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Extrait de La Banquise, n°2, 1983

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le roman de nos origines

"On ne transforme pas le terrain capitaliste

en terrain prolétarien."

Octobre, n· 4, avril 1938.

1/6

L'essentiel de ce numéro est consacré à une synthèse du mouvement révolutionnaire moderne. Faire le point sur le passé, y compris le passé récent, jeter quelques sondes dans l'époque contemporaine pour en reconnaître des tendances de fond, est indispensable pour savoir qui et où nous sommes. On ne lira ici qu'un bilan, non le bilan synthétique complet qui ne serait possible qu'après la révolution mondiale. Chaque regroupement révolutionnaire ne peut faire le point qu'à partir de sa propre position, de sa formation et de son expérience particulières. Ni introspection de groupe, ni affirmation de principes et de mouvements généraux que nous prétendrions décrire dans leur totalité, ce texte se veut à la fois universel par son fond, par les aspirations et luttes dont il est le produit, et particulier, parce que ses auteurs ont participé en des lieux et circonstances précis au mouvement communiste mondial. Il serait faux, sinon mensonger, de croire et de faire croire en une totalisation absolue: nous-mêmes, ainsi que chaque groupe révolutionnaire, avons une position et une action relatives dans l'ensemble d'un mouvement social exprimé et influencé, mais non créé, par des efforts collectifs comme le nôtre .

Il est évident par exemple qu'un révolutionnaire venu de l'anarchisme aurait conçu autrement ce bilan. Son point d'arrivée serait proche, sa trajectoire différente. Mais, pas plus que nous, il n'aurait pu faire l'impasse sur Marx ou la gauche communiste.

D'autre part, nous n'avons pas parlé de tout ce que nous estimons important. Le critère essentiel a été de traiter de ce qui nous a formés, ce qui ne veut pas dire que la critique d'autres apports seulement mentionnés ou même passés sous silence soit négligeable. Pour la même raison, traiter de nos relations avec la Guerre sociale et de l'affaire Faurisson de façon allusive, aurait été inadmissible et absurde.

Au fond, le fil conducteur de ce texte est la relation entre le capitalisme et l'activité humaine, dans laquelle il puise son dynamisme sans jamais l'épuiser entièrement. Le mouvement prolétarien ne se fonde ni sur des états d'âme ni sur l'espoir que le capitalisme sera un jour vraiment insupportable. La révolte "à titre humain", universelle et non catégorielle, naît bien d'une limite du capital, manifestée entre autres dans les crises économiques, mais qui ne se réduit pas à elles. Ce n'est ni dans la misère absolue, ni dans la perte de sens de la vie que le capital trouve sa limite mais dans les difficultés qu'il éprouve à absorber l'énergie du travail vivant, du prolétaire. Si ces difficultés apparaissent avant tout dans l'organisation du travail, elles se font aussi sentir dans toute la vie du prolétaire et ce, d'autant plus que le capital a colonisé les conditions de reproduction de la vie.

C'est au moment de la mise en place de nouvelles formes d'absorption du travail par le capital -- au milieu du XIXe siècle, autour de 1914-1918, et à l'heure actuelle -- que devient possible la critique du fondement du capitalisme, et non de ses corollaires inévitables mais secondaires. Plus précisément, en de telles périodes, la critique peut remonter des effets (pauvreté, chômage, répression, etc. ) à leur cause: la dépossession mercantile et salariale .

Où va une société qui repose sur le travail et le rend impossible? Pour se mettre à l'abri des conséquences sociales de la crise (chômeurs instables), elle crée une anomalie, sinon une absurdité dans sa propre logique: elle donne un salaire ("social" et non "productif") sans contrepartie de travail, sorte d'assurance, un peu comme elle paie (mal} les invalides et les vieux. Le capital sape sa propre cohérence quand le non-travail rapporte -- moins que le travail -- mais de la même façon que lui. De même, le caractère collectif du travail ôte son sens à la rémunération de l'effort personnel. Le salaire individuel n'est plus qu'un instrument de division, alors qu'autrefois l'individualisation de la paie répondait à une réelle différence du travail fourni. Dans tout cela, comme dans l'automatisation, le travail salarié subsiste alors que le travail tout court devient non pas superflu mais inessentiel dans une bonne partie de la société et de la production. On est au stade décrit déjà par Marx où tout travailleur individuel participe à la production de valeur.

Les luttes d'OS, les contestations de l'espace extra-travail, les refus du travail, où la gauche et le gauchisme ne voient que des réactions, des effets de l'exploitation, contiennent quelque chose qui s'en prend à ce que dissoudront les révolutionnaires futurs, parce que ces mouvements butent (sans pouvoir le renverser) sur ce qui capitalise l'activité humaine.

La réduction de tout au minimum de temps nécessaire pour l'accomplir, l'accumulation de petits blocs de temps cristallisé, voilà la domination de la valeur. On consacre le temps le plus court à la production des choses, et par là à chaque acte de la vie. On produit donc des objets incorporant le moins de temps possible. La vie du prolétaire est soumise à cette recherche de productivité, au point qu'il l'intériorise partiellement. Le secret et la folie valorisatrices consistent en ce qu'on essaye ,toujours d'avoir le plus par le moins, un maximum à partir d'un minimum. Ce qui est impossible, mais semble accessible par le détour de la technique, incorporant un travail passé, accumulé, mis en valeur par un travail vivant aussi réduit que possible.

Que devient au passage celui qui assure ce travail vivant ? Il connaît dans sa vie l'expérience-limite de l'épuisement que le capital fait subir, dans d'autres conditions, à la terre. A l'usine comme au champ, l'obsession de la productivité se heurte à la même limitation: les conditions qu'elle doit réunir pour toujours abaisser le temps de travail socialement nécessaire à la production des biens se retournent contre elle. Quand on dit qu'en vingt ans, le rendement à l'hectare a doublé ou triplé, on oublie que cet accroissement suppose des matières premières et de l'énergie. Aux Etats-Unis, on a chiffré la relation entre l'énergie récoltée sous forme de grains, et celle apportée pour la produire. Le prix mis à part, "la valorisation de l'énergie investie n'était plus, en 1970, que les 3/4 de ce qu'elle était en 1945". (L'Année économique et sociale 1978, Le Monde, 1979, p. 158.}

Comme la chute de rentabilité industrielle, les rendements décroissants dans l'agriculture ne sont pas insurmontables. Mais la solution dépend du rapport de force social. Si la terre oppose sa seule inertie à la valorisation, les prolétaires en sont le moyen actif et le seuil critique. La crise de la valorisation, à la fois effet et cause de l'action-réaction prolétarienne, ouvre la possibilité de rupture avec une société reposant sur la recherche systématique de productivité.

Le capitalisme aussi se trouve dans une situation ouverte, qu'il rêve de combler par le biais de la technique. La machine automatique combine outils et programme. Mais le software reste séparé du hardware, le "logiciel" est distinct de la partie proprement mécanique et (re)programmable. Le robot est typique d'un monde où faire et apprendre, faire et diriger, sont maintenus comme réalités différentes. Le robot est un travailleur incorporant son chef. On n'a pas pu faire, malgré Taylor, de l'homme une machine, on ambitionne de faire de la machine un être vivant. Les spécialistes de la robotique versent sans cesse dans l'anthropomorphisme: tout à la fois "bras", "oeil", etc., le robot réunit corps et tête, muscles et intelligence. C'est l'esclave idéal dont on mesure les "degrés d'asservissement". On a baptisé Spartacus un projet de recherche, dont l'une des créatures est une machine pour tétraplégique. Le robot serait la prothèse d'un capital désincarné et débarrassé du surplus néfaste d'action humaine, réduisant l'être vivant à une pollution inévitable mais maîtrisée.

Notre tentative de synthèse s'achève sur la perspective (seulement possible) d'un bouleversement de portée aussi considérable que l'industrialisation de la première moitié du siècle dernier, ou que l'apparition du nouveau système de production au début du XXe. Il serait toutefois trompeur d'attendre que les prolétaires se révoltent simplement contre la marche en avant d'un système qui les écrase. Les grands mouvements sociaux n'ont pas de moteur, assimilable par exemple à la crise économique ou aux effets désastreux du progrès technique. Ils sont mis en branle par les contradictions d'un univers révélant ses failles, ses aberrations.

Rien ne garantit que le prolétariat mettra ces contradictions à profit pour jouer son propre jeu dans une crise qui s'avérera peut-être la transition vers une autre forme de production et de société capitalistes. Ce qui fonde notre action, c'est la double conviction de la profondeur des contradictions actuelles, et du manque d'adhésion manifestée, idéologique, des ouvriers au capital, telle que la gauche communiste la notait avant-guerre ou en 1944-1945. L'action de classe, c'est-à-dire les pratiques qui unissent les prolétaires, font avancer les choses dans les têtes, par des clivages durables entre les prolétaires et tout ce qui soutient le capitalisme. Mais cette expérience prolétarienne, n'est révolutionnaire que si elle s'engage sur des voies rompant avec les issues capitalistes.

Il ne suffit pas de constater que l'instauration de structures ouvrières permanentes de masse, sous la domination d'un capital apte à tout pénétrer et à faire d'un organe ouvrier durable un de ses relais, devient un obstacle à la révolution. Encore faut-il se demander pourquoi. La seule défense de la condition prolétarienne est aujourd'hui une impasse, une voie irréalisable, ou un parasyndicalisme. Il n'y a ni à dissoudre la défense des conditions de vie ouvrières dans une marée de "nouveaux mouvements sociaux", ni à en faire le pilier ou la tête de ces néoréformismes. La difficulté présente, en théorie et surtout en pratique, vient de ce qu'on ne peut plus se revendiquer de rien, c'est-à-dire de rien d'existant positivement en ce monde, pour le défendre, l'étendre, encore moins le transformer dans un sens progressiste, prolétarophile. C'est pour cela qu'un mouvement révolutionnaire, et donc ses regroupements communistes annonciateurs, ont tant de mal à émerger.

La révolution ne sera pas l'addition de mouvements luttant chacun au nom de sa spécificité, même en plaçant au premier plan un mouvement qui se voudrait ouvrier. Elle ne juxtaposera pas des comités de quartiers, des groupes de femmes, des cercles écologistes... même chapeautés par des conseils d'usine. Chaque composante ne s'occupera pas d'abord de sa condition, elle se fondra dans un ensemble, qui ne changera pas l'école, l'usine, la relation homme-femme, mais changera ce qui est à la racine de tout, les rapports d'argent et de salaire, et bouleversera ainsi les secteurs dont le capital a entretenu ou créé la spécialisation.

On n'a pas tort d'affirmer l'expansion mondiale de la classe salariale (S. Rubak, Classes laborieuses et révolution, Spartacus, 1979). Mais cet élargissement s'accompagne d'une polarisation autour de deux situations extrêmes qui se révèlent l'une et l'autre un piège. Les ouvriers des pays développés (et récemment en Pologne: cf. notre article du n· 1 de La Banquise) se reconnaissent encore trop dans une identité ouvrière à la fois archaique et capitaliste. Et la grève la plus dure et la plus longue depuis 1945 en France fut celle du Parisien Libéré (1975-1977), à la fois capitaliste par son objectif de maintien d'un tel journal, syndicale par son contrôle presque total par la CGT qui en fit une vitrine de sa capacité d'action, et pourtant radicale par ses méthodes (prise de pouvoir dans le journal, éditions pirates, "rodéos" contre les jaunes, etc.).

A l'autre bout, dans le tiers monde, la prolétarisation est souvent un moment, elle n'unifie pas autour d'une condition commune. L'absence fréquente d'identité ouvrière va alors de pair avec un manque de conscience et de pratique prolétariennes. Alors que les ouvriers des pays développés s'efforcent d'échapper à la prolétarisation en s'enfermant dans leur emploi, sinon dans leur métier s'ils ont une qualification, ceux du tiers monde tentent d'échapper au statut prolétaire en en faisant une phase provisoire de leur existence.

Ce ne sont jamais la répression ou la "pulvérisation du prolétariat" qui ont raison des révolutionnaires, mais leur faiblesse à comprendre ce qui se passe et à s'y situer. L'une des principales causes de faiblesse des noyaux radicaux actuels, qui les pousse dans le meilleur des cas à la fuite en avant activiste, théoricienne ou autre, est notre difficulté générale à appréhender les formes de l'expérience prolétarienne aujourd'hui, que nous saisissons moins bien que le contexte capitaliste qui s'efforce de les englober.

Cette auto-compréhension d'un mouvement social reste nécessairement partielle. Nous ne verrons qu'un fragment de ce mouvement, pris sous un angle particulier. Nous parlerons surtout de la France. Non pas parce qu'elle aurait été le centre d'une dynamique mais parce que nous sommes contraints de parler de ce que nous connaissons le mieux, le communisme n'ayant pas été assez fort pour atteindre des dimensions internationales, sauf en de brefs moments vite suivis d'un rétrécissement des perspectives aux cadres nationaux.

naissance du communisme moderne

Quelle continuité ?

Entre les groupes et les individus qui nous ont fait ce que nous sommes, qu'ils soient ou non nos contemporains, on pourrait relever de nombreuses interrelations parfois croisées. Il serait absurde de revendiquer une continuité organisationnelle. Mais ne peut-on parler d'une invariance ou tout au moins d'un fil doctrinal?

Il n'y a pas de révolutionnaire éclectique, qui puisse se contenter de prendre son bien là où il le trouve. Lire aujourd'hui une pensée profonde, qui nous transforme, chez Flora Tristan, demain une seconde chez Bakounine, plus tard une troisième chez Marx, ne nous enrichit que si leur apport s'inscrit dans une cohérence construite, modifiée, mais qui tend à une critique unitaire du monde. Inutile de refuser l'éclectisme au nom d'une pureté doctrinale. On le rejette quasi naturellement parce qu'un mouvement communiste existe. C'est d'ailleurs la conviction de son existence qui fait la différence entre notre "courant", dont La Banquise est un aspect, et d'autres révolutionnaires. Au-delà d'une mise au point historique, ce texte aura atteint son but s'il éclaire ce qu'est le mouvement communiste, sa nature comme ses manifestations actuelles.

L'être humain sera peut-être un jour un mutant capitalisé. En attendant, il est réconfortant de constater qu'on ne réussit toujours pas à fabriquer de tels êtres, et nous doutons même qu'on y parvienne jamais . Tel que l'histoire passée et présente nous le montre, l'être humain se caractérise entre autres par le fait qu'il se livre à une activité avec d'autres êtres. A travers cette relation, il se transforme en transformant ce qui l'entoure. C'est ce qui distingue l'humanité des "sociétés" d'insectes, de singes, etc. (Voir La Banquise, n· 1, "Pour un monde sans morale".) Le mouvement communiste est la tendance humaine à faire de cette activité et de cette relation l'essentiel de la vie humaine, tendance théorique et pratique qui se manifeste embryonnairement, sans remettre la société en cause, dans des gestes élémentaires, de solidarité, d'entraide, et socialement par un mouvement révolutionnaire.

"La question de souveraineté mène donc droit à l'organisation communiste, et soulève du même coup toutes celles qui tiennent aux causes rationnelles de l'existence d'un état de société... Qu'est-ce que la société ?... La société n'existe que par le fait du rapprochement des hommes, mettant en commun leurs facultés diverses... dès lors, son objet est d'utiliser ces forces, cette puissance collective pour le plus grand bien de tous..." (La Fraternité de 1845, 1847.)

99% des sociétés connues reposent sur l'exploitation de l'homme par l'homme, l'oppression de groupes par une classe dominante, interposant entre l'être et son activité des médiations: Etat, religion, politique, etc. Pourtant, ce monde anticommuniste ne fonctionnerait pas sans la tendance humaine au communisme, détournée, dégradée. Le besoin d'activité est une des conditions du travail le plus aliénant, de même que la nécessité d'agir, de se dépasser permet la dépossession de soi dans la religion, la politique, l'art.

Le communisme c'est ce qu'on fait et ce qu'on a en commun avec les autres. C'est une fonction nécessaire à toute existence et à toute action. Alors, dira-t-on, il y a "du communisme" partout ? Oui. Le mouvement communiste est l'action et l'expression cohérente de cette irrépressible tendance, qui concourent à assurer le triomphe de ce qui est commun aux hommes, leur être-ensemble . Les sociétés d'exploitation jouent sur cette communauté latente et sur le besoin que chacun a d'elle, le besoin d'agir ensemble, et constituent là-dessus une kyrielle de petits groupes ou d'individus surtout reliés par l'intermédiaire étatique ou marchand. Grégarisme et individualisme vont de pair. Le communisme, au contraire, est le besoin d'être et d'agir ensemble, mais sans abdiquer son existence et son action propres, autonomes.

Le mouvement communiste est donc, par nature, multiforme et convergent. Il ne craint pas l'impureté doctrinale. L'homme politique, lui, doit être héritier ou fondateur. La filiation pose un éternel problème à la politique. Pour regrouper le séparé, il lui faut des repères, des ancêtres, des fondateurs. Inversement, chez les spécialistes de la recherche questionnante, qui ont besoin de chercher sans trouver, c'est la phobie de la tradition qui s'impose.

Malgré l'importance des mouvements de longue durée, en économie comme dans la vie des sociétés, les moments cruciaux sont pour nous ceux où le communisme sort de sa réalité phénoménologique quotidienne pour émerger comme force sociale offensive. C'est le cas des années précédant et suivant 1848 et de l'après-1917, qui constituent des périodes-clé de son histoire. Dans les deux cas, pourtant, le prolétariat n'est pas allé assez de l'avant pour s'unifier et agir vraiment pour lui-même. Ces temps forts n'en demeurent pas moins décisifs, dans la pratique comme "doctrinalement". Par contre, les longues phases qui suivirent ces ruptures accentuèrent la dispersion -- l'éclatement théorique correspondant à l'émiettement du mouvement. En 1933, la revue Bilan constatait dans son n·1 que "la vision du développement révolutionnaire dans le monde entier [...] n'est plus unitaire" depuis 1923.

Les retours en arrière sur ces deux charnières -- 1848 et 1917 -- sont plus qu'un rappel historique. Résumant des débats qui ont animé le mouvement révolutionnaire depuis les années soixante, ils doivent permettre de voir si la phase historique ouverte il y a une quinzaine d'années peut déboucher sur un autre de ces temps forts. Ce qu'on lira sur 1848 et 1917 exprime aussi l'itinéraire d'une génération. Nous ne mettons évidemment pas Marx ou la révolution russe sur le même plan que la Vieille Taupe! Mais il faut savoir ce que la Vieille Taupe pensait de la révolution russe pour comprendre la Vieille Taupe et ce que nous pensons de Marx pour nous comprendre nous-mêmes. Il ne s'agira pas d'évaluer ce que nous avons emprunté aux uns et aux autres ni de peser le pour et le contre. La mise à jour des limites d'un courant compte moins que celle de son mouvement d'ensemble, de la profondeur de son apport. Il s'agira plutôt de montrer le pourquoi et le comment de la transformation en idéologie d'idées alors subversives.

"[...] l'idéologie ne se construit pas sur les erreurs de la critique radicale qui lui a donné naissance mais sur la vérité historique que cette dernière aura dégagée, ou du moins contribué à dégager." (En finir avec le travail et son monde, C.R.C.R.E., n· 1, juin 1982.)

Mil huit cent quarante-huit

Pourquoi revenir sans cesse à 1848? Il ne s'agit ni d'européocentrisme ni d'un quelconque mépris pour les millénaires qui ont précédé l'ère industrielle. Avant le XIXe siècle, le mouvement communiste se trouvait déjà présent dans les communautés naturelles, c'est-à-dire sociales, et dans les communautés artificielles cimentées par la religion ou l'utopie semi-religieuse. En outre, il existe déjà une "classe ouvrière" bien avant le XIXe siècle. Au début du XVIe siècle, les troupes de Thomas Munzer rassemblaient surtout, pense-t-on, des ouvriers tisserands et des mineurs, habitant des villes. Dans les cités de la Hanse au début du XVIIe siècle, à Leyde vers 1670, à Paris en 1789, la moitié au moins de la population était composée de salariés. On estime qu'il existait 1,5 million d'ouvriers du textile dans le Sud de la Belgique, et le Nord de la France vers 1795. Nombreux dans les centres urbains, les salariés le sont aussi dans les campagnes. En somme, c'est partout que les sociétés ont engendré cette vaste couche de déracinés, de dépossédés, ceux que Sully appelait les "hommes du néant".

Par ailleurs, le faible "développement des forces productives" n'a jamais empêché de communiser la société. Dans les rares sociétés proches du communisme que l'on peut encore observer aujourd'hui, et où l'on ne connaît ni exploitation, ni propriété privée, ni appareil coercitif et où l'environnement ne pose pas de problème, la production matérielle est peu développée.

Alors que le communisme place la vraie richesse dans l'acte de production lui-même, le capitalisme est animé par la nécessité de produire. Il considère le produit avant le processus, et cette impossibilité chronologique l'oblige à s'organiser pour ruser avec le temps. Pour lui, la richesse est ce qu'on produit. Dans le communisme, la richesse est ce qu'on fait et donc ce qu'on est. Faire dépasse l'alternative millénaire entre "être" ou "avoir", remise récemment au goût du jour par les théorisations sur l'homo ludens opposé à l'homo faber. Ce faire n'est pas l'action du producteur; il ne réduit pas l'intelligence à l'outil; il est constitué de la multiplicité des activités possibles, y compris celle de ne rien faire. L'homme communiste n'a pas peur de perdre son temps. Le communisme, dépassement des séparations, existe comme continuellement auto-créé: l'être ne s'y confond pas avec ce qu'il fait, n'est pas ce qu'il fait, mais la direction, le devenir de ce qu'il fait.

En réinterprétant l'histoire, le capitalisme a fini par nous faire croire que les hommes ont toujours voulu augmenter les surplus, élever la productivité alors que c'est le capital qui a créé le besoin de gagner du temps et, en particulier, de réduire systématiquement le temps de travail. La communauté primitive ne s'est pas dissoute le jour où elle a produit un surplus échangeable.

Il n'y a pas eu de seuil de la croissance au-delà duquel les forces productives auraient engendré la marchandise, les classes, l'Etat. Le facteur décisif fut social et non économique. De même, il n'existe pas de seuil de l'"abondance" créée par le capital qu'il faudrait franchir pour parvenir au communisme. La raison pour laquelle le capitalisme peut permettre de passer au communisme est, elle aussi, sociale. Le capitalisme ne se borne pas à développer les forces de production, il crée une masse de gens ayant à la fois le besoin et la capacité, le moment venu, de communiser le monde, de rendre commun tout ce qui existe.

Les communautés primitives que nous pouvons qualifier de communistes sont l'exception. Le communisme théorique n'est pas une téléologie; il ne prétend pas que l'industrie était inéluctablement inscrite dans le destin de l'humanité. Il constate seulement que les êtres humains n'ont pas trouvé en eux-mêmes le moyen de s'unifier en une espèce humaine. S'ils avaient été télépathes, l'universalité de l'espèce se serait peut-être affirmée autrement, en évitant de faire le détour historique par les sociétés de classe. Telle qu'elle existe aujourd'hui, l'humanité bénéficiera, pour se communiser, des moyens de production et de communication créés par le capitalisme.

En l'absence de l'industrie moderne, les babouvistes pouvaient difficilement faire une révolution. La lacune décisive de leur époque ce n'était pas le défaut d'abondance de biens de consommation car la richesse matérielle ne s'apprécie pas purement et simplement du point de vue de la quantité (la révolution réorientera la production et fermera toutes les usines inadaptables au communisme}. Ce qui manquait aux babouvistes c'était cette masse de gens qui, disposant de forces productives mondialement unifiées, ont la capacité de faire aboutir leur révolte. La technique ne sert pas tant à produire des biens en abondance qu'à créer la base matérielle d'un lien social. Et c'est seulement à ce titre que la capacité de produire beaucoup, de se transporter vite, etc., sont des conditions du communisme. L'apport historique du capital est le produit d'une des pires horreurs commises par lui. Il n'a en effet permis à l'homme de devenir social, humain, en tant qu'espèce humaine, qu'en l'arrachant au sol. L'écologie voudrait l'y renvoyer mais l'homme ne s'enracinera de nouveau que s'il s'approprie toutes ses conditions d'existence. Ayant renoncé à l'obsession de ses racines perdues, il en plantera de nouvelles qui s'enchevêtreront à l'infini.

Le prolétaire moderne, apparu au XIXe siècle avec la renaissance de ce terme, n'est pas plus exploité que ne l'était le serf ou l'esclave. La différence est d'ordre qualitatif: il est le premier dont l'exploitation s'assortit d'une dépossession radicale de lui-même au moment même où les conditions d'une révolution communiste semblent réunies. La lutte élémentaire n'est pas une forme d'existence du prolétariat car le prolétariat n'existe que comme ensemble de prolétaires agissant collectivement dans un sens révolutionnaire. Le prolétariat n'existe que comme révolutionnaire, même embryonnairement. Dans la société, il existe en permanence un mouvement communiste diffus et des prolétaires isolés. Parfois seulement, quand le mouvement communiste passe à l'offensive, il y a un prolétariat. Le prolétariat est l'agent du mouvement communiste. Il est tendanciellement le communisme ou il n'est rien.

Si le prolétariat n'a de réalité que dans une dynamique, la lutte de classe, et ne se réduit à aucune quantité mesurable statistiquement, il n'a pas pour autant une existence purement négative -- il existe aussi dans un rapport interne au capital. Un lien nécessaire unit ceux qui tenteront une révolution communiste et leur réalité dans les rapports capitalistes. Ils ne détruiront la relation capitaliste que dans la mesure où ils en sont constitutifs. Seul le travail associé que le capitalisme a généralisé donne une consistance au lien entre les activités productives des prolétaires du monde entier. A défaut, ce lien ne peut être assuré que par l'échange marchand, la coexistence des Etats ou une force morale, comme dans l'utopie.

Jusqu'à présent, les mouvements sociaux, y compris la gauche communiste au xxe siècle, ont voulu organiser les hommes, créer le lieu où les réunir, parce qu'ils n'avaient pas entre eux de liens assez cohérents pour se soulever. A partir du XIXe siècle, le développement capitaliste a créé une condition du communisme en donnant naissance à un véritable "homme du néant". Quelle que soit l'abondance ou la rareté des biens, cet être est totalement dépouillé, puisque l'activité est chez lui devenue secondaire par rapport à la consommation marchande d'objets ou de services, rendus indispensables. Le prolétaire est celui qu'on a séparé de tout et qui entre en relation avec ce tout par le moyen de besoins. Saint-Simon définit d'ailleurs l'industriel comme l'"homme qui travaille à produire ou à mettre à la portée des différents membres de la société un ou plusieurs moyens matériels de satisfaire leurs besoins et leurs goûts physiques". L'action humaine passe après son résultat objectivé dans un produit qu'on doit se procurer.

"Voyez Raphaël [héros de La Peau de chagrin]. Comme le sentiment de sa conservation étouffe en lui toute autre idée ! [...] il vit et meurt dans une convulsion d'égoisme. C'est cette personnalité qui ronge le coeur et dévore les entrailles de la société où nous sommes. A mesure qu'elle augmente, les individus s'isolent; plus de liens, plus de vie commune." (Balzac, préface aux Romans et contes philosophiques, 1831.)

C'est contre cette déchéance de l'activité humaine, où la pauvreté n'est plus que le corollaire du niveau de consommation, contre la nouvelle forme prise par la "richesse" que le mouvement communiste grandit au milieu du siècle dernier, en se donnant pour but la recomposition d'un homme non séparé de ses actes, des autres, de lui-même. Les Manuscrits de 1844 de Marx sont à notre avis la meilleure synthèse de cette immense aspiration vers un monde sans mercantilisme ni individualisme, un monde où l'homme est la principale richesse de l'homme. A lui seul, ce texte justifie la formule de Rosa Luxemburg: Marx, exprimant ainsi un mouvement qui le dépassait, excédait les besoins théorico-pratiques de son temps.

C'est le communisme qui définit le mouvement révolutionnaire, face à la gauche et au gauchisme de toutes les époques. Son affirmation négative totale (contre l'Etat, les syndicats, etc.), qui ne se dégagera d'ailleurs qu'après 1917, n'en est qu'une conséquence logique. Si l'on veut en effet détruire les racines du capitalisme et non l'organiser autrement pour mieux en répartir les richesses, on doit s'attaquer à tout ce qui l'aide à fonctionner et tend à I'"améliorer" -- l'Etat, la politique, le syndicalisme, etc. Le communisme n'est pas un mode de production mais avant tout un mode d'existence. "A chacun selon ses besoins?" Oui, mais seulement parce que le communisme est d'abord activité. Il ne se construit pas mais libère des moyens de vivre des entraves capitalistes, et les transforme .

L'homme économique est relié au monde par des besoins qu'il satisfait en produisant des objets et en les achetant. La révolution, qui remet en cause la marchandise, récuse aussi l'être défini par des besoins. Le besoin implique la séparation: l'homme a besoin d'objets produits en dehors de lui, et sa frénésie de consommation toujours insatisfaite provient de cette séparation, car c'est la recherche dans l'objet de ce qui n'y est plus: l'activité qui l'a produit. De même, un travail, aussi agréable soit-il, ne produit rien directement pour soi et oblige à acheter ailleurs ce dont on a besoin. Imposée par cent cinquante ans de capitalisme moderne, la notion de besoin est le résultat de l'absorption par le capital de l'activité humaine séparée en deux actes successifs: produire et consommer.

Mais le déracinement de la première moitié du XIXe siècle provoqua, par sa violence même, une poussée démocratique qui offrit aux prolétaires une communauté de substitution, l'activité politique venant compenser la pratique dont ils étaient désormais privés. Les aspects les plus marquants du mouvement antérieur à 1848, les textes les plus percutants, les gestes insurrectionnels comme 1' émeute des tisserands silésiens en 1844 théorisée par tous les radicaux, montrent pourtant la classe ouvrière sous les traits d'un monstre qui, vidé de toute substance, ne pouvait que s'attaquer aux fondements du système. Ayant fait table rase de toute communauté ancienne, l'industrialisation ne laissait plus de place qu'à une communauté humaine. Engels dit des ouvriers irlandais qu'avec quelques centaines de gaillards de leur trempe on pourrait révolutionner l'Europe. Balzac lui fait écho à sa façon en parlant en 1844 de "ces modernes barbares qu'un nouveau Spartacus, moitié Marat, moitié Calvin, mènerait à l'assaut de l'ignoble Bourgeoisie à qui le pouvoir est échu". Il n'empêche que le vide social créé par le capital se remplit de lui-même. C'est à peine si en 1848-1850, les communistes -- Marx et Engels y compris -- mettent en avant le communisme, même comme programme lointain.

Dans ses actions les plus violentes, le prolétariat n'a pas agi en communiste. L'insurrection lyonnaise de 1831, qui met à jour la question ouvrière, n'est que l'auto-organisation du salariat en tant que tel, la structure hiérarchique du travail se transposant en communauté militaire. En juin 1848, c'est le quartier ouvrier qui prend les armes sans sortir de l'espace salarial. Autant de mouvements défensifs où les prolétaires se font tuer sur place sans s'en prendre à leur condition. En Angleterre, les émeutes de 1842 et de 1848 sont les plus violentes jusqu'à celles de Brixton en 1982. Mais le chartisme détourne les énergies sur la revendication du suffrage universel. La foule immense réunie le 10 avril 1848 à Kennington Common, au Sud de Londres, ne franchit pas le pas vers ...

En 1847, Marx écrit: "Les conditions économiques avaient transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une masse vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte... cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu'elle défend deviennent des intérêts de classe." (Misère de la philosophie, dans Oeuvres, Gallimard, I, 1963, pp. 134-135) Mais contrairement à la théorie, le prolétariat n'a pas agi pour lui-même. Les réalisations des révolutions -- démocratiques -- de 1848-50 restent en decà des espoirs de la veille.

La vingtaine d'années qui a précédé fut toutefois essentielle dans la formation du mouvement communiste, et pas seulement théorique: la théorie n'aurait pas approché le communisme comme elle l'a fait sans un mouvement pratique. Pour ne citer qu'un exemple, il suffit de comparer les formes d'organisation d'avant et d'après 48. Les syndicats qui apparaissent après 48 sont une régression par rapport aux premières associations ouvrières, qui avaient tenté de réunir des professions et qualifications différentes -- union de métiers et non unions de métier comme plus tard. Ces associations combinaient aspiration utopique, revendication sociale, réforme politique. Le mouvement communiste a grandi sur un terrain globalement réformiste mais où la question communiste était posée. Fondée en 1864, I'Association Internationale des Travailleurs sera au contraire et avant tout une organisation du travail.

De l'utopie à la critique du capitalisme

Les prolétaires de la première moitié du XIXe siècle sont restés déchirés dans la pratique par la coexistence au sein de la même société de deux univers opposés: celui du capital, qui socialisait le monde en les réunissant dans le travail, et leur propre vie d'exclus non entièrement atomisés, le capital n'ayant pas encore totalement détruit, en particulier dans les villages industriels nés au XVIIIe siècle, les anciens liens collectifs. Les révolutionnaires croient alors pouvoir résoudre les contradictions entre société et individu, richesse et pénurie, capital et travail, grâce à une communauté qui ne résulte pas de la cohérence "naturelle" des activités mais de la réalisation d'un principe communautaire, profane ou même sacré. Saint-Simon, Owen, Cabet, Fourier veulent fonder la communauté comme une entreprise. Feuerbach assimile l'humanité à un dieu: "L'unité du moi et du toi, c'est Dieu." dit Feuerbach. Certains utopistes sont communistes en cela qu'ils veulent le communisme; mais ils ne veulent pas de révolution.

Social, le mouvement est aussi international: des groupes d'exilés, d'artisans parcourent l'Europe. C'est parfois aussi un mouvement politique: des passerelles nombreuses le relient à la poussée démocratique, dont on a vu qu'elle finit par l'absorber. Cabet, par exemple, loin d'être un penseur en chambre, a derrière lui une carrière politique. Longtemps il caresse le projet de rallier l'opposition républicaine autour de l'idée qu'il a du communisme. "... nous, communistes, nous avons toujours invoqué et invoquerons toujours l'union de tous les démocrates..." écrit-il en 1845. Son Populaire compte, dit-il à la même époque, "peut-être cent mille lecteurs". Et c'est l'échec politique qui l'incite, tardivement, à fonder "ailleurs" sa société idéale, l'Icarie.

Le lien réel n'étant ni assez fort ni assez visible, on cherche à créer une unité sur un principe extérieur au monde mais qui répond à l'essence de l'homme. A l'horreur du capital, on oppose la nature de l'homme. L'utopisme coincide avec l'anthropologie. Comme dit Feuerbach: "L'essence de l'homme n'est contenue que dans la communauté... L'homme doit mener une vie conforme à sa vraie nature: une vie ''générique''."

La force de Fourier est de ne pas tenter, contrairement à Cabet, de forger un "homme nouveau". Il part de ce qui existe, décrit longuement l'être humain, fait l'inventaire de ses passions, afin de montrer la pluralité de son être au-delà de sa fonction de producteur. A l'aide de ses classifications, il prend le contre-pied d'une société qui, en 1830 comme aujourd'hui, voit d'abord dans l'homme un travailleur. Sa critique dépasse l'ère capitaliste; Fourier s'en prend à la "civilisation" dont le capitalisme n'est à ses yeux qu'un moment, et propose de restaurer la nature, pillée par les hommes. Ce que l'humanité doit atteindre par le mouvement naturel de ses besoins et de ses actes, Fourier veut l'organiser au moyen d'un plan. Il lui faut sérier les passions pour les harmoniser. Critiquant la science -- il se laisse guider par l'intuition -- Fourier reste un homme de système. Il privilégie le savoir, il cherche LA solution, dont l'application ne dépendra plus que de la bonne volonté capitaliste. Ni la politique ni la révolution n'ont de place dans sa pensée, où le prolétariat reste un objet.

Après Fourier, l'utopie se radicalise. Posant toujours la question d'une autre vie, elle s'interroge sur la nature de la révolution qui l'instaurera et des forces qui feront cette révolution. Des problèmes de l'être humain, les révolutionnaires comme Dézamy passent dès avant 48 à ceux des groupes sociaux et des luttes qui les opposent. Ils ne partent plus de l'essence de l'homme mais du développement historique, et commencent par faire la critique du travail aliéné. Le principal reproche qu'ils adressent aux utopistes n'est pas d'être des visionnaires mais d'espérer réaliser leur vision au moyen de recettes, faute de ne pas concevoir d'issue à partir des conditions existantes. Le communisme théorique des années 1840-48 cherche au contraire à percer le secret de la force irrésistible de ce système si dégradant qu'est le capitalisme. S'enracinant dans le réel, il va en épouser les contradictions et finir par s'y laisser prendre.

Marx va montrer le premier, et c'est son mérite, que l'aspiration à une communauté humaine, dont d'autres comme Fourier ont pu mieux exprimer certains aspects, ne peut aboutir que le jour où la vie sociale a acquis un caractère collectif pour l'ensemble des hommes, et ainsi franchi un seuil au-delà duquel le travail associé et l'action commune permettent de faire la révolution. Dans Le Capital, Marx va décrire le mécanisme de ce processus dont les Manuscrits de 1844 exposaient le contenu. Mais Marx va perdre le fil originel en se lançant dans une analyse du capitalisme de l'intérieur, et non plus dans la perspective communiste. Il verra trop le mouvement communiste comme celui de la bourgeoisie, mouvement porteur du développement des forces productives. Sa contradiction est d'avoir privilégié l'économie politique en en faisant la critique, de l'avoir critiquée sans qu'elle cesse d'être son horizon théorique. Marx critique le capital à la fois du point de vue capitaliste et du point de vue communiste mais il oublie que le développement de la production n'est utile au prolétariat que comme moyen de faire éclater son être. Souvent il étudie la condition prolétarienne à partir du développement capitaliste et non de l'activité sociale que le capital y a enfermée.

Toutefois, il reste le seul, en son temps, à offrir une vision d'ensemble du processus historique, depuis les communautés originelles jusqu'à la réconciliation entre l'homme et la nature. Son oeuvre accomplissant la synthèse la plus vaste de l'époque, la contradiction n'en est que plus aiguë. Un même mouvement le conduit à la fois à développer et à abandonner la dynamique communiste. Par là, il exprime dans la théorie les contradictions pratiques auxquelles s'est heurté le prolétariat au milieu du XlXe siècle, et annonce sa conquête ultérieure par le capital puis sa réapparition comme prolétariat communiste au XXe siècle. Marx est le fruit de la force et de l'ambiguité du communisme de son temps.

Le "marxisme" -- utilisation postérieur de l'oeuvre de Marx -- va résoudre la contradiction qui traverse son oeuvre en neutralisant son aspect subversif. De la tendance de révolutionnaires comme Marx à s'enfouir dans la critique du capitalisme en lui-même, le marxisme fait la réalité unique. Il est la pensée d'un monde incapable de penser autre chose que le capital. "Révolutionnaire" face aux sociétés et aux couches précapitalistes, il s'identifie au progrès et à l'économie. En cela le marxisme constitue une des idéologies dominantes.

Pour le communisme théorique, Marx n'est ni plus ni moins à l'abri de la critique que Fourier ou la gauche communiste d'après 1914. Qui ne comprend pas Fourier ou Gorter, ne comprend pas Marx, et vice versa. Le communisme théorique, tel que l'exprima Marx, ne peut être intégralement digéré par le capital car il contient plus que l'exposé des contradictions internes au capitalisme. Ce n'est pas le cas du saint-simonisme, par exemple, dont le programme a été entièrement réalisé par le capital: essor de la production, création d'une classe industrielle, réduction de la politique à la gestion, généralisation du travail. Le "système industriel", c'est le capital. Au contraire, dans les textes les plus criticables de Marx, le communisme reste présent, ne serait-ce qu'en négatif . Croire à un Marx réalisé par le capital, c'est croire au Marx qu'a décrit le capital.

La faiblesse qualitative de l'assaut prolétarien de 48 a permis l'absorption par le capital d'aspects limités de sa critique révolutionnaire. Mais il faut reconnaître que le "marxisme" a aussi contaminé les révolutionnaires, à la fin du siècle dernier comme de nos jours. Les groupes radicaux venus après Marx ont cru que l'expansion capitaliste limiterait la segmentation et la division ouvrière, en retirant, par exemple, sa position dominante au capital anglais et en freinant la formation d'une couche ouvrière privilégiée. Ils n'ont pas vu la capacité du capitalisme de créer une communauté nouvelle, d'absorber des organes nés sur le sol de la lutte de classe. L'illusion d'une simplification de la question communiste par l'universalisme capitaliste reste une idée répandue. Quoi qu'on en dise, "le développement des forces productives" demeure souvent, dans les rangs révolutionnaires, un bien en soi.

Quel échec passé n'explique-t-on pas par l'insuffisance du degré d'industrialisation! Et cette erreur de perspective déforme aussi la vision communiste. Elle fait dépendre la constitution de la communauté humaine de la croissance économique: "Quand les forces productives jailliront en abondance..." Elle conduit à écarter le risque de voir surgir des conflits dans le communisme en postulant l'existence d'une humanité devenue enfin "bonne" parce qu'elle aurait une vie facile. Gauche et gauchisme justifient les pouvoirs -- "révolutionnaires" ou progressistes -- qu'ils soutiennent au nom de la nécessité de gérer la pénurie. Les révolutionnaires expliquent les faillites prolétariennes par l'insuffisance des richesses.

Cette illusion revient à faire de nous, selon l'expression de Guesde, "les fils du cheval-vapeur". Elle relève du double rêve -- capitaliste et ouvrier -- de pouvoir échapper à l'exploitation grâce à la technique et à l'automation. Le capital rêve de se passer de l'homme salarié, source de conflit. Le salariat rêve de se passer de l'homme capitaliste, du chef, du profiteur. Le premier aspire à une machine qui le dispenserait de l'initiative -- humaine; le second à une machine qui le débarrasserait de la direction -- humaine.

L'apparition du "marxisme" à la fin du XlXe siècle est le produit de l'éloignement de la perspective communiste, qui se fragmente et se scinde en deux monstres: marxisme et anarchisme. (Le choix des termes atteste de la confusion -- chacun ayant été d'abord employé par l'autre camp avant que leur usage ne s'impose à tous.} Ces deux monstres, qui ont grandi à deux pôles de la théorie et de la pratique, ont chacun érigé en totalité un aspect partiel du communisme. Le marxisme hypertrophie les notions de croissance et de crise économiques, de prise du pouvoir, de centralisme. L'anarchisme hypertrophie les notions de libération des hommes, d'autogouvernement, d'autonomie. Isolé, chacun de ces aspects perd toute potentialité subversive; unilatéral, il s'expose à devenir un agent de la modernisation capitaliste. L'anarchisme réécrit l'histoire en la réduisant à la lutte entre deux principes: autorité et liberté. Le marxisme l'interprète à partir du développement de la production. Quand la dimension visionnaire subsiste, chez Bebel dans son livre sur la femme, chez Kropotkine, c'est comme fragment mutilé. L'anarchisme continue de prôner certains modes de refus du capitalisme -- amour libre, vie en communauté, etc. -- mais détachés d'une vision globale. La synthèse tentée avant 48 a volé en éclats.

Mil neuf cent dix-sept et après

"Quant à moi, je vois une démonstration suffisante de la nécessité de la révolution communiste dans les secousses sociales de l'entre-deux-guerres. En fait, c'est la plus suffisante des démonstrations... L'immonde situation internationale, sans cesse aggravée, abonde dans le même sens." (G. Munis, Parti-Etat. Stalinisme. Révolution, Spartacus, 1975, p. 84)

 

L'ampleur, la profondeur du second grand assaut prolétarien s'expliquent particulièrement par ce que les prolétaires avaient subi et fait avant -- ils durent se dresser contre ce qu ' ils avaient largement contribué à créer. La défense de la force de travail, assurée par le mouvement ouvrier jusqu'à la guerre de 14, ne pouvait à elle seule ni préparer la révolution, ni même unir les ouvriers. Jamais les syndicats n'intégrèrent les chômeurs. Ces derniers menèrent des luttes spécifiques (grandes marches de la faim aux Etats-Unis après 1929) mais pour leurs objectifs propres: l'obtention de travail. Pendant ce temps, les prolétaires occupés demandaient, eux, le maintien et l'amélioration de leur travail. Sur cette base, la simple défense du travail, il n'y avait pas de solidarité possible. Le réveil de 1914 fut donc douloureux -- le prolétariat découvrait non seulement que "ses" organisations étaient plutôt celles du capitalisme, mais que "la classe" ne s'unirait que pour l'action radicale et dans la violence.

Le cynisme d'un J. Gould, industriel et milliardaire américain, déclarant en 1886: "J'ai les moyens d'engager la moitié de la classe ouvrière pour tuer l'autre moitié" (cité dans F. Browning et J. Gerassi, Le Crime à l'américaine, Fayard, 1981, p. 183), exprime bien le mépris du capital pour l'homme. Mais la plupart du temps, les capitalistes n'ont pas même besoin d'acheter des exploités pour les jeter contre d'autres. La violence des contradictions économiques et politiques suffit à organiser les uns contre les autres. Toute "défense de l'emploi", de celle que réclamait l'A.I.T., à la xénophobie déguisée qu'entretiennent les syndicats aujourd'hui, aboutit à protéger des salariés contre d'autres.

La phrase de Gould résume son époque -- la stratégie patronale au XIXe siècle consiste en effet à baisser les salaires et à allonger la journée de travail, tout en s'opposant par la force aux tentatives d'organisation ouvrière. Elle ne s'appliquera pas à la période qui s'ouvre en 1914-18. Mais en 1909, Lozinsky publie encore un bilan assez pessimiste de la situation du capital et de la classe ouvrière, pays par pays. Pour lui, la croissance n'a pas amélioré mais parfois aggravé la condition ouvrière. La démocratie est une arme capitaliste. Leurs organisations renforcent la soumission des ouvriers au capital. L'usine, organisatrice des ouvriers, ne les unit que dans la servitude. Le développement capitaliste n'a pas renforcé le mouvement communiste .

Fin partie 1


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Ce texte, et sa suite, constituent l'essentiel du numéro 2 de La Banquise, paru lors du "deuxième trimestre 1983", à Paris. Après quelques numéros, la revue a disparu. Elle était rédigée par un collectif et le responsable de publication était Gilles Dauvé. Comme il se trouve que ce texte sert de base à toutes sortes de discours accusatoires et défensifs, dans l'affreuse mêlée oui se trouvent les Voraces, en grande parties auteurs de ce "roman de nos origines" et les Coriaces qui veulent les pendre à Montfaucon pour "révisionnisme", nous, les révisionnistes, les vrais, les poilus, blanchis sous le harnais, nous publions ce texte qui est, en partie, il est vrai, mais pour une petite partie seulement, à ranger dans nos origines aussi. Les auteurs sont traités de "branleurs vaneighemistes" par un autre "originaire". C'est une bonne qualification. Elle nous paraît juste. Ils pleurnichent aujourd'hui en disant que leur texte avait des "faiblesses". C'est le moins qu'on puisse dire.

Ce texte est long et ennuyeux. Ceux qui veulent aller tout de suite au croustillant devraient commencer avec la partie 3 où apparaît laVieille Taupe.Inutile de dire que ce texte expose un point de vue qui n'est pas le nôtre. Nos rarissimes commentaires sont en lettres capitales. Le texte est reproduit intégralement, mais nous avons omis les illustrations. On lisait, en dernière page: "Les textes publiés dans la BANQUISE peuvent être librement reproduits, sans indication d'origine."

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