C'est l'évidence même et c'est parce que cette question fonctionne comme symbole, avec toute la charge de sacré qui accompagne l'évocation de la mort et des ancêtres, que Faurisson fait figure de sacrilège, que nous passons pour iconoclastes et que des Vidal-Naquet se croient investis de la charge de gardien du temple.
Nous pouvons peut-être éclairer davantage cette dimension de la réaction à l'affaire Faurisson en reprenant la réflexion de Dan Sperber [(32)] sur le fonctionnement général du symbolisme. Pierre Vidal-Naquet aime bien les réflexions de Sperber [(33)]. "Le dispositif symbolique est un dispositif mental couplé au dispositif conceptuel", écrit ce dernier (p.152). Le dispositif conceptuel construit des représentations à partir des informations extérieures, de sa mémoire et de son système de catégories. Mais, dit Sperber, "les représentations conceptuelles qui n'ont pas pu être régulièrement construites et évaluées constituent l'input du dispositif symbolique". Autrement dit, ce dernier se nourrit de pensées que l'esprit n'a pas pu intégrer dans une représentation logique. Il y a ensuite, poursuit Sperber, deux étapes: d'abord, le dispositif symbolique fait glisser l'intérêt focal sur ce qui a rendu défectueuse la représentation, sur ce qui en a empêché l'intellection. "Deuxièmement, il explore la mémoire passive à la recherche d'informations susceptibles de rétablir la condition insatisfaite. Lorsque ce processus d'évocation aboutit, les informations ainsi trouvées sont soumises au dispositif conceptuel qui reconstruit à partir d'elles et de la condition antérieurement insatisfaite, une nouvelle représentation conceptuelle. Celle-ci est l'interprétation de la représentation symbolique initiale". Il y a rétro-action, feed-back comme on dit, entre le conceptuel et le symbolique.
Ce qui, dans les camps allemands, fait dérailler le conceptuel, est évidemment le fait qu'une si grande masse, réellement indénombrable, quasi-impensable, de gens y aient péri. Faute d'une intellection complète, assurément difficile parce qu'elle suppose une énorme quantité d'informations sur une réalité très complexe, le problème est reversé à l'instance symbolique qui en simplifie les données et en fournit une représentation floue et schématique mais digestible par le conceptuel. C'est là en fait quelque chose qui se passe très couramment dans la sphère de la représentation politique. On n'échappe à ce mouvement rotatif conceptuel-symbolique que par un large effort de rassemblement et d'intégration de l'information et une acceptation du caractère complexe de la construction conceptuelle. Le symbolique, lui, se trouve au-delà du vrai et du faux.
Les premiers procès intentés à Faurisson ont engendré des dizaines de kilos de documents, fournis par les parties adverses qui avaient envoyé des émissaires à Varsovie et Tel-Aviv pour collecter une documentation définitive. Mais, chose curieuse, leurs avocats n'en ont presque pas fait usage au cours des débats. La pièce la plus généralement mise en relief est une expertise, réalisée à Cracovie en juin 1945, des orifices de ventilation de la supposée chambre à gaz de Birkenau et d'un paquet de cheveux. Faurisson avait dit en janvier 1979 qu'il n'existait pas d'expertise. "Mensonge pur et simple, c'est faux", triomphe Vidal-Naquet, qui produit un texte jusque là inconnu, photocopié aux archives polonaises le 13 juin 1979, traduit en français et versé aux débats en 1980 [(34)]. Vidal-Naquet n'a pas regardé les dates. Mauvaise foi? Légèreté? De plus cette expertise ne porte pas sur le local litigieux.
L'analyse chimique montre la présence de composés de l'acide cyanhydrique. Quand on sait que le Zyklon B, dont le principe essentiel est l'acide cyanhydrique (HCN), est un puissant insecticide utilisé depuis près de soixante ans, on voit qu'une telle expertise laisse la porte ouverte à toutes les interprétations. Cette pièce, une annexe du procès Hoess, n'avait sans doute pas paru déterminante puisqu'elle n'aurait jamais été publiée sans les besoins du procès Faurisson. Pour le reste, la montagne de documents amassée par ses preux adversaires n'a accouché que d'une assez vaste portée de minuscules souris, dont plus d'une devait à Faurisson d'avoir vu le jour.
C'est peut-être le lieu de répondre à nouveau à cette question: y a-t-il eu des chambres à gaz? L'on devient en ces matières si exigeant, si pointilleux, si décidé à ne se satisfaire que de preuves absolument irréfutables que je ne me crois pas en mesure de conclure. Les arguments de Faurisson n'ont pas emporté ma conviction. Ceux de ses adversaires ne me paraissent pas décisifs. Il y a des éléments troublants partout, des questions sans réponse. Je vois toutes les raisons de repousser les versions les plus courantes sur les "usines de la mort". Mais je ne vois pas de raison d'exclure complètement que l'on ait tué des êtres humains de cette façon, mais non pas de façon massive et régulière, qui eût été impossible. Dans tous les cas, beaucoup de gens sont morts de beaucoup de façons et, moralement, le résultat est le même. A d'autres le soin de régler ces questions, si faire se peut, de façon exclusivement rationnelle, comme il convient quand on écrit l'histoire [(35)].
Je ne sais pas, finalement, si l'on peut élaborer une preuve directe. La meilleure critique de Faurisson, Vidal-Naquet est passé à côté parce qu'il ne l'a pas lue. C'est celle que Rodney Needham adresse à W. Arens. Je cite Needham et chacun transposera: "Il y a un défaut plus grave dans sa procédure: il ne stipule pas clairement ce qui doit valoir comme preuve [de l'existence du cannibalisme]. Au début, il parle de "récit satisfaisant de première main" et semble réclamer que la pratique en question ait été observée mais vers la fin de l'ouvrage, il parle d'un "récit valable, complet, de première main par un anthropologue", et ces conditions sont beaucoup plus restrictives. Plus fondamentalement, Arens ne semble pas prendre en considération la différence de poids probatif entre la preuve directe et la preuve circonstancielle. Il semble insister sur la preuve directe, mais il aurait mieux fait d'écouter A.M. Hocart [(36)]: "Une erreur commune, quoique naturelle, consiste à croire que les témoignages directs ont forcément plus de valeur que les témoignages indirects (circumstancial)", mais "les témoignages indirects ne constituent pas un substitut de moindre valeur au témoignage de la vue et de l'ouie: ils constituent le fondement même de toute connaissance"" [(37)]. Je cite Hocart d'après la traduction, parue au Seuil (1978), de Rois et courtisans (p.87 et 102), précédée d'un remarquable introduction du même Needham.
Ce chapitre est effectivement d'une lecture tonifiante-- comme d'ailleurs l'ouvrage tout entier. "Rien n'est prouvé-- dit encore Hocart à la fin du chapitre-- rien ne saurait l'être si par preuve on entend voir effectivement les choses se produire, ou connaître quelqu'un qui les a vues. Mais voir n'est pas prouver. Prouver, c'est fournir une explication si complète des témoignages décousus appréhendés par nos sens qu'aucune alternative satisfaisante ne soit concevable. Peut-être trouvera-t-on un jour une telle alternative; en attendant, si notre hypothèse a quelque valeur, elle nous aura aidé à faire quelques découvertes et c'est cela qui importe vraiment" [(38)]. Alors, certes, d'un côté Faurisson réclame des témoignages authentiques, des preuves directes, qui soient valables, mais, de l'autre, il propose aussi une explication complète de l'utilisation des locaux incriminés. Je veux bien qu'il y ait une alternative, mais il faut bien dire que l'"hypothèse Faurisson" aura fait avancer la réflexion, la recherche de documents, l'affinement de la compréhension. Quant à ses adversaires, ils présentent des "témoignages décousus appréhendés par [les] sens" dans une explication si incohérente et contradictoire qu'on n'a aucun mal à concevoir une alternative. Combien d'hypothèses justes ont été oubliées pendant des décennies, comme celle de la dérive des continents? Combien d'hypothèses fausses ont provoqué de réelles avancées de la connaissance? Tout ce bruit et cette fureur...
On pourrait croire que ce premier point de Vidal-Naquet résume tous les autres. Non, puisque "méthode" il faut, passons à la suite.
2°/ "La "solution finale" n'a jamais été [pour les révisionnistes] que l'expulsion des juifs en direction de l'Est européen". Vidal-Naquet ajoute une plaisanterie de son cru qui compare cela aux autorités françaises refoulant des Algériens, pendant la guerre, vers leur "douar d'origine". Grotesque. La "solution finale" est ouvertement décrite dans divers documents allemands comme la déportation des juifs d'Europe dans l'Ostgebiet, les (nouveaux) territoires de l'Est. C'est une politique qui mérite d'être analysée. C'est elle qui est décrite, si on veut bien le lire, dans le fameux protocole de la conférence de Wannsee, à usage interne de l'administration. Il faut sérieusement trafiquer les textes, comme on n'hésite pas à le faire dans certains manuels scolaires, pour lui faire dire que l'on va assassiner les juifs. Il s'agit de les déporter, en toute connaissance du fait que cette déportation, suivie d'une mise au travail forcé, provoquera de lourdes pertes. Le travail à l'Est est perçu comme une sorte de principe de sélection naturelle qui devrait "régénérer" une "race" d'inutiles et de parasites: je paraphrase l'idée sous-jacente de ce protocole, qui ne nous apprend rien sur ce que les nazis pensaient des juifs. Mais à Wannsee, en tout cas, en 1942, et dans une conférence interne des responsables nazis, il n'est nulle part question de les tuer systématiquement. Les Vidal-Naquet et autres historiens du dimanche qui s'intéressent à ces questions devraient avoir l'honnêteté de convenir que, si cette politique est effectivement devenue massivement meurtrière, on le sait par les effets qu'elle a eus et que l'on ne dispose pas, à moins de les déformer complètement, de documents qui éclaireraient de façon décisive les intentions réelles qui y présidaient. La "solution finale", pour les nazis, c'est l'absence des juifs; pour eux, les moyens de susciter cette absence sont multiples: internements, déportations, émigration (massive, avant et encore pendant la guerre), expulsions, massacres sur place, massacres différés, etc. L'assassinat n'est qu'un moyen, et non pas le premier, parmi d'autres que la guerre a rendu moins praticables. Dans la constellation symbolique nommée Auschwitz, le terme de "solution finale" sert surtout de déclic. Il n'y a que les pouvoirs politiques à pouvoir souhaiter faire ainsi de l'histoire une suite de réflexes conditionnés.
3°/ "Le chiffre des victimes juives du nazisme est beaucoup plus faible qu'on ne l'a dit". Je crois que certains révisionnistes ont eu tout à fait tort de lancer des chiffres, et surtout des chiffres aussi ridiculement bas que ceux relevés par Vidal-Naquet. Mais que ce soient, toutes options confondues, les Poliakov, Wellers, Rassinier, Butz ou d'autres, ils utilisent tous des données de base qui sont douteuses, pour ne pas dire fantaisistes. Il n'y a guère de sens, par exemple, à utiliser sans les critiquer très sérieusement des sources démographiques soviétiques qui n'enregistrent pas sous le terme de "juif" la même chose que, disons les Allemands de l'époque, ou les Israéliens d'aujourd'hui, ou les sociologues français ou américains. La "nationalité" en URSS est d'abord affaire de langue maternelle, ce qui est fort éloigné de la loi mosaique. Selon donc les époques, les nécessités individuelles ou familiales, des individus ou des groupes, plus ou moins polyglottes, et non seulement des juifs, auront la faculté de changer de "nationalité" lors des recensements (sans compter que certaines nationalités ont été, à certains moments, supprimées par oukazes). Cette latitude individuelle, seul principe d'explication des variations importantes que l'on décèle d'un recensement à l'autre, ajoutées aux variations de la politique gouvernementale face aux minorités directement concernées par le conflit mondial, tels que les Ukrainiens ou les Allemands de la Volga, devrait inciter à étudier les recensements soviétiques avec une prudence que je ne vois guère chez ces démographes amateurs. Il y a aussi la question du partage de la Pologne en 1939 et du nombre de juifs polonais restés du côté soviétique et du nombre, parmi eux, de déportés vers le Goulag. Il y a la question du nombre de survivants émigrés à la fin de la guerre, en particulier aux Etats-Unis où l'on a cessé à cette époque d'enregistrer la confession des nouveaux immigrants. Certes, toutes les estimations sont possibles mais si, comme le dit Vidal-Naquet, beaucoup d'historiens penchent pour des chiffres inférieurs à six millions, on devrait en conclure que "beaucoup d'historiens" sont révisionnistes. En réalité, tout le monde sait très bien que les chiffres réels, que l'on se garde bien d'établir, sont largement inférieurs à ces "six millions". Mais Vidal-Naquet préfère parler en se trémoussant de "chiffre symbolique" pour ne pas avoir à dire qu'il est simplement imaginaire et faux[(39)].
4°/ "L'Allemagne hitlérienne ne porte pas la responsabilité majeure de la seconde guerre mondiale. Elle partage cette responsabilité par exemple, avec les juifs..." Et de citer Faurisson qui parle, lui, mais Vidal-Naquet tronque la citation, "des Alliés et des juifs", en se référant à une haute personnalité sioniste.
Ces propos de Faurisson lui ont valu de féroces attaques et Vidal-Naquet reprend la question plus loin, p. 36-40. Il est incontestablement erroné de dire, comme l'a fait Faurisson, que Chaim Weizmann était, en 1939, président du Congrès juif mondial. Il était président de l'Agence juive, ce qui, sans doute, change absolument tout. Il n'avait pas qualité pour engager les juifs du monde entier dans une guerre contre l'Allemagne, comme le fait remarquer Vidal-Naquet, mais ce n'était sans doute pas l'opinion de Weizmann lui-même quand il écrivait au premier ministre britannique que "les juifs soutiennent la Grande-Bretagne et combattent aux côtés des démocraties". C'est d'ailleurs un trait constant des sionistes que de parler au nom de tous les juifs et c'est bien pour cette raison que nombre de juifs les ont vigoureusement combattus.
Autrement dit, Vidal-Naquet confirme en substance le propos de Faurisson: un haut dirigeant sioniste a promis l'engagement des juifs (lesquels? c'est une autre question avec quelle autorité? c'est encore une autre question) aux côtés des Anglais. Faurisson, qui a fait une erreur sur le titre de Weizmann, aurait fait aussi une erreur de date. La même erreur est faite par Harwood, un néo-nazi anglais, dans sa célèbre brochure, qui est donc la source probable de Faurisson. Mais Vidal-Naquet ne s'est pas demandé d'où venait l'erreur de date de Harwood car il pense sans doute qu'un néo-nazi est un idiot. Or lesdites erreurs proviennent directement d'un ouvrage certainement lu par Harwood, évoqué par Faurisson, aisément identifiable, les propos de table de Hitler, les Hitlers Tischgespraechen, ces considérations sur l'entrée en guerre des "juifs", ou en tout cas de l'Agence juive, mandatée ou non, ne valent certainement pas grand chose comme explication des causes de la guerre mais elles prennent un tout autre relief si l'on considère qu'elles faisaient partie de la pensée de Hitler, et que les déclarations de Weizmann ont très bien pu jouer un rôle dans les décisions prises alors par le chancelier du Reich. Tout cela est donc très loin d'être aussi bénin ou ridicule que Vidal-Naquet ne le croit, faute d'avoir poussé l'enquête jusqu'à la source. Légèreté? Mauvaise foi?
J'ajouterai, pour ma part, que les considérations de Faurisson sur certains aspects de la guerre sont très partielles, ne valent à peu près rien sans le contexte que seule une étude historique serait susceptible de leur fournir, que ce n'est pas à Faurisson d'écrire l'histoire mais aux historiens d'intégrer dans leur vision de ce temps les éléments matériels incontournables que le travail de Faurisson a mis au jour.
5°/ "L'ennemi majeur du genre humain pendant les années trente et quarante n'est pas l'Allemagne nazie, mais l'URSS de Staline". Ce mode de raisonnement, qui est sans doute celui de certains révisionnistes, semble partagé par Vidal-Naquet, puisqu'il semble vouloir seulement inverser les propositions. Pour moi, et pour d'autres, Hitler, Staline et d'ailleurs toute une kyrielle d'autres salopards, moins nocifs parce que moins puissants, ont également droit au titre trop rarement décerné d'"ennemi du genre humain".
6°/ "Le génocide est une invention de la propagande alliée, principalement juive, et tout particulièrement sioniste". C'est là un vaste domaine. Je rejette pour ma part les termes d'invention, de complot, de mensonge qui sont employés par les uns ou par les autres. La question de la propagande de guerre commence à être étudiée mais il reste beaucoup de pain sur plusieurs planches [(40)]. Il en ressort que la propagande alliée n'a aucunement ignoré les graves événements qui se passaient en Pologne. Les directives du Political Warfare Executive britannique mentionnent par exemple à la date du 10 décembre 1942 un prétendu "plan de Hitler pour exterminer les juifs en Europe". On publie à Londres en même temps un Livre blanc sur les crimes de guerre commis par les Allemands, avec des sources essentiellement polonaises. Parmi les documents publiés par le PWE à destination de l'Allemagne, surtout par le truchement de la radio, figurent des notes d'information sur les "camps d'extermination" de Treblinka, Belzec et Sobibor (24 décembre 1942), sur la construction à Auschwitz d'un crématoire capable, dit-on, de brûler 3000 corps par jour (8 avril 1943), sur la liquidation des juifs en Pologne (13 avril 1944), etc. De même, un survol de la presse anglo-saxonne montre que les informations étaient assez abondantes. C'est une complète mystification que de faire croire aujourd'hui que les Alliés ignoraient ce qui se passait dans les camps en Pologne ou, pis, qu'ils se taisaient. Ils parlaient, d'abondance, aux Alliés comme aux Allemands.
Seulement, et c'est ce que leur reproche ce point de vue mystifié, ils n'en ont pas fait le seul axe de leur propagande; ils n'ont même jamais fait de cette affaire un des buts essentiels de la guerre. (Ajoutons, entre parenthèses, que s'ils l'avaient fait, ils auraient justifié les suspicions de Hitler, évoquées plus haut, sur une guerre faite à l'Allemagne par et pour les juifs, ce qui permettrait aux mêmes plumitifs aujourd'hui de reprocher aux Alliés d'être tombés dans le piège de la propagande hitlérienne.) Même si aujourd'hui des esprits partisans croient que cette guerre se résume dans l'extermination d'une partie des juifs européens, en considérant sans doute que les autres victimes sont moins importantes ou ont moins de "sens"-- comme si la mort avait un sens-- il faut bien rappeler que l'enjeu du conflit était autrement vaste, qu'il s'agissait du sort de toute l'Europe et, accessoirement, de l'avenir de la planète. Du moins le croyait-on alors, et de tout côté, et chez les juifs aussi. Une partie d'ailleurs des sionistes n'avaient pas vu d'un mauvais oeil la montée du nazisme puisque ce dernier, séparant le bon grain de l'ivraie (à chacun son point de vue) favorisait l'émigration juive vers la Palestine [(41)].
Il est assez désagréable d'avoir à rappeler que la terreur et les massacres engendrés par l'occupation allemande concernaient de très nombreux peuples en Europe et que le sort des juifs, pour atroce qu'il ait été, ne rendait pas celui des autres beaucoup plus enviable, surtout sur les marches orientales de l'Europe. Et c'est bien une sorte de chauvinisme qui fait tiquer certains comme Vidal-Naquet (Esprit, p.49), quand ils entendent les historiens polonais dire qu'Auschwitz a servi à exterminer des Slaves (Polonais, Russes, Ruthènes, etc.) et des juifs, ou des "Polonais victimes du fascisme", comme s'il était inconvenant de nommer "polonais" des juifs polonais. Pour eux, les morts juifs sont plus sacrés que les morts slaves, dont ils pensent sans doute sans le dire qu'ils devaient être au demeurant antisémites, tant il est de bon ton de qualifier ainsi toutes les autres populations de l'Est.
Ce texte a été affiché sur Internet à des fins purement éducatives, pour encourager la recherche, sur une base non-commerciale et pour une utilisation mesurée par le Secrétariat international de l'Association des Anciens Amateurs de Récits de Guerre et d'Holocauste (AAARGH). L'adresse électronique du Secrétariat est <[email protected]>. L'adresse postale est: PO Box 81475, Chicago, IL 60681-0475, USA.
Afficher un texte sur le Web équivaut à mettre un document sur le rayonnage d'une bibliothèque publique. Cela nous coûte un peu d'argent et de travail. Nous pensons que c'est le lecteur volontaire qui en profite et nous le supposons capable de penser par lui-même. Un lecteur qui va chercher un document sur le Web le fait toujours à ses risques et périls. Quant à l'auteur, il n'y a pas lieu de supposer qu'il partage la responsabilité des autres textes consultables sur ce site. En raison des lois qui instituent une censure spécifique dans certains pays (Allemagne, France, Israël, Suisse, Canada, et d'autres), nous ne demandons pas l'agrément des auteurs qui y vivent car ils ne sont pas libres de consentir.
Nous nous plaçons sous
la protection de l'article 19 de la Déclaration des Droits
de l'homme, qui stipule:
ARTICLE 19
<Tout individu a droit à la liberté d'opinion
et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être
inquiété pour ses opinions et celui de chercher,
de recevoir et de répandre, sans considération de
frontière, les informations et les idées par quelque
moyen d'expression que ce soit>
Déclaration internationale des droits de l'homme,
adoptée par l'Assemblée générale de
l'ONU à Paris, le 10 décembre 1948.