Dans toute la première partie de cet exposé, je
n'ai cité que des témoignages qui dénonçaient
l'hypocrisie juridique du procès lui-même. Ce sont
des légistes qui parlent ou des polémistes qui se
sont faits légistes pour la circonstance. Mais, sauf par
exception, cette documentation ne touche pas encore aux faits.
Dans les pages qui vont suivre, c'est sur les faits eux-mêmes,
tels qu'ils ont été produits au procès ou
dénoncés à l'opinion mondiale, que s'exercera
la critique des commentateurs que je vais mentionner. On verra
que, là aussi, notre pays a été tenu systématiquement
dans l'ignorance des faits nouveaux qui ont troublé un
certain nombre de consciences, et qu'il est nécessaire
de connaître pour porter un jugement complet et équitable
sur le procès de Nuremberg.
On devra faire d'abord deux observations. La première est
la suivante: dans l'état actuel de l'Allemagne, les témoignages
qu'on pourrait appeler «à décharge»
sont encore d'une production très difficile. Les Allemands
vivent toujours sous un statut qui permet aux troupes d'occupation
d'effectuer des arrestations arbitraires et de prononcer des détentions
administratives ou des déchéances de toute sorte,
sans les motiver autrement que par des raisons vagues de sécurité.
C'en est assez pour fermer bien des bouches. La moitié
de l'Allemagne est soumise au contrôle soviétique
qui ne laisse filtrer aucun renseignement. Il y a des témoins
dans cette moitié de l'Allemagne et ils ne peuvent se faire
entendre. Il y en a aussi dans les prisons et dans les camps de
concentration, et ceux-là ne peuvent pas témoigner
non plus. Enfin, il faut ajouter la masse considérable
de tous ceux qui, s'étant refait une situation ou ayant
trouvé par chance un petit emploi, désirent avant
tout ne pas faire parler d'eux; et la plupart de ceux qui, ayant
été au service du régime national-socialiste,
pourraient avoir quelque chose à dire, sont dans ce cas.
On peut écrire, sans aucune exagération, que les
circonstances sont telles qu'une pression permanente s'exerce
à peu près partout, qui a pour effet de rendre presque
impossible pour l'instant la production d'un grand nombre de témoignages.
Nous pouvons en avoir une idée si nous songeons qu'en France,
bien que la situation soit très différente, beaucoup
de personnes hésitent encore à dire ce qu'elles
savent sur les crimes et les exécutions qui ont accompagné
la guerre civile de 1944. Ce qu'on peut arracher à ces
eaux silencieuses n'en a que plus de prix. Si l'on réfléchit
aux risques qu'ont acceptés pour eux et pour leur famille
(car la misère est un risque, elle aussi) ceux qui ont
eu le courage de parler et de protester, on regardera comme une
sorte de miracle et comme un grave sujet de réflexion que
nous ayons pu, sans moyen d'enquête, sans fonction, sans
appui, réunir sur ce point une documentation aussi abondante.
La seconde réserve que j'ai à faire est celle-ci:
Je ne traiterai pas ici de la question de la responsabilité
de la guerre. Par ce qui a été dit plus haut, on
a pu voir que les avis sur ce point sont très partagés.
Il n'est pas temps d'ouvrir ce débat. Mais je pense que
n'importe qui a le droit de suspendre son jugement sur cette question
et qu'aucune loi française ne m'interdit d'être sceptique
sur les affirmations du verdict de Nuremberg. Il ne sera donc
pas fait mention de l'étrange sélection faite par
le Tribunal international entre les documents dont il pouvait
disposer ou qu'il pouvait faire rechercher, et pas davantage de
son étonnante paresse à recueillir les témoignages.
Nous excluons volontairement de notre enquête cette matière
importante.
Pour parler comme les juges, c'est donc uniquement de la conduite
de l'instruction en ce qui concerne les crimes de guerre et leur
subdivision principale, les crimes contre l'humanité, que
nous allons faire porter notre examen. L'instruction fut-elle
complète? Fut-elle honnête? Fut-elle libre? C'est
sur ces divers points que nous allons d'abord apporter des témoignages.
Dans un livre précédemment interdit, et saisi sous
le grief d'apologie du meurtre, nous avions déjà
été amenés à souligner certaines défaillances
de l'instruction. Dans ce livre, en l'absence de tout autre document,
nous avions surtout montré, par l'analyse du compte rendu
sténographique des débats, que certaines accusations
avaient été soutenues à l'audience après
une enquête qui semblait fort incomplète, et qu'en
tout cas ces accusations n'étaient jamais accompagnées
d'un tableau sérieux et méthodique de la situation.
C'était donc le procès lui-même, c'était
l'accusation elle-même qui m'avait guidé vers ses
propres défaillances. Je vais utiliser maintenant une documentation
d'une provenance tout à fait différente, celle qui
vient des accusés eux-mêmes et de leurs défenseurs.
Il faut ici, pour la clarté de l'exposition, rappeler quelques
faits. Ce que nous appelons le procès de Nuremberg, c'est-à-dire
le procès intenté par les Alliés aux dirigeants
du Reich allemand devant le tribunal dit Tribunal militaire international,
n'est en réalité que le premier en date du groupe
des procès de Nuremberg. Il y eut d'autres fournées
que les Américains appellent deuxième, troisième,
quatrième, septième, huitième procès
de Nuremberg, etc. Il y eut une différence assez importante
entre ces procès secondaires et le procès initial:
ces procès secondaires eurent lieu devant un tribunal composé
exclusivement de juges américains et l'accusation y fut
soutenue également par un ministère public entièrement
américain. Avec l'évolution de la politique des
Etats-Unis en Allemagne, ces procès devinrent plus libres,
et les avocats et parfois les accusés eux-mêmes en
profitèrent pour déposer des protestations qui étaient
rédigées à l'occasion de certains incidents
de ces procès eux-mêmes, mais qui souvent visaient
les méthodes du procès initial. En même temps
et parallèlement, des procès particuliers se déroulaient
devant des cours martiales américaines. Dans ces procès,
les accusés furent autorisés à faire appel
à des avocats anglais ou américains, qui se trouvèrent
infiniment plus libres devant le tribunal que leurs confrères
allemands. C'est cette situation spéciale qui donna naissance
à un certain nombre de mémoires adressés
aux tribunaux américains. Je suis loin de les connaître
tous, mais, d'après ceux que j'ai pu consulter, il me semble
qu'ils constituent une sorte de mise au point dont on ne saurait
se passer pour apprécier la valeur de l'enquête présentée
à Nuremberg.
Un grand nombre de ces mémoires sont des documents de caractère
purement juridique qui ne font que reprendre les arguments qui
ont été exposés dans notre première
partie. Nous les laissons donc de côté. Mais un certain
nombre d'entre eux concernent les faits eux-mêmes. Ils reprochent
à l'accusation de n'avoir pas fourni aux accusés
toutes les garanties qu'ils étaient en droit d'exiger,
et, en particulier, ils expriment le reproche grave que des témoins
gênants ont été délibérément
écartés ou que des pressions ont été
exercées sur eux pour qu'ils modifient leur déposition
dans un sens favorable à l'accusation.
En voici quelques exemples. Je cite d'abord une déclaration
sous serment du fameux aviateur allemand, le maréchal Milch,
déclaration certifiée par son défenseur MeBerghold,
relative aux pressions subies par lui-même lors de sa déposition
au premier procès de Nuremberg. Je m'excuse de citer cette
pièce et les suivantes telles qu'elles me sont parvenues,
dans leur traduction gauche et souvent fautive; je n'ai rien voulu
changer à ces documents qui diminuât leur authenticité
et je trouve touchants, d'autre part, ces efforts dont la forme
même prouve qu'ils viennent d'hommes qui n'ont pas d'argent,
pas de journaux, pas d'appui, et qui sont seuls pour essayer de
dire ce qu'ils furent véritablement.
Moi, Erhard Milch, Generalfeldmarschall, né le 30-3-1892 à Wilhelmshafen, en ce moment au tribunal de Nuremberg, ai été prévenu que je suis punissable en faisant une fausse déclaration sous serment.
Je déclare sous serment que mes déclarations sont vraies, et qu'elles seront remises à un tribunal en Allemagne comme preuves.
Le 5-11-1945, le très connu major Emery, comme il se nommait en Allemagne, mais aussi Englander, comme il se nommait en Angleterre, me rendit visite à Nuremberg. Il m'était déjà connu en Angleterre. Je suppose que son vrai nom est un autre. Il était, à ce qu'il m'a une fois raconté, banquier à New York. Il dirigeait le camp d'enquête anglais n·7, auquel appartenait aussi le capitaine Tracy (certainement aussi un nom faux). A l'arrivée du major Emery au tribunal de Nuremberg, justement un enquêteur américain s'occupait de moi. J'entendais par hasard que cela devait être un major Mahagan(?). Après une courte entente à trois, Emery demanda au major Mahagan de nous laisser seuls. Emery m'annonça ensuite que si je continuais à faire des dépositions pour G_ring, Speer et les autres accusés du tribunal international, j'avais à compter d'être moi-même accusé de crime de guerre. Je déclarai que je n'avais commis aucun crime de guerre et que je ne voyais aucune raison pour être accusé. Emery répondait: «Ceci est une chose très simple, nous pouvons, si nous voulons, accuser chaque Allemand de crime de guerre, et lui faire un procès, qu'il ait commis un crime ou non. Pourquoi parlez-vous pour G_ring et les autres, ils ne le feraient pas pour vous, et je voudrais vous donner un bon conseil, parlez contre ces gens, ceci dans votre propre intérêt.»
Je lui répondis que je ne disais que la vérité, que ma personne ne jouait aucun rôle, et que je n'avais peur d'aucun procès. Emery répond: «Pensez que vous êtes encore jeune et que vous pourriez encore jouer un rôle et aussi que vous êtes obligé de penser à votre famille.»
Je refusai naturellement le conseil qu'il me donnait, même s'il était bien donné. Emery termina en disant qu'alors il ne pouvait pas m'aider. A partir de ce moment, je savais que l'on allait essayer de faire un procès de criminel de guerre contre moi. J'ai raconté ceci à des camarades de Nuremberg et Dachau ainsi qu'à des délégués de la Croix-Rouge Internationale de Genève.
Nuremberg le 9-4-47.
Signé: Erhard MILCH, Generalfeldmarschall.
La signature du Generalfeldmarschall Erhard Milch a été donnée en ma présence, à Nuremberg, devant l'avocat DrFriedrich Bergold, et est atteste comme vraie.
DrFriedrich BERGHOLD, Avocat au tribunal militaireII, Nuremberg.
Le procédé employé ici a été
répété en maintes circonstances. Tous les
témoins, il faut le dire, ne furent pas toujours aussi
fermes que le maréchal Milch. Un incident fit même
scandale, et il est si connu en Allemagne que je n'ai pas besoin,
ici, de fournir un document. On avait besoin de charges contre
le ministère des Affaires étrangères du Reich.
On fit venir un haut fonctionnaire de ce département, le
DrGauss. On lui parla sérieusement. Au bout de quelques
entretiens, le témoin accoucha d'une déposition
accablante pour l'Allemagne et pour les accusés, que le
ministère public exhiba avec beaucoup de satisfaction.
Le public fut un peu étonné. Mais il le fut moins,
lorsqu'on apprit que le DrGauss, par suite d'une pro motion flatteuse,
avait été désormais admis à classer
les fiches de l'accusation, dans la propre antichambre du DrKempner,
juif allemand émigré en 1938 aux Etats-Unis et nommé,
en 1946, factotum et collaborateur principal de Justice Jackson
dans le procès contre l'Allemagne.
Il ne faut pas oublier, si l'on veut apprécier honnêtement
cette situation, que presque tous les témoins étaient
en même temps ou pouvaient devenir des accusés: il
n'était pas difficile de les persuader qu'en chargeant
leurs chefs ou en falsifiant les faits selon le v_u du ministère
public ils servaient leur propre cause. Quand cet argument ne
suffisait pas, on les menaçait de les livrer aux autorités
soviétiques ou polonaises.
Voici à ce propos un extrait de la sténographie
du procès Weizsäcker (audience du 3 mars 1948) reproduisant
l'interrogatoire du témoin Eberhard von Thadden par le
DrSchmidt-Leichner, avocat de l'accusé:
D.Monsieur le témoin, pouvez-vous vous rappeler combien
de temps la discussion a duré dans le cas Mesny?
R.Non.
D.Avez-vous été au courant autrefois de l'exécution?
R.Non, je l'ai apprise pour la première fois par M.Kempner
en 1946.
D.Donc vous avez été interrogé sur cette
affaire en 1946?
R.Oui.
D.Pourrais-je vous demander si, dans ce premier interrogatoire,
selon vous, vous étiez interrogé comme témoin
ou comme accusé?
R.Ma situation dans l'interrogatoire de 1946 n'a d'abord pas pu
être claire pour moi, mais après l'interrogatoire
de septembre, non de la fin d'août, j'avais l'impression
que les interrogatoires étaient encore pour le procès
international.
D.Vous a-t-on fait savoir pendant l'interrogatoire qu'il était
possible de vous remettre aux autorités françaises?
R.Oui.
D.Plaît-il?
R.Oui.
D.Voulez-vous, s'il vous plaît, donner quelques explications
au haut tribunal.
R.On m'avait fait savoir qu'il me restait deux chances: ou de
faire un aveu, ou alors d'être transmis aux autorités
françaises, devant un tribunal français et la peine
de mort serait sûre pour moi. Un délai de vingt-quatre
heures m'avait été accordé, pendant lequel
j'avais à me décider.
Me Schmidt-Leichner: Je vous remercie, je n'ai pas d'autres questions.
Voici, dans le même procès, audience du 11 mai 1948,
un fragment de l'interrogatoire de l'accusé Haefliger par
un des avocats, le Dr Siemer:
D.Avez-vous déjà été interrogé
ou non?
R.J'ai été interrogé lors de mon arrestation
par M.Sachs, et celui-ci me menaça de me livrer aux autorités
russes, parce que j'étais ressortissant suisse, et si je
me reposais sur ma nationalité suisse, il me faisait remarquer
qu'il n'y avait aucune relation diplomatique entre la Russie et
la Suisse.
Les mémoires des avocats donnent des exemples analogues.
Je cite d'abord un fragment d'un mémoire du DrRudolf Aschenauer,
avocat des SS dans le procès de l'Einsatzgruppe, mémoire
portant la date de juin 1948:
Dans le procès de 1'«Einsatzgruppe» un journal
de Berlin, par exemple, publia que tous les membres de ce groupe
qui n'auront pas été jugés par le tribunal
de Nuremberg seront remis aux autorités russes, ce qui
eut comme suite que personne ne se présenta comme témoins.
Les détenus qui étaient annoncés comme témoins
à décharge passaient presque tous d'abord devant
des juges. Ils étaient l'objet de nombreuses menaces, en
particulier d'être livrés aux Polonais (DrBarthols,
DrBaecker, Vietz). Ceci faisait que ces témoins étaient
ensuite dans leurs déclarations très timides, car
ils s'attendaient à être livrés aux Polonais,
et savaient que leurs déclarations seraient employées
contre eux-mêmes. Dans un cas, le DrStier, a vraiment été
livré aux Polonais (en ce moment encore il est dans la
prison de Varsovie).
Deux autres mémoires, présentés dans le même
procès, l'un du Drvon Imhoff, l'autre du DrGeorg Froeschmann,
avocats d'autres accusés, protestant contre les mêmes
faits:
Dans le même procès, un Allemand qui était
demandé comme témoin, et qui voulait témoigner
pour l'accusé, fut accueilli au tribunal par ces paroles
du juge: «Comme le témoin sera remis aux autorités
polonaises demain, nous avons été obligés
de le faire venir aujourd'hui.» Le témoin, qui ne
savait rien de tout cela, fut presque dans l'impossibilité
de témoigner tellement il avait peur. (Dr.von Imhoff.)
Souvent des personnes qui étaient venues pour témoigner
pour l'accusé furent prévenues qu'elles seraient
remises à des autorités étrangères,
ceci pour obtenir que les témoins ne parlent pas. Je pense,
par exemple, à des personnes comme les accusés:
Berger, le témoin, Dr Bathels, Brautigam, Meuerer et d'autres.
Une interrogation des différents témoins montrerait
la justesse de ces déclarations. (DrGeorg Froeschmann.)
D'autres méthodes étaient encore à la disposition
des enquêteurs pour faire disparaître les témoignages
à décharge, car ils disposaient d'un arsenal abondant.
Très souvent, ils se servaient des travaux des Commissions
de dénazification. Un mémoire du DrFrohwein pour
le général Poertsch, présenté à
Nuremberg le 19 juillet 1948, explique bien ce mécanisme:
En plus des procès de Nuremberg, les procès de la
dénazification se passent parallèlement devant les
tribunaux spéciaux allemands. Cette procédure a
pour conséquence que beaucoup de témoins ne peuvent
parler librement. Ils ont peur que le tribunal ne livre des preuves
(comme cela s'est déjà produit) au tribunal spécial
allemand qui ensuite les condamne.
Dans le cadre du tribunal de Nuremberg travaille, en outre, la
Special Project Division, où ont accès des
fonctionnaires du ministère public allemand. On croit savoir
que ceux-ci préparent, en collaboration avec le service
accusateur, des procès allemands. Ce qui aussi s'oppose
à ce que les témoins parlent librement.
Le général Poertsch a été libéré
dans le procès Sud0st. Il se trouve maintenant condamné
par le tribunal spécial allemand, comme fautif principal.
Dans les accusations faites contre lui, il y a de nouveau des
accusations de crimes de guerre, desquelles le tribunal militaire
l'avait acquitté. Le général prétend
avoir entendu du juge officiel que les preuves le chargeant venaient
de l'accusateur de Nuremberg. Il prétend également
que d'abord le juge officiel avait envisagé la chose comme
non grave, mais que depuis quelque temps, après avoir reçu
des ordres, il voyait la chose d'une façon plus sérieuse.
D'autres fois, quand l'extradition ou la dénazification
ne peuvent être envisagées contre le témoin,
ce sont les associations de déportés politiques
et de victimes raciales qui interviennent, et fréquemment
menacent, pour empêcher des témoins de déposer.
Ce dernier mode de chantage est particulièrement grave,
parce qu'il a souvent privé les accusés de témoins
appartenant aux catégories qu'on représentait comme
victimes des atrocités allemandes, et qui étaient
disposés à déposer sans exagération
sur leurs conditions de vie. L'absence de ces témoignages
a non seulement causé la perte de certains accusés,
mais elle a singulièrement facilité la tâche
de la propagande antiallemande. Il a été facile,
dès lors, de dire qu'il y avait unanimité dans les
dépositions, qu'il n'y avait jamais de variantes, qu'en
fait on n'avait presque pas besoin de dépositions pour
constater des crimes aussi évidents. Tout ceci ressemble
beaucoup à une action concertée, en vue de ce qu'il
faut bien appeler un habile maquillage de la réalité.
Voici toute une documentation qui concerne le camp de concentration
d'Auschwitz, où les dirigeants de l'I.G. Farben, le grand
trust chimique allemand, furent accusés de crimes contre
l'humanité, pour avoir utilisé des internés
politiques comme travailleurs dans leur usine locale.
Les associations d'anciens internés politiques et de victimes
du régime nazi ont organisé une campagne d'intimidation
auprès des anciens déportés pour s'opposer
à leurs témoignages. Le fait a été
constaté par le DrAlfred Seidl, dans son plaidoyer pour
l'ingénieur Walter Dürrfeld, devant le Tribunal militaire
n·VI. Je cite la sténographie des débats,
p. 50 et 51:
Ces difficultés propres à la défense se sont
fait sentir d'une manière particulièrement aiguë
à propos des anciens internés qui travaillaient
dans l'usine d'Auschwitz de 1'I.G. Farben. Dès qu'il s'agissait
d'internés politiques, ces difficultés étaient
insurmontables et les témoignages impossibles, car les
organisations des «déportés du régime
nazi» défendaient à leurs membres de parler
pour les accusés. Il est aussi arrivé que des membres
qui néanmoins avaient parlé ou donné des
déclarations sous serment pour les accusés, ont
été l'objet, de la part d'autres membres de leurs
organisations de pressions pour les obliger à démentir
leurs témoignages. Il est compréhensible que, dans
ces conditions, il soit impossible d'entendre la vérité.
La même protestation est reprise dans le mémorandum
sur les droits et les moyens de la défense au procès
de l'I.G. Farben, présenté au nom des divers défenseurs
par le professeur Wahl, de l'Université d'Heidelberg:
Les défenseurs ont rencontré encore parfois de plus
grandes difficultés. Par exemple, le groupement des «déportés
politiques», qui travaille avec les accusateurs, a fait
savoir à ses membres qui travaillaient dans la I.G. de
ne pas parler pour les accusés dans le procès de
la I.G. Malgré cela, des ouvriers d'une fabrique de la
I.G., qui connaissaient très bien les accusés sans
appartenir à leurs partis politiques, ont fait la grève
pour témoigner que les directeurs accusés ne sont
pas fautifs, et n'appartiennent nullement au groupe des criminels
de guerre.
Voici maintenant des pièces annexées au mémorandum
de la défense, et émanant d'internés politiques
eux-mêmes. Je cite d'abord un fragment d'une lettre adressée
sur cette affaire, en date du 9 juin 1948, au cardinal Wurm, archevêque
de Stuttgart, par l'interné politique Fritz H, habitant
Fallbach, près de Stuttgart:
Je suis ancien interné du camp de concentration d'Auschwitz
et ai été demandé comme témoin à
décharge, devant le tribunal de Nuremberg, dans le procès
de la I.G. Farben. J'avais déjà fourni une déclaration
en 1947, par un affidavit qui a été remis à
M.le professeur DrWahl, document qui certainement est la cause
de ma convocation à Nuremberg.
Avant même d'avoir été interrogé pour
la première fois à Nuremberg, j'apprenais par un
employé de l'Union des Déportés (V. V. N.)
de Wurtemberg-Bade que les représentants du ministère
public au procès de la I.G. Farben, messieurs von Halle
et Minskoff, avaient fait savoir à Stuttgart à l'Union
des Déportés, région de Francfort, que je
n'étais sûrement pas interné dans le camp
de concentration comme interné politique, et qu'il était
probable que j'avais commis des crimes contre l'humanité.
Je ferai remarquer que je suis en possession de la carte des internés
politiques Nr.441 et que j'ai été reconnu par l'Union
des Déportés de Wurtemberg-Bade, sous contrôle
de la police de Stuttgart. Il est donc certain que mes papiers
avaient été examinés, et qu'il ne pouvait
pas s'agir d'erreur. Je suis employé depuis un an. Mon
dossier judiciaire est en ordre et ne contient aucune condamnation.
Le but de ces man_uvres est clair. Après avoir essayé
de me faire peur avec ces déclarations à l'Union
des Déportés et surtout en m'annonçant que
l'on me soupçonnait de crimes contre l'humanité,
on croyait que je ne témoignerais pas. Après avoir
réglé mes affaires en cas d'arrestation, je me suis
rendu à Nuremberg pour faire mes déclarations. L'attitude
de MM.von Halle et Minskoff pendant ma déposition, le DrSeidl,
l'avocat bien connu, pourra lui-même la préciser.
J'ai dit exactement dans cette déposition ce qu'avait été
là-bas la vie de mes camarades. J'en appelle au témoignage
de Martin N de Bad-Cannstatt (suit l'adresse). Lui aussi
est ancien interné du camp de concentration d'Auschwitz.
Ce témoignage n'est pas isolé. Il est confirmé
par des interrogatoires d'autres internés politiques devant
le Tribunal militaireVI, lors de la même affaire. Je cite
la sténographie des débats, déposition du
témoin D de K. Interrogé par le ministère
public, le témoin déclare:
Je voudrais faire remarquer que l'on a essayé de me faire
des difficultés. Après que des membres du «comité
des victimes racistes» apprirent que je devais déposer,
ils ont même essayé de me faire arrêter. Ils
n'ont pas même eu honte de demander à des camarades
internés avec moi si je n'avais pas battu pendant ce temps
des Juifs ou autres, pour trouver une occasion de me faire arrêter
et d'empêcher mon voyage à Nuremberg.
Mais ces messieurs n'ont pas réussi.
R.Je vous remercie, je n'ai pas d'autres questions, Monsieur le
président.
Ensuite, le témoin est interrogé par le DrServatius,
l'un des avocats de 1'I.G. Farben. Voici la sténographie
des questions et réponses:
D.Monsieur le témoin, comme nous avions l'intention de
ne pas nous contenter de lire votre déclaration sous serment,
nous avons fait la demande au haut tribunal de vous faire venir
vous-même à Nuremberg. La demande a été
acceptée et le secrétaire général
de ce tribunal vous a fait parvenir un télégramme
par lequel on vous faisait savoir de venir comme témoin
le 12 à Nuremberg.
R.Oui, j'ai reçu ce télégramme.
D.Vous avez répondu que vous aviez reçu ce télégramme,
est-ce vrai?
R.Oui, cela est vrai.
D.Etait-ce le 12?
R.Non, cela devait être le 11, même le 10 ou le 11.
D.Monsieur le témoin, un deuxième télégramme
est alors arrivé, adressé au lieutenant P. J'ai
ce télégramme en main, il signalait: Je n'attache
pas d'importance à l'interrogatoire de la défense
et retire mes déclarations.
R.Cela est juste, j'avais envoyé ce télégramme
après avoir parlé à des camarades par suite
de
D.Excusez-moi, Monsieur le témoin, de vous interrompre,
je ne vous ai pas encore posé de questions. Je voudrais
savoir ceci: après votre déclaration sous serment,
une personne de l'Union des Déportés vous a-t-elle
interrogé entre le mois de mars et avril, en vous demandant
les termes exacts de votre déclaration?
R.Je n'ai pas été questionné sur les termes
exacts de ma déclaration, on m'a seulement demandé
si j'allais témoigner pour la défense.
D.Qui vous l'a demandé?
R.Un certain P, de F.
D.Cet homme s'appelle?
R.P
D.Ce P. est-il membre de l'Union des Déportés?
R.Oui.
D.Que vous a dit cet homme ensuite?
R.Si vraiment j'avais l'intention de le faire, qu'il m'était
certainement connu, par des articles de journaux de l'Union des
Déportés, que celle-ci n'aimait pas que ses membres
témoignent pour les accusés dans les procès.
D.Vous a-t-on déclaré ce qui vous arriverait, dans
le cas où vous témoigneriez tout de même?
R.Oui, on m'annonçait que je pouvais dans ce cas m'attendre
à ce que je ne sois plus reconnu comme membre de l'Union
des Déportés et que certains groupes ou sections
de l'Union trouveraient bien moyen de me le faire savoir.
D.Y avait-il encore quelqu'un, à part ce P., pendant votre
conversation?
R.Pendant cette conversation, non.
D.Plus tard, y eut-il encore une autre conversation, où
d'autres personnes assistaient, à part ce P.?
R.Oui.
D.Quand était cette conversation?
R.Elle était le 11, à G.
D.Où eut-elle lieu?
R.Elle eut lieu chez un Monsieur H. dans son logement où
se trouve aussi le bureau de l'Union des Déportés.
D.Ainsi, là, à G. chez ce Monsieur H. se trouve
le bureau de l'Union des Déportés, c'est bien cela?
R.Oui.
D.Combien de personnes ont discuté avec vous dans ce bureau
de l'Union des Déportés?
R.Un seulement a discuté.
D.Et combien y avait-il de personnes avec lui?
R.Deux.
D.Vous a-t-on dit, à G., ce qui se passerait si néanmoins
vous étiez témoin pour la défense? ou tout
simplement si vous étiez témoin?
R.On ne m'a pas dit directement ce qui se passerait, mais qu'ils
n'aimaient pas en principe que leurs membres soient témoins.
Je l'ai compris comme une pression, et sur ce j'envoyai ce télégramme.
J'ai déclaré que je ne voulais pas faire le contraire
de mes camarades, et que je n'irais pas à Nuremberg.
D.Vous dites que vous aviez l'impression de subir une pression.
Avez-vous craint, par exemple, d'être exclu de l'Union et
de perdre les faveurs dont les membres de l'Union bénéficient
en différentes circonstances?
R.Oui.
Enfin, je reproduis, toujours sur la même question, des
déclarations, faites par des condamnés actuellement
détenus à la prison de Landsberg. Elles ont, sans
doute, moins de poids que les dépositions précédentes,
mais elles ne sont pas négligeables, puisqu'elles sont
recoupées par ce qui vient d'être dit. Voici un passage
d'une déclaration sous serment de Karl H, faite à
Landsberg, le 18 février 1948:
La doctoresse juive, Dr Lange-Waldeg et l'ancienne internée
de camp de concentration, Mydla, de Berlin, avaient fait, spontanément,
des déclarations. Les témoins ont été
l'objet d'une intervention de la part de l'Union des Déportés
et n'ont plus fait de déclarations.
Voici un autre passage, extrait d'une déclaration sous
serment de Woldemar H, faite à Landsberg, le 17 février
1948:
Un de mes témoins à décharge, M.Friedrich D, ancien interné du camp de concentration de Buchenwald, a déclaré devant témoins qu'il avait été menacé par l'Union des Déportés de graves représailles s'il témoignait pour un accusé, dans un procès de crime de guerre à Nuremberg. Dans mon procès, 12 anciens internés du camp de concentration de Buchenwald voulaient venir spontanément par camion de Hambourg à Nuremberg sans avoir été même convoqués par la défense pour témoigner pour moi. Le parti communiste de Hambourg stoppa leur camion sur la route et les empêcha de témoigner dans mon procès (les affidavits peuvent être procurés).
Ces cas ne sont pas isolés, ils ne sont pas limités
à l'affaire de l'I.G. Farben. Je ferai remarquer en passant
que la documentation que je viens d'apporter se rapporte au camp
de concentration d'Auschwitz, dans lequel, d'après l'étrange
confession du directeur du camp, témoignage entouré
de circonstances assez surprenantes, sur lesquelles il faudra
bien revenir quelque jour, on nous affirme péremptoirement
que tous les Juifs sans exception passaient aussitôt à
la chambre à gaz. Mais voici d'autres exemples, que je
cite au hasard parmi les mémoires des défenseurs,
ou la sténographie des procès.
Devant le Tribunal militaire n·VI, audience du 14 avril
1948, le DrSeidl interroge le témoin Helmuth Schneider
et obtient les déclarations suivantes:
D.Avez-vous déjà été interrogé
par M.von Halle, que vous a-t-il dit au commencement de l'interrogatoire?
R.M. von Halle m'a demandé, avant qu'un procès-verbal
n'a été fait, «Etes-vous prêt à
faire une déclaration convenable?» Sur ce, j'étais
très étonné car, comme personne normale,
muni de mes cinq sens, j'étais capable de faire une déclaration
normale. M.von Halle m'a fait comprendre ensuite qu'il avait compris,
sous le mot convenable, le mot utilisable. Je déclarais
que je ne savais pas à quel point ma déclaration
était utilisable, mais que j'allais dire la vérité.
M.von Halle me fit remarquer qu'il avait l'occasion et les moyens
de me faire faire des déclarations utilisables;
ce mot a été prononcé exactement.
Devant le même tribunal, audience du 13 février 1948,
le DrHoffmann, défenseur de l'accusé Ambros, intervient
en ces termes en faveur de son client:
M. le président, je voudrais encore faire remarquer par le haut tribunal la chose suivante: le haut tribunal se rappelle, je crois, des déclarations du témoin Pfeffer qui avait témoigné au sujet du cas Ambros. Un témoin qui, lui aussi, avait été présent pendant l'interrogation était un nommé M, un Allemand qui se trouve en liberté. J'ai donc fait apparaître celui-ci pour la défense du nommé Ambros. La prosécution a, de son côté, interrogé M, ce qui est tout à fait en ordre. Maintenant ce témoin M, qui est libre, m'a fait dire qu'on lui avait défendu qu'il parle encore une fois avec moi: ceci, monsieur le président, est, je crois une chose injuste, et ne correspond pas aux principes ni de la prosécution ni de la défense de l'accusé.
Au même endroit, le Dr Hoffmann rappelle également que l'accusé Henri Pieck se plaint qu'on ait empêché un témoignage en sa faveur:
Le témoin de nationalité hollandaise qui lui aussi voulait témoigner en ma faveur a fait savoir à mon défenseur, l'avocat DrHans Gawlick, qu'une secrétaire du juge d'instruction lui avait fait savoir qu'il ne devait pas témoigner pour moi.
Un mémoire du Dr Aschenauer, daté de Nuremberg,
juin 1948, signale le cas d'une secrétaire qui a été
l'objet de pressions et de menaces:
Le remplaçant du juge principal, Herbert Meyer, demandait
à Leipzig une déclaration par foi de serment d'une
sténotypiste. La déclaration n'étant pas
faite comme il voulait, il menaçait la jeune fille qu'il
reviendrait dans quelques minutes avec un officier russe, qu'elle
devrait réfléchir. Sous cette menace la déclaration
par foi de serment avait été donnée.
Dans le même mémoire, le Dr Aschenauer rappelle que
plusieurs des accusés ont été soumis à
une prison préventive de deux ans et demi et que, pendant
ce temps, abandonnés à l'arbitraire de la police,
ils ont subi des pressions et des menaces de toute sorte:
La durée des enquêtes ne peut être donnée exactement, toujours est-il que cela durait des années, vu que déjà en 1945 et 1946 des gens ensuite accusés (Hoffmann et Loerenz) avaient été interrogés dans le Haut quartier à Oberursel et que des déclarations par foi de serment avaient été obtenues de force, celles-ci ensuite étaient employées dans les procès (par exemple: déclaration par foi de serment de Hoffmann). Pendant l'interrogatoire par les juges (aussi par des personnes non juges) tout de suite ils sont menacés et tenus dans des dépressions morales, menaces de fausses déclarations par foi de serment, délivrance aux autorités russes ou autres (Lorenz, Hübner) avec remarque de ce que cela serait pour eux ainsi que pour leurs familles (Lorenz, Hoffmann, Schwalm, Sollmann, Bückner, Greifelt), menace de les faire pendre (Schwalm). Nous vous délivrerons aux autorités russes et vous savez que vous ne vivrez alors plus 24 heures (Greifelt). D'autre part, on leur faisait aussi des remarques cachées que s'ils témoignaient juste, c'est-à-dire à souhait, ils n'auraient pas à attendre d'accusation (Viermetz, Hübner).
Il faut ajouter enfin une autre source de difficultés et
d'obstacles qu'il serait naïf d'attribuer uniquement aux
circonstances. Il fut impossible pour la défense d'entrer
en contact avec les témoins résidant à l'étranger,
et naturellement il lui fut impossible de les faire venir. On
devine combien cette particularité peut être grave
quand il s'agissait des camps de concentration, par exemple. Pratiquement,
cela voulait dire que, seuls les témoins demandés
par l'accusation pouvaient être entendus au procès.
Bien entendu, aucun règlement ne s'opposait à ce
que les défenseurs allemands convoquassent des témoins
étrangers, mais, pratiquement, les difficultés étaient
insurmontables. Voici un passage d'une intervention de l'avocat
DrHeintzeler, pour son client l'accusé Wurster, devant
le Tribunal militaire n·VI, audience du lerdécembre
1947, qui montre bien le mécanisme de cette obstruction.
Dr HEINTZELER.:Haut tribunal, quand, il y a quelques semaines, le tribunal accusateur présenta le premier affidavit d'un Français qui travaillait dans une fabrique de la I.G., j'avais l'honneur de remarquer qu'il était nécessaire également de demander que d'autres Français soient admis à ce jugement, et qu'il serait nécessaire d'envoyer un défenseur ou des représentants en France à ce sujet. Pendant ce temps je m'étais mis en correspondance avec le Defense Center de cette maison, et je craignais la réponse reçue, qui fut celle-ci: le gouvernement militaire faisait savoir qu'il était impossible d'avoir l'autorisation d'entrer en France pour un civil allemand, à part que celui-ci avait des parents en France qui étaient gravement malades, impossible aussi de faire le change de marks en francs
LE JUGE:J'ose demander à monsieur le défenseur: avez-vous pensé à la possibilité qu'une personne de nationalité française se trouvant en France règle la chose pour vous?
Dr HEINTZELER:Aussi cette question avait été déjà examinée, mais aussi celle-ci a été interrompue par la question argent français, pour pouvoir payer un avocat français ou un représentant. Quand il s'agit d'envoyer des questionnaires, il est tout d'abord indispensable de connaître les adresses des témoins. Mais, dans ce cas, où il s'agit presque seulement de travailleurs étrangers qui étaient occupés en Allemagne, le travail des défenseurs sera avant tout de rechercher les personnes voulues et leurs adresses. A ce moment-là seulement la possibilité de remplir des questionnaires serait donnée.
Un mémoire plus général de l'avocat Dr Muller-Torgow,
remis le lermars 1948, signale toute l'étendue de ces difficultés
et la gêne qui en résulte pour les débats:
Il n'était pas possible aux défenseurs d'entreprendre des voyages à l'étranger pour pouvoir se procurer des preuves. Même dans les zones d'occupation, il était très difficile d'interroger des témoins eux-mêmes internés. Il était donc très difficile de pouvoir défendre les accusés, malgré qu'il faudrait croire que le gouvernement américain ou les autorités américaines avaient tout intérêt, vu que le développement des procès était assez intéressant au point de vue de la «défense des droits de l'homme», comme cela a été possible dans les procès de Nuremberg, d'aider à ce que ces difficultés soient supprimées. En particulier, les voyages de défenseurs à l'étranger étaient une chose impossible. Dans le procès du Sud, une quantité de témoins se trouvaient en Grèce. Cependant, il fut impossible, cette fois-ci, de faire venir des témoins de la Grèce vu que l'autorisation avait été refusée par les autorités compétentes de Berlin, impossible aussi aux défenseurs de partir pour la Grèce et de rapporter des déclarations par foi de serment. De faire venir des témoins à Nuremberg était une chose absolument impossible. Donc impossible de pouvoir procurer des déclarations données par foi de serment de hautes personnalités grecques.
Le tribunal avait pourtant la possibilité de donner l'autorisation de faire venir ces témoins.
Dans le mémoire cité plus haut, le Dr Aschenauer
précise:
Les témoins internés dans la zone orientale ne pouvaient jamais être atteints par les défenseurs, mais quand le ministère public en avait besoin, ils étaient toujours à disposition. Les internés dans la zone russe, il était impossible de les atteindre comme témoins.
Même déclaration dans le plaidoyer du DrSeidl pour
Dürrfeld, déjà nommé, au procès
de l'I.G. Farben. Dans le passage que je cite ici, on pourra mesurer
l'étendue des lacunes causées par ce système
et le dommage qui en résulte pour la manifestation de la
vérité:
Les témoins ainsi que les preuves ne peuvent pas être transmis même de l'Autriche toute proche. De même, des témoins de la zone russe ne pouvaient venir à cause des mêmes difficultés. De ce fait, il est évident que les preuves concernant les anciens membres de la fabrique de la I.G. ne pouvaient être transmises qu'avec grandes difficultés. Le voyage à l'étranger est une chose impossible pour le défenseur. Il y avait 25000 personnes employées à cette fabrique. Pour beaucoup, même une déclaration était un danger personnel. Les témoins habitant l'étranger ou la zone russe ne pouvaient pas apparaître devant le tribunal.
Les avocats allemands ne furent pas seuls à protester.
Quand le Dr Paget fut envoyé par des souscripteurs anglais
pour collaborer à la défense du maréchal
von Manstein, il eut à faire les mêmes remarques,
et ne se priva pas de les faire avec force. Je cite la plaidoirie
du Dr Paget d'après la publication qui vient d'en être
faite à Hambourg par le Dr Leverkühn, autre défenseur
du maréchal, sous le titre Verteidigung Manstein.
La plaidoirie commence par ces remarques préliminaires:
Les documents entassés dans l'énorme building du Pentagone à Washington ont été sélectionnés dans la mesure où ils étaient des documents à charge. Nous n'avons eu aucune possibilité sans que l'accusation en soit nullement responsable de trier les documents. Aucune commission n'a jamais examiné ces documents au point de vue de savoir si certains d'entre eux étaient favorables à l'Allemagne ou aux accusés.
Nos témoins ont été intimidés l'un
après l'autre. Ceux qui se trouvaient convoqués
pour déposer dans des procès de crimes de guerre
étaient arrêtés soudain sans aucun avertissement
et apprenaient à leurs dépens que leurs propres
dépositions, en tant que témoins, pouvaient être
utilisées contre eux devant des tribunaux alliés
ou allemands. C'est ce qui s'est produit justement pour von Manstein
lui-même.
Faute de publicité dans la presse, nous ne sommes pas en
mesure de trouver des témoins sur la question qui nous
intéresserait.
Les deux tiers des lettres que nous avons reçues et qui
pourraient constituer des témoignages sont anonymes et
notre correspondant déclare: Je pourrais vous apporter
des documents ou des informations mais je n'ose pas vous faire
connaître mon nom parce que j'ai des ennemis en Allemagne
et des parents en zone russe.
Cette déclaration ne suffit pas au Dr Paget. Il a des habitudes
d'avocat anglais; il a observé toute la vie et vu observer
autour de lui un certain nombre de règles rigoureuses en
ce qui concerne les preuves. Il s'étonne vivement de ne
pas les voir appliquées lorsqu'il s'agit des généraux
allemands. Et son plaidoyer devient, quand il traite cette question,
une grave interpellation sur la conduite des procès de
guerre. Pourquoi les documents à charge ne sont-ils pas
plus sévèrement examinés? Pourquoi admet-on
n'importe quoi pourvu que ce soit une accusation?
Pourquoi accepte-t-on des racontars, des récits invérifiables,
des documents qui ne se prêtent à aucun examen d'authenticité
ou à aucun examen contradictoire? Pourquoi tout est-il
bon quand il s'agit d'accuser, tandis que toute pièce qui
intéresse la défense est introuvable?
En ce qui concerne les preuves, vous avez dit et répété que vous vous réserviez strictement le droit d'apprécier la valeur probatoire des documents présentés. Mais alors, selon quelles règles allez-vous mesurer cette valeur probatoire? Quel sera pour vous le moyen de fixer la valeur de documents qui reposent sur des déclarations par ouï-dire, lesquelles sont souvent de troisième ou quatrième main? Quelles règles appliquerez-vous pour porter un jugement sur des documents que von Manstein n'a jamais vus et qui concernent des événements dont il n'a même pas eu connaissance? Quelles règles allez-vous appliquer ici? La seule règle que je connaisse est la règle du droit anglais, et, d'après celle-ci, de tels documents n'ont exactement aucune valeur. Les juristes anglais récusent dans 99 p.100 des cas les documents présentés comme preuve lorsqu'ils sont de seconde main. Ils récusent tous les documents que l'accusé n'a pas vus. Ils les récusent parce qu'ils savent qu'une telle catégorie de documents risque de conduire à des erreurs plutôt qu'à une certitude.
(...)
Je ne sais pas combien de milliers de documents vous estimez que von Manstein a pu avoir signés ou avoir vu passer sous ses yeux pendant la guerre. A mon sens, il doit y en avoir plusieurs milliers. Or, on ne vous en présente ici qu'une demi-douzaine. Sur les autres documents, nous ne savons exactement rien. Dans I'immeuble du Pentagone, il doit se trouver des milliers et des milliers de documents, et, comme je l'ai dit, il n'existe aucune commission pour examiner parmi ces milliers de documents ceux qui pourraient constituer des témoignages à décharge en faveur des accusés ou de l'Allemagne. C'est là un point essentiel.
On sent combien ces objections vont loin. Elles mettent en question
toute la méthode d'enquête sur la conduite des Allemands.
Car, les éléments d'incertitude que le Dr Paget
dénonce ici, on les retrouve, amplifiés, reproduits
à une large échelle, dans tous les procès
où il est question de crimes de guerre, y compris le grand
procès de Nuremberg. Et ces arguments présentés
par un avocat britannique ont eu assez de poids sur un tribunal
britannique pour qu'il en soit très largement tenu compte
dans le verdict. On le lira plus loin, sur dix-sept chefs d'accusation,
deux seulement furent maintenus contre Manstein dans leur forme
originelle: sur tous les autres, il fut considéré
que les preuves présentées étaient insuffisantes
ou qu'elles devaient amener à formuler autrement l'accusation.
On voit par ces exemples combien nous sommes éloignés
de pouvoir dire que nous avons une documentation complète
ou seulement suffisante sur un certain nombre de faits qualifiés
crimes de guerre ou crimes contre l'humanité. Ce n'est
pas les excuser que de constater que notre information a été
hâtive et mutilée. Ce n'est pas faire l'apologie
de quoi que ce soit que de réclamer qu'on établisse
honnêtement et complètement la vérité.
Ce que l'analyse interne de la sténographie du procès
de Nuremberg permettait de soupçonner se trouve donc confirmé
par les faits.
A ces raisons déjà importantes de douter de l'impartialité
de l'instruction et même de son caractère vicieux,
des incidents graves sont venus ajouter un avertissement qu'on
ne peut pas négliger. Ces incidents confirment ce qui est
dit par les avocats, mais ils donnent, soudain, à leurs
plaintes un relief saisissant. Quoiqu'on ne puisse pas en tirer
de conclusion de caractère général, ils sont
tellement significatifs qu'il est impossible de les passer sous
silence. Je fais allusion en particulier à une affaire
qui a fait dans le monde entier, excepté en France et dans
les pays sous contrôle soviétique, un bruit considérable,
l'affaire dite de Malmédy.
Pendant la bataille de Bastogne, une unité allemande stationnée
à Malmédy était accusée d'avoir tiré
sur des civils du village et fusillé des soldats américains
qui venaient de se rendre. Il s'agit là d'un crime de guerre
parfaitement conforme aux définitions de La Haye et dont
il était légitime de rechercher les auteurs. Malheureusement,
les Américains se trouvèrent bientôt à
propos de l'affaire de Malmédy dans la même situation
que nous à propos des affaires d'Asq et d'Oradour: on avait
bien identifié l'unité, mais il était impossible
de déterminer individuellement les coupables. On sait comment
nous avons, nous, résolu cette difficulté: une loi
d'exception permet de considérer collectivement
comme auteurs du crime tous les soldats qui font partie de l'unité
incriminée et, par conséquent, de leur infliger
la peine de mort, sans s'inquiéter de savoir quelle fut
leur part personnelle dans le crime lui-même. Les Américains
n'avaient pas à leur disposition cet admirable instrument
juridique. Ils furent donc obligés de provoquer des aveux.
Ce sont les méthodes employées pour obtenir les
aveux et les preuves fournis à l'audience qui ont fait
scandale. Elles ont provoqué une violente campagne de l'avocat
des condamnés, le DrEverett, d'Atlanta, des interventions
de la presse, et finalement la nomination d'un haut magistrat
chargé d'une enquête, le juge van Roden. Le gouvernement
américain eut le courage, dont il faut le féliciter,
de publier cette enquête. Les faits qu'elle révéla
furent si graves que toute la presse anglo-saxonne manifesta une
profonde émotion. Ce sont les révélations
de cette enquête qui ont été reproduites par
les journaux que nous allons citer. Quant aux condamnés,
leur sentence fut annulée, et une partie d'entre eux furent
remis en liberté. Les autres, deux ou trois douzaines environ,
avaient déjà été pendus; car les protestations
font parfois triompher la vérité, mais elles arrêtent
rarement le bourreau.
Voici donc les circonstances de l'affaire de Malmédy, telles
que les relatent plusieurs documents qui se complètent
mutuellement, et dont les uns sont établis d'après
requête de l'avocat Everett et les autres d'après
le rapport du juge van Roden.
La plainte en appel signale des faits que nous négligeons
comme secondaires, bien qu'ils soient déjà fort
graves, le fait que la défense eut moins de deux semaines
pour préparer le procès de 74 accusés, qu'on
n'accorda aux défenseurs que des interprètes sans
expérience et aucun sténographe, que les accusés
qui auraient dû être traités comme des prisonniers
de guerre furent mis au secret illégalement à la
prison de Schwabisch-Hall, etc. La tentative de falsification
commence au-delà. Elle se caractérise d'abord par
des pressions morales et des tortures physiques sur lesquelles
le rapport du juge van Roden nous donne les renseignements suivants.
Au sujet du massacre de Malmédy, le juge van Roden déclare:
«Il faut distinguer entre l'assertion que l'atrocité
a été commise et l'assertion que l'atrocité
fut commise par les 74 Allemands qui se trouvaient à ou
près de Malmédy à ce moment et contre qui
on a apporté des preuves deux ou trois ans après.»
Le juge van Roden nomme un certain lieutenant-colonel Ellis et
un certain lieutenant Pearl, du personnel judiciaire de l'armée
américaine, qui lui ont déclaré «qu'il
était difficile d'obtenir une preuve compétente»
et que «comme la cause était difficile il a fallu
employer des méthodes persuasives». Au sujet de ces
«méthodes persuasives», le juge van Roden donne
ensuite une longue description. Voici une partie de son rapport
officiel: «Les "aveux" qui furent admis comme
preuve furent obtenus d'hommes qui avaient préalablement
été tenus en solitude totale pendant trois, quatre
ou cinq mois. Ils furent gardés entre quatre murs, sans
aucune fenêtre, sans pouvoir faire aucun exercice physique.
Deux maigres repas étaient poussés chaque jour par
une trappe pratiquée dans la porte de la cellule. Il ne
leur était pas permis de se parler l'un à l'autre.
On leur refusait toute communication avec leur famille, avec un
prêtre ou un pasteur. En quelques cas, ce traitement a suffi
à persuader des Allemands à signer des confessions
rédigées d'avance. Ces confessions préparées
d'avance n'accusaient pas seulement le signataire, mais impliquaient
souvent les autres défendeurs.
Dans d'autres cas, des tortures physiques ont été
employées pour arracher des aveux. Les enquêteurs
plaçaient une cagoule noire sur la tête des accusés,
puis les frappaient au visage avec des poings de fer, les battaient
à coups de pieds et avec des boyaux de caoutchouc. Plusieurs
accusés allemands eurent les dents brisées, quelques-uns
des mâchoires fracturées.
Sur 139 cas étudiés, tous ces Allemands, moins deux,
furent frappés aux testicules avec une telle violence qu'il
en résulta une invalidité permanente. C'était
une procédure "standard" de nos enquêteurs
américains.
Un défendeur âgé de 18 ans, après une
série de traitements brutaux, consentit à écrire
une confession qu'on lui dictait. Il en avait déjà
écrit seize pages quand vint l'heure de le renfermer pour
la nuit. Au petit jour, les Allemands des cellules voisines l'entendirent
crier: "Non, je n'admettrai pas un seul autre mensonge."
Quand le geôlier vint le chercher pour continuer la rédaction
de sa "confession", on trouva le garçon mort,
pendu à un barreau de sa cellule. Cependant, la déclaration
écrite de ce jeune Allemand qui s'était suicidé
pour ne pas la continuer fut produite et acceptée comme
preuve aux procès des autres accusés.»(1)
Ainsi furent obtenues par la violence un certain nombre de déclarations
fausses qu'on utilisa ensuite comme preuves des faits, ou comme
témoignages à charge contre les accusés ou
contre des tiers. Mais ce ne fut pas tout. Un certain nombre d'accusés
résistèrent aux tortures et refusèrent de
signer des déclarations inexactes. On imagina alors de
constituer une fausse cour martiale, de feindre de les condamner
à mort, de leur annoncer qu'ils seraient exécutés
dans les vingt-quatre heures, et de leur envoyer des policiers
déguisés en prêtres, chargés de leur
promettre une mesure de grâce s'ils acceptaient d'attester
certains faits. Voici le récit de cette scène telle
qu'elle est rapportée dans la requête du DrEverett.
Les accusés recouverts d'une cagoule sont introduits dans
une grande pièce sombre:
Quand leur cagoule eut été ôtée, chacun
des demandeurs aperçut devant lui une longue table, couverte
d'un drap noir qui tombait jusque sur le sol: aux deux extrémités
brûlaient des bougies et au milieu se dressait un crucifix.
Derrière cette table étaient assis en nombre variable
des civils américains, qui avaient illégalement
arboré l'uniforme et les insignes d'officiers de l'armée
américaine. Un faux défenseur (la plupart du temps
c'était aussi un des enquêteurs déguisé)
fut mis à la disposition des jeunes soldats allemands;
il se présenta aux demandeurs comme étant leur défenseur,
quoiqu'il ne fût pas lui-même avocat. On les informa
et on leur fit croire qu'ils étaient jugés par les
Américains pour avoir violé le droit des gens. A
l'autre bout de la table siégeait un soi-disant procureur,
qui lut ensuite l'acte d'accusation, apostropha en criant les
demandeurs (âgés de 18 à 20 ans) et tenta
d'obtenir d'eux des aveux par la contrainte.
Ces débats simulés continuèrent de la façon
suivante: on opposa aux plaignants faux témoin après
faux témoin et l'on «prouva» de façon
indubitable, en se servant de mensonges, que les demandeurs s'étaient
rendus coupables de nombreux crimes de guerre. Pendant toute la
durée de ces débats simulés, le prétendu
défenseur fit semblant de les défendre. A la fin
de ces prétendus débats le défenseur fit
semblant de plaider.
Pour terminer, le faux tribunal prononça des peines de
mort par pendaison qui devaient être exécutées
dans un délai de 24 à 48 heures. Là-dessus,
le faux défenseur exprima ses regrets, en constatant en
même temps qu'il avait fait tout ce qui lui était
possible pour chacun des demandeurs ainsi touchés.
A la suite de ces débats simulés le prétendu
défenseur essaya et, dans la majorité des cas, il
y parvint d'obtenir des demandeurs, en faisant pression sur eux,
qu'ils signent des aveux faux, dans lesquels ils reconnaissaient
1e bien-fondé de toutes les accusations portées
contre eux. Leur faux défenseur leur avait déclaré:
«Dans 24 heures vous serez de toute façon pendus;
pourquoi ne voulez-vous pas décharger quelqu'un d'autre,
en prenant toute la faute sur vous et en mettant par écrit
les aveux que je vais vous dicter?»
On compléta cette comédie par une autre, plus odieuse
encore. Les condamnés, s'ils se montraient récalcitrants,
étaient ensuite coiffés à nouveau de leur
cagoule et conduits dans la cellule des exécutions. Là:
On leur enlevait les capuchons, on leur montrait des traces de balles dans les cloisons, auxquelles étaient restés collés, de la façon la plus horrible, de la chair humaine et des cheveux, restes d'une des dernières exécutions. Par cette méthode, le parquet américain obtint par la force des aveux de crimes qui n'avaient jamais été commis.
D'autres fois, plusieurs des demandeurs furent conduits, de la même maniére, dans la «chambre du bourreau». Là, on 1eur retira leurs capuchons, ils furent placés sur un haut tabouret et on leur plaça autour du cou la corde du bourreau. Dans de pareils moments, plusieurs demandeurs, s'imaginant qu'on allait les pendre immédiatement, signèrent les déclarations qu'on leur imposait. Dans cellesci, non seulement ils reconnaissaient être coupables de crimes qu'ils n'avaient jamais commis, mais de ces déclarations on pouvait déduire la culpabilité d'autres demandeurs sur des crimes qui, en vérité, n'avaient jamais été perpétré.
A la suite de ces débats simulés, les enquêteurs ont aussi suggéré à ces adolescents, aujourd'hui plaignants, d'écrire des lettres d'adieu à leurs parents, avant d'être pendus. Cela aussi fut l'occasion d'exercer sur eux une pression dans le but de servir les plans qui avaient été forgés. En outre, les enquêteurs proposèrent d'autoriser la visite d'un prêtre, afin que les derniers sacrements pussent leur être administrés avant la mort.
Le rapport van Roden donne, à cet endroit, la précision suivante:
Dans un cas, un faux prêtre catholique (qui était en réalité un policier) entra dans la cellule de l'un des accusés, entendit sa confession, lui donna l'absolution et lui donna amicalement un petit conseil: «Signez donc tout ce que les policiers vous demanderont de signer. On vous remettra en liberté. Même si c'est une déclaration contraire à la vérité, je peux vous donner d'avance l'absolution pour le mensonge que vous ferez.
Enfin, dernier trait, relaté dans la requête de Willis M.Everett:
Les enquêteurs américains menacèrent à plusieurs reprises d'user de violences et de sévices à l'égard des mères, pères, s_urs, épouses et enfants de différents accusés, si ceux-ci ne signaient pas des aveux complets dictés par eux, concernant des actions et des actes qu'ils n'avaient jamais commis, ainsi que des actions et des actes d'autres accusés dont ils n'avaient jamais été témoins.
Telle est l'affaire de Malmédy. On ne serait pas complet
ici si l'on ne signalait pas un autre renseignement effarant contenu
dans la requête Everett. Devant les protestations des défenseurs,
on se décida à vérifier la matérialité
de certains faits relevés par l'accusation. Voici ce que
l'on trouva:
Un officier fut envoyé en Belgique, et enquêta à Wanne sur un incident au sujet duquel on avait, paraît-il, affirmé ce qui suit: l'un des demandeurs aurait pénétré dans la maison d'un civil belge et assassiné sans motif une femme assise sur une chaise. Dans de faux aveux arrachés par la force, le demandeur avait reconnu avoir commis ce crime de guerre, et quatre ou cinq de ses co-accusés avaient reconnu sous serment, dans leurs faux aveux obtenus de force, que ces faits avaient eu lieu et avaient rapporté tous les détails de la même façon.
Cet officier délégué en accord avec le tribunal rapporta une déclaration sous serment de l'époux de la femme «assassinée avec préméditation», dans laquelle celui-là déclarait que sa femme avait été effectivement tuée au cours des combats ennemis, mais qu'elle se trouvait dans la rue, devant sa maison, au moment de l'explosion d'un obus américain qui la tua. Cette déclaration sous serment avait été, conformément à la règle, faite devant un prêtre.
Le second exemple se rapporte à certains faits qui se seraient déroulés à l'intérieur du cimetière de La Gleize (Belgique). Quelques-uns des demandeurs avaient reconnu, dans leurs aveux obtenus par la force, que deux ou trois groupes de soldats américains qui s'étaient rendus, vingt ou trente hommes chaque fois, avaient été placés contre la muraille intérieure du cimetière et fusillés froidement par rafales de mitrailleuses.
L'enquête de la défense permit d'établir qu'il n'existait aucune muraille intérieure dans le cimetière, qu'il n'y avait en réalité qu'une muraille d'appui extérieure.
Le curé de la paroisse remit à cet officier délégué par la défense une déclaration sous serment, dans laquelle il déclare qu'il avait été présent à l'église pendant tout le temps qu'avaient duré les combats et les soi-disant crimes, qu'il a examiné la muraille extérieure de soutien sans y trouver aucune marque visible de points d'impact de projectiles, que, du reste, de telles atrocités n'avaient jamais été commises aux environs de son église, que le seul Américain mort qu'il ait vu dans la localité était un soldat d'un blindé américain, que ses brûlures rendaient méconnaissable; et que lui-même enfin était, pendant l'après-midi au cours duquel les prétendus crimes auraient été commis, passé le long de la muraille d'appui et n'y avait pas vu d'Américains morts.
Voilà cet exemple que j'ai voulu citer en entier, non seulement
à cause de sa célébrité (la plupart
des grands journaux américains ont loyalement cité
cette enquête), mais parce qu'il montre avec quelle prudence
on doit utiliser les documents présentés comme preuves
par le ministère public dans les procès des criminels
de guerre. Je ne suggère pas qu'on en vienne à conclure
que le ministère public a toujours dit des choses fausses.
Je ne suggère pas non plus qu'on se hâte de tirer
des conclusions quelconques d'un fait qui peut être un scandale
isolé. Je souhaite seulement qu'après de tels exemples
on apporte à l'examen de cas semblables l'honnêteté
que tout accusé a le droit d'attendre des juges qui lui
sont imposés et de l'opinion publique.
L'affaire de Malmédy est-elle un cas isolé qu'il
convient de traiter comme une monstrueuse exception? Ce n'est
malheureusement pas sûr. D'autres exemples existent, moins
sensationnels, moins dramatiques. Je citerai tout de suite l'un
d'eux pour terminer ce chapitre.
Voici, d'après la Chicago Tribune du 14 février
1949, le récit des sévices infligés à
un groupe de médecins du camp de Buchenwald pour obtenir
d'eux des aveux. Le reportage est signé de Larry Rue. Il
est intitulé: Un médecin allemand raconte un
exemple de mauvais traitements, il accuse les Américains
d'extorquer de fausses dépositions. Je cite la première
partie de ce reportage:
Un exemple des sévices employés par la commission des crimes de guerre pour obtenir de faux aveux ou des témoignages truqués des Allemands est raconté par le médecin allemand Auguste Bender.
Bender, né en 1909, a servi comme officier sur le front, de septembre 1939 à janvier 1944. Il fut alors affecté comme médecin militaire aux commandos de travail extérieurs dépendant du camp de Buchenwald. Bender a été déclaré innocent de tout crime et il essaye actuellement de se reconstituer une clientèle médicale à Krenzau près de Dueren en zone britannique.
Bender faisait partie d'un groupe de 31 prisonniers de guerre capturés pendant l'armistice de 1945 et enveloppés dans une accusation collective, lors de ce qu'on appela le premier procès de Büchenwald qui se déroula à Dachau. A ce procès, le ministère public américain demanda la peine de mort contre tous les accusés et on lui a reproché d'avoir utilisé de faux témoignages pour soutenir son accusation.
Dans une lettre à l'évêque catholique de Münich, Bender écrivait: «Sans un seul témoignage écrit ou oral contre moi, j'ai été condamné le 19 août 1947 à dix ans de prison. Le 18 juin 1948, on me notifia que ma mise en liberté avait été ordonnée.»
Les sévices que rapporte Bender commencèrent le 17 septembre quand il fut transféré au camp d'enquête d'Oberursel près de Francfort. Il fut transféré là avec cinq autres prisonniers, actuellement détenus à la prison de Landsberg. Il se trouva en cellule avec le DrHans Theodor Schmidt.
L'inspecteur, chargé de nous, ferma la fenêtre de la cellule et mit en marche le chauffage électrique, raconte Bender. La chaleur devint extrême et nous le dîmes au gardien, mais celui-ci se contenta de rire et le chauffage continua. Dans la soirée, il y eut du tapage dans le couloir et on vint m'extraire de la cellule. Des Américains étaient dans le couloir et formaient une haie à travers laquelle je devais passer, dit Bender à notre reporter. Et il continue ainsi: à mon passage, ils me frappèrent à coups de ceinturons, ou avec des manches à balai, des cannes, et des seaux, ils me donnèrent des coups de poing, ils me donnèrent des coups de pied dans les tibias, et enfin ils me jetèrent dans une cellule spéciale. Là, je dus me déshabiller devant un capitaine américain accompagné de quelques simples soldats. Ils me firent garder mes gros souliers. Je dus alors refaire le même itinéraire complètement nu, et en subissant le même traitement qu'auparavant, et alors ils me jetèrent dans un cachot noir où il faisait une chaleur étouffante. Le cachot pouvait avoir six pieds sur huit et huit pieds de haut. Il n'y avait ni fenêtre ni ventilation. Les murs et le plancher étaient en matière isolante. Il y avait aussi un radiateur électrique dans cette pièce et il marchait à fond.
Avant que j'aie pu reprendre mon souffle, Schmidt fut jeté là avec moi. Aussitôt nous fûmes avertis par un inspecteur, toujours en présence d'un grand nombre de simples soldats, de bien prendre garde à ne pas mentir. On nous menaça des châtiments les plus sévères si l'on s'apercevait que nous ne restions pas au garde-à-vous face au mur du côté opposé à la porte. Ensuite, environ toutes les quinze minutes, les gardiens ouvraient la porte ou faisaient tourner la clef comme s'ils voulaient ouvrir.
Alors que nous étions au garde-à-vous, en sueur, plusieurs baquets d'eau glacée furent jetés sur nous et sur le radiateur. Ce jet d'eau sur le radiateur dégagea une énorme quantité de vapeur et il devint très difficile de respirer. Alors, ils nous ligotèrent d'abord poitrine contre poitrine, et un peu plus tard dos à dos, puis encore plus tard côte à côte. Ils firent alors passer des tuyaux à travers la porte très légèrement entrebâillée et se mirent à hurler: «les gaz, les gaz». Une matière analogue à de la poudre D.D.T. fut alors soufflée à l'intérieur du cachot, remplissant nos poumons et blessant nos yeux. Ils vinrent alors resserrer de plus en plus étroitement nos liens, si bien que, lorsqu'on nous les ôta, le sang coulait de mes avant-bras.
Pendant la nuit, deux autres prisonniers de notre groupe, transférés aussi à Oberursel, furent jetés avec nous dans le cachot. Ils avaient subi auparavant le même traitement que nous.
Depuis la matinée du 15 septembre 1945, on peut parler avec certitude d'un plan de tortures régulières, déclara Bender. Pendant douze jours et demi, nous avons été l'objet de pressions ininterrompues de la part des trois inspecteurs qui s'occupaient de nous à toute heure du jour.
Nous pouvions voir constamment des hommes en uniformes américains et parfois un capitaine. Un des inspecteurs, probablement un combattant, nous déclara qu'il désapprouvait le traitement qu'on lui avait ordonné de nous faire subir pour nous mettre à la raison. Il s'excusait constamment. «Ce sont des ordres supérieurs», disait-il. Le second inspecteur était la brutalité même. Quant au troisième, il était cynique et semblait se croire dans un laboratoire de psychologie.
Les neuf premiers jours, nous avons été maintenus dans l'obscurité et dans une chaleur étouffante. Du dixième au dernier jour, je fus séparé de mes camarades et j'eus à subir des tortures par le froid d'une manière particulière.
On me fit passer à travers la haie habituelle jusqu'au bout des baraquements, dans un cachot de planches ayant une surface de 40 pouces carrés environ et une hauteur de huit pieds. Il n'y avait ni fenêtre ni chauffage. Entre le bas de la porte et le plancher, il y avait un trou à peu près grand comme la main. Ce réduit semblait avoir servi de placard pour les balais et les brosses. Il était immonde. Il était situé tout près de l'entrée du baraquement et la porte du baraquement était maintenue ouverte. Par le trou ménagé sous la porte, le vent de septembre entrait et, grâce aux espaces entre les planches formant le mur, il y avait un continuel courant d'air.
J'étais nu. Pendant huit jours, j'avais souffert de la chaleur excessive. Je n'avais ni couverture, ni rien pour me couvrir. J'ai été gardé trois jours et demi dans ce cachot.
Bender me parla encore de coups dans les yeux, d'oreilles décollées et de coups à l'aine. Il déclara que ses camarades et lui n'avaient à leur disposition aucune installation sanitaire. «Il nous était impossible de nous laver et on nous faisait fumer de force et on nous forçait à avaler les mégots brûlants», déclara-t-il. On nous forçait aussi à faire des exercices de gymnastique jusqu'à épuisement physique. Telles sont les choses que j'ai subies pendant douze jours.
Quant à notre nourriture, on la jetait sur le sol et on essayait de nous forcer à la manger par terre. Nous étions constamment affamés et altérés. Les internés, ajouta Bender, commencèrent à souffrir d'hallucinations et se mirent à se battre entre eux. Un soir, on nous força à nettoyer le plancher des cachots avec des brosses à dents. Au lieu de nous donner de l'eau pour faire ce travail, ils jetaient de l'eau bouillante sur nos jambes et sur nos pieds. Régulièrement, on nous amenait à un soi-disant médecin qui devait contrôler la résistance qui nous restait. Il ne nous fit jamais aucun traitement et m'avoua qu'il n'avait ni instruments, ni médicaments, ni pansements.
Dans la deuxième partie du reportage, dont je n'ai malheureusement
pas pu me procurer le texte, on établit comment des aveux
inexacts furent ainsi arrachés au DrBender et à
des camarades. Comme dans l'affaire de Malmédy, les pièces
furent ensuite transmises au tribunal qui en fit état dans
des délibérations. C'est dans ces conditions que
le DrBender, contre lequel aucun autre témoignage n'avait
pu être relevé, fut condamné à dix
ans de réclusion. Dès l'année suivante, un
examen plus sérieux des dossiers fit apparaître l'absence
de toute charge et le DrBender fut l'objet d'une mesure de grâce.
Quant à ceux de ses camarades qui avaient été
pendus, il en fut pour eux comme pour les victimes du procès
de Malmédy, on se contenta de regrets polis et d'excuses
évasives.
NOTE
(1) Le Dt Everett précise ce dernier
point: Pendant le véritable procès de Malmédy,
l'accusation a produit, malgré les objections des défenseurs,
cette déclaration non signée et incomplète
comme pièce justificative et cela avec le consentement
du tribunal. Puis l'accusateur américain eut l'inconscience
de demander au policier tortionnaire de dire, sous la foi du serment,
ce que ce jeune Allemand mort aurait communiqué dans sa
déclaration s'il était resté en vie.
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fin du chapitre 2 de la deuxième partie
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Déclaration internationale des droits de l'homme,
adoptée par l'Assemblée générale de
l'ONU à Paris, le 10 décembre 1948.