LE Tonkinois qu'il retrouva était un homme déçu; - déçu et amer: il prétendait que la Révolution russienne avait été détournée de ses voies par ses propres promoteurs; que, sous le couvert de la dictature du prolétariat, ceux-ci faisaient peser sur le prolétariat, la plus effroyable des dictatures; qu'ils avaient supprimé la liberté de parler et d'écrire; que, reprenant les méthodes mêmes du despote qu'ils avaient chassé, ils envoyaient des millions de paysans et d'ouvriers dans des camps de concentration, rétablissaient la propriété privée, le droit d'héritage, [162] etc.., etc. Il ajoutait encore qu'ils ne se maintenaient au pouvoir que grâce à l'appui de l'armée et de la police et, ce qui était à ses yeux le plus grave, qu'ils avaient tenté d'asservir le mouvement ouvrier du monde entier, de le transformer en une sorte d'agence à succursales multiples, de propagande en faveur du nationalisme russien.
- En conséquence de quoi, concluait-il, il n'y a plus de mouvement ouvrier, le Parti s'est vidé et les syndicats de même.
Candasse n'en croyait pas ses oreilles. Il dut en croire ses yeux: à l'appui de sa thèse, le Tonkinois lui montra les plus récents numéros de la Burgondie ouvrière et paysanne:
- Ça ne paraît plus que deux fois par mois, et encore: faute de lecteurs!
Il y retrouva, en première page et présentées comme des réalisations socialistes, toutes les accusations formulées par le Tonkinois. Les autres pages étaient pleines de ragots des usines et des villages: ici, un contremaître était accusé de despotisme, là un curé courtisait une fille, ailleurs un maire n'avait pas encore fait construire la pissotière commandée par les règles de l'hygiène etc. Rien sur les grands problèmes qui eussent été susceptibles de retenir l'attention des Franconiens dans leur ensemble, rien qui se rattachât directement au grand espoir qui, la guerre terminée, avait subjugué les ouvriers, aucune idée force, rien de substantiel.
Candasse fut bien obligé de se rendre à l'évidence: le meilleur des mondes possibles était présenté de telle sorte qu'il n'était qu'une tragique caricature de monde et on ne se donnait même [163] plus la peine de dégager les voies qui y conduisaient.
- Une feuille de chou, laissa-t-il tomber, le coeur gros.
- Hélas! dit le Tonkinois.
Puis, après un temps:
- Parce que les Russiens ont été les premiers, après trois années de guerre, à montrer la nécessité du retour à la Paix et à en indiquer les voies, nous avons cru en eux aveuglément. C'est toujours ainsi, le pouvoir pervertit tous ceux qui y accèdent et ils s'y conduisent toujours comme ceux qu'ils en ont chassés. L'exemple de la Franconie et de ses quatre Révolutions eût dû nous servir de leçon... La vraie Révolution ne se fera pas par la conquête du pouvoir, mais par sa destruction. Et elle n'empruntera pas les voies de la violence: qui vient par le tambour, s'en va par la trompette.
En attendant la fin de sa permission, date avant laquelle l'administration l'avait informé qu'il ne lui était pas possible de lui donner un poste, Candasse s'occupa des travaux de la ferme.
Il essayait de ne plus penser.
Un jour, pourtant, il résolut d'aller voir le petit rouquin et il se présenta au bureau de La Burgondie ouvrière et paysanne. Quelqu'un le reçut qu'il ne connaissait pas.
- Le petit rouquin? La Direction du Parti - on sentait qu'il mettait des majuscules aux mots - s'est aperçue qu'il était un agent de la Bourgeoisie... Tu penses bien que ce n'est pas ici qu'il faut venir demander de ses nouvelles!
Puis, comme Candasse en restait perplexe
- Mais, qui es-tu?
[164]
La question acheva de le désemparer. Il s'aperçut soudain que l'homme était seul et cette pièce qu'il avait connue si animée lui parut comme à l'abandon.
- Mon nom ne te dirait rien, fit-il.
Et il partit.
Il trouva le petit rouquin chez lui et ils eurent une longue conversation.
Il était désespéré, le petit rouquin. D'abord par son aventure personnelle:
- Ils ont voulu déclencher une grève pour obliger les gens du gouvernement à revenir sur une position qu'ils avaient adoptée dans le problème chinois. J'ai dit que cette grève était par avance condamnée à l'échec. Ils en ont quand même lancé l'ordre. Naturellement, une vingtaine d'ouvriers seulement les ont suivis qui ont été automatiquement jetés à la rue. Alors, ils ont dit que c'était moi qui avais torpillé l'affaire et ils m'ont exclu: un traître, un renégat, un vendu, voilà ce que je suis, maintenant!
Candasse ne comprenait pas que personne n'ait protesté:
- Protester? Mais c'était impossible: La Burgondie ouvrière et paysanne ne pouvait paraître régulièrement que grâce à une subvention du Parti dont les caisses étaient elles-mêmes alimentées par les Russiens. Pour emporter la décision, il a suffi au Parti de dire qu'il cesserait de subventionner un journal qui abandonnerait la lutte révolutionnaire: les gens ont suivi la direction du Parti pour sauver leur journal et maintenant, le journal est quand même condamné à mort parce qu'il a perdu tous ses lecteurs et que la subvention ne suffit pas.
[165]
J'imagine que les Russiens ont obtenu de la Direction du Parti qu'elle lance cet ordre de grève par le même procédé: en la menaçant de lui couper les vivres. C'est ainsi: qui paie commande...
- Mais ton exclusion?
- Simplement parce qu'il fallait des responsables de l'échec. Quant aux motifs, qui veut tuer son chien... Ce n'était d'ailleurs pas difficile dans mon cas, puisque je m'étais déclaré contre la grève! Ici, les gens croient que si je m'étais déclaré pour, elle aurait réussi. Tu vois la suite...
Tout, en effet, était très clair dans cette explication.
- Et maintenant? demanda Candasse.
- Maintenant?... Hélas!..,. Avant longtemps il n'y aura rien à faire. Il nous faudra d'abord prendre conscience que changer les hommes au pouvoir, c'est seulement changer de maîtres et de chaînes, qu'il est plus facile - et surtout plus indiqué! - de détruire le pouvoir que de le conquérir fût-ce par la tactique du cheval de Troie et que le responsable de tout ce qui nous arrive, c'est le dénommé Marx avec sa thèse de la conquête nécessaire, - par la violence, de surcroît. Cela demande un long et patient travail d'éducation...
Vois un peu, le Parti s'est vidé au profit du Parti socialiste cependant discrédité par la guerre et qui veut conquérir le pouvoir par le canal du parlementarisme. Le pouvoir, toujours le pouvoir: le mythe est bien enraciné. Il faudrait orienter l'opinion ouvrière vers le syndicalisme, mais là encore, il y a quatre ou cinq sortes de syndicalistes dont aucune n'est valable: les uns sont inféodés à l'Eglise, les autres à l'Etat, d'autres encore aux [166] Russiens... Conséquence: les ouvriers ne voient aucune raison de choisir entre les uns et les autres. De ce côté non plus, il n'y aura pas d'espoir avant longtemps.
- Et si on essayait d'arracher les uns à l'influence de l'Eglise et de l'Etat, les autres à celle des Russiens?
- D'ici à ce qu'on nous entende...
Ils se quittèrent sur des considérations très pessimistes mais en se promettant de se revoir.
Une circonstance tout à fait fortuite fit qu'ils se revirent plus souvent qu'ils ne l'eussent espéré: Maître Jobelin Tourourt étant mort prématurément, à l'expiration de sa permission libérable, Candasse fut désigné pour le remplacer à l'Etablissement du savant Pédantin et vint s'installer dans la capitale de la Burgondie. Dès lors, il ne se passa plus de jour qu'ils n'allassent l'un chez l'autre et qu'on ne les rencontrât sur les trottoirs, devisant côte à côte au pas de promenade. Eux lisaient sur tous les visages qu'on se souvenait de leurs campagnes virulentes et qu'on s'étonnait de ne plus entendre parler d'eux.
Il leur arrivait souvent de se trouver brusquement face à face avec des camarades de l'ancienne équipe, rentrés pour les mêmes raisons qu'eux, dans le train-train de la vie quotidienne. On s'arrêtait, on bavardait un peu, on échangeait des souvenirs sur les temps héroïques et on se séparait sur la conviction qu'il n'y avait rien à faire pour ressusciter le mouvement ouvrier tué par le Parti qui mourait lui-même de cet assassinat.
Cela créait une atmosphère lénifiante.
[167]
Après de telles rencontres, le petit rouquin était chaque fois plus pessimiste.
Candasse, cependant n'avait pas perdu le goût de rechercher les voies susceptibles de conduire au meilleur des mondes possibles.
Il n'acceptait pas cette défaite.
Un jour, il s'avisa qu'il n'avait pas été exclu du Parti et que, s'il devait le quitter, du moins n'avait-il pas le droit de le faire sans prendre correctement congé. Et puis, qui sait? Peut-être le Tonkinois, le petit rouquin et lui-même, s'exagéraient-ils l'étendue du mal. Il se présenta donc à une assemblée générale mensuelle de la section locale.
Moins d'une douzaine de personnes étaient réunies dans cette salle où dix-huit mois auparavant, Candasse avait encore parlé devant près de deux cents militants décidés et enthousiastes. Sur aucun de ces visages, il ne put mettre un nom. Il dut décliner le sien et il vit qu'il signifiait quelque chose seulement pour l'homme qui, quelques semaines plus tôt, l'avait accueilli au bureau de La Burgondie ouvrière et paysanne. Après l'avoir invité à s'asseoir et sans plus s'intéresser à lui, celui-ci déclara la séance ouverte et sortit une liasse de papiers de sa serviette.
- J'ai d'abord quelques communications à vous faire, commença-t-il.
Et il donna lecture d'une très longue note ronéotée sur un plan quinquennal que les Russiens conduisaient victorieusement à son terme au milieu des pires embûches dressées sous leurs pas par les pays capitalistes. Puis d'une autre presqu'aussi longue sur un général chinois qui avait paraît-il réussi à étendre le régime russien à presque toute [168] l'Asie. Enfin, d'une troisième et dernière sur les déviations de droite et de gauche à l'intérieur du Parti. Ici, il était question de la ligne et de la nécessaire autocritique pour rechercher ceux qui s'en écartaient afin d'en épurer le Parti, c'est-à-dire, de le renforcer et de lui permettre d'accomplir les tâches qu'il s'était fixées envers et contre toutes les oppositions. Sur ces tâches elles-mêmes, rien.
Il lisait tout cela sur un ton désespérément monocorde. Par moments, il éprouvait le besoin de faire un commentaire et il disait: c'est clair. Ou bien: c'est évident. Ou encore: vous me suivez camarades? Et il continuait. A la fin de la dernière note, il fut plus prolixe et il dit: telles sont les directives du Parti. Puis
- Quelqu'un a-t-il des explications à demander ou des suggestions à faire?
Personne n'avait rien à dire.
Ce que voyant et bien qu'il fût très tard déjà, Candasse demanda si la section avait un point de vue sur la politique sociale des gens du gouvernement et sur les moyens pratiques de résorber le chômage à l'échelon local ou régional.
On lui fit remarquer que ces problèmes n'étaient pas à l'ordre du jour.
Il insista et ce fut la bagarre.
Six mois plus tard, après avoir assisté encore à quatre ou cinq réunions semblables au cours desquelles il tenta chaque fois mais vainement de ramener l'attention sur les problèmes actuels en fonction des données doctrinales et humaines, il fut à son tour exclu du Parti sous un flot d'injures des plus ordurières.
- C'est plus clair ainsi, dit-il au petit rouquin.
[169]
- Et maintenant? lui demanda seulement celui-ci.
Candasse comprit qu'il lui retournait une de ses questions et il ne dit rien. Mais il lui semblait qu'il avait levé un obstacle sur sa route et non des moindres. C'était comme si une nouvelle période de sa vie commençait. Il se sentait libre, maître de soi et il y entrait avec confiance.
Ce que fut cette période?
Dire que Candasse en garda des souvenirs qui fussent dignes d'être notés, serait exagéré: ce fut une période morne et plate, - sans âme.
Les gens du gouvernement avaient maintenant trouvé un prêteur attitré sous les espèces d'un peuple industrieux, extrêmement riche, vivant sur un continent immense et lointain, au-delà des mers, le Peuple de l'Autre-bout. De l'argent obtenu et qui leur arrivait à peu près régulièrement, ils avaient fait trois parts: l'une pour entretenir l'armée et la police, l'autre pour acheter la presse, ce qui leur permettait de façonner l'opinion, la troisième qu'ils distribuaient aux industriels et aux marchands, opération qu'ils appelaient l'investissement productif.
Les Bulgares marocains avaient été mis à la raison. Ici encore, les industriels et les marchands trouvaient leur compte.
Les Bulgares germaniens se relevaient lentement mais sûrement: ils payaient en nature, notamment en charbon une partie de leur dette, ce qui faisait l'affaire de nos industriels et leurs marchands passaient avec les marchands franconiens, de fructueux marchés ce qui faisait l'affaire de tout le monde. Il y avait bien le solde de la dette [170] qui restait en discussion: ils se bornaient à trouver ce solde beaucoup trop élevé ce qui était une manière de ne pas le reconnaître sans le renier. Mais, comme les industriels et les marchands franconiens ne disaient trop rien ou n'en parlaient visiblement plus que pour la forme, cela ne soulevait pas de grosses difficultés et, en tout cas, ne pouvait pas être un sujet de débat public.
De ce côté on se partageait des dépouilles et des prébendes: le vent était à l'euphorie, à une euphorie qu'on se gardait de troubler par des spéculations métaphysiques et, faute des sujets de s'affronter dont on se gardait, on avait fini par ne plus savoir exactement qui était Guelfe et qui était Gibelin.
La propagande russienne était toujours nulle dans ses effets. Les ouvriers des villes étaient désemparés. Les paysans des villages aussi à qui les industriels ne fournissaient plus de sujets de zizanie et qui étaient incapables d'en trouver eux-mêmes. Chez les uns comme chez les autres, le vent était à la résignation.
Au lieu des Guelfes et des Gibelins, il n'y avait donc plus, dans toute la Franconie, que des euphoriques et des résignés.
Il arrivait encore qu'on entendit de loin en loin les anciens cris de ralliement "Le cléricalisme, voilà l'ennemi" ou "A bas les partageux" mais ils n'étaient plus poussés que par quelques fanatiques et on les considérait généralement comme de stupides provocations. De part et d'autre, ils restaient sans écho. Dans l'indifférence générale et grâce à une habile exploitation de la doctrine du sou qui était un sou, les gens du gouvernement, [171] les industriels et les marchands qui avaient maintenant partie liée, avaient même réussi un extraordinaire coup de maître.
Cette doctrine du sou qui était un sou était vraiment séduisante. Les gens du gouvernement, les industriels et les marchands avaient de tout temps expliqué aux Franconiens qu'en s'ingéniant à dépenser le moins possible de l'argent qu'ils gagnaient en travaillant, ils pourraient épargner quelques sous chaque jour, que vingt sous faisaient un franc et beaucoup de francs, de grosses sommes avec lesquelles ils pourraient, au bout d'un certain temps, se procurer des choses substantielles. A l'appui, ils publiaient dans les journaux qui leur étaient dévoués, à combien de sous correspondait le prix d'une petite maison et d'un lopin de terre et le nombre de jours qu'il fallait au Franconien le plus pauvre pour les épargner. Ils indiquaient aussi les meilleures façons d'épargner: se priver d'une cigarette par jour, d'une séance de cinéma par mois, d'un bock de bière par semaine, acheter du pain bis au lieu de pain blanc, des vêtements de coton et non de laine, des souliers d'une certaine qualité, etc. En moins de vingt-cinq ans, il était facile d'avoir sa maison à soi ou d'agrandir son lopin de terre. Et vingt-cinq ans, c'était vite là. Dans tous les foyers franconiens peu aisés, on s'était mis à faire des comptes...
Tout avait été prévu pour le succès de l'opération petite-maison-lopin de terre. Les gens du gouvernement, les industriels et les marchands avaient en outre expliqué que la tactique bas de laine ou pile de draps pour garer les sommes épar [172] gnées était une très mauvaise tactique: d'abord, à portée de la main, ces sommes constituaient une tentation permanente à laquelle on aurait du mal à ne pas céder un jour ou l'autre et, surtout, un hasard malencontreux pouvait faire que des voleurs les découvrissent et s'en emparassent. La Franconie était, certes, un pays d'honnêtes gens, mais on ne pouvait faire que, dans le troupeau, il n'y eût quelques brebis galeuses, gens sans scrupules, voleurs, brigands de grands chemins, chauffeurs de pieds et autres perceurs de murailles. Les faits divers des journaux étaient là qui corroboraient malheureusement mais fort à propos cet argument.
Pour protéger les petites gens à la fois contre les voleurs et contre leur propre tentation, c'est-à-dire contre eux-mêmes, les gens du gouvernement, les industriels et les marchands avaient donc ouvert, dans toute la Franconie, de nombreux guichets où on pouvait déposer l'argent qu'on épargnait. Et afin que personne ne se méprît sur leurs intentions, ils avaient précisé que les sommes versées pouvaient être retirées à tout moment, bien qu'ils ne le conseillassent qu'à bon escient, c'est-à-dire pour des raisons qui en valussent la peine. Le langage qu'ils parlaient était celui du coeur: ils invoquaient le devoir de solidarité entre les hommes qui imposait aux plus aisés d'aider en toutes circonstances ceux qui l'étaient le moins. En plus, ils avaient promis un intérêt: tant pour cent qui s'ajouteraient au capital déposé.
Les petites gens les trouvèrent magnanimes et ils portèrent leur argent. En échange, ils reçurent [173] un carnet qui établissait leur droit de propriété sur les sommes qu'ils avaient versées.
Pendant les premières années, tout marcha très bien: il y avait beaucoup de dépôts et pour ainsi dire pas de retraits. Tout marchait encore très bien vers la trentième année du système: on continuait à déposer pour acheter un lopin de terre plus grand ou une plus belle petite maison et on retirait encore peu. Et le montant des avoirs s'arrondissait sur les carnets. De toutes façons, les dépôts compensaient largement les retraits. C'est vers la cinquantième année que tout se gâta: pour beaucoup de petites gens, le lopin de terre ou la petite maison des rêves étaient là. On commença de retirer plus qu'oin n'apportait: il fallut rendre l'argent.
Or, l'argent n'était plus là: les gens du gouvernement, les industriels et les marchands l'avaient dépensé dans toutes sortes d'aventures dont la guerre contre les Bulgares germaniens, l'expédition contre les Bulgares marocains, etc. qui avaient rapporté de gros profits individuels mais dont l'heure était venue d'avouer qu'elles constituaient des désastres collectifs. Ils en avaient même prêté aux Russiens pour acheter leur alliance contre les Germaniens et celui-là était irrémédiablement perdu: comme celui qui leur avait été prêté directement par les particuliers. Ils en avaient aussi prêté à d'autres petites nations d'Europe centrale pour leur permettre d'acheter des armements à nos plus grands industriels. Celui-là n'était pas tout à fait perdu, mais, tout en reconnaissant leur dette, ces petites nations demandaient de longs délais pour s'acquitter des intérêts. Et les petites gens étaient là qui voulaient acheter tout de suite leur petit [174] lopin de terre ou leur petite maison. Organiser une souscription parmi les industriels et les marchands pour rembourser était une opération qui s'excluait d'elle-même: c'eût été leur demander d'abandonner une grande partie des profits qu'elle leur avait rapportés. Ne pas rembourser les petites gens, il n'y fallait pas compter. La situation était sans issue.
C'est alors que le Grand Lorrain eut une idée de génie: rembourser en faux billets auxquels on aurait, au préalable, pris le soin de donner toutes les apparences des vrais. La planche à billets était là qui ne demandait qu'à fonctionner. Après que les industriels et les marchands eurent transformé les leurs en or ou en propriétés foncières, les gens du gouvernement firent imprimer environ cinq fois plus de billets qu'il n'y en avait en circulation.
Et ils les donnèrent aux petites gens qui se présentaient aux guichets pour demander le remboursement des sommes qu'ils avaient épargnées.
Ainsi les petites gens ne s'aperçurent pas du vol: on leur rendait exactement ce qu'ils avaient déposé et, en plus, les intérêts promis.
Mais le prix du petit lopin de terre ou de la petite maison s'était, lui aussi, trouvé multiplié par cinq. La plupart d'entre eux, ne pouvant plus se procurer ni l'une, ni l'autre, reportèrent à plus tard la matérialisation de leurs espoirs et, non seulement renoncèrent à retirer leur argent, mais encore continuèrent à se priver et à en apporter d'autre.
En maudissant, bien sûr, ce fâcheux contretemps, mais en faisant contre mauvaise fortune bon coeur.
[175]
- Si près du but, dirent-ils d'abord.
Puis:
- Mais on y arrivera
Et ils se privèrent de plus belle.
Les gens du Gouvernement, les industriels et les marchands leur dirent que cette opération s'appelait une dévaluation et ils en firent vanter les heureux effets par les journaux.
Quand les petites gens allaient chez le boulanger, l'épicier ou le boucher, ils remarquaient bien que tout ce qu'ils achetaient était beaucoup plus cher qu'avant Combien de fois, ils ne le calculaient pas. Mais les journaux leur faisaient observer que les industriels payaient des salaires à un taux trois au quatre fois plus élevés et qu'aux paysans des villages, les marchands achetaient les denrées agricoles à un prix, lui aussi, trois ou quatre fois plus élevé.
- On dépense beaucoup plus, disaient alors les petites gens, mais on gagne beaucoup plus.
De fait, à la fin de chaque quinzaine, ou de chaque mois il leur restait beaucoup plus de francs. Ils les portaient aux guichets et ils constataient que, sur les carnets, les sommes figurant à leur crédit s'arrondissaient beaucoup plus rapidement, qu'auparavant. S'ils y avaient par hasard pensé, ils oubliaient bien vite que ces francs valaient cinq fois moins: ils en recevaient et ils en pouvaient épargner trois ou quatre fois plus, c'est tout ce qu'ils voyaient.
Et ils trouvaient que c'était bien.
Parfois, mais assez rarement, il leur arrivait de penser avec amertume au lopin de terre ou à la [176] petite maison dont l'achat était reporté à une date ultérieure et de le laisser percer. Mais, d'une part, ils pensaient aussitôt que cette date n'était pas si lointaine qu'ils l'avaient d'abord craint, et, de l'autre, les journaux étaient là, qui les ramenaient aux saines et roboratives propositions de la raison. C'était là, concédaient volontiers les journaux, un inconvénient de la dévaluation, mais, en même temps, ils demandaient de convenir que c'était le seul. Qu'il n'était pas très grand puisque laissant entiers tous les espoirs, il ne les obérait que d'un léger retard. Que, frappant également tout le monde, les rapports de fortune entre les citoyens étaient inchangés, ce qui lui donnait un caractère éminemment démocratique. Enfin qu'il était largement compensé par ses avantages côté salaires et carnets d'épargne.
Au surplus, ajoutaient-ils insidieusement, si on voulait à toutes forces ne voir que l'inconvénient de cette mesure de salut public, il fallait en rendre responsables, non les gens du gouvernement qui n'y pouvaient rien, mais la guerre qui avait coûté cher, et de la guerre, les Bulgares germaniens qui l'avaient rendue inévitable, qui payaient mal leurs dettes, remettaient en ordre leur économie et leurs institutions avec l'argent qu'ils devaient aux Franconiens et relevaient déjà insolemment la tête.
- Avec ces salauds-là, concluaient tout naturellement les petites gens, on n'est jamais sûr!
Ces salauds-là, c'étaient évidemment les Bulgares germaniens.
Aussi, quelque temps après, quand les gens du gouvernement leur dirent, tout en laissant entendre [177] qu'il n'y avait encore aucun danger, qu'il fallait cependant se tenir prêt à toute éventualité, que le meilleur moyen d'éviter une nouvelle agression était d'être fort, c'est-à-dire d'avoir une bonne armée et que, pour avoir une bonne armée, il fallait payer un peu plus d'impôts, l'acceptèrent-ils sans trop de peine. Et les gens du gouvernement les accablèrent d'impôts indirects qu'ils reversaient ouvertement aux industriels chargés de doter l'Armée du matériel nécessaire et aux marchands, par le moyen d'une fraude. fiscale sur laquelle ils fermaient discrètement les yeux.
Tu vois bien, disait le petit rouquin à Candasse... On leur a fait faire la guerre, on les a volés comme au coin d'un bois pour le payer: pour fes consoler, on continue à leur prendre leur argent et ils acceptent!... C'est donc qu'ils trouvent que tout est bien ainsi. Et toi, tu voudrais leur faire admettre exactement le contraire. Et leur dire que tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles si... et patati et patata. Mais non mon vieux: pour eux, le meilleur des mondes possibles, c'est celui du lopin de terre et de la petite maison. Ils ne les auront jamais, mais il suffit qu'on les leur promette. Il faudrait que tu leur promettes un plus beau lopin de terre ou une plus belle petite maison. Et ça, est-ce que tu peux, dis? Même pas. Alors...
Au vrai, si Candasse n'avait pas perdu l'espoir de ramener un jour les ouvriers des villes et les paysans des villages aux propositions de ce qu'il croyait être le bon sens, il se dépensait beaucoup moins en faveur du meilleur des mondes possibles.
[178]
Ses efforts les plus clairs et les plus réguliers, il les faisait porter sur l'Etablissement du savant Pédantin où, très rapidement, il avait été considéré comme un franc-tireur et un inadaptable, ce qui lui valait de nombreux tracas d'ordre administratif. Le savant Pédantin était resté le savant Pédantin et ceci suffit à expliquer cela.
Outre le petit rouquin, il avait renoué avec quelques autres camarades de jadis, déçus comme lui et comme lui conscients d'une impuissance qu'ils espéraient passagère. On allait chez l'un chez l'autre et on passait les soirées à remâcher le désastre et à se perdre en conjectures sur les possibilités de limiter les dégâts et de reprendre le combat. Dans ce petit cercle, on ne retrouvait ses manières de voir et d'interpréter les événements que par les publications libertaires: de petits brûlots qui ne voulaient à aucun prix entendre parler de conquête du pouvoir et qui paraissaient comme et quand ils pouvaient.
Il arrivait bien qu'on eût à leur reprocher quelque incohérence ou quelque ingénuité.
Mais elles sentaient si bon la liberté et la bonne foi!
De temps à autre, on se cotisait pour leur envoyer un peu d'argent.
Et on les faisait circuler.
C'est pendant cette période que Candasse se maria: ils n'eurent ni l'un, ni l'autre et à aucun moment, l'impression qu'ils vivaient l'aventure originale dont parlaient alors les littérateurs à sensation.
Car ils ne concevaient l'un et l'autre que des voies simples.
[179]
Ils avaient seulement entendu, tous deux au même moment, le printemps qui chantait.
Ils s'aimèrent et ils se marièrent.
Tout naturellement, c'est-à-dire comme tout le monde et non comme il est dit dans les livres.
IL y avait trois attitudes possibles, pour ceux qui, ayant tenté d'arracher le Parti à l'influence des Russiens, en avaient été exclus ou qui, après s'être rendu compte que c'était impossible l'avaient quitté d'eux-mêmes: renoncer au combat en déclarant que le meilleur des mondes possibles n'était pas fait pour être habité par des hommes, reprendre le combat sous une autre forme, en adhérant au Parti socialiste avec l'intention de l'arracher aux influences parlementaristes et étatistes qu'il subissait, ou enfin, rester [182] dans une expectative vigilante et guetter le moment où il serait possible de reconstituer un mouvement ouvrier dans l'esprit de ses meilleures traditions. Les trois attitudes valaient la même dose d'injures de la part des Russianisés et cette dose était si forte que, vingt ans après, un philosophe si grand qu'il était seul à comprendre ce qu'il disait, écrivait: "Le Parti les a couverts de ni..." et qu'il leur voyait encore "un sourire tendre et l'oeil légèrement hagard".
Dans le premier cas, on disait qu'on allait planter ses salades on ses choux car telles sont les fantaisies de la réminiscence. C'était la solution adoptée par le plus grand nombre et, n'eût été Candasse. le petit rouquin y eût volontiers incliné.
Le Tonkinois entra au Parti socialiste.
- Au point où nous sommes, on ne risque rien d'essayer, dit-il.
Candasse ne voulut pas courir ce risque et il avait toujours l'espoir tellement à fleur de peau, il était resté si prêt à s'enthousiasmer sous le premier prétexte, qu'il s'en félicita presqu'aussitôt: le jour arriva, en effet, très vite où ceux qui n'étaient allés, ni planter des salades, ni au Parti socialiste, s'aperçurent qu'ils étaient quelques centaines en Burgondie soit quelques milliers pour toute la Franconie et qu'ils maintenaient des rapports entre eux dans de petits cercles comme celui dans lequel évoluait Candasse. De cette constatation au désir de généraliser ces rapports et de les rendre plus étroits, il n'y avait qu'un pas et ils le franchirent allègrement.
C'est ainsi qu'ils conçurent le projet de rédiger une proclamation dont le thème central était la [183] Révolution constructive, c'est-à-dire non violente, le meilleur des mondes possibles y étant présenté sous la forme d'une société, sans classes par conséquent sans Etat.
Ils la rédigèrent avec amour. Pendant des semaines ils la polirent et la repolirent.
Quand elle fut prête, ils eurent I'impression qu'ils avaient mis sur pied un document de l'importance du Manifeste communiste et qu'il était destiné à un aussi grand retentissement.
Ils trouvèrent entre eux l'argent nécessaire à la publication et ils purent même en faire une abondante distribution.
Du monde entier, ils reçurent encouragements et félicitations d'hommes qui avaient eu un nom dans le mouvement ouvrier, mais qui étaient maintenant comme eux, sans influence sur lui. Ils furent aussi attaqués: injurieusement, cela va de soi, par ceux qui prétendaient maintenir le mouvement ouvrier sous l'influence russienne, violemment mais correctement par ceux qui s'enlisaient en son nom dans un parlementarisme sans issue, et ceci leur parut de bon augure.
On crut que le coup avait porté et on ne douta plus du succès.
Alors, on fit un journal, à la fois pour justifier les encouragements qu'on avait reçus et pour défendre la proclamation contre ceux qui l'attaquaient. Pour éviter toute méprise sur la nature de la clientèle à laquelle on s'adressait, on l'appela Le Travailleur Franconien, et, afin qu'il ne fit pas figure de parent pauvre, on décida qu'il paraîtrait tous les samedis.
On n'avait peur de rien.
[184]
Par quel miracle cette expérience put-elle s'étendre sur deux années, Candasse qui s'en était vu confier la responsabilité en raison d'un dynamisme auquel les autres ne cessaient de rendre un hommage d'ailleurs mérité, ne se l'expliqua jamais: six mois après, la plupart de ceux qui s'étaient ralliés à cette idée, se rendant compte que s'ils avaient rencontré quelques échos dans les sphères très restreintes où le byzantinisme politicien était roi, ils n'en avaient par contre rencontré aucun chez les ouvriers des villes et les paysans des villages, étaient retournés au désespoir et le journal n'avait plus que quelques centaines de lecteurs, - un millier au maximum.
Mais on avait gardé la sympathie des brûlots libertaires. On avait suscité celle d'un petit groupe d'hommes qui, dans la capitale de la Franconie, avaient tenté une expérience parallèle sur le plan du syndicalisme et l'enthousiasme d'un autre petit groupe qui avaient, eux, décidé de se battre sur celui du Pacifisme intégral.
Candasse crut que c'était beaucoup: encouragé par le dernier carré des fidèles, il voulut mettre un point d'honneur à ne pas avouer l'échec.
Et, pendant dix-huit mois, il courut après les échéances qu'un éditeur bienveillant voulait bien accepter de reporter de temps à autre.
- Cette vie de fou pour essayer de vendre un papier imprimé que personne ne veut lire, lui disait souvent le petit rouquin, sur le ton du sarcasme affectueux, est une forme assez inédite de la Révolution non-violente, dans la mesure où on est bien obligé d'admettre que c'est une douce [185] manie. Au fond, c'est un passe-temps comme un autre...
Mais Candasse s'entêtait.
C'est seulement un sombre soir d'hiver - un 6 février, il l'oublia jamais - qu'il réalisa pleinement la gratuité totale de cet entêtement: ce soir-là, il rédigea tout seul, le dernier numéro du Travailleur Franconien,
Le petit rouquin poussa un soupir de soulagement:
- Enfin!
Puis railleur
- Avec toi, il y a ceci de bon et c'est que, si tu y mets souvent le temps, tu finis quand même toujours par comprendre.
Il avait tort, le petit rouquin: ce qu'il pensait n'était pas ce que Candasse avait compris et surtout pas que l'heure avait sonné pour lui d'aller, à son tour, planter des choux.
Depuis quelques mois, Candasse avait en tête, une autre idée qui lui venait de loin et qu'il n'osait s'avouer...
Les gens du gouvernement, les industriels et les marchands avaient consolidé leurs avantages. En particulier, ils n'avaient pas été sans se rendre compte que l'évocation des Bulgares germaniens à propos de la dévaluation, était d'un bon rapport puisqu'elle leur avait permis, en sus, d'augmenter les impôts. Et ils exploitèrent au maximum cette évocation: les premiers levèrent d'autres impôts, puis d'autres encore qu'ils partageaient toujours entre les seconds par les mêmes procédés et ils y trouvaient leur compte, puisque, par un système [186] d'élection où l'argent était l'électeur principal, ils étaient eux-mêmes des industriels et les marchands. Le motif de ces levées succession d'impôts était toujours le même: construire et équiper une Armée dont la puissance découragera les Bulgares germaniens et les ferait revenir si leurs intentions probables d'agresser la Franconie. Cependant, avec cet argent, les industriels ne construisaient pas d'Armée, les événements qui suivirent le prouvèrent indiscutablement: ils achetaient de l'or et des propriétés foncières ou ils l'envoyaient à l'étranger, dans des Pays renommés pour leur prospérité, prêts qu'ils étaient à l'y aller rejoindre au cas où la corde sur laquelle ils tiraient ainsi, viendrait à casser.
Durant un assez long temps, le système fonctionna très bien: à plein rendement. Chez l'épicier, le boulanger et le boucher, les Franconiens voyaient monter le prix du pain, du beurre et de la viande. Aux guichets, ils apportaient de moins en moins d'argent pour le lopin de terre ou la petite maison. Et ils se contentaient de dire:
- Faut bien!
Les journaux leur disaient qu'on n'avait pas pris garde assez tôt que les Bulgares germaniens pourraient très bien déterrer la hache de guerre et que les temps de la grande pénitence étaient venue pour tout le monde.
Et ils le croyaient.
Vint le moment où le pain, le beurre et la viande furent si grevés d'impôts que, non seulement, ils ne purent plus rien porter aux guichets, mais encore qu'il leur devint impossible d'en acheter à [187] leur faim et que s'évanouit à jamais le rêve lopin de terre - petite maison.
Alors, ils s'inquiétèrent et ils allaient le dire quand les Marchands qui ne leur vendaient presque plus rien et qui ne voyaient plus rien arriver aux guichets, s'inquiétèrent à leur tour et ouvertement. Vinrent encore grossir ce courant de mécontentement, une partie des industriels: ceux qui ne "travaillaient" pas à l'équipement virtuel de l'Armée, qui mettaient des sardines en boîtes, perçaient des macaronis, fabriquaient de l'ameublement, des vêtements et, d'une manière générale, tous articles d'usage courant. Comme les marchands, ceux-là ne percevaient leur part des impôts que par les voies détournées de la fraude fiscale et, pour eux, le manque à gagner résultant de la mévente était tout aussi catastrophique. Ils jetaient donc des regards d'envie sur les milliards que les autres continuaient à recevoir pour équiper une Armée qu'ils n'équipaient pas.
.- Part à deux, commencèrent-ils par dire.
Mais les autres ne voulurent rien savoir.
Alors, il firent dire par quelques journaux à leur dévotion que les Bulgares germaniens n'étaient probablement pas si fous que de vouloir se lancer à nouveau dans une aventure qui leur avait tant coûté, et que, s'il en était ainsi, le danger dont on parlait serait purement hypothétique.
.- A propos, questionnaient-ils par manière de conclusion et d'un air ingénu qui sonnait faux, cet équipement de l'Armée, où en est-il?
Jetée dans le public sous cette forme allusive qui cachait mal une intention bien arrêtée de vendre la mèche au besoin, cette question était [188] d'une rare perfidie. Elle déclencha dans toute la Franconie des controverses passionnées sur la nature exacte du danger et les Franconiens se retrouvèrent entre eux, dressés face à face sur leurs ergots et Guelfes et Gibelins comme aux plus beaux jours.
- Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, si nous continuions notre effort d'équipement de l'Armée jusqu'à la doter de milliers d'avions, disaient les uns.
- Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles si on supprimait, sinon la totalité, mais la moitié au moins, des industriels qui sont chargés d'équiper l'Armée, rétorquaient les autres.
Entre les deux clans, les chances étaient à peu près égales dans l'opinion et les gens du gouvernement ne savaient trop comment arbitrer le conflit.
Par une coïncidence tout à fait fortuite, les gens du gouvernement étaient tous, ou des marchands ou des industriels qui mettaient les sardines en boîtes, perçaient les trous dans les macaronis, fabriquaient des tissus, de l'ameublement ou tous autres articles d'usage courant - le chef du gouvernement était le fils d'un célèbre boulanger - et ils guignaient eux aussi depuis un certain temps vers les milliards qui passaient avec leur assentiment dans la caisse des industriels travaillant à l'équipement de l'Armée. Touchés dans les affaires qu'ils menaient de pair avec la politique, leur émotions était grande et ils inclinaient plutôt à ne pas trop grossir le danger. Mais [189] ils hésitaient car ayant beaucoup d'argent, les autres étaient très forts et, aux élections qui suivraient... Pour eux, le problème était de réussir à ramener l'aisance dans leurs affaires sans compromettre leur confortable situation politique et la prudence leur conseillait d'attendre une occasion favorable.
Cette occasion, ce fut le Parti socialiste qui la leur fournit: un beau matin, au réveil, les Franconiens virent avec surprise que, pendant la nuit, tous les murs s'étaient recouverts d'une grande affiche au titre suggestif: "Non, plus jamais ça!"
"Ça" c'était la guerre représentée dans ses aspects les plus destructifs et les plus meurtriers par des desseins appropriés et une énorme tache rouge dont on eût juré qu'elle était effectivement du sang qui coulait.
Cette affiche porta aux industriels qui travaillaient à l'équipement de l'Armée un coup si terrible qu'elles les mit en très nette minorité dans l'opinion. Et les gens du gouvernement prirent parti, quoique assez habilement, contre eux.
Sur le moment, Candasse, ne vit pas que, si elle avait pu être posée sur les murs, c'était uniquement parce que les dirigeants du Parti socialiste étaient des marchands: il l'attribua au fait que ceux qui avaient abandonné le clan russien ou en avaient été exclus, puis étaient entrés dans le Parti socialiste, réussissaient progressivement à le ramener sur ses traditionnelles positions de principe.
Ce qui le confirmait dans cette idée, c'est que le leader de ce parti n'avait pas hésité, un jour qu'on le poussait dans ses derniers retranchements, à dire qu'il était pour le désarmement fût-il [190] unilatéral et même si les Bulgares germaniens représentaient un danger réel, que, par conséquent et en tout état de cause, il ne voyait aucun inconvénient à ce qu'on remplaçât par d'autres, toutes les industries affectées à l'équipement de l'Armée.
Aux yeux de Candasse, si on pouvait raisonnablement être tenté de croire que l'affiche ne traduisait qu'une prise de position toute sentimentale, il semblait par contre difficile de nier que cette déclaration complémentaire rejoignait directement les principes.
Et il ne pouvait s'empêcher de penser que s'il avait suivi l'exemple du Tonkinois, et tous les autres avec lui peut-être eût-il été possible d'obtenir davantage, notamment le prolongement de cette prise de position sur le plan social et sur celui de la tactique.
C'est cette idée qui avait fait son chemin dans son esprit.
Ce soir de 6 Février, quand il apprit par la Radio que des milliers de personnes s'étaient rassemblées dans la capitale de la Franconie et précisément sur une place qui s'appelait La Concorde pour y mettre le feu à quelques autobus, huer les gens du gouvernement et réclamer leur mise en jugement pour crime de haute trahison, il comprit dans un éclair ce qui s'était passé: les industriels qui travaillaient à l'équipement de l'Armée, loin de s'avouer vaincus avaient tenté un coup d'Etat et si adroitement que les amis des Russiens leur avaient, dans l'enthousiasme, prêté leur concours.
- Maintenant, il n'y a plus à hésiter, dit-il. La seule chance qui nous reste, est d'entrer au Parti socialiste, pendant qu'il en est temps encore.
[191]
Et c'est dans cette disposition d'esprit qu'il avait rédigé le dernier numéro du Travailleur Franconien.
- Pour sûr, tu n'as pas volé ton nom, lui dit seulement le petit rouquin quand il l'eût fixé sur la nature exacte de ses intentions.
Candasse ne répondit pas.
Le surlendemain, il portait son adhésion au Parti socialiste.
Il ne restait plus que l'ardoise laissée par Le Travailleur Fanconien chez l'imprimeur. Elle était impressionnante: le couple Candasse travailla des années pour l'effacer.
D'un coeur léger, d'ailleurs, car ils n'étaient ni l'un, ni l'autre, capables de s'arrêter longtemps à des questions d'argent qu'ils trouvaient, en général, assez mesquines.
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générale de l'ONU à Paris, le 10 décembre
1948.