Il y en eut pour près de cinq années et les Franconiens n'en furent point exagérément affectés. Dans la suite, de mauvais esprits voulurent croire à un paradoxe qui frisait l'imposture: la chose allait au contraire de soi.
On était parti pour une mobilisation qui n'était pas la guerre. Là-dessus, d'abord il n'y avait pas de discussion: loin d'être la guerre, la mobilisation n'est tout au plus qu'une simple mesure de précaution. Quand, presque du même coup, on se [56] trouva dans la guerre, la preuve fut une fois de plus faite qu'une précaution n'est jamais inutile. Ces deux évidences s'articulèrent entre elles dans une logique si rigoureuse que les Franconiens n'y pouvaient point être insensibles et qu'elles réalisèrent des unanimités successives, certes, mais inaltérables. Les Franconiens, on le sait déjà, étaient de remarquables logiciens et les gouvernements de ce temps-là se distinguaient du moins par un sens politique très exercé.
Ces événements et l'ordre dans lequel ils s'enchaînèrent n'étaient, au surplus, pas de nature à détacher les Franconiens des valeurs traditionnelles, dans les échelons les plus élevés de la pensée: du jour au lendemain, le conditionnel hypothétique se mit à la mode, ce qui signifie qu'il se transforma en une certitude au futur le plus proche:
- Dans six mois, commença-t-on par dire, tout sera enfin pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
Lorsque les Bulgares germaniens se furent assez profondément enfoncés dans la Franconie pour que le délai s'allongeât, il fut donc très facile de sauver la certitude et d'enchaîner:
- Tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, quand on les aura chassés et détruits.
Ainsi l'échéance se trouva-t-elle reportée de six mois en six mois dans un enthousiasme sans cesse croissant que soutenait un espoir sans cesse plus ferme. L'espoir est le propre des peuples forts. Augmentant encore leur potentiel, il élargit jus [57] qu'aux horizons le champ de leurs possibilités et ils s'y accrochent d'autant plus solidement qu'ils s'enlisent davantage dans l'adversité.
Or, les Franconiens étaient un peuple fort: l'espoir y fit des miracles. Entretenu à l'avant, sur la ligne de feu par les nouvelles de l'arrière, il le fut à l'arrière, au moyen des nouvelles de l'avant, par quelques personnes qui, sur tout le territoire,s'étaient bénévolement instituées ses agents. Dans le petit village de Burgondie, ce rôle s'était de lui-même dévolu à Mme Panglosse et au curé PanouilIon.
Mme Panglosse et le curé Panouillon s'étaient très vite adaptés aux exigences de la situation nouvelle: bientôt, pendant les heures creuses de leur sacerdoce, on ne les vit pour ainsi dire plus qu'ensemble dans les rues du village. Plusieurs fois par jour, on les pouvait voir se rencontrer cérémonieusement ou cordialement, mais toujours ostensiblement, marcher côte à côte en devisant gravement, prendre des poses étudiées ou des airs entendus, s'arrêter, repartir puis se quitter comme ils s'étaient rencontrés. Ils avaient remarqué que le moyen le plus sûr et le plus commode de ne pas interrompre le circuit de l'espoir, de l'arrière à l'avant et de l'avant à l'arrière, était le commentaire des nouvelles générales: au cours de leurs rencontres, ils procédaient donc à la mise au point de ce commentaire dont, ils le sentaient bien, il fallait qu'il leur fût commun.
Les nouvelles générales. le facteur les leur remettait tous les jours, entre onze heures et midi, sur la petite place du village où, pour les avoir un peu plus tôt ils venaient l'attendre. Ils faisaient [58] alors sauter ensemble, elle la bande du Petit Burgondien, lui, celle de La Croix de Burgondie: hormis le titre, tout était commun aux deux journaux et ce titre, c'était tout ce qui restait de leurs dissentiments passés. Il y avait toujours quelques badauds qui s'étaient dérangés pour assister à l'opération dans l'attente d'un oracle. Mais Mme Panglosse et le curé Panouillon ne se faisaient d'opinion sur la situation qu'après le repas, en dégustant le café, chacun de son côté. Encore avaient-ils besoin de la confronter d'abord, avant de la rendre publique. Les badauds devaient se contenter d'un mot optimiste qui raccrochait la situation du jour à celle de la veille, les regarder s'éloigner silencieusement, côte à côte en lisant leur journal, et attendre le soir. Mais le soir ils étaient comblés et, sur la vie au village, ils écrivaient à l'avant les choses qui y entretenaient l'espoir.
On pense bien qu'il n'était plus question pour Mme Panglosse d'apparaître en chemise de nuit à sa fenêtre quand le curé Panouillon sortait de chez lui pour aller sonner l'Angélus du matin. Le lundi, il n'y avait plus de foire au Canton et par conséquent, plus de juge de paix. Le jeudi passait inaperçu. Et, le dimanche, Mme Panglosse qui n'avait pas renoncé à se rendre à son épicerie, ne s'ébranlait plus que lorsque la grand'messe était dite. Par réciprocité, le curé Panouillon avait, en apparence au moins, renoncé aux droits de Dieu sur l'office de Mme Panglosse. Ils pouvaient donc continuer, sans aucun risque de se heurter et de faire resurgir les vieilles querelles, elle à enseigner, lui à évangéliser. Leurs deux missions étaient devenues synonymes et ils symbolisaient on ne peut mieux, cette [59] unité nationale sur laquelle reposait l'avenir de la Franconie.
Ainsi se définirent par les rapports de Mme Panglosse et du curé Panouillon, les rythmes sur lesquels le village devait traverser la guerre. Les deux débitants de boissons étaient aux frontières, les deux épiciers aussi: avec eux s'étaient évanouies les dernières et les plus redoutables possibilités de dissensions et les choses s'en trouvèrent d'autant facilitées que leurs femmes eurent tout de suite d'autres soucis.
D'autres hommes avaient remplacé ceux qui étaient partis. La situation géographique de la Burgondie la désignait comme devant être un des éléments décisifs du dispositif de combat et elle avait été préventivement bardée de fortifications. Mais les Bulgares germaniens étaient perfides et ils avaient choisi une autre route pour envahir la Franconie: en conséquence, elle ne fut jamais qu'un lieu de transit entre l'arrière et l'avant. Pendant ces cinq années, les armées les plus diverses s'y relayèrent.
Les nouveaux venus étaient beaucoup plus nombreux que ceux qu'ils remplaçaient: on les logea comme on put, dans les granges, les étables, les fenils, les hangars et même, pour les plus favorisés, jusque dans les lits disponibles. Ils avaient aussi une autre allure: avec leurs pantalons de garance, leurs ensembles bleu-ciel ou bleu-roi, leurs bottes bien coupées, leurs képis souvent de fantaisie, leurs calots, leurs chéchias avec ou sans pompon, leurs casques dorés aux longues crinières noires, à pied [60] ou à cheval, ils avaient l'air constamment endimanchés et le village en prenait des airs de fête. Certains portaient des dorures et parfois jusqu'à en être chamarrés: les autres leur parlaient avec respect et c'est à eux, généralement, que revenaient les lits disponibles. Surtout, ils étaient tous gais: ils arrivaient au son de la musique et, après avoir grisé le village de leurs chansons ou de leurs concerts pendant quelques semaines ou quelques mois, ils repartaient de même. En sus, ils représentaient la force et ils en avaient les attributs.
Les femmes n'étaient point insensibles à tout cela: elles leur trouvaient l'allure martiale et conquérante. Entre elles et eux, la glace mettait, à chaque nouvelle arrivée, un temps à se briser, mais quand elle l'était... C'est Mme Panglosse qui donna le signal: un jour, elle se laissa courtiser par un bel adjudant. Ainsi, les autres comprirent-elles qu'il n'y avait point de mal à cela. Un caporal au képi de fantaisie fit des ravages qui entrèrent dans l'Histoire. Le curé Panouillon prit pour règle de fermer dévotement les yeux sur ce que, dans ses sermons du dimanche, il appelait la licence des moeurs, avec juste ce qu'il fallait d'indignation pour sauver la face. En sortant de la grand'messe, les jeunes oiselles chantonnaient que Dieu ne le défend pas: ré si ... sol la si la...
Les deux épicières et les deux débitantes de boissons vendaient du vin et, en fin de semaine, rassuraient leurs quatre hommes à l'avant sur le montant de la recette. Elles étaient devenues le centre de toutes les intrigues et, bien entendu, ne donnaient pas leur part au chat.
Dans ce grand élan patriotique, les travaux de la [61] ferme et des champs s'accomplirent jusqu'à la fin, au rythme des saisons. Les vieux, les enfants et jusqu'aux nouveaux venus de passage s'y donnaient avec ardeur sous la direction des femmes. Sur ce chapitre, on ne badinait pas: les foins se rentraient, les moissons se faisaient, les pommes de terre et tous les produits de la ferme se plantaient ou se semaient, puis se récoltaient à l'heure. A l'avant, les hommes étaient fiers de leurs femmes. Tous les quatre ou tous les six mois, on leur donna des permissions dites de détente. Le village en frisa quelques éclats mais il n'y eut jamais de drame: la permission terminée, chacun repartait chaque fois réconforté par l'état dans lequel il avait trouvé le foyer.
Ainsi s'étaient très rapidement établis les rapports de ceux de l'avant avec ceux de l'arrière. Il y avait le casse-pipe et le vide-c... (abréviation de ce que vous pensez). Les hommes passaient gaillardement de l'un à l'autre et tout le monde parlait de l'un et de l'autre sans attacher autrement d'importance aux choses qui s'abritaient derrière les mots. Les gens du gouvernement appelaient cela un bon moral. Et ils pensaient par devers eux que tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles s'ils arrivaient à le maintenir en l'état.
Dans sa nouvelle acception, cependant, la conscience publique s'ombrait au village d'un sentiment de culpabilité, vague il est vrai, mais assez précis pour exiger une victime expiatoire: la Demoiselle avait toutes les qualités requises pour que ce rôle lui fût dévolu. Entre autres et surtout, elle était l'épouse du Tonkinois.
[62]
La grande bagarre des Guelfes et des Gibelins à propos du logement de Dieu dans la société des hommes était loin, certes. Mais si le motif et les péripéties s'en perdaient dans le souvenir, le Tonkinois et l'attitude qu'il avait alors adoptée y avaient survécu. Assez vaguement du reste: on se rappelait seulement que les deux clans lui étaient également hostiles et cela suffisait pour qu'on ne la lui pardonnât point. On était, au surplus, d'autant moins disposé à la lui pardonner que, sur l'acception commune de la Patrie franconienne et le danger bulgare, il avait, dans la suite, émis quelques opinions subversives qui l'avaient conduit à ne s'associer qu'avec beaucoup de scepticisme à une entreprise dont le but était de lever le dernier obstacle sur la route qui conduisait au meilleur des mondes possibles. A ces circonstances, par elles-mêmes déjà suffisantes pour qu'il fût exclu de la réconciliation générale, en sourdine, les femmes ajoutaient l'enfance heureuse de la Demoiselle, l'insolente chance de conte de fée qui l'avait arrachée à sa misère congénitale et, malgré des revers à leurs yeux bénins, laissée encore à leur niveau d'aisance.
La première difficulté qu'empêtrée dans sa marmaille la pauvre fille eut à surmonter à la tête d'une exploitation qu'elle se sentait et qu'elle était si peu qualifiée pour mener seule lui vint de l'allocation.
Dans l'esprit des Franconiens, les gens du gouvernement avaient réussi à ancrer cette idée qu'un sou était un sou et que tout dommage causé se réparait avec des sous. En l'occurrence, ils eurent [63] l'astuce de parler les premiers du dommage subi par les Franconiens en guerre et de décider l'octroi d'un salaire d'un sou par jour aux hommes de l'avant, et aux femmes de l'arrière d'une indemnité mensuelle compensatrice dite allocation. Bien entendu, toutes les femmes du village en obtinrent le bénéfice sans incident sauf la Demoiselle: à la Mairie, en face de son nom, sur le grand registre, une main qui n'oubliait rien avait écrit la mention "défaitiste", et il fallut près d'une année d'enquêtes et de contre-enquêtes pour qu'elle l'obtînt à son tour.
Après l'affaire de l'allocation, il y avait eu celle de l'aide militaire dans les fermes du cantonnement. Le premier des nouveaux venus qui avait été envoyé à la Demoiselle pour pallier l'absence du Tonkinois n'avait aucune raison de penser que son rôle était limité à l'objet officiel de sa délégation. Les deux premiers jours, il fut avenant, gai, disert, spirituel et même galant. Le troisième, entrant dans la cuisine, Candasse vit sa mère échevelée et rouge de colère, un tisonnier à la main, faisant face à un homme aussi rouge qu'elle et qui, quelque peu décontenancé, cherchait à l'apaiser. Après un temps, réalisant soudain le ridicule de sa situation, l'homme avait laissé tomber sur un ton qu'il s'efforçait de rendre à la fois gouailleur et méprisant:
- Ben quoi ? c'est la guerre... Cocus, on l'est tous... Alors, pourquoi qu'i l'serait pas l'tien ? C'que tu peux être con, ma pauv' fille!... T'as pas vu tes copines du patelin, non ?
Puis il était parti.
[64]
La Demoiselle, alors, s'était effondrée sur une chaise et mise à pleurer. Candasse comprit seulement que sa mère avait un grand chagrin et que ce chagrin lui venait de l'homme. Mais il se garda de poser des questions.
Le lendemain, quand la Demoiselle se présenta au chef des nouveaux venus pour qu'on voulût bien lui envoyer un autre homme, elle s'entendit répondre que le moral de la troupe étant la condition de la victoire, il n'était pas possible de l'exposer aux entreprises des femmes de moeurs légères. Et comme elle esquissait une protestation indignée, le chef sourit d'un air entendu et la pria de sortir en ajoutant que, le mieux pour elle, était de n'insister point.
Au retour, elle s'aperçut que l'incident avait déjà fait le tour du village dans la version qui venait de lui en être donnée: sur son passage, les épouses légitimes des cocus de l'avant s'adressaient de porte à porte, et avec de grands éclats de rire, des vérités générales qui étaient des allusions directes; le curé Panouillon qu'elle croisa se signa ostensiblement en arrivant à sa hauteur et Mme Panglosse, qui allait à la rencontre du curé pour l'échange de vue quotidien, fit semblant de ne pas la voir.
On doit reconnaître que la Demoiselle ne s'affecta pas outre mesure de ce qui lui arrivait: ayant grandi dans la fréquentation des Saintes Ecritures, elle avait entendu parler d'un certain Job et savait que les chemins du meilleur des mondes possibles, comme ceux de la béatitude. étaient semés d'embûches. Et, lui vinssent-ils des siens, comme tous les Franconiens et toutes les [65] Franconiennes, elle était cuirassée contre les coups d'une adversité dont il ne tombait sous les sens de personne qu'elle pût être autre que passagère.
Mais il lui fallut reconsidérer toute la vie de la ferme en fonction de la main-d'oeuvre ainsi réduite à sa plus simple expression. Elle en eut un peu plus de peine, mais elle avait des principes et elle supporta gaillardement ce nouvel aléa: l'étable du Tonkinois fut allégée de quelques têtes de bétail et, pour une bouchée de pain, quelques parcelles de terre furent données à bail à des voisines qui avaient un sens plus rationnel du comportement patriotique et, par conséquent, plus de considération et de chance.
Candasse, un de ses frères et une de ses soeurs furent mis au travail: on ne les vit plus à l'école que les jours de très mauvais temps, ce qui leur valut d'être pris en grippe par Mme Panglosse, et plus du tout au catéchisme, ce pour quoi ils furent voués à, la damnation éternelle par le curé Panouillon.
Malgré cela, des chardons poussèrent un peu partout sur les terres du Tonkinois que la Demoiselle avait décidé de garder en régie directe, ce qui lui attira des remontrances et parfois des menaces de l'autorité militaire.
Bien entendu, la Demoiselle se garda de tenir au courant de ces choses le Tonkinois dont elle redoutait des emportements qui l'eussent conduit à des extrémités. Justement, il écrivait des lettres dans lesquelles il était question des damnés de la terre, des Altesses qui se faisaient des politesses pendant que le pauvre peuple se faisait trouer la peau, des gros industriels qui confondaient leur [66] coffre-fort avec la Patrie et de la Révolution qui couvait, disait-il.
Candasse, qui lisait ces lettres dont quelques- unes lui étaient parfois personnellement adressées, buttait sur des passages entiers qu'il ne comprenait pas, mais qu'il se dispensait d'approfondir, leur contexte lui paraissant plein de bon sens. Pourtant, une expression qui revenait souvent le rendait perplexe: la Révolution qui couvait.
Mme Panglosse lui avait souvent parlé de la Révolution de 1789 et l'idée qu'il s'en faisait n'avait rien d'encourageant: une horrible machine à couper les têtes installée en permanence sur la place publique, des foules assoiffées de sang, hurlant des chants obscènes ou vengeurs et promenant dans les rues des têtes fraîchement coupées au bout de leurs piques.
- Si, en plus de ce que nous sommes en train de vivre, il faut encore voir cela, ruminait Candasse dans sa petite tête, il n'y a-plus de meilleur des mondes possibles.
Un jour, le Tonkinois vint en permission de détente. Il était le dernier: tous les autres étaient venus avant lui et certains même deux fois. Déjà, on murmurait que cette faveur lui était refusée en raison de son mauvais esprit.
Ce fut épique.
Quand il vit l'état dans lequel était sa ferme et la vie qui était faite à sa femme et à ses enfants, il entra dans une telle colère, il se répandit publiquement en des discours si violents et si pleins d'imprécations contre le Bon Dieu, la vierge, tous les saints, les cocus, les putains, le militarisme et les marchands de canons que le lendemain même, [67] sous les rires et les quolibets, entre deux gendarmes, il était reconduit à l'avant et que, de toute la guerre, on ne le revit.
Si la Demoiselle, Candasse, ses frères et ses soeurs pleurèrent, personne ne s'en aperçut.
Mais ce fut, en ces temps héroïques, le dernier grand éclat de rire du petit village de Burgondie.
Dans cette atmosphère de marche triomphale en direction du meilleur des mondes possibles, à l'entrée du troisième hiver, on s'aperçut soudain que les Bulgares germaniens occupaient toujours un bon tiers de la Franconie.
C'était là une chose à laquelle on n'avait, jusqu'alors pas pris garde: les Franconiens, qui aimaient bien leur Patrie, - jusqu'à envier de mourir pour elle, précisait une chanson, - en ignoraient la géographie. Au village, les nouvelles [70] des opérations militaires qui arrivaient par le Petit Burgondien et la Croix de Burgondie, à travers les commentaires enthousiastes de Mme Panglosse et du curé Panouillon, situaient indifféremment toutes les batailles "sur le front". De temps à autre, il y était bien question de villes dont les noms étaient à consonance franconienne, mais, dès le début des hostilités, les gens du gouvernement n'avaient pas caché que l'ennemi avait réussi à pénétrer en Franconie. D'autre part, cela n'impliquait pas que le front fût plus loin de la frontière par la topographie qu'il ne l'était par l'étymologie. Et ni Mme Panglosse, ni le 'curé Panouillon n'avaient jamais jugé nécessaire ou simplement utile de donner d'autres précisions sur le sujet.
- Ils n'iront pas plus loin, avaient déclaré les gens du gouvernement.
- On les aura, n'avait pas manqué de ponctuer le grand Etat-Major franconien.
- Ils n'iront pas plus loin, on les aura, s'étaient empressés de répercuter en choeur Mme Panglosse et le curé Panouillon.
On ne les avait pas encore eus, certes, mais il était évident qu'ils n'étaient pas allés plus loin et ceci avait suffi à la fois pour entretenir la confiance dans les gens du gouvernement et pour prévenir toutes les curiosités. Quant au reste, on ne se posait pas de problème: si, en près de trois années, ils n'avaient pu aller plus loin, c'était bien la preuve qu'on les aurait un jour ou l'autre et que ce n'était qu'une question de temps.
Sur la mort pour la Patrie, on n'était guère mieux renseigné et pas plus inquiet. La chanson disait que c'était un sort enviable et on était d'au [71]ant moins porté à mettre cette opinion en doute que La Croix de Burgondie et le Petit Burgondien donnaient aux batailles de l'avant une physionomie en permanence fort rassurante: nos vaillants petits soldats mettaient régulièrement I'ennemi en déroute et, régulièrement, lui infligeaient de très lourdes pertes en matériel et en vies humaines. Des morts franconiens, jamais il n'était plus question que s'il n'y en avait pas. Etrange coïncidence: des combattants que le village avait fournis à l'avant, aucun n'avait encore été touché, ni mortellement, ni même légèrement. Sans doute n'en était-il pas de même dans tous les villages: on le pensait bien et, parfois, on l'entendait dire, mais, d'une part, c'était la rumeur et on savait le crédit qu'on peut faire à la rumeur; de l'autre, quand il était prouvé que la rumeur n'avait pas menti, on pensait que certains villages avaient beaucoup de chance. Même, on avait un peu peur qu'autour du clocher, la mort pour la Patrie restât, jusqu'à la fin, une clause de style.
C'est vers le milieu du troisième été que s'était produit l'événement révélateur.
Depuis un certain temps, les Bulgares germaniens donnaient des signes évidents de lassitude et de découragement. Mme Panglosse et le curé Panouillon, dont les sources étaient sûres, racontaient qu'outre les cuisantes défaites qu'ils subissaient sans arrêt, leur situation alimentaire était catastrophique: sur certains points du front, il suffisait que les soldats franconiens, de loin, leur montrassent des tartines pour obtenir leur reddition sans condition. C'est vraisemblablement de cette situation que s'émut leur grand Etat-Major [72] et sans doute voulut-il tenter d'obtenir une décision militaire avant qu'ils se fussent car, un jour, celui des Franconiens avaient appris qu'ils préparaient une grande offensive et massaient tous leurs moyens sur un point du front.
- Ils ne passeront pas, déclara énergiquement le général franconien qui reçut mission de parer à cette manoeuvre du désespoir et dont on ne sut que vingt ans plus tard, au prix d'une autre guerre, qu'il était un félon d'une rare perfidie.
Et, sans perdre de temps, il mit en place le dispositif de protection: bardée de fer, toute la jeunesse franconienne fut portée sur le même point du front.
Ce fut une bataille de géants.
Ils ne passèrent pas, mais, des morts pour la Patrie, il y en eut pour satisfaire l'envie de toute la Franconie et le petit village eut enfin le sien: le Marcel.
Le Marcel était un tout jeune homme. Il venait d'avoir vingt ans, il n'avait pas encore eu le temps de décider s'il serait Guelfe ou Gibelin, et, comme on disait alors, il était sous les drapeaux pour le service, depuis quelques mois à peine, lorsque fut décrétée la mobilisation qui n'était pas la guerre. Il avait pris la chose du bon côté:
- Peut-être y en a-t-il pour plus de six mois, s'était-il dit, mais, de toutes façons, je suis ici pour trois ans. Et dans trois ans...
Pour le reste, tous les problèmes de la vie se résumaient à ses yeux dans une grande fille sombre, la Marie, qui était sa promise et sur laquelle les troupes de passage avaient réalisé l'unanimité [73] dans ce raccourci saisissant: bien roulée, mais couverte d'ardoises, hélas!
Les colères, les indignations, les emportements ou les enthousiasmes de son temps ne l'atteignaient pas et l'indifférence souriante qu'il affichait à leur endroit, on avait tout de même eu assez de perspicacité pour la mettre sur le compte de la Marie, ce qui faisait qu'on n'avait jamais songé à la lui reprocher et qu'on ne l'en aimait que mieux.
- Péché de jeunesse, disait-on avec des airs entendus, ça lui passera.
Dans la guerre, il avait, au surplus, trouvé le moyen d'être aux premières loges depuis le premier jour, d'y conquérir des éloges et des décorations qui lui avaient valu la réputation de héros. A ce titre, il eût pu se permettre bien des licences avec les conventions et les usages: il ne le faisait que modérément, on lui en était reconnaissant et, à celles qu'il prenait, on trouvait toujours beaucoup de grâce.
Un soir, au cours de sa seconde permission de détente, quelqu'un ayant, pour lui faire plaisir, mis la conversation sur l'aventure encore toute chaude du Tonkinois, au milieu des commentaires unanimement désobligeants, il avait négligemment laissé tomber:
- Le Tonkinois, c'est entendu, c'est le Tonkinois, mais c'est quelqu'un.
Et personne n'avait insisté.
Pendant ses permissions de détente, d'ailleurs, il avait assez de ses vieux à aider et de la Marie à consoler: il ne recherchait pas d'autre compagnie et on ne le voyait jamais, ni dans l'un, ni [74] dans l'autre des deux débits de boissons, ou colporter ses exploits de maison en maison, comme faisaient les autres.
- Il n'y a vraiment pas de quoi être fier, il, si on lui en faisait la remarque, la guerre, m'en parlez pas.
Et il passait à autre chose.
Au curé Panouillon qui voulait à toute force le mettre sur le sujet, il avait un jour répondu
- A quoi bon ? Vous en savez plus que moi...
Et à Mme Panglosse qui revenait à la charge:
- Si vous voulez que je vous dise, sans cette saloperie, la Marie et moi on serait mariés à l'heure qu'il.est, c'est tout ce que je sais.
Ils se l'étaient l'un et l'autre d'autant plus volontiers tenu pour dit que ces boutades, dans lesquelles on avait voulu voir des allusions, avaient fait le tour du village dans un cortège de rires qui frisaient la complicité.
Pendant sa toute dernière permission, deux jours de suite, il était allé prêter la main à la Demoiselle vraiment débordée par le travail: c'était dans sa manière et personne n'en avait été surpris, ni choqué. Fut aussi déclaré dans sa manière quand on l'apprît, ce qu'il avait cru devoir dire affectueusement à Candasse en le quittant:
- T'en fais pas, va, ils te le redonneront, ton père: il a plus de chance que moi.
De fait...
Tombant sur le Marcel, la mort pour la Patrie prit tout de suite un sens qu'on ne soupçonnait pas. Le lecteur comprendra aisément qu'il en eût été [75] différemment s'il se fût agi d'un autre: du Tonkinois, par exemple.
Il n'y eut pas de funérailles: la Patrie ne rendant pas la monnaie, il n'y avait point de cadavre à porter en terre.
Mais il y eut une messe solennelle.
L'église, tendue de noir et abondamment décorée de drapeaux en berne, était pleine à craquer de toute la population civile et militaire du village. Au premier rang, écrasés par tant d'honneur, les deux vieux dont le Marcel était le fils unique, la parenté et, en bout, la Marie éplorée et plus sombre que jamais. Derrière, chamarré de décorations, le représentant du Préfet qui était venu pour apporter les condoléances des gens du gouvernement, des officiers en tenue d'apparat, puis, tout venant, le menu fretin.
Dans le transept, un catafalque géant avait été dressé, deux larges bandes tricolores faisaient une croix par dessus le drap mortuaire aux larmes d'argent. Au pied, faisant face à l'assistance, deux petites filles, tout de blanc habillées, tenaient une énorme couronne de fleurs artificielles dont la suscription résumait la situation: "Mort au champ d'honneur".
On avait voulu que ce fut grandiose.
Figure de proue de ce funèbre vaisseau, droite, les yeux au ciel et comme défiant l'adversité, éclipsant le curé Panouillon et ses servants dans leur tenue de cérémonie, Mme Panglosse se tenait dans le choeur, au milieu des enfants d'âge scolaire. Juste avant le Libera me, elle leur fit un signe et on entendit:
[76]
"Ceux qui, pieusement, sont morts pour la Patrie,
"Ont droit qu'à leur cercueil..."
C'était la maladresse à ne pas commettre -. instinctivement, la foule qui était là et qui priait voulut tourner les yeux vers le cercueil et, soudain, elle réalisa que ce qui était au rendez-vous c'était seulement un catafalque. Un silence lourd et gêné couvrit la voix des enfants.
Quand ils se furent tus, un clairon qu'un autre maladroit avait placé au fond de l'église modula d'abord trois sons longs, lugubres, qui déchirèrent les tympans, puis sonna Aux champs: le silence en devint plus lourd encore, plus gêné, insupportable.
Pris de court, le curé Panouillon expédia le reste de l'office.
A la sortie, l'absence de corbillard souligna de nouveau l'absence de cercueil qui avait pesé sur toute cette cérémonie et le tragique de la situation atteignit à son paroxysme: on réalisa brusquement que les deux pauvres vieux n'avaient plus rien et pas même une tombe à fleurir. A cette seule pensée, on fut atterré et, en un clin d'oeil, la place de l'église se vida, chacun, civil ou militaire, s'en étant comme sauvé pour échapper à une étreinte. Lorsque, quelques instants plus tard, Mme Panglosse et le curé Panouillon y firent leur apparition après avoir tout remis en ordre, ils ne furent pas surpris de n'y plus trouver que les deux vieux et la Marie qui n'en pouvaient plus et n'arrivaient pas à se défaire du représentant du Préfet: celui-là n'avait rien compris.
[77]
Ils le reconduisirent à sa voiture: les deux vieux et la Marie purent enfin rentrer chez eux.
Restés seuls, Mme Panglosse et le curé PanouilIon se regardèrent:
- La cote du sort le plus beau est tombée bien bas, risqua timidement Mme Panglosse.
- Elle remontera, répondit le curé Panouillon, la Franconie est la fille aînée de l'Eglise, le Dieu des armées y pourvoira.
- Hum, fit Mme Panglosse.
Mais le temps était à l'orage et, dans la crainte de rompre l'unanimité qui avait, jusque-là, été la garantie de leur crédit commun, elle n'insista pas.
Elle ne croyait d'ailleurs pas si bien dire.
D'abord, on avait voulu savoir où se trouvait exactement ce fameux champ d'honneur sur lequel le Marcel était mort et, correctement placé sur la carte générale de la Franconie, le point noir n'avait rassuré personne.
Ensuite, à quelque temps de là, fier de son succès, le général qui, au prix d'on ne sait combien de Marcel, avait empêché les Bulgares germaniens de passer, s'était mis en tête de montrer son savoir-faire et avait organisé une contre-offensive. Ce fut une nouvelle bataille de géants. Il y eut une nouvelle vague de morts pour la Patrie qui, cette fois et fort heureusement, n'atteignit pas le village: ainsi fut-il surtout prouvé, non seulement qu'ils occupaient en Franconie des positions fort avancées, mais encore que ces positions étaient inexpugnables.
[78]
Cette dernière aventure ruina irrémissiblement le crédit de Mine Panglosse et du curé PanouilIon qui, dès lors, n'éprouvèrent plus le besoin de se rencontrer: si cela leur arriva encore, ce ne fut plus qu'accidentellement, et seulement pour bonjour-bonsoir.
Il n'y eut plus de commentaire commun.
Et c'est ainsi qu'au seuil du troisième hiver, les âmes livrées à elles-mêmes partirent à la dérive.
On n'avait pas revu le Tonkinois, mais il écrivait des lettres: deux par mois, - plus, il n'avait pas le droit. Dans la toute première, il expliquait qu'on l'avait envoyé
dans un endroit - il ne précisait pas davantage mais l'enveloppe portait le timbre du Ministère de l'Intérieur, Direction de la Sûreté générale - où la vie était très dure, qu'il était étroitement surveillé, assez peu nourri, qu'il devait beaucoup travailler et qu'il en avait pour cinq ans, mais que, du moins, il était à l'abri de tous les accidents de la [80] guerre. Il demandait encore pardon aux siens de l'emportement qui l'avait conduit là, qui les avait placés dans une situation matérielle difficile en ce qu'il entraînait la suppression de l'allocation mensuelle et qui était d'autant plus impardonnable que, quelque temps après, les gens du gouvernement avaient décidé de renvoyer dans leurs foyers les pères de cinq enfants et plus, ce qui était son cas. Pour terminer, il demandait aux enfants d'être bien gentils avec leur maman et plus spécialement à Candasse de l'aider autant qu'il pourrait et de bien travailler en classe. Suivait une adresse compliquée où on pourrait lui écrire, - pas plus de deux fois par mois non plus et en évitant soigneusement toutes appréciations qui pourraient être considérées comme subversives.
La lettre était arrivée ouverte: sous le timbre du Ministère de l'Intérieur, deux cachets rouges attestaient que son contenu avait été lu, à la fois par la censure de l'administration pénitentiaire et par la censure militaire.
Candasse comprit que son père était en prison et la Demoiselle comprit qu'il avait compris: un ange passa qui emporta sur son aile le serment que, face à face et sans oser se regarder, ils échangèrent par la pensée, de garder chacun pour soi cette terrible découverte. Leur expérience des choses de ce monde n'allait pas jusqu'à se représenter que les journaux en avaient parlé et que, déjà, tout le village était fixé sur ce point. Une chose, cependant, inquiétait Candasse: s'il se référait aux discours qu'il avait entendu tenir par Mme Panglosse, la prison était un lieu où on envoyait les malfaiteurs et, comme il ne pouvait [81] pas croire que son père était un malfaiteur, il en conclut qu'on y envoyait aussi les honnêtes gens et il douta de Mme Panglosse.
Les lettres qui suivirent furent beaucoup plus laconiques: la vie est toujours aussi dure... je vais très bien... on en sortira... faites pour le mieux mais ne vous tuez pas au travail... les enfants doivent suivre attentivement et assidûment les cours de Mme Panglosse, c'est important. Tenez-moi bien au courant de tout ce qui se passe à la maison.
On les eût dites stéréotypées.
Jamais il ne s'enquit des nouvelles de la guerre dont on savait pourtant qu'il n'était pas tenu au courant.
La Demoiselle lui ayant un jour demandé s'il fallait lui envoyer de l'argent ou des colis et ce qui lui ferait plaisir, il avait refusé en termes si catégoriques qu'elle les avait trouvés durs et n'avait osé insister: il était nourri, logé, blanchi, disait-il, ne manquait de rien et elle devait seulement veiller à ce qu'il en fût de même d'elle et des enfants.
C'est la mort du Marcel qui avait ramené l'intérêt sur le Tonkinois par les questions qu'on ne pouvait manquer de se poser sur les raisons pour lesquelles, au cours de sa toute dernière permission, il avait, deux jours durant, prêté la main à la Demoiselle: ce geste auquel personne, jamais, n'avait songé, prit très rapidement les proportions d'un reproche posthume et, sur ses mobiles comme sur sa signification, on se perdit en conjectures dont la plupart relevaient de l'ésotérisme.
[82]
Comme pour le maintenir dans l'actualité, tous les jours, les deux pauvres vieux qui n'avaient plus rien et quelquefois la Marie passaient à la ferme du Tonkinois: ils voulaient entendre, et ils ne se lassaient pas de faire répéter, tout ce que le Marcel avait dit et tout ce qu'il avait fait pendant ces deux longues journées. C'était leur façon de retrouver sa présence et de la perpétuer. La Demoiselle, qui le comprenait, recommençait tous les jours la même histoire: jamais elle n'y ajoutait un détail, mais ils y trouvaient chaque fois quelque chose de nouveau. Le vieux hochait tristement la tête, la vieille essuyait une larme et ils partaient. C'était devenu un rite.
Chacun avait voulu prendre toute sa part de cette grande douleur et c'est ainsi que, l'un ou l'autre, cherchant chaque jour à se rencontrer avec les vieux chez la Demoiselle, les ponts s'étaient rétablis entre elle et le village. En se multipliant, ces contacts firent qu'un peu d'aide lui vint d'un peu partout, sous une forme ou sous une autre, et qu'à la fin du troisième hiver, la protestation indignée du Tonkinois à l'occasion de sa seule et unique permission de détente était généralement considérée comme un acte de courage, téméraire et peut-être déplacé, mais qui, à coup sûr, ne méritait pas la prison.
Un jour, comme les travaux des champs allaient recommencer, l'Etat-Major des troupes de passage lui envoya un homme qui lui était affecté pour la durée du séjour de la formation au village.
Les troupes de passage étaient, elles-mêmes, bien différentes de ce qu'elles avaient été. La contre-offensive du célèbre général avait consommé à peu [83] près toute la jeunesse de Franconie. On ne voyait plus monter vers l'avant ou en redescendre que des vieux, des mal bâtis, des mal portants récupérés au hasard des circonstances. Ils s'interrogeaient sur leur sort, ils étaient tristes et beaucoup moins entreprenants. Il y eut moins de cocus, le village tout entier rentra en lui-même. La Demoiselle put garder l'homme et, dans la suite, tous ceux qui lui succédèrent.
Candasse, lui, put de nouveau fréquenter assidûment le sanctuaire de Mme Panglosse ainsi que le désirait son père. Il appréhendait mais, dès le premier jour, elle le prit en affection: il en fut surpris mais heureux. Pour qu'il n'y eût point de jaloux, la Demoiselle avait voulu qu'il retournât au catéchisme, mais le curé Panouillon fut beaucoup plus réservé: il avait ses raisons et ces raisons étaient nobles.
Dans les premiers jours de la guerre, un des princes de l'Eglise avait déclaré dans une tempête d'applaudissements: " Je pense que ces événements sont heureux. Il y a quarante ans que je les attends. La Franconie se refait et, selon moi, elle ne pouvait se refaire que par la guerre qui Purifie." Le curé Panouillon était alors bien de cet avis et, contre vents et marées, il l'était resté. Maintenant, il pensait que si tous les hommes étaient, comme le Tonkinois, passés du doute à la révolte, fût-ce sur des objectifs limités, il n'y eût peut-être pas eu de guerre et que la Franconie se fût trouvée à jamais exclue de toute possibilité de purification. Il voulait donc bien ne rien faire qui compromît le retour de la brebis égarée au bercail, mais ce retour supposait une absolution elle -[84] même conditionnée par le repentir et la pénitence. Or, si le Tonkinois faisait pénitence, rien n'indiquait qu'il était entré dans les voies du repentir. Ainsi s'expliquait sa circonspection à l'endroit de Candasse.
Les références de Mme Panglosse étaient beaucoup moins solides: le bel adjudant était célibataire et elle s'en était éprise. Lui l'avait d'abord pris sur le mode badin et c'est encore sur le mode badin que, très longtemps après avoir quitté le village pour l'avant, il lui avait envoyé une carte commémorative sur laquelle on eût dit qu'il avait eu soin de ne pas mentionner son adresse. Elle en pleura. Un beau jour, il fut nommé lieutenant et, au cours de la permission de détente qui suivit, il voulut lui faire admirer ses galons fraîchement cousus. C'était quelque temps après que la contre-offensive du célèbre général eût échoué; sur la tombe du Marcel, la terre était encore toute fraîche et cela créa une atmosphère: depuis, ils échangeaient, pour le bon motif, des lettres enflammées et Mme Panglosse pensait que tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles si la guerre prenait fin. Avec le recul du temps, la figure du Tonkinois lui apparaissait sous les traits sympathiques des précurseurs et c'est à Candasse qu'elle le témoignait.
Ainsi les prises de positions de Mme Panglosse et du curé Panouillon recommencèrent-elles à diverger. Ils n'éprouvèrent point le désir de se rencontrer pour en débattre et, pendant un certain temps encore, ils se comportèrent, l'un vis-à-vis de l'autre, comme si de rien n'était. Il n'y parut donc point.
[85]
A la fin de l'été, cependant, ils étaient en opposition irréductible et il ne fut plus possible de le cacher. A l'avant, les choses n'allaient pas mieux: les Bulgares germaniens paraissaient toujours aussi solidement installés sur leurs positions, mais, par contre, un bruit courait selon lequel des formations franconiennes entières avaient refusé de combattre. Contre ces formations, les gens du gouvernement avaient, disait-on, pris de terribles mesures de représailles, parmi lesquelles la décimation. On parlait bien d'une nouvelle contre-offensive, mais, de jour en jour, on la reportait. Au village, on n'en voyait plus la fin. Le Tonkinois l'avait bien dit en partant pour la guerre:
- Ces histoires-là, on sait quand elles commencent...
Et ces simples paroles prenaient les proportions d'une sombre prophétie.
Enfin, un grand personnage de la République parla d'une paix blanche.
Mme Panglosse applaudit des deux mains.
- Dieu permet, rétorqua le curé Panouillon, que les nations qui avaient placé toutes leurs pensées dans les choses de cette terre se punissent les unes les autres du mépris et de la négligence avec lesquels elles l'ont traité. Les Franconiens doivent profiter de cette permission pour punir les Bulgares germaniens. La Franconie reste la fille aînée de l'Eglise, on les aura!
... les pieds gelés, l'hiver prochain, répondit quelqu'un.
Mme Panglosse marquait un point. Mais, quelques jours après, Le Petit Burgondien et la Croix [86] de Burgondie annonçaient que le grand personnage de la République avait été mis en prison et qu'on avait fusillé quelques espions.
A son tour, le curé Panouillon triompha.
- Les gens du gouvernement savent ce qu'ils font, se mit-il à colporter de maison en maison, les espions sont hors d'état de nuire, il faut maintenant se garder des défaitistes qui sont tout aussi dangereux.
Et on comprenait qu'il visait Mme Panglosse.
- Le curé est un nécrophage, ripostait celle-ci dans un tour de village qu'elle faisait en sens inverse; depuis qu'il naît moins de monde, il voudrait bien rattraper en messes solennelles ce qu'il perd sur les baptêmes.
Cet argument était sans réplique et, à quelques rares exceptions près, on penchait discrètement mais ostensiblement pour Mme Panglosse.
Le curé Panouillon en souffrait désespérément.
Ils ne se saluèrent plus.
On en était là, au seuil du quatrième hiver, et on ne savait plus à quel saint se vouer quand, par un de ces matins mornes comme ils l'étaient tous, à la manière d'une traînée de poudre, la nouvelle se répandit dans toute la Franconie: les Russiens, alliés des Franconiens dans Ia guerre, s'étaient révoltés contre les gens de leur gouvernement, et les avaient remplacés par d'autres dont le premier soin avait été de signer séparément la paix avec les Bulgares germaniens.
Au village, on se vit perdu.
Les Russiens étaient un grand peuple, mais un peuple singulier. A l'Est de la Bulgarie germa [87] nienne, ayant une frontière commune avec elle, ils vivaient sur un territoire grand dix fois comme la Franconie et ils étaient cent cinquante millions. Ils habitaient dans des maisons de bois et ils cultivaient une terre ingrate sous un climat rigoureux, avec des moyens rudimentaires, pour le compte de seigneurs dont ils n'avaient jamais réussi ou pensé à se débarrasser. L'industrie leur était à peu près inconnue et ils étaient pauvres. Ils avaient une armée d'un autre âge, mais ils n'avaient pas de chemins de fer et leurs routes étaient des pistes à peine praticables. Sur cette masse de paysans misérables, asservis, taillables et corvéables à merci, qui se souciaient assez peu de leur condition, une toile d'araignée de satrapes locaux, conseillés par des prêtres et coiffés par un despote absolu, exerçaient un pouvoir discrétionnaire et vivaient dans l'opulence en de confortables châteaux ou palais de bonne pierre.
Or, en Franconie, les gens du gouvernement avaient toujours été fortement impressionnés par ces cent cinquante millions de Russiens, et leur frontière commune avec la Bulgarie germanienne. Sur cette double considération, ils avaient échafaudé toute une stratégie: en cas d'attaque de ceux-ci contre la Franconie, ceux-là les pourraient prendre à revers et ils étaient cent cinquante millions!
- Un rouleau compresseur, disaient-ils.
Lorsque le Grand Lorrain lui expliqua que, dans une guerre de ce genre, la victoire était certaine, le despote de l'Est convint qu'il y avait beaucoup à y gagner, mais il émit un doute:
- Mes armées gagneraient à être modernisées [88], si j'avais de l'argent pour les mettre à la hauteur de la situation, la victoire serait plus certaine encore.
- Qu'à cela ne tienne, répondit le Grand Lorrain, de l'argent, nous en avons.
Et, sur un signe de lui, tous les journaux de Franconie proclamèrent le même jour que l'Empereur des Russiens était un grand ami des Franconiens, qu'en même temps il était aussi un grand ami du progrès et que, momentanément gêné aux entournures, il avait besoin d'un peu d'argent pour faire des routes, des chemins de fer et équiper son pays en usines qui extrairaient du sol de son immense pays les ressources dont il était d'une exceptionnelle richesse. La Franconie se devait... D'ailleurs, il paierait un gros intérêt.
- Drôle d'ami pour une République, dirent quelques-uns.
On ne les entendit point.
- Ses peuples l'appellent leur Petit père, tellement il est bon pour eux, leur avait fait rétorquer le Grand Lorrain par ses journaux.
C'est ainsi que les Républicains Franconiens se saignèrent aux quatre veines pour envoyer de l'argent au despote de l'Est.
Mais, au jour J, le rouleau compresseur était resté en panne. De l'argent des Franconiens, le despote de l'Est avait gardé pour lui la plus grosse part et il avait partagé le reste entre ses satrapes: de concert, ils avaient mené plus grand train encore et les cent cinquante millions de Russiens s'étaient jetés sur les Bulgares germaniens pieds nus, en loques et armés de simples bâtons. Il avait suffi à ceux-ci d'un mince rideau de troupes pour [89] les contenir et, le gros de leurs forces, ils l'avaient pu porter à l'Ouest contre la Franconie.
C'est seulement au seuil du quatrième hiver que les Russiens avaient réalisé le mécanisme de l'opération: dans un pays qui est grand et qui n'a ni routes, ni chemins de fer, les nouvelles vont forcément moins vite. Elles allèrent d'autant moins vite que les Russiens n'avaient presque pas de journaux et que, pour la plupart, ils ne savaient pas lire. Quand ils surent enfin ce que leur Petit Père et ses satrapes avaient fait de l'argent des Franconiens et qu'ils n'avaient cependant pas hésité à les jeter dans de telles conditions dans une telle aventure, ils les trucidèrent et se choisirent un gouvernement qu'ils chargèrent de demander la paix aux Bulgares germaniens.
Dans leur attitude, il y avait donc deux choses à considérer: la Révolution et la Paix.
Mme Panglosse y vit surtout la Paix:
- Pas si bêtes que nous les Russiens, dit-elle, ils font cette année ce que nous avons refusé de faire l'an dernier. En plus, nous sommes maintenant dans de beaux draps car nous ne pourrons plus le faire. Et si les Franconiens se révoltent à leur tour... Même si une paix blanche n'est plus possible, ajoutait-elle, peut-être serait-il tout de même bon de s'enquérir si ce qu'il faudrait donner aux Bulgares germaniens ne serait pas, en définitive, moins coûteux, qu'au train où vont les choses, les vies humaines et les destructions en tous genres que suppose la poursuite des opérations dans un but de plus en plus aléatoire.
Le curé Panouillon ne! voyait que la Révolution et il n'était pas de cet avis.
[90]
- Ils ont des couteaux entre les dents et ils mangent les petits enfants, disait-il. C'est à cela qu'on en vient quand on s'insurge contre l'ordre établi et c'est pourquoi Dieu ne le permet pas. Une poignée de bandits soudoyés par les Bulgares germaniens ont fait cela et, pour de l'argent, montent la plus vaste et la plus criminelle entreprise de trahison de tous les temps. Il faut s'attendre à tout de la part des bandits. D'abord, ils ont annoncé qu'ils ne rendraient pas l'argent qu'on leur avait prêté. Que ceci nous serve de leçon: nous avons aussi en Franconie des individus qui s'abritent derrière le masque des honnêtes gens, et qui recevraient volontiers des Bulgares germaniens les trente deniers de Judas, ajoutait-il perfidement. Prions, mes frères, prions...
On l'écoutait mais on n'en pensait pas moins. Parfois même, on lui laissait entendre que s'il était possible de retrouver la paix comme le voulait Mme Panglosse sans que les petits enfants fussent mangés, cela ferait une honnête moyenne et que l'ordre établi n'en souffrirait guère. Même si les Russiens ne rendaient pas l'argent prêté: on en était à un point où c'était la vie qu'il fallait sauver et, pour la sauver, on ne devait pas regarder à la perte d'un peu d'argent.
Alors, il s'énervait:
- On ne retrouvera la paix que par la défaite des Bulgares germaniens, s'entêtait-il. Jusqu'au bout, il faut maintenant faire la guerre jusqu'au bout!
Puis, après avoir marqué un temps
- Celle-là...
[91]
Celle-là, c'était Mme Panglosse. Un soir, il la rencontra inopinément et, perdant tout contrôle de lui-même, il voulut la narguer
- Bolchevik, persifla-t-il.
- Va donc, eh, sale Corbeau, répliqua l'autre.
Et désormais ils furent à couteaux tirés comme aux plus beaux jours de la grande querelle.
Il se rendit compte de sa maladresse. Les troupes de passage étaient de plus en plus mal en point et démoralisées. Les permissionnaires en détente revenaient maintenant, hâves, sales, barbus, pouilleux, dépenaillés, et racontaient sur ce qui se passait à l'avant des choses horrifiantes.
- Les Bulgares germaniens ? Des types comme nous, disaient-ils parfois, quand on s'étripe pas, on se parle, on se passe du tabac d'une tranchée à l'autre...
Sur les Russiens, ils étaient catégoriques
- Ils ont su y faire. Et pourquoi qu'on ne la signerait pas nous aussi, la Paix ? Qui sait maintenant pourquoi on se bat ? Question de fric, y en a qui "se sucrent", si on la crève! Et chez les Russiens, y en a plus, c'est toujours ça!
Les femmes et les vieux qui allaient encore au canton pour l'indispensable en rapportaient des sons de cloches analogues: dans toutes les villes de Franconie, des journaux de plus en plus nombreux circulaient clandestinement qui affirmaient que les Russiens étaient en train de construire le meilleur des mondes possibles, que cette guerre n'avait jamais eu de sens, que Franconiens et Bulgares germaniens se battaient surtout pour emplir les Coffres-forts des industriels et qu'il fallait de toute urgence rétablir des relations internationales [92] normales. Ils prétendaient même que dans certaines villes où d'importantes usines travaillaient pour la défense nationale, les affectés spéciaux s'étaient mis en grève à plusieurs reprises. Et qu'ils appelaient les ouvriers des villes et les paysans des campagnes à s'unir pour faire eux aussi la Révolution.
Au village, on se méfiait des ouvriers des villes et on n'était pas pour la Révolution qui risquait de conduire les petits enfants tout droit à la rôtissoire, mais on souscrivait de grand coeur à tout le reste et les exhortations du pauvre curé PanouilIon tombaient dans le désert.
On ne signa pas la Paix: tout en disputant sur le point de savoir si oui ou non les Russiens étaient en train de construire le meilleur des mondes possible, on se battit encore pendant une longue année. Durant cette année, les gens du gouvernement firent une chasse impitoyable aux défaitistes et les prisons s'emplirent. Chacun se méfiait de son voisin et on ne discuta bientôt plus qu'en sourdine. Enfin, lu seuil du cinquième hiver, alors qu'on ne s'y attendait pas et qu'on ne voyait plus de raison pour que cela finît, les Bulgares germaniens hissèrent le drapeau blanc et firent savoir qu'ils étaient prêts à déposer les armes sans conditions.
_ Enfin! dit Mme Panglosse en pensant à son bel adjudant dont une récente lettre lui avait appris qu'après ceux de lieutenant, il venait de gagner les galons de capitaine.
- Victoire! s'écria le curé Panouillon en se rengorgeant.
Enfin! soupira le village qui ne voyait pas bien de quelle victoire il s'agissait, tout le inonde y étant, à l'exception des deux débitants de boissons, plus pauvre qu'avant.
Les hommes revinrent: à chacun, les gens du gouvernement avaient fait cadeau d'un bel habit marron:
- Pour être marrons, ça c'est sûr, disaient-ils, on l'est mais on le savait!
Et ils se répandaient en imprécations et en anathèmes contre le Grand Lorrain, les gels du gouvernement, les généraux, les officiers, les parvenus qui avaient bâti des fortunes sur leurs misères et leurs souffrances. Une autre chose était sûre aussi et c'est qu'on ne les y prendrait plus!
- Ah! les salauds, ajoutaient-ils en manière de conclusion, qu'ils y reviennent!
- C'est la der des der, leur répondaient les salauds en question, pour les apaiser. Maintenant rien ne s'oppose plus à la justice universeIle, nous allons entrer dans le meilleur des mondes possibles...
- Pas dommage, firent-ils.
Et ils le crurent.
Le Tonkinois revint quelques six ou huit mois après les autres, à l'expiration de sa peine: on pressentait qu'il aurait des choses substantielles à dire et on l'attendait avec impatience.
Le soir de son arrivée, il y eut du monde à la ferme: personne ne manquait, pas même le curé Panouillon.
- C'est parce que les Bulgares germains ont suivi l'exemple des Russiens et se sont révoltés, dit-il, que les gens de leur gouvernement ont été [94] obligés de demander un armistice et que la Paix a pu être retrouvée. il faut être reconnaissant aux Russiens d'avoir donné cet exemple. Pour le reste, je crois sincèrement qu'ils sont en train de construire le meilleur des mondes possibles et que notre devoir est de les soutenir moralement...
Candasse buvait les paroles de son père.
- Sainte mère de Dieu, s'écria le curé Panouillon épouvanté.
Dans l'assistance, il y eut un remous.
Mme Panglosse éclata de son rire clair d'autrefois et il y eut un autre remous.
Puis on se sépara sans conclure.
Mais tout le monde avait compris qu'on ne tarderait pas à se retrouver entre Guelfes et Gibelins comme devant.
On se retrouva, en effet, très vite face à face et plus irréductiblement que jamais: le temps de procéder à l'inventaire des dégâts et de remettre tout en ordre.
Tout le monde fut d'accord pour convenir que la mort du Marcel était le plus important de ces dégâts. Les gens du gouvernement ayant décidé que des monuments devaient être élevés dans toutes les communes de Franconie, à la mémoire de ceux qui étaient morts au champ d'honneur, on trouva l'idée heureuse et on en éleva un sur lequel on inscrivit le seul nom du Marcel. Il y eut encore [96] une messe solennelle pour l'inauguration, mais la moitié seulement du village entra dans l'église, tandis que l'autre moitié attendait sur la place la fin de la cérémonie. Puis, drapeau en tête, tout le monde se rendit au monument au pied duquel un homme politique venu du canton prononça un discours qu'on fut unanime à déclarer un peu trop patriotard, tout de même. Le soir, la moitié qui n'était pas entrée à l'église se donna rendez-vous dans l'un des deux débits de boissons où, jusqu'à une heure avancée de la nuit, elle maudit la guerre dans les vapeurs d'alcool et la fumée du tabac. L'autre moitié témoigna évidemment du même état d'esprit dans les mêmes formes, mais dans l'autre débit.
Le dispositif de combat était en place.
Quelques mois après le Marcel était oublié: toutes les fermes avaient repris leur allure d'avant la guerre et on pensait qu'au fond, le village s'en était tiré à bon compte. La Franconie avait laissé près de deux millions de morts dans la bagarre et on savait que, dans les autres villages, les listes étaient longues sur les monuments.
Entre temps, Mme Panglosse avait régularisé sa situation sentimentale: civilement. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase: la moitié du village applaudit, l'autre cria au sacrilège. Le soir, il n'y eut de monde que dans l'un des deux débits de boissons, les habitués de l'autre ayant décidé de se recueillir chacun chez soi. Sur le coup de minuit, on entendit, pour la première fois depuis longtemps, Le grenadier de Flandres dans la rue principale. Et, le lendemain matin, ouvrant sa porte pour aller sonner l'Angélus, le curé Panouillon, [97] qui ne s'y attendait plus, faillit tomber de toute sa hauteur en apercevant Mme Panglosse qui ouvrait ses volets dans la même tenue, avec les mêmes gestes et le même rire qu'autrefois.
L'unanimité se réalisa encore sur une constatation: Mme Panglosse - on continua de l'appeler ainsi - avait beaucoup plus de chance que deux ou trois penelles du village qui avaient laissé leur innocence dans la bagarre et qui s'étaient retrouvées, chacune avec un bâtard sur les bras, pour fêter la victoire.
Après, ce fut fini, tous les ponts furent coupés.
Les foires du lundi reprirent: de nouveau, on y partit en fanfare et on en revint en ribote.
Sur cette toile de fond, la grande question qui opposa Guelfes et Gibelins fut, on s'en doute, de savoir si, vraiment, les Russiens étaient en train de construire le meilleur des mondes possibles, et s'il fallait suivre leur exemple. Mme Panglosse et le curé Panouillon restaient au centre du débat, cela va de soi, et tout se ramenait à des slogans.
A ceci, pour les uns:
- Le cléricalisme, voilà l'ennemi!
Et pour les autres:
- A bas les partageux.
Entre les deux camps et bien que l'un des deux ne lui ménageât pas les preuves de sympathie, le Tonkinois se trouva de nouveau bien seul. Il eût voulu expliquer aux uns et aux autres à la fois que le cléricalisme n'était qu'un allié de l'ennemi et que, si les Russiens avaient pris la terre aux grands propriétaires de chez eux pour la donner à leurs esclaves, ce n'était, après tout, que ce qui [98] avait été fait en Franconie cent cinquante ans plus tôt, ce dont tout le monde se louait aujourd'hui.
- Ce n'est d'ailleurs pas ce qu'on a fait de mieux, ajoutait-il, car, aujourd'hui, les terres sont tellement partagées qu'il faudrait plutôt les rassembler que les partager à nouveau, - s'associer entre nous pour pouvoir acheter des outils et que tout ce que nous vendons soit moins cher pour les ouvriers des villes. Si on ne le fait pas, nous ne pourrons bientôt plus rien vendre et nous serons tous ruinés, ce que les gros propriétaires terriens attendent pour nous acheter nos terres à vil prix. Par dessus le marché, les Russiens maintenus dans l'isolement par notre indifférence échoueront et une autre guerre viendra...
Expliquer à des paysans pour qui, après comme avant la guerre, un sou était toujours un sou, qu'ils pourraient un jour vendre leurs produits moins cher, n'était pas très adroit.
Il s'en rendait compte.
Alors, il parlait de coopératives de production, ce qui lui permettait d'enchaîner sur des problèmes qui se posaient dans les mêmes termes à propos de l'industrie, pour les ouvriers des villes.
- Si les ouvriers des villes font eux aussi, des coopératives de production, disait-il, ce qu'ils fabriquent, ils nous le vendront moins cher aussi puisque c'est le profit que leurs patrons s'octroient sur leur travail qui enchérit tout. Nous vendrons moins cher, mais nous achèterons moins cher, ce qui reviendra au même. Et eux recevront de meilleurs salaires avec lesquels ils pourront nous acheter plus, ce qui sera bien mieux, car quand nous [99] aurons des outils, nous produirons beaucoup plus...
C'était déjà plus solide.
Mais les passions étaient déchaînées et ces spéculations restaient sans écho: on ne les écoutait que par politesse et toujours on en revenait à Mme Panglosse et au curé Panouillon, au cléricalisme et aux partageux.
Toutes les semaines, le Tonkinois recevait du canton une vingtaine d'exemplaires d'un nouveau journal, La Burgondie ouvrière et paysanne: il les distribuait gratuitement; parfois on les lisait d'un oeil amusé et ça n'allait pas plus loin. Candasse était son lecteur le plus intéressé et même un lecteur fervent.
Il en allait autrement au canton et dans toutes les villes de Burgondie: le journal que recevait le Tonkinois avait réussi à y convaincre les ouvriers des usines que tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles si, comme les Russiens, ils faisaient la Révolution. On y tenait presque tous les soirs des réunions orageuses dans les cinémas, les théâtres, les brasseries, et souvent dans la journée aux portes des usines: la Franconie tout entière fut, un jour, littéralement submergée par une vague de grèves qui mit des mois à se retirer malgré que les gens du gouvernement eussent chargé l'armée "d'assurer la liberté du travail", c'est-à-dire d'y reconduire les ouvriers et de les y maintenir de force.
Au village, on était tenu au courant des événements par La Croix de Burgondie et Le Petit Burgondien, qui étaient l'un et l'autre très sévères [100] pour les grévistes. Car, si Le Petit Burgondien continuait à prétendre que "le cléricalisme voilà l'ennemi" il n'en-tombait pas moins d'accord avec La Croix de Burgondie pour reconnaître que les ouvriers des villes étaient des partageux qui agissaient sur les injonctions d'émeutiers professionnels à la solde du nouveau gouvernement russien. La Burgondie ouvrière et paysanne, que le Tonkinois continuait à distribuer gratuitement, prétendait bien que les grévistes voulaient seulement la justice sociale, complément nécessaire de la justice civile intronisée dans les moeurs par la grande Révolution franconienne, mais le curé Panouillon l'avait mise à l'index et Mme Panglosse qui s'y était cependant abonnée ne la défendait que comme la corde soutient le pendu. Les paysans se méfiaient toujours des ouvriers des villes et elle n'avait qu'une audience très limitée.
- Un torchon, disaient les amis du curé Panouillon.
- Bien sûr, répliquaient ceux de Mme Panglosse, les gens du gouvernement ont tort d'envoyer l'armée contre les ouvriers, mais eux, ils ont tort de se mettre en grève et de foutre la pagaille. Faut de l'ordre!
- Ah! faut de l'ordre ? triomphaient les amis du curé Panouillon.
- A bas la calotte, tranchait alors Mme Panglosse.
- A bas la sociale!
Le débat était sans issue.
Un jour, il prit fantaisie aux grévistes du canton de venir au village et d'aller de ferme en [101] ferme solliciter un secours qui leur permettrait de continuer le combat contre leurs patrons. Ils furent très mal reçus: le Tonkinois, Mme Panglosse et seulement un ou deux autres leur donnèrent quelque chose. Ailleurs, on les traita de fainéants ou on les éconduisit plus ou moins civilement. Le curé Panouillon leur dit qu'il les comprendrait dans sa prière du soir et que, sa messe du lendemain, il la dirait à leur intention.
- Puisse le Très-Haut, ajouta-t-il, exaucer ma prière et vous ramener à de meilleurs sentiments.
Les grévistes quittèrent le village en passant par les champs et ils emportèrent tout ce qu'ils purent.
Ce fut un beau concert.
- Leur cause est juste et leurs enfants ont faim, dit le Tonkinois. Si vous l'aviez compris, ils ne vous auraient pas pillés. Et, s'ils ont emporté plus que vous ne leur auriez donné, cela s'appelle seulement être puni par où l'on a péché...
C'était nettement subversif. Le curé Panouillon voulut intervenir.
- L'aumône est soeur de la prière, lui dit sévèrement le Tonkinois.
Le curé blêmit et resta coi.
Le coup avait porté. Mme Panglosse eut le bon goût de ne rien dire et personne n'insista.
Mais, dans les jours qui suivirent, les grévistes firent de nouvelles incursions dans le finage et les champs du Tonkinois ne furent pas plus épargnés que ceux des autres.
- On est aussi puni par où l'on n'a pas péché, lui fit remarquer quelqu'un.
Il haussa simplement les épaules.
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Pour en finir, les gens du gouvernement choisirent, dans toute la Franconie, les quelques centaines de personnes les plus représentatives du mouvement ouvrier, les accusèrent soit d'intelligence avec les Russiens, soit de complot contre la sûreté intérieure de l'Etat et les jetèrent en prison. Ainsi décapité le mouvement tourna court et tout rentra dans un ordre approximatif.
Candasse ne connut de ces événements que par les lettres de sa mère. Le Tonkinois pensait que les riches arrivaient à faire ce qu'ils voulaient des pauvres parce qu'en plus les pauvres étaient ignorants, et ce qui précède dit assez qu'il ne voulait pas que ses enfants le fussent.
- On se serrera un peu, disait-il, et puisque celui-ci est en âge... Après, on verra pour les autres.
- Il a une bonne tête, avait assuré Mme Panglosse, on en fera quelque chose.
Candasse avait donc été envoyé dans la capitale de la Burgondie pour y suivre les leçons du savant Pédantin dont le renom était national.
Au vrai, aller passer de longues années dans la capitale de la Burgondie, fût-ce pour y suivre les leçons du savant Pédantin, ne l'enchantait guère: dans le sanctuaire de Mme Panglosse, il avait entendu parler d'un certain Colas Breugnon qui travaillait le bois avec une telle passion et en tirait de si,belles choses avec tant de poésie qu'il avait rêvé d'être menuisier.
- Justement, il n'y en a pas au village, ça tombe bien, pensait-il, car ses goûts étaient pastoraux.
Mais, son père l'avait mis en garde.
- Quand tu seras bachelier, il sera toujours temps d'apprendre le métier de menuisier et, si le coeur t'en dit, je n'y vois aucun inconvénient, au contraire. Tandis que, si tu apprends maintenant le métier de menuisier, après tu ne pourras plus être bachelier...
L'argument était sans réplique et il s'était incliné.
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Déclaration
internationale des droits de l'homme, adoptée par l'Assemblée
générale de l'ONU à Paris, le 10 décembre
1948.