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J'ai longtemps hésité avant de répondre à l'amicale demande de Paul Thibaud, directeur d'Esprit (et qui fut aussi, en 1960-1962, le directeur de Vérité-Liberté, Cahiers d'Informations sur la guerre d'Algérie), et d'écrire ces pages sur le prétendu révisionnisme, à propos d'un ouvrage dont les éditeurs nous disent sans rire: "Les arguments de Faurisson sont sérieux. Il faut y répondre." Les raisons de ne pas parler étaient multiples, mais de valeur inégale. Historien de l'Antiquité, qu'avais-je à faire dans une période qui n'était pas "la mienne"? Juif, n'étais-je pas trop directement intéressé, incapable d'une totale objectivité? Ne fallait-il pas laisser le soin de répondre à des historiens moins concernés? Enfin, répondre, n'était-ce pas accréditer l'idée qu'il y avait effectivement débat, et donner de la publicité à un homme qui en est passionément avide?
Le premier argument ne m'impressionne pas beaucoup. Ayant toujours combattu l'hyperspécialisation des corporations historiennes, ayant toujours lutté pour une histoire désenclavée, j'avais l'occasion nullement nouvelle, de passer à la pratique. Au surplus, le sujet n'est pas d'une difficulté telle qu'il ne soit possible de se mettre au courant rapidement. Je récuse évidemment l'idée qu'un historien juif devrait s'abstenir de traiter certains sujets. Mais c'est hélas un fait que, dans son ensemble, la corporation historienne s'est, en France, peu intéressée à ces questions. Elles ont, il est vrai, quelque chose de répugnant qu'il faut affronter. Il n'est que de voir l'état de nos grandes bibliothèques. Ni à la Sorbonne ni à la Bibliothèque nationale n'existe la documentation de base sur Auschwitz, qu'il faut consulter, pour l'essentiel, au Centre de documentation juive contemporaine, qui lui-même ne possède pas tout, à beaucoup près. Bon nombre d'historiens ont signé la déclaration publiée dans Le Monde du 21 février1979 [1], très peu se sont mis au travail, une des rares exceptions étant F. Delpech.
C'est la dernière objection qui est en réalité la plus grave. Il est vrai qu'il est absolument impossible de débattre avec Faurisson. Ce débat, qu'il ne cesse de réclamer, est exclu parce que son mode d'argumentation -- ce que j'a appelé son utilisation de la preuve non ontologique -- rend la discussion inutile. Il est vrai que tenter de débattre serait admettre l'inadmissible argument des deux "écoles historiques", la "révisionniste" et l'"exterminationniste". Il y aurait, comme ose l'écrire un tract d'octobre 1980 signé par différents groupes de l'"ultra-gauche", les "partisans de l'existence des "chambres à gaz" homicides" et les autres, comme il y a les partisans de la chronologie haute ou de la chronologie basse pour les tyrans de Corinthe, comme il y a à Princeton et à Berkeley deux écoles qui se disputent pour savoir ce que fut, vraiment, le calendrier attique. Quand on sait comment travaillent MM. les révisionnistes, cette idée a quelque chose d'obscène.
Mais le sait-on? Et peut-on agir en France, dans notre société centralisée, comme on le fait aux Etats-Unis oû le principal et le plus habile révisionniste, Arthur Butz, enseigne tranquillement l'informatique à la petite université d'Evanston (Illinois), admiré par une minuscule secte, entièrement ignoré par ceux qui pratiquent, de NewYork à San Francisco, le métier d'historien?
Pour le meilleur et pour le pire, la situation française n'est pas la même. Du jour ou Robert Faurisson, universitaire dûment habilité, enseignant dans une grande université, a pu s'exprimer dans Le Monde, quitte à s'y voir immédiatement réfuté, la question cessait d'être marginale pour devenir centrale, et ceux qui n'avaient pas une connaissance directe des événements en question, les jeunes notamment, étaient en droit de se demander si on voulait leur cacher quelque chose. D'où la décision prise par Les Temps modernes et par Esprit [2] de répondre.
Répondre comment puisque la discussion est impossible? En procédant comme on fait avec un sophiste, c'est-à-dire avec un homme qui ressemble à celui qui dit le vrai et dont il faut démonter pièce à pièce les arguments pour en démasquer le faux-semblant. En tentant aussi d'élever le débat, de montrer que l'imposture révisionniste n'est pas la seule qui orne la culture contemporaine, et qu'il faut comprendre non seulement le comment du mensonge, mais aussi le pourquoi.
Marcel Gauchet a consacré sa première chronique du Débat (No 1, mai 1980) à ce qu'il a appelé "l'inexistentialisme". C'est en effet un des traits de la "culture" contemporaine que de frapper tout d'un coup d'inexistence les réalités sociales, politiques, idéelles, culturelles, biologiques que l'on croyait les mieux établies. Sont ainsi renvoyés à l'inexistence: le rapport sexuel, la femme, la domination, l'oppression, la soumission, l'histoire, le réel, l'individu, la nature, l'Etat, le prolétariat, l'idéologie, la politique, la folie, les arbres. Ces petits jeux sont attristants, ils peuvent aussi distraire, mais ne sont pas obligatoirement dangereux. Que la sexualité et le rapport sexuel n'existent pas ne dérange guère que les amants, et l'inexistence des arbres n'a jamais enlevé le pain de la bouche à un bûcheron ou à un fabricant de pâte à papier. Il arrive cependant parfois que le jeu cesse d'être innocent. Il en est ainsi quand sont mis en cause non ces abstractions que sont la femme, la nature ou l'histoire, mais telle ou telle expression spécifique de l'humanité, tel moment douloureux de son histoire.
Dans la longue entreprise qu'est une définition de l'homme, face aux dieux, face aux animaux, la fraction de l'humanité à laquelle nous appartenons a choisi notamment, au moins depuis Homère et Hésiode au VIIIe siècle avant notre ère, de poser l'homme, en contraste avec les animaux, comme celui qui ne mange pas son semblable. Ainsi parlait, dans Les Travaux et Les Jours, Hésiode: "Telle est la loi de Zeus fils de Cronos a prescrite aux hommes: que les poissons, les fauves, les oiseaux ailés se dévorent, puisqu'il n'est point parmi eux de justice." Il existe des transgressions de la loi, assez rarement dans la pratique, plus fréquentes dans les récits mythiques. Il existe surtout des transgresseurs catalogués comme tels: ce sont certaines catégories de barbares qui s'excluent par là même de l'humanité. Un Cyclope n'est pas un homme.
Toutes les sociétés ne placent pas la barre à ce niveau précis. Il en est qui sont ni moins ni plus "humaines" que la société grecque ou la société occidentale moderne, et qui admettent la consommation de chair humaine. Il n'en est, je crois, aucune qui fasse de cette consommation un acte comme les autres: la viande humaine n'entre pas dans la même catégorie que la viande chassée, ou la viande des animaux d'élevage. Naturellement ces différences n'apparaissent pas aux yeux des observateurs extérieurs, très empressés à traiter de non-hommes ceux qui sont simplement autres. Voici par exemple, comment s'exprime Bernal Diaz del Castillo, qui fut au début du XVIe siècle un des compagnons de Cortès au Mexique, dans son Histoire véridique de la Nouvelle-Espagne (1575): "J'ai à dire que la plupart des Indiens étaient honteusement vicieux [...]: ils s'adonnaient presque tous a faire des sodomies. Pour ce qui est de manger de la chair humaine, on peut dire qu'ils en faisaient usage absolument comme nous de la viande de boucherie. Dans tous les villages, ils avaient l'habitude de construire des cubes en gros madriers, en forme de cages, pour y enfermer des hommes, des femmes, des enfants, les y engraisser et les envoyer au sacrifice quand ils étaient à point, afin de se repaître de leur chair. En outre, ils étaient sans cesse en guerre, provinces contre provinces, villages contre villages, et les prisonniers qu'ils réussisaient à faire, ils les mangeiant après les avoir préalablement sacrifiés. Nous constatâmes la fréquence de la pratique honteuse de l'inceste entre le fils et la mère, le frère et la soeur, l'oncle et la nièce. Les ivrognes étaient nombreux, et je ne saurais dire la saleté dont ils se rendaient coupables." [3] L'auteur de ce récit mélange ici deux sortes de données : des informations factuelles, recoupées par d'autres sources sur les sacrifices humains et la cannibalisme, et un discours purement idéologique visant à justifier la conquête chrétienne. Il va sans dire que l'inceste généralisé, qui est décrit ici, n'existe dans aucune société.
Faire la part du réel et de l'imaginaire, donner un sens à l'un comme à l'autre, tel est le travail de l'anthropologue, de l'historien, qu'il s'agisse d'anthropophagie, des rites du mariage ou de l'initiation des jeunes gens.
L'anthropophagie, ou, comme on dit en généralisant un mot qui signifie dans la langue des Caraïbes "hardi", le cannibalisme, a suscité au cours de ces toutes derniéres années deux modèles de réactions, parfaitement symétriques et opposées. La première interprétation qui est de type "matérialiste" a été notamment proposée par Marvin Harris dans un livre où il s'agissait tout simplement d'expliquer à la fois "les origines de la guerre, du capitalisme, de l'Etat et de la suprématie masculine". Si les hommes mangent de la chair humaine, c'est en dernière analyse, parce qu'ils ont besoin de protéines: exemple même d'une explication totalitaire qui, en réalité n'en est pas une [4]. Comment rendre compte, dans ces conditions, du fait que la société aztèque jouissait de très abondantes ressources alimentaires? Comment rendre compte de cet autre fait: les habitants de Mexico assiégés et affamés par les hommes de Cortès en 1521, sacrifièrent leurs prisonniers, et eux seuls, mais sans consommer autre chose que les parties rituellement consommables (les membres), ce qui ne les empêcha pas de mourir de faim? Comme l'écrit Marshall Sahlins: "Il est évident que le contenu culturel en cause -- ce prodigieux système sacrificiel -- est trop riche, logiquement et pratiquement, pour que puisse en rendre compte le besoin naturel de protéines que Harris propose comme explication. Pour accepter son idée, il nous faudrait en quelque sorte marchander avec la réalité ethnographique [ou] renoncer à ce que nous savons d'elle. Il faut à tout le moins un acte héroïque de foi utilitariste pour conclure que ce système sacrificiel était pour les Aztèques un moyen de se procurer de la viande." Poser le problème du sacrifice humain et de l'anthropophagie en termes de rationalité économique et de rentabilité conduit à d'incroyables absurdités: le système n'était en aucune façon rentable et relevait même d'une économie de gaspillage.
Mais que faire alors des cannibales s'ils ne cherchent ni à se nourrir ni à maximiser les profits? C'est alors qu'intervient une autre explication: les cannibales n'existent pas, autrement dit ils sont un mythe.
Ouvrons ici une parenthèse: comme beaucoup d'historiens, mes prédécesseurs et mes contemporains, je me suis intéressé à l'histoire des mythes, à l'histoire de l'imaginaire, estimant que l'imaginaire est un aspect du réel, et qu'il faut en faire l'histoire comme on fait celle des céréales et de la nuptialité en France du XIXe siècle. Sans doute mais ce "réel"-là est tout de même nettement moins "réel" que ce qu'on a l'habitude d'appeler par ce nom. Entre les fantasmes du marquis de Sade et la Terreur de l'an II, il y a une différence de nature, et même, à la limite, une opposition radicale: Sade était un homme plutôt doux. Une certaine vulgarisation de la psychanalyse a joué son rôle dans cette confusion entre le fantasme et la réalité. Mais les choses sont plus complexes: une chose est de faire dans l'histoire la part de l'imaginaire de la société, une chose est de définir comme Castoriadis l'insitution imaginaire de la société, une autre est de décréter, à la façon de J. Baudrillard, que le réel social n'est composé que de relations imaginaires. Car cette affirmation extrême en entraîne une autre, dont je vais avoir à rendre compte : celle qui décréte imaginaires toute une série d'événements bien réels. Historien, je me sens une part de responsabilité dans les délires dont je vais traiter.
C'est à W. Arens que nous devons cette éblouissante évidence: il n'y a jamais eu de cannibales [5]. Comme il est de règle dans ce genre de découvertes, Arens est passé par plusieurs étapes qu'il nous explique longuement. Persuadé que l'anthropophagie était une pratique fort commune, il fut surpris du caractère imprécis de la littérature ethnographique. Il se mit alors à la recherche d'une preuve décisive, et mit une petit annonce dans une revue à la recherche d'un témoin oculaire. Les réponses furent vagues, mais un jeune chercheur allemand, Erwin Frank, lui précisa qu'il avait dépouillé toute la littérature sur le cannibalisme chez les Indiens du bassin de l'Amazone du XVIe au XXe siècle, et qu'il n'avait pas pu trouver un seul témoignage de première main sur l'action consistant à mager son prochain. De proche en proche, il parvint ainsi à cette constatation à la fois réjouissante et amère: il n'a a pas eu de cannibales, l'anthropophagie est une invention des anthropologues à partir de témoignages inconsistants. La fonction de cette invention est de justifier la domination des sociétés conquérantes sur les sociétés conquises.
Que cette théorie soit proprement grostesque peut être démontré en quelques lignes: sans doute nous manquera-'t'il toujours le témoignage des victimes, le seul sans doute qui pourrait satisfaire aux exigences de W. Arens, mais il existe un nombre tout à fait suffisant de témoignages et d'informations pour qu'il ne subsiste aucun doute. Marshall Sahlins et d'autres nous l'ont rappelé, mais l'anthropologues américains a eu le mérite singulier d'analyser la logique qui sous-tend ce type d'opérations, qui relévent non de la recherche, mais du spectacle universitaire. Il a fait aussi en conclusion, le rapprochement qui s'impose avec ce qui sera désormais le thème essentiel de cet article: "Le livre d'Arens suit un modèle traditionnel des entreprises journalistico-scientifiques en Amériques: le professeur X émet quelque théorie monstrueuse -- par exemple : les nazis n'ont pas véritablement tué les Juifs; ou encore: la civilisation humaine vient d'une autre planète; ou enfin : le cannibalisme n'existe pas. Comme les faits plaident contre lui, l'argument principal de X consiste à exprimer, sur le ton le plus élevé qui soit, son propre mépris pour toutes les preuves qui parlent contre lui [...]. Tout cela provoque Y ou Z à publier une mise au point telle que celle-ci, X devient désormais le très discuté professeur X et son livre reçoit des comptes rendus respectueux écrits par des non-spécialistes dans Time, Newsweek et le New Yorker. Puis s'ouvrent la radio, la télévision et les colonnes de la presse quotidienne [6]." Autrement dit, il s'agit dans ce genre d'affaires non de vérité, non de silence, mais tout bonnement de publicité ou de spectacle universitaire.
Disons les choses autrement: soit un personnage mal connu de l'histoire ancienne, dont l'existence a été jusqu'ici acceptée sans problème: par exemple le législateur athénien Clisthène, fin du VIe siècle av. J.-C. Je décide un beau jour qu'il n'a pas existé et je le prouve: Hérodote n'était pas en position de savoir: Aristote répétait des sources elles-mêmes peu dignes de foi. Mais mon objectif réel est autre: il s'agit d'imposer un clivage entre historiens selon mes propres termes. J'appellerai "clisthèniens" tous les historiens mes prédécesseurs: moi-même et ceux qui me suivent, nous serons les anticlisthèniens. Chacun saura que ma théorie est absurde, mais, comme j'aurai respecté les règles du jeu, ma considération n'en souffrira pas. Marshall Sahlins dit durement ce qu'il faut dire au sujet de ces moeurs: "La publication ou la non-publication par les éditions universitaires et, en fin de compte, la nature même de la recherche érudite sont attirées irrésistiblement dans l'orbite de l'opinion moyenne du public consommateur. C'est un scandale."
S'il existe, on l'a vu, deux formes extrêmes et opposées du délire sur les cannibales: le délire réducteur de Harris et le délire négateur d'Arens, il faut s'attendre à rencontrer ces deux mêmes délires à propos d'un événement autrement traumatisant pour notre histoire d'aujourd'hui que les activités de tous les cannibales passés, présents et à venir: le massacre par l'Allemagne hitlérienne de quelques millions de Juifs européens. Il est toujours satisfaisant pour l'esprit de voir une logique en action. On se réjouira donc de constater que La Vieille Taupe a publié à quelques années d'intervalle deux explications également simplificatrices du génocide hitlérien: la réduction matérialiste et si l'on peut encore appeler ça une explication, la négation pure et simple.
La Vieille Taupe est, rappelons-le, une librairie devenue maison d'édition, qu'on appellera, faute de mieux, anarcho-marxiste. Du marxisme, elle a retenu, non la philosophie critique, dominante chez Marx et quelques-uns de ses disciples, non la perversion étatique de Lénine et de Staline, mais certainement la hantise d'une explication totale du monde, dont le caractère purement "idéologique" est manifeste. A l'humanité un jour réconciliée avec elle-même, qui est l'espoir de l'avenir, s'opposent tous les régimes existants. Qu'ils soient démocratiques-bourgeois, stalino-brejnéviens, sociaux-démocrates, maoïstes, tiers-mondistes ou fascistes, tous ces régimes représentent autant de formes de la domination capitaliste. En particulier, La Vieille Taupe estime qu'il n'existe aucune différence fondamentale entre les deux camps qui se sont affrontés au cours de la Seconde Guerre mondiale, donc aucune perversité particulière du national-socialisme hitlérien. On devinera aussi qu'à partir de ces prémisses La Vieille Taupe est assez mal préparée à comprendre la place un peu particulère qu'occupent les Juifs dans l'histoire de notre société depuis le triomphe de la dissidence chrétienne.
Donc en 1970, La Vieille Taupe publie une brochure intitulée Auschwitz ou le Grand Alibi, reproduction d'un article anonyme publié en 1960 dans Programme communiste, organe d'une autre secte marxiste, celle qui fut fondée par Amadeo Bordiga. Le "grand alibi" de l'antifasciste, c'est l'extermination des Juifs par Hitler. A lui seul ce crime creuse la distance qui sépare le démocrate du fasciste. Mais, pensent les bordiguistes, il n'en est rien. Il faut donner, de l'antisémitisme de l'époque impérialiste, l'explication économico-sociale qui s'impose. "Du fait de leur histoire antérieure, les Juifs se retrouvent aujourd'hui essentiellement dans la moyenne et petite bourgeoisie. Or cette classe est condamnée par l'avance irrésistible de la concentration du capital [7]." A cette condamnation, la petite bourgeoisie réagit "en sacrifiant une de ses parties, espérant ainsi sauver et assurer l'existence des autres". La petite bourgeoisie allemande "a donc jeté les Juifs aux loups pour alléger son traîneau et se sauver". Le grand capital, lui "était ravi de l'aubaine: il pouvait liquider une partie de la petite bourgeoisie avec l'accord de la petite bourgeoisie [8]". Comment démontrer que la "petite bourgeoisie" est plus menacée en 1943 qu'en 1932, c'est ce que la brochure ne se propose pas de faire. Du moins s'efforce-t'elle de rendre compte du caractère méthodique de l'entreprise: "En temps normal, et lorsqu'il s'agit d'un petit nombre, le capitalisme peut laisser crever tout seuls les hommes qu'il rejette du processus de production. Mais il lui était impossible de le faire en pleine guerre et pour des millions d'hommes: un tel désordre aurait tout paralysé. Il fallait que le capitalisme organise leur mort." Mais pour quel profit? "Le capitalisme ne peut exécuter un homme qu'il a condamné, s'il ne retire un profit de cette mise à mort elle-même." Le profit sera donc recherché par l'épuisement des travailleurs, tandis que ceux qui ne peuvent travailler seront massacrés directement. Mais est-ce rentable? "Le capitalisme allemand s'est [...] mal résigné à l'assassinat pur et simple [...] parce qu'il ne rapportait rien [9]." Aussi les auteurs de la brochure s'étendent-ils sur la fameuse mission de Joël Brand quittant la Hongrie avec la bénédiction d'Himmler pour troquer les Juifs hongrois voués "au moulin" d'Auschwitz, comme disaient entre eux les négociateurs, contre 10.000 camions [10]. Pas un instant les auteurs ne paraissent remarquer que nous sommes alors en 1944, non en 1942, que Himmler a de bonnes raisons de savoir que la guerre est perdue et qu'il faut tenter de jouer de la légendaire "influence juive" sur les alliés de l'Ouest. Les Juifs, en dépit de ces tentatives, ont été détruits "non parce que Juifs, mais parce que rejetées du processus de production, inutiles à la production [11]".
Est-ce le caractère décidément absurde de cette explication qui conduit La Vieille Taupe à une solution inverse, celle de la négation du génocide? Je ne sais, mais si mutation il y eut, ce fut une mutation brsuque, car Pierre Guillaume nous l'apprend: depuis 1970, "La Vieille Taupe partageait pour l'essentiel les thèses de Paul Rassinier [12]". Je reviendrai tout à l'heure sur Paul Rassinier, sur les deux livres de lui que La Vieille Taupe a republiés [13] et sur quelques autres. Retenons seulement que de l'explication "matérialiste" on est passé à la négation pure et simple (Rassinier, Faurisson) [14] ou au doute plus ou moins méthodique (Serge Thion). Une formule de Serge Thion montre bien comment le rêve inassouvi de l'explication "matérialiste" se trouve derrière ses insatisfactions actuelles: "Il y a sans doute, écrit-il (p. 37-38), eu des gazages artisanaux, mais la question des méthodes industrielles d'extermination n'est pas traitée d'une façon qui répondrait à toutes les questions que l'on est en droit de se poser sur le fonctionnement de toutes autre entreprise industrielle, dans un autre contexte." De quoi s'agit-il? De technologie? Mais gazer en grand ne pose pas de problèmes essentiellement différents que gazer de façon "artisanale". Ou s'agit-il d'un interprétation économiste d'Auschwitz? Mais s'il en est ainsi, Thion montrerait qu'il ne comprend pas davantage l'entreprise nazie que Marvin Harris ne comprend le cannibalisme. Car exterminer des hommes même avec des méthodes industrielles, n'est, en ce XXe siècle, pas tout à fait la même chose que de mettre des petits pois en conserve. Et, de même, manger de la viande humaine et manger de la viande de boucherie ne sont pas la même chose, n'ont pas la même charge de sacré. Que faut-il aux "matérialistes", de quoi rêvent'-ils? De vastes registres où les entrants seraient marqués vivants et les sortis morts? Nous ne sommes en réalité pas si loin, nous le verrons, de les posséder, à condition de faire l'élémentaire effort de décodage nécessaire. Voudraient-ils un tableau statistique du rendement des chambres à gaz?
Cette querelle sur la rationalité industrielle cache en réalité une ignorance profonde de ce qu'est un système totalitaire. Celui-ci n'est pas un organisme fonctionnant tout uniment sous la conduite d'un chef. Dans l'Allemagne nazie, par exemple, la Gestapo, le ministère des Affaires étrangères, le ministre des Territoires occupés formaient autant de clans qui n'avaient ni les mêmes intérêts ni la même politique. L'appareil judiciaire et l'appareil policier (et déportationnaire) ne fonctionnaient pas selon le même rythme [15]. Pendant longtemps, par exemple, les Juifs condamnés de droit commun échappaient à la déportation. Il a pu y avoir, très normalement, à Auschwitz, et des hôpitaux et des installations d'extermination où disparaissaient des personnes valides. Les oppositions d'intérêt entre ceux qui se souciaient avant tout de tuer et ceux qui voulaient avant tout utiliser la main-d'oeuvre, même juive, sont attestées aussi bien par les documents de l'époque que par les témoignages postérieurs. Par-delà les oppositions de clans et de couches sociales, on retrouvait pourtant, chez ceux qui parlent, une même peur devant le réel, une même langue masquée.
En vérité le meurtre de masse se heurte, chez ses auteurs eux-mêmes, à des résistances tellement tenaces que l'on voit par exemple Himmler user tantôt d'un langage direct, ou presque totalement direct: "La question suivante nous a été posée: que fait-on des femmes et des enfants? Je me suis décidé et j'ai là aussi trouvé une solution évidente. Je ne me sentais pas le droit d'exterminer (exactement: extirper, auszurotten) les hommes -- dites si vous voulez, de les tuer ou de les faire tuer -- et de laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descendants. Il a fallu prendre la grave décision de faire diparaître ce peuple de la terre (diese Volk von der Erde verschwinden zu lassen) [16]." Himmler est ici, si je puis dire, au maximum de la franchise, encore qu'une description du processus réel serait mille fois plus traumatisante. Mais il lui arrive aussi, même devant un public "averti", d'introduire soudain un élément d'atténuation. Par exemple, devant des officiers SS, le 24 avril 1943: "Il en va de l'antisémitisme comme de l'épouillage. Eloigner (entfernen) les poux ne relève pas d'une question de conception du monde. C'est une question de propreté [17]." C'est ici la métaphore des poux qui donne son véritable sens à cet "éloignement". Car "éloigne-t-on" un pou? Il arrive enfin que Himmler code et même surcode; ainsi quand il reçoit en Avril 1943 le rapport de R. Korherr, "Inpekteur für Statistik" de la SS, il lui fait dire rapidement qu'il souhaite que nulle part il ne soit parlé du "traitement spécial" (Sonderbehandlung) des Juifs [18]. Si l'on veut bien se souvenir que "traitement spécial" était déjà un mot codé pour désigner l'extermination [19]... Tout cela banal, tristement banal, mais peut-on demander au "matérialiste" S. Thion d'avoit ouvert les Langages totalitaires de Jean-Pierre Faye [20].
A peine la guerre était-elle terminée que le travail historique sur l'univers concentrationnaire commençait: travail modeste de détail, travail d'ensemble auquel quelques noms bien connus sont attachés: Gérald Reitlinger, Martin Broszat, Raul Hilberg, Léon Poliakov, Olga Wormser-Migot, quelques autres encore. Travail difficile parce qu'il implique à la fois la connaissance er l'expérience. Michel de Boüard, historien et ancien déporté, concluait ainsi son admirable esquisse sur Mauthausen [21]: "Quand auront disparu les survivants de la déportation, les archivistes de l'avenir tiendront peut-être en main quelques papiers aujourd'hui cachés; mais la principale source leur fera défaut: je veux dire la mémoire vivante des témoins." De grands livres sur la déportation ont été écrits par des déportés: David Rousset, Eugen Kogon, Germaine Tillion. Un livre comme Le Mensonge d'Ulysse de Paul Rassinier doit être mentionné ici: excellent comme témoignage de l'auteur sur ce qu'il a vécu, intéressant quand il critique les autres témoins de Buchenwald et de Dora et met en lumière les responsables de l'appareil politique dirigé principalement par les déportés communistes, il devient franchement absurde et haineux, dès lors qu'il traite de ce qu'il n'a aucunement connu: les camps d'extermination et principalement Auschwitz. Telle qu'elle a été écrite cette histoire a, sinon un sens, du moins du sens. Elle a ses zones opaques et aussi sa logique progressive [22]: "euthanasie" (en partie par les gaz) des malades mentaux, en 1939-1941, extermination, par les Einsatzgruppen, des Juifs (hommes, femmes et enfants) et des "commissaires" communistes en 1941-1942, en URSS occupée, organisation puis rationalisation de l'extermination par les gaz (l'oxyde de carbone, d'abord, le Zyklon B ensuite) des Juifs, des Tsiganes, de certains groupes de prisonniers soviétiques, dans les centres spécialisés de la Pologne et puis pour l'essentiel, à Auschwitz, arrêt de la politique d'extermination des Juifs sur l'ordre d'Himmler à la fin d'octobre 1944, mais utilisation de certaines techniques d'extermination dans les camps d'Autriche, d'Allemagne, d'Alsace (petites chambres à gaz de Mauthausen, de Ravensbrück et du Struthof) [23].
Cette histoire a, bien entendu, comme tous les récits historiques besoin d'être critiquée. La critique peut et doit être menée à plusieurs niveaux. D'abord, toute une sous-littérature qui représente une forme proprement immonde d'appel à la consommation et au sadisme doit être impitoyablement dénoncée [24]. Est à éliminer aussi ce qui relève du fantasme et de la propagande. La tâche n'est pas toujours facile, car et le fantasme et la propagande prennent largement appui sur la réalité. Mais il existe des exemples clairs, ainsi celui qui a échappé à l'ardeur des révisionnistes, d'un théologien protestant, Charles Hauter, qui fut déporté à Buchenwald, ne vit jamais de chambres à gaz, et qui délira à leur propos: "Le machinisme abondait littéralement quand il s'agissait de l'extermination. Celle-ci, devant se faire vite, exigeait une industrialisation spéciale. Les chambres à gaz répondaient à ce besoin de façon fort diverse. Certaines, d'un goût raffiné, étaient soutenues par des piliers à matière poreuse, à l'intérieur desquels le gaz se formait pour traverser ensuite les parois. D'autres étaient de structure plus simple. Mais toutes présentaient un aspect somptueux. Il était facile de voir que les architectes les avaient conçues avec plaisir, en y arrêtant longuement leur attention, en apportant les ressources de leur sens esthétique. C'étaient les seules parties du camp vraiment construites avec amour [25]." Côté propagande, on mentionnera le reportage du journaliste soviétique V. Grossmann sur Treblinka [26] où tout est déformé et monstrueusement exagéré, depuis le nombre des victimes qui est multiplié par plus de trois (de 900.000 environ à 3.000.000) jusqu'au techniques utilisées pour donner la mort.
Il va sans dire que les témoignages et les documents -- quoi qu'on lise chez Faurisson (Vérité..., p. 210, n. 45), les archives du IIIe Reich sont accessibles aux chercheurs, ce que ne sont pas les archives françaises ou soviétiques -- doivent être critiqués (ils le sont en fait déjà et il est vrai qu'il y en a de parfaitement fabulateurs) par des méthodes éprouvées depuis des siècles. Cela signifie, bien sûr, qu'il n'y a en l'espèce rien d'intouchable. Le chiffre de six millions de Juifs assassinés qui provient de Nuremberg n'a rien de sacré ni de définitif et beaucoup d'historiens aboutissent à un chiffre un peu inférieur [27]. De même S. Klarsfeld, par le travail minutieux qui caractérise son Mémorial, a abaissé de plus de 40.000 le chiffre donné d'habitude pour la déportation des Juifs de France (de 120.000 à un peu plus de 76.000) [28]. Qui n'approuverait de telles recherches, qui ne souhaiterait que thèses et travaux d'enquête se multiplient, ce qui n'est pas le cas [29]?
(VOIR NOTE EN FIN DE TEXTE)
Enfin il est clair que ce meurtre de masse doit être replacé dans les ensembles dont il fait partie: l'ensemble de la politique hitlérienne d'abord. (Encore ne faut-il comparer que ce qui est comparable: au génocide des Juifs ne fait "pendant" que celui des Tsiganes et, dans une mesure relative, celui d'une fraction des populations soviétique et polonaise.) L'ensemble de la Seconde Guerre mondiale ensuite: il est clair qu'une histoire ne peut être écrite par les seuls vainqueurs. Le massacre de Katyn, le bombardement de Dresde, la destruction dHiroshima et de Nagasaki, le "retour", dans des conditions affreuse, des Allemands chassés de l?est européen, les camps installés près de Perpignan par les gouvernements de la IIIe République et de l'Etat français, la livraison aux Soviétiques des prisonniers russes réfugiés à l'Ouest en font partie au même titre qu'Auschwitz et que Treblinka. Encore, là aussi, faut-il user de comparaisons honnêtes. C'est tout simplement mentir effrontément que de comparer aux camps hitlériens les camps créés, par une décision parfaitement scandaleuse de l'administration Roosvelt, pour loger les Américains d'origine japonaise (Faurisson, in Vérité..., p. 189). Le dernier ensemble est celui, planétaire, de notre monde contemporain fertile en massacres (les Arméniens en 1915, les victimes des guerres coloniales) et en populations exploitées jusqu'à la limite de la survie (le tiers monde). Ici encore, il faut user d'une toise élémentaire: par exemple, l'expulsion des Palestiniens ne peut se comparer avec la déportation nazie et le massacre de Deir-Yassin par les hommes de l'Irgoun et du groupe Stern (9-10 avril 1948) peut être rapproché d'Oradour, non d'Auschwitz. Enfin, last but not least, il appartient aux historiens de retirer les faits historiques des mains des idéologues qui les exploitent. Dans le cas du génocide des Juifs, il est évident qu'une des idéologies juives, le sionisme, fait du grand massacre une exploitation qui est parfois scandaleuse[30].
Mais qu'une idéologie s'empare d'un fait ne supprime pas l'existence de celui-ci, comme tout le livre de Thion voudrait le démontrer, sous un titre qui correspond très exactement à sa démarche personnelle, non à celle de ceux qu'il attaque. Depuis quand, pour prendre un exemple extrême, le fait que la propagande hitlérienne a révélé au monde le massacre de Katyn supprime-t-il la réalité de celui-ci? Pourquoi la LICRA ne pourait-elle à la fois dire la vérité sur Auschwitz et utiliser les services d'un bateleur raciste comme Paul Giniewski (Vérite..., p 152-153) ? A l'inverse, il est incroyable de prendre simplement pour un homme "qui a toujours eu son franc-parler" ce nouveau rallié à Faurisson qui s'appelle Vicent Monteil, partisan acharné, et à la limite paramoïaque, des thèses arabes les plus extrémistes sur Israël et les Juifs (Vérité..., p. 130-131).
Le programme que je viens d'esquisser relève de la recherche historique. Il n'est pas entièrement accompli, et comme toute recherche historique il ne pourra jamais être achevé.
Est-ce une telle vision critique que nous apporte, même sous une forme excessive, la littérature dite révisionniste[31]? En aucune façon. L'apport de cette littérature concerne, pour l'essentiel, non l'histoire de la guerre 1939-1945, mais l'étude des mentalités contemporaines, depuis les années soixante principalement. Une des très rares informations que l'on puisse retirer du livre de Thion, par exemple, en dehors de ses bibliographies, est la démonstration faite par Faurisson que le Journal d'Anne Frank est, sinon une "supercherie littéraire", du moins un document trafiqué (Vérité..., p. 213-298). Thion, pour une fois lucide, le remarque (p. 56): "Ceci n'enlève évidemment rien au tragique du sort qu'elle[Anne Frank] a connu." A l'echelle de l'histoire du génocide hitlérien, cette modification relève de la virgule[32].
En vérité, l'idée qu'il faudrait opposer à une école "exterminationniste" une école "révisionniste" est une idée absurde qui est naturellement une création des prétendus "révisionnistes", idée reprise à son compte dans un apparent équilibre par S. Thion. Il existe des écoles historiques qui en affrontent d'autres, lorsque de nouvelles problématiques, de nouveaux types de documents, de nouvelles "topiques" (Paul Veyne) font leur apparition. Chacun a des exemples présents dans la pensée. Mais dirait-on qu'il existe une école pour soutenir que la Bastaille a été prise le 14 juillet 1789 et une autre qui affirmerait qu'elle a été prise le 15? Nous sommes ici sur le terrain de l'histoire positive, wie es eigentlich gewesen comment les choses se sont effectivement passées, selon la formule, au siècle dernier, de Ranke, un terrain où le vrai, tout simplement, s'oppose au faux, indépendamment de toute interprétation.
Il y a certes des écoles historiques qui se disent "révisionnistes". Prendre le contre-pied de ce qui est enseigné est une habitude un peu perverse, même si elle part d'un réflexe parfois salutaire. On expliquera par exemple que Staline ne disposait que d'un fantôme de pouvoir à la fin des années trente[33], ou que le gouvernement américain, et lui seul, est à l'origine de la "guerre froide" (travaux de Joyce et Gabriel Kolko)[34], ce qui est d'autant plus aisé à démontrer que les archives américaines sont accessibles tandis que les archives soviétiques ne le sont pas. Il s'agit là de travaux fort discutables, mais qui relèvent tout de même d'une éthique et d'une pratique historique, Rien de tel avec les révisionnistes du génocide hitlérien, où il s'agit tout simplement de remplacer l'insupportable vérité par le rassurant mensonge.
S. Thion écrit ceci qui nous place en réalité au coeur du faux probléme dont il débat: "Le plus incroyable, donc, pour qui s'inquiète de cette question est- entre l'énormité des faits et la généralité de leur représentation- l'étroitesse des sources, si l'on veut bien écarter la foule des témoins qui n'ont pas vu mais qui ont entendu dire. Il est proprement stupéfiant de constater que la pièce maîtresse est l'ensemble des aveux passés devant les tribunaux alliés par les chefs de camps allemands. Si l'on veut bien imaginer la situation de ces hommes vaincus, jouant leur peau entre les mains de leurs geôliers, un petit jeu où vérité et mensonge sont les éléments de base d'une tactique de survie, on ne se dira pas prêt à tout prendre de leurs déclarations pour argent comptant" (p. 33-34). L'analogie, sous la plume des "révisionnistes", est celle des procès de Moscou (Vérité..., p.29, 63, 82, 161) ou des procès en sorcellerie, auxquels les procès de Moscou sont effectivement apprantés (Vérité..., p. 82, 183). Nous avons là à peur près la quintessence des paralogismes des "révisionnistes".
C'est tout simplement faux. Il y a beaucoup d'autres témoignages et documents que les aveux des chefs de camp. J'en ai énuméré quelques-uns et je pourrais en citer bien d'autres. J'ai sous les yeux, par exemple, un fascicule particulièrement émouvant qui a été édité à Genève, en 1944, par le Congrès juif mondial; il contient des documents sur Auschwitz et sur Treblinka (orthographié Tremblinki) qui servirent de base à une publication américaine, en novembre 1944, due à l'"Executive Office of the War Refugee Board[50]". Il n'est rien là qui ne concorde sur l'essentiel tant avec les documents des membres des Sonderkommando qu'avec les témoignages des dirigeants SS. J'oserai dire aussi que les témoins "qui n'ont pas vu mais qui ont entendu dire" ont aussi quelque chose à nous apprendre. Quand un homme par exemple est séparé du reste de sa famille et qu'il apprend, par les anciens détenus, que la sortie du camp se faisait par la cheminée, quand il existe un nombre immense de témoignages analogues, quand on sait que les intéressés n'ont jamais reparu, ce sont tout de même des témoignages dignes de retenir l'attention. Mais l'essentiel n'est, pour l'instant, pas là. On mélange sous une même appelation des témoignages en réalité très différents. Kurt Gerstein, par exemple, principal témoin du processus d'extermination à Belzec en 1942, chrétien antinazi revêtu de l'habit SS, ne peut se comparer avec le commandant d'Auschwitz, Rudolf Hoess. Or son témoignage, mis en cause pour diverses raisons qui n'étaient pas toutes mauvaises (caractère manifestement erroné des précisions numériques, médiocre qualitè des premières publications), a victorieusement subi l'épreuve. Il a même été confirmé par le professeur nazi W. Pfannenstiel, non seulement lors du procès de dénazification de celui-ci, à Darmstadt en juin 1950, mais, ce qui est un comble, lors d'une visite de ce dernier à Paul Rassinier en personne. Que cette confirmation ait été donnée dans un langage ignoblement antisémite n'enlève strictement rien, bien au contraire, à sa valeur[51].
Mais il faut aller plus loin. Raisonner comme si de Moscou ou de Varsovie ne pouvait provenir que le mensonge ou le faux est se tromper du tout au tout. S'il est vrai que les hitlériens pouvaient dire la vérité sur Katyn, il est non moins vrai que les Soviétiques pouvaient la dire sur Auschwitz. On ne saurait dire, d'ailleurs, qu'ils aient mis un acharnement particulier à dénoncer la dimension juive de ce massacre et ce n'est même pas par eux que les informations ont commencé à circuler de 1942 à 1944. Quant à la fraction des archives du camp sur laquelle ils ont mis la main à la Libération, elle n'a pas, si j'en crois mes informateurs de Pologne, réapparu depuis.
S'agissant de la Pologne, de 1945 à nos jours, c'est à dire d'un pays où la satellisation, pour être réelle, n'a pas pénétré en profondeur, d'un pays où l'intelligentsia a gardé son ossature, où l'école historique est florissante, c'est pure absurdité que de présenter les savants qui travaillent au musée d'Oswiecim comme autant de faussaires. Leurs travaux sont menés avec soin et leurs publications- bien qu'elles comportent quelques points aveugles de nature politique parfaitement évidente (l'URSS, le parti communiste, le nationalisme polonais)- feraient honneur à n'importe lequel institut historique occidental[52]. Et, si l'historien Michel Borwicz, Juif polonais émigré à l'Ouest, est crédible pour Faurisson dans une affaire de faux (Vérité..., p. 284), son témoignage et ses analyses historiques, qui s'appuient largement sur ce qui est publié en Pologne valent également quand il s'agit d'affirmer le vrai[53].
Mais la question essentielle n'est même pas là. Y a-t-il quelque chose de commun entre un procès de Moscou (ou de Budapest, de Prague, de Sofia, de Pékin) et deux grandes (non exclusives) sources de documentation comme le procès de Nuremberg (1945-1946) et le procès Eichmann à Jérusalem? Y a-t-il quelque chose de commun entre les aveux de Hoess, à Heide et Minden (zone anglaise), à Nuremberg, à Cracovie où il rédigea son autobiographie dans l'attente de la potence, et les aveux de Boukharine, puisque cette comparaison, asset alheureuse[54], a été faite par des militants proches de La Vieille Taupe (Vérité..., p.148) ou, mieux, de Slansky? Les procès staliniens sont un genre littéraire qui obéit à des règles extrêmement strictes. L'auteur de ces pages , qui s'était exercé, en 1949, à peu près à la date de la parution d'un article mémorable de F. Fejtö dans Esprit (novembre), à décrypter, avec son ami Charles Malamoud, le compte rendu officiel du procès Rajk, croit les connaître assez bien. Le spectacle du procès est, à l'évidence, plus aisément mis en scène si accusés, policiers et magistrats ont en commun ce que Dan Sperber appelle un "savoir partagé[55]", c'est-à-dire s'ils sont les uns et les autres communistes, mais c'est là une condition qui, la torture intervenant dans tous les cas, n'est pas indispensable. La première règle est que l'accusé adopte entièrement le langage de ses accusateurs; mais cette règle-là, si elle caratérise tous les procès de type moscovite, ne vaut pas, à la limite, que pour eux. La seconde, fondamentale celle-là, est que tout, absolument tout ce que dit l'accusé, tant sur les papiers de l'instruction officielle que publiquement, au procès, doit être politiquement signifiant, selon la politique du parti. La signification peut ne pas apparaître immédiatement, elle peut, par exemple, annoncer un procès futur, elle existe toujours.
Dans la documentation sur Auschwitz, il existe des témoignages qui donnent l'impression d'adopter entièrement le langage des vainqueurs. C'est le cas, par exemple, du SS Pery Broad, qui rédigea, pour les Anglais en 1945, un mémoire sur Auschwitz où il avait appartenu à la Politische Abteilung, c'est-à-dire à la Gestapo[56]. Il y parle de lui-même à la troisième personne. Mais est-ce le cas des mémoires de Hoess[57]?
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Fin de la première partie. Les notes, indiquées ici entre crochets, forment la quatrième partie.
première partie I deuxième partie I troisième partie I quatrième partie
EXTRAIT DE Les Assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987 , de PierreVidal-Naquet, chevalier de la Légion d'Honneur pour services anti-révisionnistes. Ce texte a été numérisé et affiché sur Internet par des anti-révisionnistes qui bénéficient du serveur de l'IRCAM, financé par les fonds publics. Que ne dirait-on si les révisionnistes s'affichaient sur fonds publics ?? Les journaux seraient pleins de dénonciations. Voir:
Le responsable de ce site est un certain Michel Fingerhut, qui est un ancien officier de l'armée israélienne, et par conséquent, un probable correspondant du Mossad. Comment expliquer que les anti-révisionnistes n'aient pas pu trouver d'autres "sponsors"?
NOTE: Nous avons corrigé au début une trentaine de fautes diverses; ces anti-révisionnistes travaillent comme des cochons. Mais trop c'est trop. A partir de ce moment, nous cessons de corriger; nous n'avons pas non plus verifiéla conformité de ce texte électronique avec le texte imprimé. On sait qu'après sa première version dans Esprit en 1980, ce texte a subi des variations dont nous n'avons pas fait le recensement.
Ce texte a entraîné plusieurs réponses chez les révisionnistes. Voyez Faurisson, passim, Thion, Saletta, Mattogno, pour l'essentiel. Voyez les documents rassemblés dans "Le Tiroir du pauvre Vidal-Naquet".
Ce texte a été affiché sur Internet à des fins purement éducatives, pour encourager la recherche, sur une base non-commerciale et pour une utilisation mesurée par le Secrétariat international de l'Association des Anciens Amateurs de Récits de Guerre et d'Holocauste (AAARGH). L'adresse électronique du Secrétariat est <[email protected]>. L'adresse postale est: PO Box 81475, Chicago, IL 60681-0475, USA.
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