Je crois avoir suffisamment montré que notre propre littérature
sur les camps autorisait à demander qu'on rectifiât
certaines lacunes ou obscurités de l'enquête officielle.
J'ai maintenant d'autres documents à présenter,
lesquels sont inconnus en France, et ne sont pas moins indispensables
à une appréciation éclairée.
Après les faits exposés précédemment,
on sera peut-être moins étonné de lire quelques
témoignages étrangers que je n'aurais pas osé
présenter sans cette préparation.
Voici, sur le camp de Belsen, ce que nous dit un journaliste anglais,
Leonard 0. Mosley, qui accompagnait les troupes américaines
dans leur avance et qui fut un des premiers à entrer au
camp. Le témoignage remonte à 1945, on le trouvera
dans son reportage Report from Germany, publié la
même année, chez l'éditeur Victor Gallancz.
Les troupes de la Wehrmacht, elles-mêmes, à ce qu'on nous dit, avaient été épouvantées par ce qu'elles découvrirent L'indignation de l'armée allemande fut telle qu'ils refusèrent de négocier un sauf-conduit pour les SS Mais, peu de jours après, des enquêteurs et des reporters vinrent à Belsen et quelques-unes des circonstances commencèrent à apparaître. Les victimes furent interrogées et il devint évident que Belsen avait été un lieu de rassemblement pour les malades d'autres camps de concentration situés ailleurs. L'état-major du camp avait été assez brutal, mais il avait été loin d'être aussi cruel que dans d'autres camps. Et, jusqu'à l'offensive russe, il s'était tiré assez convenablement de sa charge de morts et de mourants. Mais, par la suite, convoi après convoi de déportés malades, allemands ou alliés, commencèrent à se déverser sur le camp. Ils commencèrent à mourir par milliers chaque jour; il n'y avait pas assez de nourriture pour les alimenter; et les fours crématoires ne pouvaient plus contenir cette quantité énorme de corps. Ce fut alors, lorsqu'aucun service d'isolement ne fut plus possible, alors que les morts gisant à travers toutes les parties du camp attendaient d'être enterrés, c'est à ce moment que Kramer et son état-major perdirent si complètement le contrôle de la situation qu'ils n'essayèrent même plus de s'y reconnaître.
Je ne connaissais pas cette page quand j'ai parlé du
camp de Belsen dans Nuremberg. On peut constater que le
reporter anglais donne du drame de Belsen la même explication
que mon correspondant.
J'ai un autre texte à citer, d'origine étrangère
également, d'origine espagnole. Je sais que la presse espagnole
est suspecte en France. Je n'aurais peut-être pas risqué
la reproduction de cet article, si la description que Rassinier
nous fait du camp de Buchenwald ne m'avait pas fait trouver moins
invraisemblable la description qui est faite ici du camp de Dachau.
Je suis prêt à admettre que l'article que je vais
citer peut être contesté: bien qu'il soit d'un témoin
oculaire, qui parle de ce qu'il a vu et qui rapporte ce qu'on
lui dit, je le trouve en contradiction sur plusieurs points avec
l'analytique du procès de Dachau que j'analyse plus loin.
Je laisse donc au lecteur le soin d'apprécier avec prudence
le crédit qu'il faut lui accorder. Il s'agit d'un article
donné à l'hebdomadaire Madrid par un Allemand,
Alfonso Ossenback, et publié dans le numéro du 30
septembre 1947:
Avec tous les prisonniers de guerre d'Altenstadt, commence l'auteur, je fus transféré en mai 1946 au camp tristement renommé de Dachau. Je fus stupéfait de le connaître, surtout après avoir lu les lugubres histoires qu'on a divulguées dans le monde entier à son sujet. Mon étonnement serait partagé par quiconque le visiterait. C'est un campement parfaitement monté et son ensemble donne une agréable impression d'harmonie et de beauté. Dachau qui, pendant le régime allemand, pouvait contenir 10000 personnes paraît une petite ville admirablement tracée, avec son jardin, ses champs d'expérimentation agricole, ses grands blocs propres, dotés de chauffage et de douches, ses cuisines modernes Ses installations étaient semblables aux casernes modèles de l'armée allemande.
Ainsi était Dachau et ainsi est-il maintenant, dans son aspect extérieur. Au sujet de la manière dont on y vivait avant que fut écrite sa légende dramatique, et dont on y vit actuellement, je vais dire ce que je sais par ce que m'en ont dit les détenus qui sont là depuis huit ans (avec les Allemands et les Américains) et par ce que moi-même j'ai pu observer. Ces détenus «permanents» sont des Juifs, des communistes, des anciens membres du parti ou des SS qui avaient commis des actes répréhensibles pendant la période qui va de 1934 à 1945.
Et l'article continue ainsi:
Par ces hommes qui avaient passé huit années «logés» à Dachau, je sus comment fonctionnait le camp pendant le régime de Hitler. Je leur fais crédit parce qu'aucun d'eux, communistes ou juifs, n'est suspect de sympathies pour le régime nazi. Tous conviennent que c'était un pénitencier modèle.
Mais le programme de travail était extraordinairement dur.
Et on pratiquait le châtiment de l'azote, quoique seulement dans les cas justifiés.
Nous étions moins serrés que maintenant. Où aujourd'hui dorment cent personnes, il n'y en avait seulement avant que quinze.
Et quant à la nourriture, nous regrettons la qualité et la quantité que nous recevions pendant la guerre, si l'on excepte les derniers mois qui furent horribles, épouvantables
Par contre, nous sommes très reconnaissants aux Américains, parce qu'ils n'obligent pas à porter le costume de forçat aux «anciens».
A Dachau, on accordait une grande importance à la culture physique, aux activités artistiques et musicales. En outre, il y avait une grande bibliothèque.
J'ai vu, dis-je, qu'il y a des milliers de livres de littérature marxiste, Lénine, Einstein, Trotsky. Beaucoup de romans à tendance communiste Comment vous les êtes-vous procurés?
_Ils étaient ici depuis que commença à fonctionner le camp.
Il est difficile de le croire, répliquai-je.
-C'est ainsi. Mais, alors, il y avait aussi les principales _uvres de la littérature allemande et tous les livres nationaux-socialistes.
Où sont-ils maintenant?
Les hommes haussèrent les épaules.
Dachau a beaucoup changé. Avant, il y avait des cantines où les détenus pouvaient acheter ce dont ils avaient besoin. Seulement l'alcool était rigoureusement interdit. Les prisonniers politiques recevaient une permission annuelle de deux semaines qu'ils passaient avec leurs familles, soutenues par l'Etat. Le travail était rémunéré pour tous les détenus, sans distinction de cause. Mais il était très désagréable pour beaucoup de prisonniers de devoir vivre en commun avec de vulgaires criminels et des éléments indésirables.
La dernière phase de la guerre fut épouvantable dans ce camp, me racontent-ils. Les bombardements causaient des difficultés de transports et la population civile souffrit d'une grande pénurie d'aliments. Calculez ce qui pouvait arriver ici. La faim fut atroce. Des épidémies se déclarèrent que l'on ne pouvait combattre. Il y eut une nuit où cinquante ou soixante personnes moururent. C'est ainsi que nous trouvèrent les Américains quand ils arrivèrent ici
A Dachau, il y a quatre fours crématoires. Deux très petits furent installés pour incinérer les corps des détenus qui mouraient. Le troisième, de la même grandeur que les précédents, fut construit pendant la guerre. Le quatrième, terminé à la fin des hostilités, fut agrandi par les Américains.
Quelle capacité ont ces fours? demandai-je à un ancien.
Ils peuvent réduire en cendres deux cadavres par jour.
Alors, dis-je avec étonnement, pour incinérer les milliers de cadavres qui ont été calcinés ici, selon ce qu'ont dit les propagandes des pays démocratiques, il aurait fallu des dizaines d'années d'incinération permanente?
Bien sûr! (C'est ainsi.)
Et ce grand four?
Jamais il n'a été utilisé. Ni par les Allemands, ni par les Américains.
J'eus aussi l'occasion de visiter la terrifiante chambre à gaz. C'était simplement un lieu destiné à la désinfection des vêtements des nouveaux détenus.
Est-il vrai que dans cette chambre on élimina de nombreuses personnes?
Allez savoir la vérité Il est possible qu'on y ait torturé et supprimé des prisonniers. C'est seulement une supposition. Aucun de nous ne mettrait les mains au feu pour nos gardiens. Mais nous ne croyons pas qu'on l'employa pour assassiner en masse. Nous l'aurions remarqué.
On peut accuser cet article d'être tendancieux. Aussi, sur
Dachau, je préfère avoir recours à un document
auquel on ne pourra pas adresser le même reproche. C'est
l'analytique du procès des responsables du camp de Dachau
rédigé par les autorités américaines
à l'usage de la Commission chargée de statuer sur
les recours en grâce. Le document émane de l'avocat
général chargé de la justice sur le théâtre
d'opérations européen, et il résume en 80
pages la sténographie du procès intenté au
major Weiss, commandant du camp, et à ses subordonnés.
Les accusés avaient été condamnés
à mort sur un double chef d'accusation: l'exécution
de 90 prisonniers de guerre soviétiques à l'intérieur
du camp, grief que nous laisserons de côté ici, et
des cruautés et mauvais traitements comportant des meurtres
contre les internés du camp de concentration. C'est sur
ce dernier grief que nous écouterons non seulement la thèse
de l'accusation, qui a été largement diffusée
en France et que le lecteur est censé connaître,
mais aussi celle de la défense qui nous montrera pour la
première fois comment l'administration d'un camp concevait
sa lourde tâche.
Voyons d'abord le ravitaillement du camp. L'alimentation à
Dachau fut aussi défectueuse que dans les autres camps,
les déportés étaient, à l'arrivée
des Américains, maigres et épuisés (extremely
emaciated), et 10500 d'entre eux sur un total de 65000 durent
être soignés pour dénutrition. Ce sont là
les chiffres du ministère public lui-même. On remarquera
que, d'après ces chiffres, il y avait à l'arrivée
des Américains 55000 déportés sur 65000 qui
n'eurent pas besoin de soins. L'accusation soutient que la valeur
calorique des rations était en 1942 de 1200 calories pour
les travailleurs et de 1000 pour les autres internés, qu'elle
était tombée à 1000 calories pour les travailleurs
en 1943, et oscilla entre 600 et 1000 en 1945. Voici maintenant
sur ce point la thèse de la défense:
Les troupes SS du camp de concentration recevaient la ration militaire n·3, et les détenus recevaient la ration militaire n·4; les civils allemands recevaient une ration inférieure à la ration n·4, et les détenus incapables de travailler recevaient l'équivalent de la ration civile. Seulement, les rations civiles et toutes les rations militaires furent successivement réduites en février et mars 1945 par le ministère du Ravitaillement. Après la dernière réduction, la ration n·4 n'était plus suffisante pour soutenir les travailleurs.
Ces déclarations proviennent du témoignage du Docteur Flocken, médecin à l'organisation Todt, qui a donné en outre les précisions suivantes sur la valeur calorifique de ces rations. La ration n·4 contenait 600gr de pain par jour, 90gr de matières grasses, 60 à 80gr de viande, 350gr de légumes, 500gr de pommes de terre et d'autres éléments tels que l'ersatz de café. Tout cela formant un total de 2100 à 2200 calories par jour, telle était la situation avant les réductions que nous venons de mentionner. Après les réductions, cette ration insuffisante pour maintenir quelqu'un en bonne santé, de même que la ration civile réglementaire, était encore moins élevée.
La responsabilité concernant la nourriture, l'habitation et les fournitures médicales des détenus travaillant à l'organisation Todt, hors du camp, concernait exclusivement l'organisation Todt et non l'organisation du camp de Dachau.
On voit que les deux thèses de la défense et
de l'accusation sont inconciliables sur ce point. Le document
ne permet d'entrevoir aucune explication satisfaisante: à
moins qu'on ne considère que le ministère public
et la défense ne parlent pas de la même chose et
qu'il ne soit question, dans le passage que nous venons de citer,
que de la nourriture dans les commandos confiés à
l'organisation Todt et non au camp lui-même.
L'interrogatoire du commandant du camp et de l'économe
ne reproduisent pas, notons-le, les chiffres cités par
le DrFlocken. Ils fournissent, par contre, d'autres éléments
d'appréciation. Filleboeck, économe du camp, dépose
qu'il a fait des efforts pour améliorer le ravitaillement
des internés:
Filleboeck dépose comme suit: Il est arrivé à Dachau en 1933 comme économe jusqu'en 1941. De 1941 à la fin, il était inspecteur au ravitaillement du camp. Il recevait ses ordres de l'accusé Wetzel et des bureaux économiques du camp. Les rations étaient déterminées par le bureau de l'administration économique du Reich. Il a essayé d'obtenir des suppléments de rations alimentaires. Après une réduction des rations, il s'est rendu avec Wetzel à la direction du bureau de ravitaillement, pour essayer d'obtenir davantage de ravitaillement, il a acheté plusieurs milliers de kilos de soupes préparées à l'avance, malgré l'interdiction de ces achats. De 1943 à 1945, il a acheté illégalement 2000 kilos à 3000 kilos de viande et d'os, et 20000 kilos de haricots et de pois secs. Il se procura de même illégalement du fromage contenant 30% à 40% de matières grasses, au lieu du fromage contenant 20% de matières grasses qui était seul autorisé par le règlement. Les SS recevaient un ravitaillement plus important et meilleur que celui des détenus en 1945.
Quand Filleboeck apprit par un rapport (singulier détail et qui en dit long sur l'administration des camps: Filleboeck parle comme s'il ne mettait jamais les pieds dans l'enceinte du camp) que des détenus mouraient de sous-alimentation en décembre 1944, il accrut immédiatement la ration de légumes, et fit des démarches à Dachau et à Munich pour que la réduction des rations soit supprimée
Et Filleboeck fait comparaître deux témoins civils
qui viennent affirmer qu'il fit en effet ces démarches
auprès d'eux et obtint satisfaction: mais, au bout de quelque
temps, un ordre supérieur interdit cette manière
de faire.
Friedrich Wetzel, administrateur du camp, a appuyé les
démarches de Filleboeck, et, en outre, il a transformé
Dachau en entreprise maraîchère.
Wetzel témoigne comme suit: Il est arrivé à
Dachau en août 1944. Nommé par le directeur du bureau
de l'administration économique, il était chargé
du ravitaillement du camp, et était à la tête
du service administratif du camp. Les allocations de nourriture
pour les camps de concentration étaient déterminées
par la direction du ravitaillement du Reich; Wetzel ne pouvait
faire autrement que de suivre ces règles.
Quand les rations furent réduites, Wetzel loua du terrain
autour du camp pour y faire pousser des légumes.
Il s'est procuré du ravitaillement en plus des réquisitions.
Les rations supplémentaires qui n'étaient permises
qu'aux travailleurs de force par le règlement furent données,
grâce à un trucage des chiffres, à 70% des
détenus tandis que 20% à 25% seulement avaient droit
à de telles rations. Les détenus de l'infirmerie
recevaient des rations supplémentaires spéciales
sur la demande des médecins.
Il fit un voyage avec Filleboeck à Munich, à la
direction régionale du ravitaillement, après la
réduction des rations pour exiger davantage de ravitaillement.
Il est inexact que des légumes pourris aient été
servis aux détenus sous son administration. Jusqu'à
la fin de la guerre, les détenus ont reçu la même
ration que les civils allemands.
Wilhelm Wagner, qui a eu la responsabilité temporaire d'un
commando de travail à Germering, affirme que les internés
de son commando recevaient des rations convenables:
Le camp de Germering, où Wagner avait la responsabilité des détenus d'un kommando de travail, avait une bonne nourriture. Le repas de midi contenait de la viande, une soupe, des légumes, le soir, le repas comprenait de la soupe, du pain, de la saucisse ou du saucisson avec du beurre ou de la margarine. Mme Anna Erhart, cantinière de Germering, est venue témoigner que la ration de pain quotidienne des détenus de Germering était de 300 grammes à 350 grammes, plus un supplément de 200 grammes à 250 grammes pour les travailleurs de force, trois quarts de litre à un litre de café pour le petit déjeuner, la même quantité de soupe pour le déjeuner, avec en plus 70 grammes à 80 grammes de viande et trois quarts de litre à un litre de légumes, et 70 grammes à 80 grammes de saucisson, avec la même quantité de margarine pour accompagner la soupe du soir.
Et Wagner précise qu'il veillait à ce que les entreprises
privées pour lesquelles ses internés travaillaient
leur servissent le soir la soupe supplémentaire qu'elles
devaient fournir.
Il n'y a pas d'autre renseignement concernant la nourriture. Voici
maintenant des précisions sur les médicaments et
les soins. L'accusation signale le surpeuplement de l'infirmerie
(trois malades pour deux lits), la rareté des couvertures,
l'insuffisance des médicaments, de mauvaises conditions
d'hygiène: l'épidémie de typhus (1945) a
fait 15000 victimes, mais les témoins de l'accusation reconnaissent
qu'avant qu'elle n'éclate, il y avait relativement peu
de morts à l'infirmerie (there were relatively few deaths
in the hospital).
L'analytique résume deux témoignages de médecins.
L'un d'eux, le Dr Witteler, nous montre le fonctionnement de l'infirmerie
dans les conditions de vie normales du camp (au moment où
le nombre des internés était de 6000 à 7000,
comme nous l'apprendra la déposition du commandant du camp).
Il y avait alors de l'ordre, un personnel suffisant, peu de morts.
Witteler fut envoyé comme médecin chef en janvier
1944, il demeura à ce poste jusqu'en mai 1944. Il avait
la responsabilité des détenus au point de vue médical,
et aussi la responsabilité de l'hygiène du camp
et des cuisines, et celle des mesures préventives.
Il désigna vingt-cinq médecins parmi les détenus
pour soigner les détenus, et obtint qu'on cessât
d'utiliser les détenus médecins pour d'autres fonctions.
Il avait un service de deux cents infirmiers et de deux cents
assistants. Il y avait un détenu médecin dans chaque
bloc. Il réalisa une meilleure distribution d'eau grâce
à une nouvelle installation, et par là arriva à
prévenir les épidémies; il n'y eut pas d'épidémies
sous sa direction. Il visitait les kommandos tous les quatorze
jours. Il avait 1500 à 1700 malades à l'infirmerie
de Dachau. Il avait fait organiser un passage qui permettait de
circuler entre les blocs constituant l'infirmerie. Il fit installer
des douches, il ouvrit un service d'ophtalmologie. Il fit installer
l'eau chaude dans les salles d'opération et effectua d'autres
perfectionnements.
Il y avait de soixante à quatre-vingts décès
par mois à cette époque.
Le Dr Witteler affirme, en outre, qu'à l'infirmerie chaque
malade avait alors son propre lit.
Le second témoignage, celui du DrHintermayer, nous montre,
au contraire, le camp pendant sa période dramatique: un
hôpital débordé, des moyens insuffisants,
une mortalité gigantesque qu'il semble impossible de combattre:
Hintermayer arriva à Dachau en mars 1944. Il fut médecin
adjoint du camp sous la direction du docteur Witteler; il devint
médecin en chef à partir d'octobre 1944.
Il a déclaré par son témoignage qu'en avril
1945 il y avait 65000 détenus au camp de Dachau et dans
l'ensemble des kommandos; il ne se considérait pas lui-même
comme qualifié pour une situation aussi importante et le
déclara à son supérieur hiérarchique,
le docteur Lolling; on lui donna l'ordre néanmoins de garder
son poste.
Il trouva des conditions d'hygiène déplorables dans
le camp; il alla demander au dirigeant du camp Weiter (qui
avait succédé au major Weiss à la tête
du camp) que le camp soit agrandi ainsi que les bâtiments
consacrés aux water. Il commença à construire
un nouveau poste d'épouillage; beaucoup de transports de
malades arrivèrent à Dachau à partir de décembre
1944, le service d'épouillage qui fonctionnait n'était
pas suffisant pour tous les nouveaux arrivés. Il fit un
rapport presque chaque jour à la direction du camp pour
signaler cette situation dramatique. L'ordre de surpeupler le
camp venait de Berlin et une épidémie de typhoïde
se déclara qui dura jusqu'en décembre 1944. Hintermayer
la combattit en mettant en quarantaine les baraquements où
se trouvaient les malades et en mettant des bassines de désinfection
dans les water, ainsi qu'en vaccinant les détenus contre
la typhoïde.
Nous sommes alors en décembre 1944. C'est à ce moment
que se déclara l'épidémie de typhus qui allait
sévir jusqu'à l'arrivée des Américains
et faire des ravages effroyables dans un camp ainsi désorganisé,
démuni de tout et à peu près coupé
de tout secours, avec un pays dont les communications et les services
étaient en plein désordre:
En décembre 1944, une épidémie de typhus
se déclara à Dachau, il y eut 20000 à 30000
malades, 10% des malades moururent. Dachau n'avait pas l'équipement
suffisant pour combattre cette épidémie. Hintermayer
transforma plusieurs baraquements en centres d'infirmerie, il
proposa aussi l'organisation d'un camp de malades à l'extérieur
du camp, ceci fut impossible à cause de la situation de
guerre Un médecin détenu a témoigné
qu'Hintermayer essaya de se procurer des médicaments; il
déclara qu'Hintermayer avait de la bonne volonté
mais un caractère faible et que ses efforts pour contrôler
cette épidémie de typhus se produisirent trop tard;
ce même médecin a déclaré qu'Hintermayer
envoya à Berlin de très longues listes de réquisitions
de médicaments dont il ne recevait guère plus d'un
tiers. Il a aussi écrit de nombreuses lettres à
Berlin, au nom d'Hintermayer, pour protester contre le surpeuplement
de Dachau.
La juxtaposition de ces deux témoignages fait bien sentir
comment l'administration des camps, conçue en fonction
d'une certaine stabilité de l'arrière, devint un
problème insurmontable lorsque les lignes allemandes furent
enfoncées, le pays envahi et sillonné de réfugiés,
des camps repliés les uns sur les autres, les chemins de
fer inutilisables, etc.
La même crise s'est produite en ce qui concerne les vêtements.
Les vêtements que portaient les prisonniers, dit l'accusation,
étaient insuffisants pour les protéger contre le
froid. En plein hiver, certains d'entre eux n'avaient pas de capote.
Wetzel s'explique ainsi:
Il était chargé de l'habillement des détenus; il a réquisitionné des vêtements à Berlin, mais il n'en a obtenu qu'un faible pourcentage. Un ordre des autorités administratives précisa plus tard qu'en raison des grandes pertes de territoire à l'Ouest et à l'Est il ne faudrait plus s'attendre à recevoir d'importantes distributions de vêtements. Wetzel écrivit des lettres à Oranienburg pour demander davantage de vêtements, et il envoya même des télétypes. Tous les détenus qui allaient au travail avaient des capotes (overcoats) et des chandails; et tous les détenus de corvée travaillant dans le camp avaient également des capotes, y compris les détenus qui travaillaient dans des locaux fermés.
Et il produit des témoins qui confirment ses déclarations.
L'accusation reproche également aux responsables du camp
des exécutions de détenus. Et les réponses
des accusés donnent quelque lumière sur cette question.
L'accusation ne fournit pas de précisions sur les exécutions
de déportés, elle se borne à traiter de l'exécution
collective des 90 prisonniers de guerre russes, que nous laissons
en dehors de notre examen. Nous n'avons donc sur ce point que
les déclarations des accusés.
Michael Redwitz, chef des services de police du camp, a assisté,
d'après l'accusation, à quarante exécutions
de détenus par pendaison. L'accusation reconnaît
que ces exécutions avaient lieu sur l'ordre du Service
de Sûreté du Reich, Redwitz donne les explications
suivantes:
Redwitz témoigne comme suit: Il était militaire de carrière, sa fonction était chef de service des polices du camp Conformément aux règlements, il assistait à toutes les exécutions comme témoin Les gens exécutés au camp de Dachau n'étaient pas des détenus du camp mais des gens envoyés d'autres camps pour être exécutés.
Rudolf Heinrich Suttrop, commandant adjoint du camp, confirme
ces indications:
Témoigne comme suit: Il a été à Dachau de mai 1942 à mai l944. Il était commandant adjoint du camp sous les commandants Purkowsky, Weiss et Weiter Suttrop n'avait aucun titre pour donner des ordres d'exécution. Celles-ci étaient ordonnées par télétype, ou par pli secret par la Gestapo. Ordinairement, l'ordre concernant les exécutions arrivait avant les détenus eux-mêmes.
Et Johann Kick, qui dirigeait le service politique du camp, explique
la transmission des ordres d'exécution:
Les exécutions avaient lieu sur l'ordre de la Sûreté
du Reich, ou sur l'ordre d'Himmler. Quand il y avait une exécution,
Kick rédigeait un ordre, qu'il soumettait à la signature
du commandant du camp et il l'envoyait après l'exécution
accompagné d'un rapport constatant la mort.
En ce qui concerne les mauvais traitements, l'accusation en relève
toute une liste, analogue à celle que Rassinier, Rousset,
Kogon mentionnent pour Buchenwald. Les accusés nient. Après
les explications fournies plus haut sur la vie intérieure
des camps, il est difficile de soutenir que toutes ces dénégations
sans distinction sont dénuées de valeur. On verra
plus loin, dans le résumé de la déposition
du major Weiss, que le commandant du camp reconnaît certaines
habitudes de brutalité de la part de son personnel, mais
qu'il explique avec témoignages à l'appui qu'il
a réagi contre ces habitudes.
Une raison peut nous porter encore à lire avec attention
ces dépositions. De petits faits se dégagent parfois,
mentionnés par allusion la plupart du temps, qui nous donnent
une idée plus juste, plus concrète de ce qui était
permis au camp. C'est en même temps un moyen de vérifier
l'exactitude des informations que nous citions dans le chapitre
précédent. Ainsi, tout à l'heure, l'économe
du camp déclarait qu'il avait connu par un rapport
l'état physiologique des internés. Cela peut être
une mauvaise excuse de prévenu. Mais n'est-il pas singulier
qu'il ait pensé justement à ce moyen de défense?
De même, nous saurons que les prisonniers recevaient des
visites (interrogatoire de Johann Kick):
Certains détenus étaient autorisés à recevoir des visites qui avaient lieu dans le bureau de Kick, et leurs visiteurs pouvaient leur donner certaines choses.
Que certains déportés ont effectivement été libérés (témoignage pour Johann Kick):
Le détenu homosexuel Kronfelder déclare que Kick l'a fait mettre en liberté, après qu'il le lui eut demandé, pour cause de maladie.
Qu'on pouvait recevoir des colis (dépositions du major Weiss, que nous reproduisons plus bas), que certains détenus, à force d'entregent, obtenaient des permissions pour aller rendre visite à leur famille (déposition d'Anton Endres):
Il a été mis à la porte des SS en mai 1944 pour avoir laissé des détenus sortir pour visiter leurs parents.
Que certains commandos étaient supportables, ou, du moins, n'avaient pas une mortalité extravagante (témoignage Johann Victor Kirsch sur le CommandoI de Kaufering):
Le taux de mortalité, qui était de quatorze par mois à son arrivée, tomba alors à un par mois
Que des ordres, qui ne furent peut-être pas respectés, semblent tout au moins avoir été donnés pour qu'on évite les sévices et les mauvais traitements à l'égard des internés (témoignage Kastner pour Walter Adolf Langleist et déposition de Fritz Degelow):
Le témoin Kastner, ancien officier, a assisté à des conférences dans lesquelles Langleist (commandant le bataillon chargé de la garde du camp) donnait à ses subordonnés des instructions pour qu'on s'abstienne de battre ou de maltraiter les détenus Degelow (successeur de Langleist au même poste) fit, comme commandant, un règlement détaillé pour les gardes placés sous ses ordres; il interdit de porter des cannes; il déclara chaque jour que quiconque battrait un détenu irait lui-même dans un camp de concentration.
Que certains SS étaient de singuliers SS (déposition de Simon Kiern):
Il est venu à Dachau comme SS au milieu de 1941. Il fut arrêté au bout de quelque temps sous l'accusation d'avoir volé dix cigarettes dans une lettre. Il fut envoyé à un camp de punition près de Dantzig pendant un an et demi, puis expédié au front. Il fut arrêté de nouveau par les SS, puis relâché. Il était social-démocrate et, tant qu'il fut membre des SS, il travailla toujours contre
Que l'instruction fut menée avec brutalité et que plusieurs accusés se plaignirent que des déclarations leur aient été arrachées au moyen de sévices et de mauvais traitements (dépositions de Kramer, de Kick et plusieurs autres):
Kick proteste parce que, quand on l'a interrogé, pour lui faire faire des déclarations, on l'a battu avec des armes, à coups de crosses, à coups de poings et qu'on l'a assommé, qu'on l'a forcé à regarder une lampe électrique plusieurs heures, et s'agenouiller sur des objets ronds ou carrés.
Enfin, le ministère public n'allègue en aucun
droit que des chambres à gaz auraient existé à
Dachau. Par contre, il établit, et les accusés ne
le contestent pas, que des expériences médicales
ont été faites sur les détenus. Il y eut
deux séries d'expériences: les unes sur la résistance
aux changements de pression et aux changements de température
de l'eau, poursuivies par le DrRascher; les autres relatives à
la malaria, poursuivies par le professeur Schilling. Le DrRascher
n'est pas présent au procès. Le DrSchilling est
un savant connu, il est âgé de 74ans au moment du
procès. Il ne nie pas ses expériences sur la malaria,
mais il affirme qu'elles ont eu des résultats scientifiques
décisifs et qu'elles n'ont pas entraîné la
mort des sujets. L'accusation prétend le contraire. L'analytique
est, malheureusement, beaucoup trop bref en cet endroit pour que
le lecteur puisse se faire une opinion. Mais je n'ai pas voulu
passer ce point sous silence, pour ne pas être accusé
d'omission volontaire.
Il me reste maintenant à montrer comment le major Weiss
présente sa défense, c'est-à-dire comment
il a vu son rôle de commandant de camp. Le major Weiss a
commandé le camp en 1942 et 1943. Il ne semble pas avoir
cherché à fuir, ou tout au moins l'accusation ne
le dit pas. Le ministère public ne lui reproche rien à
titre personnel et l'accusation présente sa gestion du
camp à peu près dans les termes où il la
présente lui-même. On se souviendra, en lisant ce
qui va suivre, que ces indications concernent la période
où le camp, non surpeuplé, vit dans un régime
qu'on pourrait appeler son régime normal.
Voici le passage de l'analytique correspondant à la déposition
du major Weiss:
Quand Weiss devint commandant du camp, son chef de service de police fut immédiatement muté pour avoir battu des détenus. Sous la direction de Weiss, les détenus pouvaient recevoir des colis de nourriture et pendant un certain temps on cessa de les maltraiter; la nourriture devint meilleure et fut distribuée en plus grande quantité. Weiss fit cesser la punition qui consistait à mettre les détenus au garde-à-vous devant la porte, et la punition par la tondeuse, qui consistait en une marque faite à la tondeuse sur le haut de la tête. Il introduisit le cinéma et autorisa les sports, y compris la boxe et la lutte. Weiss, après avoir pris la direction du camp, changea immédiatement le doyen et l'assistant du camp parce que le doyen du camp était connu comme un homme cruel. Weiss défendit de pendre les détenus par les poignets; il interdit également de rassembler les détenus au garde-à-vous dans la cour centrale et de les maintenir là sans nourriture et sans eau pendant vingt-quatre heures chaque fois qu'il y avait eu une évasion. Weiss permit que des représentations théâtrales soient organisées par des Tchèques et des Polonais, à l'intention de leurs camarades et des autres détenus. La compagnie disciplinaire fut abolie par Weiss. Le témoignage du Père Lenz, ancien détenu, certifie que Weiss a fait arrêter tous les mauvais traitements dans le camp. Weiss n'a jamais assisté à une exécution. Sous sa direction la situation des prêtres détenus fut améliorée; ils furent autorisés à célébrer des services et à rendre les derniers devoirs à leurs camarades; on leur attribua un travail plus léger et il fut interdit de les maltraiter. A un moment donné, Weiss donna l'autorisation de garder au camp quelques enfants pour qu'ils soient avec leurs parents, bien que ces enfants soient incapables de tout travail. Sous la direction de Weiss, les détenus eurent le droit de faire de la cuisine dans les ateliers de textile. Weiss se promenait dans le camp très souvent, seul, le matin, avant le départ des corvées; les détenus pouvaient s'adresser à lui. Il abolit les différences qui existaient entre les blocs.
Exceptionnellement, Weiss fut le témoin d'une exécution à Kaufering, mais il ne donna aucun ordre et n'était pas responsable de l'exécution. Quant aux exécutions, elles étaient ordonnées par le Reichsführer Himmler. Weiss n'avait pas le droit de changer ses ordres, mais lui-même ne donna jamais aucun ordre d'exécution.
Weiss protesta à Berlin parce que d'autres camps de concentration envoyaient à Dachau des détenus malades qui mouraient pendant le voyage; il fit prendre un film qui montrait les conditions dans lesquelles arrivaient les convois de détenus, et envoya ce film à Berlin avec une protestation.
A l'époque où Weiss dirigeait le camp, ce camp n'était pas surpeuplé; il contenait en ce temps-là 6000 à 7000 détenus, l'effectif du camp était encore normal quand Weiss le quitta en novembre 1943.
En novembre 1942, Himmler est venu à Dachau et il a donné l'ordre à Weiss de ne pas s'opposer aux expériences médicales du docteur Rascher, et il lui a ordonné de laisser Rascher strictement seul. Le docteur Grewitz, chargé du service médical des SS, lui fit la même recommandation pour Schilling.
Les heures de corvées de travail n'étaient pas fixées par la direction du camp, mais par les autorités supérieures, à onze heures de travail par jour. Les seules punitions corporelles furent celles qui étaient imposées par le règlement de Berlin pour les tentatives d'évasion et pour les vols. Un ravitaillement suffisant a existé pendant cette période. Weiss réussit à obtenir la ration supplémentaire destinée aux travailleurs pour 70% des détenus, en dépit du fait que 20% des détenus seulement y avaient droit.
Lorsqu'il y eut une épidémie de typhus, Weiss mit le camp en quarantaine, se procura des désinfectants, donna l'ordre aux chefs de bloc de notifier aux médecins les malades et les suspects, sépara les malades et les suspects de leurs camarades, fit laver les water après chaque usage avec un désinfectant et prit d'autres mesures de nature analogue. L'épidémie dura de six à huit semaines et il n'y eut que cent à cent cinquante morts sur un effectif total de 9000 détenus dans le camp.
Un prêtre qui a été dans plusieurs camps a témoigné que Dachau était meilleur comme camp que Berlin ou Sachsenhausen. Le prêtre Geiger a déclaré que Weiss veilla à ce que les malades soient toujours amenés à l'infirmerie. Le détenu Mahl a dit que sous la direction de Weiss un détenu pouvait au moins se plaindre.
Weiss fit renoncer au bombardement du camp par la Luftwaffe dont on avait parlé à la fin pour assurer la destruction du camp; Weiss voulait que le camp se rendît au moment de l'avance des troupes, et il ne voulait pas d'évacuation. (On ne comprend pas ce paragraphe puisque l'accusation semble admettre que Weiss n'est plus commandant du camp en 1945.)
Weiss n'avait pas le droit de réduire le nombre des prisonniers qui étaient réclamés pour les expériences médicales sur la malaria; il pouvait seulement changer les détenus désignés. Il ne savait pas, d'autre part, que les détenus remis au docteur Schilling devaient subir l'inoculation de la malaria. Weiss ignorait également que, selon l'accusation, cinquante malades auraient été victimes d'une expérience du docteur Rascher.
Weiss déclare que sous sa direction il n'y eut jamais de «bunker» de punition.
Mon intention n'est pas de me prononcer sur l'exactitude de
ces déclarations et pas davantage de les commenter. J'apporte
seulement des pièces. Ces pièces sont officielles.
Le lecteur en tirera la conclusion qu'il voudra; je n'écris
pas pour guider ou solliciter cette conclusion. Je ferai à
propos de ces documents une seule observation.
Il eût certainement été souhaitable que de
telles déclarations, qui constituent le plaidoyer des accusés,
aient pu être exposées à Nuremberg. On est
libre de les contester et de les rejeter. Mais, a-t-on le droit
de les ignorer? Le procès des responsables du camp de Dachau
a eu lieu à Dachau du 15 novembre 1945 au 13 décembre
1945. Le procès dit de Lunebourg, dans lequel comparurent
les responsables du camp de Belsen, avait eu lieu plus tôt
encore. Les audiences du procès de Nuremberg avaient été
closes six mois auparavant. N'eût-il pas mieux valu, pour
une bonne administration de la justice, que les responsables des
camps allemands eussent été admis à confronter
leurs dires avec ceux des témoins du ministère public?
Si des hommes comme David Rousset, Rassinier, Kogon, avaient pu
être entendus également, de cet ensemble de témoignages
les juges de Nuremberg, et avec eux l'opinion mondiale, n'auraient-ils
pas eu des camps de déportation une image, plus complexe
peut-être, mais plus exacte que celle qui leur en a été
fournie? L'instruction du procès de Nuremberg n'a-t-elle
pas été entachée, dès lors, de précipitation,
et, si l'on tient compte des plaintes des avocats allemands, d'un
désir secret de ne pas trop éclairer certains aspects
de ce drame? Une telle documentation devra nécessairement
subir la révision de l'histoire. Est-il raisonnable de
dire: cette révision constitue un délit?
Et j'ajouterai seulement une réflexion que certaines pièces
de cet analytique je dirai lesquelles tout à l'heure me
suggèrent. C'est une chose de condamner les camps de concentration
sur leurs résultats et dans leur principe, et j'ai déjà
dit, dans le livre qu'on a interdit pour apologie du meurtre,
que je m'associais à cette condamnation. Et c'est autre
chose de peser exactement les responsabilités et de dire
quels hommes furent responsables de cette situation, et aussi
quelle fut leur part de responsabilité, et quelle fut la
part des circonstances. Je n'oublie pas les souffrances de ceux
qui furent internés dans ces camps et je comprends qu'ils
se soient laissés aller dans leur colère à
demander une justice expéditive. Mais la vraie justice
n'est pas expéditive, et l'Histoire, qui est la justice
dite par le temps, a encore moins le droit de l'être. Quand
nous avons devant nous des hommes qui, affectés à
une tâche inhumaine, contraints par un règlement
rigoureux, nous expliquent qu'ils ont fait ce qu'ils ont pu, à
ce poste, pour accomplir le moins cruellement possible, le redoutable
devoir d'état dont on les avait chargés, quand l'accusation
ne peut rien reprocher à ces hommes qui soit une cruauté
supplémentaire, un acte criminel ajouté par eux,
n'avons-nous pas le devoir d'écouter leur défense
comme toute autre défense, et est-ce faire l'apologie du
crime que de demander qu'on les juge comme des hommes, pour ce
qu'ils ont fait, eux, et non pour ce qui leur a été
ordonné?
Pour soutenir la position de l'accusation devant cette difficulté
évidente pour des juges, voici ce que les juristes de Dachau
ont trouvé. Voulant donner une base aux condamnations qu'ils
réclamaient, ils se sont appuyés sur l'opinion du
brigadier M.Scott Barrett, qui avait rédigé, à
l'intention des autorités britanniques, l'analytique du
procès des responsables du camp de Belsen:
Les inculpés n'étaient pas accusés de meurtres individuels, quoique des meurtres individuels aient été commis et puissent être prouvés pour un certain nombre d'entre eux. La tâche du ministère public contre un des inculpés est terminée lorsqu'il a été prouvé au tribunal qu'il a, ou qu'elle a, été membre de l'état-major du camp, et que ses actes font partie d'un ensemble systématique de mauvais traitements, cet ensemble systématique étant considéré comme prouvé, ce qui, en fait, est hors de question.
Qu'est-ce que ce texte, sinon l'affirmation du principe de
la responsabilité collective, qui expose à tant
d'erreurs et qui peut conduire à tant d'abus?
Pourtant ces hommes étaient des hommes, chacun d'entre
eux était un homme qui avait une famille, des enfants,
des parents, qui n'avait pas été un monstre autrefois,
qui ne l'était pas pour ses camarades d'école, ni
pour ses voisins, ni pour tous ceux qui le voyaient quand il rentrait
chez lui le soir. Je n'hésite pas à citer ici des
passages de l'analytique de Dachau qui sont peut-être hors
de mon sujet mais qui, seuls, permettent de réaliser que,
dans un tel procès, on juge malgré tout des hommes:
ce sont les résumés des recours en grâce qui
accompagnent le dossier.
Le recours de Johann Kick, qui était bureaucrate, est résumé
ainsi:
Dans une lettre datée du 1 er janvier 1946 au gouvernement américain: «Je n'étais pas un national-socialiste, ni un membre de la Gestapo, ni un SS, je me suis conduit comme devait le faire un bon vieux policeman bavarois.» Il déclare qu'il n'est pas coupable. Mathilde Kick, dans sa lettre du 26 janvier 1946 à la Cour suprême de l'armée d'occupation, déclare que son mari était autrefois policeman de la circulation à Munich, et que c'est sans l'avoir demandé qu'il a été transféré dans la Gestapo Elle demande une mesure de clémence, et une commutation de la condamnation à mort.
Le recours du médecin Hintermayer, qui n'a rien pu faire
contre le typhus au milieu de ses 65000 clients, est résumé
ainsi:
La femme de l'accusé, Maria Hintermayer, par une lettre datée du 25 décembre 1945, demande une mesure de clémence pour l'accusé. Ils ont quatre enfants, âgés respectivement de six ans, cinq ans, trois ans, dix mois. L'accusé a été au front pendant cinq ans; c'est pendant sept mois seulement avant la fin de la guerre qu'il a été médecin à Dachau. C'était un bon mari, il avait une bonne réputation.
Le docteur Witteler a, à son dossier, une lettre du pasteur
Niemoeller et une lettre de Schwindeman. Le dossier du docteur
Schilling est accompagné de plusieurs pétitions
émanant des milieux scientifiques. Rudolf Heinrich Suttrop,
qui avait été commandant adjoint du camp, se présente
comme un soldat, et il a la naïveté de croire qu'on
le graciera parce qu'il s'est bien battu sur le front:
Le 22 janvier 1946, Lotte Suttrop a remis sa lettre pour le quartier général du théâtre d'opération européen, au nom de son mari.
Ils ont trois enfants; elle dit que la seule culpabilité de son mari est d'être membre des SS; elle demande qu'on réexamine son cas.
Il y aussi une lettre du 24 février 1946, dans laquelle Augusta et Rika, père et mère de l'accusé, demandent la commutation de la condamnation à la peine de mort, et disent que l'accusé, avant d'avoir été forcé d'entrer chez les SS, s'était battu sur le front comme un bon soldat allemand, qui, à ce qu'ils disent, n'avait pas d'autre intention que de défendre son pays.
Le recours d'Alfred Kramer, qui a été quelques semaines à la tête d'un commando, est résumé ainsi:
Le 18 janvier 1946, Maria Kramer, dans sa pétition adressée au quartier général, demande qu'on prenne en considération en faveur de l'accusé elle-même et ses trois enfants. Elle déclare que son mari a été affecté de force dans les SS en 1939, qu'il n'a été que trois semaines en service à Dachau, qu'il est peintre en bâtiment dans la vie civile; qu'il a été toujours le meilleur des maris, et un bon père pour ses trois enfants âgés de vingt-trois ans, six ans, onze mois.
Le recours de l'accusé Vinzenz Schoettl est résumé comme suit:
Une pétition pour une mesure de clémence a été adressée par Franz Voelky, avocat, en date du 24 janvier 1946, au commandant suprême de l'armée. L'accusé est marié et a cinq enfants. A la nouvelle de sa condamnation à mort, MmeSchoettl est devenue folle; l'avocat intervient en son nom. A cet endroit, le résumé ajoute seulement: Cette pétition n'apporte aucun élément nouveau pour justifier une commutation de la peine
Bien entendu, cela ne fait pas oublier à ceux qui les
ont connues les souffrances de Dachau, et cela ne change rien
au chagrin des familles qui ont attendu en vain le retour de ceux
qui étaient là-bas. Mais nous condamnerons-nous
à l'ignorance ou à la haine, parce que ce sont des
positions faciles? Est-il indifférent de savoir, d'essayer
de deviner ce que furent ces hommes, d'essayer de comprendre?
Est-ce un délit selon notre loi que d'essayer de comprendre?
Est-ce une obligation de s'associer sans réserves aux condamnations
officielles et aux malédictions des journaux? Et chacun
d'entre nous sera-t-il désormais contraint de penser, comme
le rédacteur officiel de ce document, que les vies qu'on
peut entrevoir, les drames qu'on aperçoit «n'apportent
aucun élément nouveau»?
Cette révision nécessaire, qui est la mission de
l'Histoire, je demande qu'on nous dise qu'elle est permise, pourvu
qu'elle soit sincère et honnête. Aucune vérité
officielle n'a jamais pu affronter le temps. Comme la guerre de
1914, les camps de concentration auront un jour leur historien.
Ce nouveau Norton Cru, l'accuserez-vous d'apologie du meurtre?
Si tel est le sens qu'il faut donner désormais à
nos lois, en quoi ce pays est-il plus libéral que
l'Union des Républiques Soviétiques ?
La conduite des armées allemandes en campagne est une question
si vaste qu'on ne s'attend certainement pas à une enquête
même sommaire. Je ne suis pas gêné de n'apporter
sur cette question que des documents disparates: le hasard seul
les a rassemblés, et je les ai mis bout à bout sans
règle et sans dessein, tout à fait comme si je m'étais
borné à ramasser par terre les feuillets semés
nonchalamment sur la route par l'un des gros camions de l'armée
américaine qui emportaient vers les coffres-forts du Pentagone
toutes les archives de la Wehrmacht.
Je ne soutiens aucune thèse. Tout au plus, je me risque
à écrire cette sobre lapalissade (mais M.de la Palisse,
s'il avait vécu parmi nous, se serait fait mettre en prison),
dans laquelle je prie le lecteur de ne pas voir une affirmation
criminelle: je crois que les armées en campagne n'ont pas
suivi les mêmes règles sur le front de l'Ouest et
sur le front de l'Est. Pour tout le reste, je n'ai pas de système.
Je le répète, j'ai saisi ces papiers au vol, comme
après un déménagement. Les uns parlent de
l'Est, les autres parlent de ce qui a été fait chez
nous. Et de tous, on peut conclure qu'il vaudrait mieux ne pas
faire la guerre. Cette idée n'est pas neuve non plus.
La première de mes épaves contient des phrases sur
Rommel. C'est une épave respectable, sérieuse, c'est
un livre sur un maréchal écrit par un général,
exactement un livre sur un feld-maréchal écrit par
un brigadier-général, sur le maréchal allemand
Rommel par le brigadier-général anglais Desmond
Young. Comme on se dérange pour un mariage, le maréchal
Auchinleck, supérieur hiérarchique de Young, a bien
voulu préfacer le 1ivre.
Il y a une bonne leçon dans ce livre. Elle est dans le
ton. Desmond Young s'est battu en Afrique contre Rommel en 1941.
C'est ainsi qu'ils ont fait connaissance.
«J'appartiens à cette espèce de gens démodée,
commence Young, qui trouveraient regrettable que le sens chevaleresque
fût également l'une des victimes de la guerre
totale. Heureusement, il a la vie dure.» Tel est le
début, dépourvu, comme on voit, d'esprit démocratique.
Auchinleck, de son côté, se fait un point d'honneur
de se ranger dans la «Trade Union des généraux»
qui estiment un adversaire chevaleresque et il se refuse à
exprimer aucun sentiment de haine contre Rommel.
Etudiant les campagnes de Rommel, Young affirme que la conduite
du général allemand comme commandant d'armée
a été constamment correcte et que, si, dans la guerre
d'Afrique, il a pu se produire des «malentendus» concernant
le traitement des prisonniers, «la faute n'en est pas toujours
aux Allemands», qui, estime-t-il, ont mené une guerre
loyale.
Comme exemples de «malentendus», Desmond Young cite
les cas suivants:
Un ordre britannique (vraisemblablement mal compris par l'adversaire) interdisant de donner à manger ou à boire aux prisonniers avant leur interrogatoire.
Un ordre trouvé sur un officier de commando britannique pendant un raid sur Tobrouk en août 1942, d'après lequel il apparaissait (du moins la traduction italienne donnait cette impression) que les prisonniers dont le transport pouvait occasionner des difficultés devaient être abattus.
Desmond Young termine son livre en exprimant encore une fois
son estime pour Rommel, il conclut qu'il a mené toute la
campagne d'Afrique conformément aux lois et aux usages
de la guerre, et, pour finir, il déclare en propres termes
que l'image la plus juste qu'il puisse donner de Rommel est de
le comparer à son propre père.
Telle est la manière dont un officier anglais a le droit
de parler d'un général allemand. Le brigadier-général
Desmond Young n'a pas été poursuivi devant les tribunaux
de son pays. Il n'a pas été mis non plus aux arrêts
de forteresse.
Un cas plus complexe est celui du maréchal von Manstein.
On sait qu'à la suite d'un procès qui a duré
plusieurs mois le maréchal von Manstein, commandant d'armée
sur le front de l'Est, a été condamné à
quinze ans de réclusion. Bien que ce procès ait
eu lieu l'an dernier, qu'il ait été particulièrement
riche en enseignements, la presse française n'en a donné
aucun compte rendu. Pourtant les conditions dans lesquelles s'engagea
le procès von Manstein, l'émotion que l'annonce
de ce procès provoqua en Angleterre, les conditions dans
lesquelles le DrPaget, avocat anglais très célèbre,
député aux Communes, se joignit au DrLaternser et
au DrLeverkühn, défenseurs allemands du feld-maréchal,
sont assez connues. Je les rappelle d'après un résumé
d'Europe-Amérique:
La presse anglaise, dans son unanimité, réclama une aide légale aussi étendue que possible pour Manstein et notamment l'assistance d'avocats anglais.
L'opinion anglaise ne se contenta pas d'exprimer un souhait; un groupe de personnalités conduites par Lord de l'Isle et le major-général vicomte Bridgeman, ouvrit une souscription, à la demande de l'un des avocats allemands de Manstein, le DrLeverkühn, et recueillit en peu de temps une somme de 1620 livres sterling. Cet argent devait couvrir les frais d'une aide légale étendue. Il s'ajouta aux 2500 livres recueillies en Allemagne même pour défrayer les avocats allemands. Winston Churchill souscrivit, pour sa part, 25 livres. Cinq semaines avant l'ouverture du procès, on annonça que le député travailliste R. P. Paget, «King's Counsel», accompagné d'un autre avocat anglais, assisterait les défenseurs allemands. M.Paget refusa d'accepter des honoraires en cette occasion.
Le plaidoyer de Paget (1) fut très énergique.
Paget bouscula tout, et, en particulier, les règles par
lesquelles on avait prétendu limiter, dans la plupart des
procès pour crimes de guerre, les droits de la défense.
Il conduisit le procès comme s'il s'agissait d'un citoyen
anglais, traduit devant un tribunal anglais, et jugé selon
les principes de la jurisprudence britannique. Il se servit de
toutes les armes qui avaient été interdites au procès
de Nuremberg, attaqua les Alliés, analysa l'attitude des
Russes, et dénonça les principes faux qu'on opposait
à la discipline militaire.
La défense de Manstein fut fondée sur trois idées
essentielles: 1·Manstein n'a rien su de la plupart des
choses que vous lui reprochez: dans une bataille, un général
dirige la bataille, on ne vient pas le déranger en lui
racontant qu'on a battu quatre paysannes à 70km en arrière
des lignes; 2·En tant que général, il y avait
des ordres du G. Q. G. dont il n'était pas responsable
et qu'il ne pouvait pas refuser d'appliquer: il a pu essayer de
les rendre moins rigoureux, par leur application, mais il est
absurde d'exiger de lui, général d'armée,
qu'il annule les ordres du commandant en chef; 3·Les Russes
ont mené volontairement et avec préméditation
une guerre illégale, et ils se sont placés d'emblée,
par leur propre manière de conduire la guerre, en dehors
de tout droit des gens: ils n'ont pas aujourd'hui à se
réclamer des conventions internationales qu'ils ont constamment
violées.
Je ne ferai pas de référence au premier point, qui
est spécial et ne tend qu'à fixer les responsabilités
personnelles de Manstein. Mais je désire citer Paget sur
les deux autres.
Voici d'abord ce qu'il dit sur la discipline:
Le Feld-Maréchal von Manstein a dit dans sa déposition à Nuremberg et l'accusation a l'intention de retenir cette déclaration contre lui que la discipline était le devoir du soldat. La discipline militaire est, sans le moindre doute, obligatoire et indiscutable pour le soldat. Il n'existe à aucun degré de droit ni de devoir de refuser la discipline. Je vous ferai remarquer qu'un autre Feld-Maréchal a exprimé le même point de vue. Je cite ses propres paroles: «Nos hommes doivent apprendre à exécuter les ordres même quand tous leurs instincts se révoltent et les portent à les éluder. Je suis un soldat, je suis là pour exécuter les ordres en tout temps.» Ces paroles ont été prononcées par le Feld-Maréchal Montgomery à Glasgow, le 26 octobre 1946. Haut Tribunal, la conception de ces deux maréchaux est incontestablement juste. Le devoir de la discipline pour un officier ne comporte absolument aucune limite légale. La question de savoir si un acte est conforme au droit international est une affaire de gouvernement, ce n'est pas l'affaire du général qui commande sur place. Même si l'ordre qu'il reçoit est en contradiction évidente avec le droit des gens, même s'il a pour conséquence l'assassinat de civils ou de neutres, le devoir d'un officier, si cet ordre a été donné, est d'obéir. Quand la flotte de Vichy repoussa l'ultimatum de l'amiral Somerville à Mers-el-Kébir, l'amiral Somerville reçut l'ordre de tirer. Il protesta. Nous étions en état d'armistice avec Vichy; la flotte française était à quai. L'amiral Somerville déclara que, dans ces conditions, le bombardement de la flotte équivalait en tout point à un pur et simple assassinat. L'amirauté appuya sa protestation. Churchill et le Cabinet de guerre passèrent outre et l'amiral Somerville exécuta les ordres. La flotte française fut coulée et 1500 Français furent tués. Haut Tribunal, l'un d'entre vous a-t-il le moindre doute que l'amiral Somerville a eu raison d'exécuter cet ordre?
Et après avoir rappelé que Nelson, à Copenhague, donna un autre exemple très célèbre d'une action contraire au droit des gens mais nécessaire au salut de la Grande-Bretagne, le défenseur poursuit:
Nous, en tant que nation, nous donnons à nos hommes d'Etat le droit d'agir contrairement aux lois internationales, lorsque la sécurité de notre pays en dépend, et nous attendons d'eux que, dans une telle situation, ils considèrent cela comme leur devoir. Nous attendons de nos hommes d'Etat qu'ils aient le courage de prendre la responsabilité d'une telle décision, comme Churchill l'a fait à Mers-el-Kébir et Nelson à Copenhague. Et lorsque nos hommes d'Etat ont pris cette responsabilité, c'est nous qui devons, en tant que peuple, en accepter les conséquences.
Les ordres du gouvernement à un général exerçant un commandement, quand ils concernent une action entreprise en territoire ennemi, ont exactement la même valeur que les ordres du Parlement exprimés sous forme d'Actes du Parlement, lorsqu'il s'agit de questions intérieures. Tout autre point de vue sur cette question entraînerait purement et simplement la conclusion que la GrandeBretagne a cessé d'être un état souverain.
Et voici maintenant la thèse du Dr Paget sur la conduite de la guerre à l'égard des partisans et sur les droits des belligérants réguliers lorsque des civils prennent les armes contre eux:
En traitant dans mon plaidoyer de la campagne de Russie, je demande au tribunal de bien vouloir apprécier la situation telle qu'elle était réellement et de bien vouloir retenir que la plupart des lois de la guerre, quelle que soit la valeur qu'on leur a accordée sur les autres théâtres d'opération, n'ont été acceptées dans celui-ci par aucun des deux partis en présence.
La guerre de partisans est, dans sa signification essen-tielle, une guerre qui ne reconnaît aucune loi. C'est une guerre à propos de laquelle les lois et les coutumes de la guerre ne trouvent aucune application. La population civile n'a un droit à être protégée qu'aussi longtemps qu'elle ne participe pas au combat. Si elle y participe, les troupes se trouvent raisonnablement en droit de prendre toutes les mesures nécessaires à leur protection. La nécessité est ici la seule règle. On n'exécute pas les partisans par décision de justice; souvent, on reconnaît qu'ils sont des héros et des patriotes. Cela, vous le savez. Mais rien n'est plus ridicule ou plus pédant que le grief selon lequel on n'aurait pas appliqué aux partisans les formes judiciaires en usage. C'est qu'on ne les considère pas comme des criminels qu'il faut juger. On ne les exécute pas en conséquence d'une décision judiciaire, mais on les exécute pour contraindre les populations civiles, dont ils sont une partie, à ne pas participer à la lutte.
Toute nation qui a eu à mener une guerre contre des partisans a pris des otages et a exécuté des représailles. Si l'un de vous avait à exercer un commandement dans une guerre où auraient lieu des actions de partisans (je ne vous le souhaite pas, mais cela peut arriver), vous feriez exactement les mêmes choses: vous prendriez des otages, vous seriez obligés de détruire des villages en représailles et de fusiller des hommes sur des simples soupçons.
La règle qui sert à fixer l'étendue des représailles dépend de ce qui est nécessaire à la protection des troupes.
Et le Dr Paget s'appuie, pour soutenir son argumentation, sur
la jurisprudence créée par les tribunaux militaires
américains eux-mêmes, et en particulier sur le jugement
rendu dans le procès contre le maréchal List, qui
montre assez bien quel chemin on a fait depuis les thèses
absurdes proposées à Nuremberg:
Le tribunal qui a jugé le maréchal List a décidé
que les bandes de partisans qui étaient évoquées
dans l'affaire List ne pouvaient prétendre recevoir de
la loi internationale la même protection que les combattants
réguliers. Le tribunal dit dans son jugement: «Il
est naturel que ceux qui font partie de ces troupes irrégulières
ne puissent prétendre être traités, lorsqu'ils
sont faits prisonniers, comme sont traités les prisonniers
de guerre. Les accusés ne peuvent raisonnablement être
inculpés d'aucun crime parce qu'ils ont fait exécuter
des individus appartenant aux forces de la Résistance,
en s'appuyant sur le fait qu'ils étaient francs-tireurs.
Le tribunal exprime le point de vue que les règles concernant
les troupes régulières faites prisonnières
au combat ne peuvent s'appliquer, non seulement aux groupes de
partisans eux-mêmes, mais encore à tous les civils
qui leur ont prêté leur appui, qui ont été
en relations avec eux et ont pris part à leurs actions.
Dans le cas présent, le tribunal ne peut laisser à
peu près aucun doute sur le fait que les groupes de partisans
ainsi que leurs auxiliaires, agents et espions, ne peuvent prétendre
être traités de la même manière que
les troupes régulières.
Le même tribunal dit plus loin, toujours dans le même
jugement: «Le droit de prendre des mesures de représailles
est reconnu par de nombreuses nations parmi lesquelles les Etats-Unis,
la France, l'Angleterre, l'Union soviétique. Ces différentes
nations ont généralement promis de limiter ou d'adoucir
ce droit dans la pratique, grâce à une réglementation.»
Le règlement militaire anglais s'exprime ainsi, page 95,
article 452: «Les représailles entre nations en guerre
sont des mesures de contrepartie en raison de procédés
incorrects dans la conduite de la guerre et elles ont pour but
de contraindre l'ennemi à appliquer dans l'avenir des méthodes
de guerre reconnues comme correctes. Elles ne sont pas mentionnées
dans la rédaction de la convention de La Haye, mais on
les trouve mentionnées dans le compte rendu de la conférence
de 1889, qui émit des directives sur les lois et coutumes
de la guerre sur terre Les représailles sont habituellement
autorisées lorsqu'elles sont un moyen indispensable d'assurer
une conduite de la guerre conforme au droit des gens. Le simple
fait qu'on doive s'attendre à des représailles en
cas de violation du droit des gens est, en lui-même, d'une
conséquence considérable. Les représailles
ne constituent, ni un moyen de punition, ni un moyen de satisfaire
un désir de vengeance, mais elles sont essentiellement
un moyen de contraindre l'ennemi à rester dans les limites
du droit des gens.» L'article 454 dit: «Le recours
aux représailles est une mesure extrême, car elle
cause de graves souffrances à des innocents. C'est en cela
toutefois que réside leur efficacité et on ne peut
se les interdire comme moyen suprême.
Telle fut la défense présentée pour Manstein
par Paget et dont on s'est bien gardé de nous parler. Elle
a suffisamment impressionné le tribunal pour que, sur dix-sept
griefs articulés contre Manstein, deux seulement aient
été maintenus sous leur forme originelle. On a négligé
également de nous faire part de ce dénouement. Je
cite sur ce point une lettre écrite par le critique militaire
Liddell Hart et insérée dans la Correspondance du
Times à la date du 11 janvier 1950. Cette lettre
dit l'essentiel:
Monsieur,
On ignore généralement combien sont nombreux les chefs d'accusation sur lesquels le maréchal von Manstein a été déclaré non coupable. Sur dix-sept chefs d'accusation originels, deux seulement ont été retenus. Sur sept autres, il fut déclaré responsable, mais seulement après que le tribunal eut modifié la rédaction de ces griefs et ceci postérieurement au plaidoyer de la défense, procédé singulièrement suspect. Il fut acquitté sur huit des charges les plus graves, y compris celle d'avoir «ordonné, autorisé et laissé faire» des exterminations collectives de Juifs et d'autres, accusation qui constituait le point crucial du procès.
Les deux griefs que la Cour a retenus sous la forme où ils avaient été primitivement exposés sont les suivants: 1·que des prisonniers russes ont été à certaines époques employés à des travaux de construction de caractère militaire ainsi qu'au déminage; 2·que des civils furent pris dans sa zone de commandement et transportés pour travailler en Allemagne. Quand on pense à ce que les Alliés ont fait eux-mêmes en cette matière, la condamnation de von Manstein est difficile à justifier. Comme le ministère public le reconnut, tout le monde s'est servi des prisonniers de guerre pour le déminage, et les Alliés ont même continué à s'en servir après la guerre. Les Français, si l'on se réfère à leurs chiffres officiels, en ont employé 90000 à ce travail, tandis que nous-mêmes nous en avons employé 9000 en Norvège et ailleurs.
Quant aux sept charges sur lesquelles von Manstein fut trouvé coupable, après qu'elles eurent été modifiées, que faut-il en penser? L'une d'entre elles, relative au cas de prisonniers soviétiques abattus dans la zone où opérait son armée, l'accusait d'avoir «négligé grossièrement et avec préméditation (deliberately) son devoir» d'assurer leur sécurité. Une seconde charge était semblable en tous points, à cette différence près qu'elle concernait des Juifs et des Gitans. Dans la rédaction de ces deux derniers griefs, la Cour retrancha les mots «grossièrement et avec préméditation». Dans la législation britannique, la simple négligence qui n'est ni préméditée ni grossière n'est pas criminelle. Un autre grief était que von Manstein «laissa en vigueur des ordres venus de l'O.K.W. et lui-même rédigea un ordre» qui tendait à ce que les soldats soviétiques capturés en arrière des lignes soient «traités comme des francs-tireurs». Le tribunal retrancha les mots «et lui-même rédigea un ordre». Cette modification allait de soi car, en ce qui concerne l'ordre de von Manstein, il disposait au contraire que les soldats trouvés dans cette situation devaient être amenés dans un camp de prisonniers de guerre. On ne voit pas très bien comment un simple commandant d'armée aurait pu annuler un ordre de l'O.K.W. plus clairement qu'en dissuadant ses subordonnés de l'appliquer.
Un. autre grief était que von Manstein contresigna et diffusa l'ordre d'Hitler relatif aux commissaires politiques. A l'époque où fut publié cet ordre, von Manstein était seulement commandant de corps d'armée. La preuve qu'il recommanda à ses subordonnés de ne pas exécuter cette mesure et qu'aucune exécution n'eut lieu dans le ressort de son commandement fut faite si complètement que le ministère public retira de l'acte d'accusation tout le paragraphe se rapportant à cette période. Tout ce qui fut maintenu de cette charge fut seulement qu'au moment où on lui confia le commandement de la 2 e armée, quelques commissaires furent exécutés par des détachements de police dans la zone de son commandement, en des lieux où la guerre de partisans faisait rage. De même, en ce qui concerne les représailles, le tribunal modifia substantiellement la rédaction des charges, chaque fois qu'il était question des ordres signés par von Manstein lui-même. Les quatre actions de représailles dont on apporta la preuve furent dues à l'initiative de subordonnés qui appliquaient un ordre de l'O.K.W. diffusé avant sa nomination comme général d'armée, et elles causèrent en tout quatre-vingt-dix-neuf victimes pendant une période où, suivant les chiffres fournis par les Russes, il aurait perdu dix mille hommes par suite d'action de guérilla. Une telle proportion peut apparaître comme la preuve de son action modératrice. On doit se souvenir ici que Staline avait ordonné que tout Russe qui avait la possibilité de tuer un Allemand devait le faire sans hésitation.
Une sixième charge était que des civils avaient été employés à creuser des retranchements: c'est une charge assez bénigne. Enfin, la septième et dernière charge sur laquelle il fut trouvé coupable fut que, sur ses ordres, des civils furent ramenés en arrière de la zone dévastée à travers laquelle il opéra sa retraite en 1943-1944. C'est une charge qu'on aurait pu tout aussi justement porter à son crédit, en disant qu'il avait essayé de sauver ces populations d'une famine sans remède, puisque le tribunal reconnaissait d'autre part qu'un commandant d'armée avait le droit, selon les lois et usages de la guerre, «de s'emparer de leurs troupeaux et de leurs stocks de vivres et de détruire leurs habitations». Comparée avec la gravité des charges articulées à l'origine, la substance de celles sur lesquelles il a été condamné est légère, et pourtant la sentence en fait, la réclusion à perpétuité est à peine d'un degré au-dessous du maximum de la peine. Une telle sentence ne montre aucun sens des proportions: elle indique seulement le désir de ne pas donner un démenti au verdict de Nuremberg.
Il est clair à présent que von Manstein n'appliquera pas une politique de brutalité, et qu'il a été déchargé de l'inculpation d'avoir «incité et encouragé les troupes placées sous son commandement à commettre des actes de brutalité», ce qui est le point capital dans toute accusation de crimes de guerre. Bien que la guerre en Russie ait pris un caractère barbare, les troupes de von Manstein s'abstinrent d'appliquer les ordres rigoureux de l'O.K.W. On n'a rien pu relever contre lui jusqu'au moment où une mutation l'envoya prendre un commandement dans une région où ces ordres étaient déjà entrés en application. Il est contraire à tout bon sens de s'imaginer qu'un simple général d'armée, nouvellement promu et que rien ne distingue de ses collègues des autres secteurs, peut prendre sur lui d'annuler officiellement des ordres déjà portés à la connaissance de ses subordonnés et des corps de police SS. Et pourtant, même dans ces circonstances, on a établi qu'il en avait atténué la sévérité. Il y a quelque chose de très significatif à cet égard dans cette note du journal de Goebbels qui avait maintes fois attiré l'attention d'Hitler sur la mauvaise volonté de von Manstein à exécuter de tels ordres: «Manstein et Kleist assurent un traitement plus humain aux populations de cette région, qui, par suite du recul du front, se trouvent à nouveau sous leur contrôle direct» (note du 28 avril 1943).
Il est donc prouvé que von Manstein a atténué, de son propre mouvement, des mesures qu'il trouvait trop dures. On voudrait espérer, au moins pour notre réputation, que nous lui rendrons la pareille en atténuant le verdict trop sévère qui lui a été infligé. J'ai étudié assez longuement l'histoire de la guerre pour pouvoir affirmer que bien peu des hommes qui ont exercé un commandement dans des opérations conduites avec beaucoup de férocité, si on avait scruté leurs actions aussi attentivement qu'on a examiné celles de von Manstein, auraient pu s'en sortir aussi bien que lui. Sa condamnation apparaît, dans ces conditions, comme un exemple éclatant ou d'une profonde ignorance ou d'une grande hypocrisie.
B.-H. LIDDELL HART.
On voit, d'après ce document, combien le souci de l'exactitude historique doit nous amener à nuancer notre jugement et, aussi, combien on est libre, à l'étranger, de prendre position sur ces questions. De tels cas particuliers ne peuvent être ignorés. Or, l'attitude de von Manstein ne paraît pas avoir été exceptionnelle. On a reproché aux généraux allemands de ne pas avoir protesté contre les ordres implacables qui émanaient du Quartier Général du Führer. Mais ils ont protesté. Ces protestations existent, elles ont été conservées, et c'est même à l'aide de ces protestations que le ministère public à Nuremberg a pu apporter la preuve écrite indirecte de l'existence de certains ordres qui n'avaient pas été retrouvés. Dans une annexe, qui ne se trouve que dans l'édition originale de Nuremberg ou la Terre Promise et qui est la liste des références sur lesquelles s'appuient mes affirmations, j'ai relevé quelques-unes de ces protestations. Je reproduis cette liste ici:
Le Dr Lammers proteste contre le statut imposé à la Pologne, le DrBraütigam proteste contre la politique du gauleiter Sauckel, le commissaire politique de Minsk et de Jitomir proteste également contre la politique du gauleiter Sauckel, Rosenberg proteste contre l'extermination des Juifs de l'Est, l'Administration des territoires de l'Est proteste contre les méthodes de la Gestapo, Wisliceny, général SS, proteste contre la déportation des Juifs hongrois, le colonel Bogislas von Bonin et le général Adolf Heusinger protestent contre l'ordre de fusiller les commissaires politiques, le général Röttinger proteste contre les exécutions sans jugement des partisans. Fegelein proteste contre la conduite de la brigade Kaminski, Falkenhausen proteste contre les exécutions d'otages, Berger, du Service des P. G., proteste parce que les rations sont insuffisantes, les Affaires étrangères protestent contre la dénonciation obligatoire des dépôts d'armes, Kesselring proteste contre l'ordre sur les commandos, Kaltenbrunner, adjoint de Himmler, proteste contre les méthodes employées à Auschwitz.
On voit, d'après le procès von Manstein, que ces
protestations ne furent pas toujours platoniques. Elles se traduisirent,
dans certains secteurs du moins, par une politique personnelle
des responsables qui consistait à éluder les ordres
ou à les atténuer. Dans la même liste de références,
j'ai montré que, de la documentation présentée
par le ministère public luimême, il ressort qu'en
fait certains ordres semblent bien n'avoir jamais été
exécutés. Je reproduis également ce passage:
N'ont pas été exécutés, notamment,
les ordres concernant l'exécution sans jugement des «aviateurs
terroristes» (Procès de Nuremberg, t.IX, p.9), l'ordre
sur l'exécution des commandos (déposition Kesselring,
t.IX, p.242), l'ordre sur le tatouage des prisonniers de guerre
(déposition de Keitel, t.X, p.584), l'ordre de suppression
de Weygand (déposition du colonel Lahousen (t.II, p.449)
et de Giraud (même déposition, t.II, p.461).
Toutes ces raisons n'empêchent pas, bien entendu, que la
guerre sur le front de l'Est fut conduite en beaucoup de cas avec
une violence effroyable. Mais à qui la faute? J'ai assez
dit dans mon précédent livre que certains faits
m'apparaissent à la fois comme de grosses fautes politiques
et des actes qu'il est impossible de ne pas condamner. Mais c'est
Paget lui-même qui nous apprend que la guerre totale du
peuple, impliquant bien entendu la guerre de partisans menée
par tous les moyens, légaux et illégaux, était
la doctrine officielle de l'état-major soviétique,
dès avant la guerre. C'est l'état-major soviétique
qui pose lui-même en principe que, dans une guerre entre
le prolétariat et les états capitalistes, il ne
peut pas, il ne doit pas y avoir de moyens interdits. Et, d'autre
part, on retrouve, chez tous ceux qui ont eu quelque expérience
de 1a guerre à l'Est, cette idée qu'aucune comparaison
n'est possible entre la mentalité russe et la nôtre,
que des actions qui ne pouvaient même pas être imaginées
à l'Occident apparaissaient là-bas sous un autre
aspect, que la vie humaine pour les deux camps ne semblait pas
avoir la même valeur, et qu'enfin nul ne peut être
juge de ce qui s'est passé sur le front de l'Est s'il n'y
a pas été personnellement. L'unanimité des
témoins oculaires ne peut nous empêcher, certes,
de regretter des méthodes qui produisent tant de souffrances
et tant de haines. Mais n'ontelles pas été imposées
par la conception soviétique de la guerre de tout le peuple
susbtituée à la guerre des armées? C'est
cette forme de la guerre moderne qui a imposé aux chefs
d'unité des méthodes de combat qu'ils réprouvent
sans doute eux-mêmes comme soldats et qui ne sont certainement
pas les actions qu'ils imaginaient quand ils ont revêtu
leur premier uniforme de sous-lieutenant.
Je ne crois pas faire l'apologie de criminels en affirmant que,
tout en condamnant les méthodes de guerre contraires à
l'humanité et au droit des gens, nous devons être
prêts, en tant qu'hommes, à montrer une certaine
compréhension pour la situation dramatique dans laquelle
se sont trouvés souvent des chefs militaires de cette guerre.
J'ai dit aussi que nous devions également faire un retour
sur nous-mêmes. Je n'ajouterai rien à ce que tout
le monde sait sur les bombardements intensifs de la population
civile (sauf sur un point) ni sur la conduite de certaines unités
irrégulières. Ces faits sont assez connus dans l'opinion,
et, au fond, sur ce point, tout le monde est d'accord. Mais je
suis obligé de faire état de certains faits significatifs
qu'il est impossible d'ignorer si l'on veut porter un jugement
honnête sur la conduite des troupes au combat dans les deux
camps.
Je le répète, ce ne sont que des sondages, et cette
partie de mon livre n'a nullement le caractère d'une enquête,
même limitée. Ce sont toujours des documents relevés
par hasard et mis bout à bout sans ordre et sans système.
Je ne conclus pas, j'imprime seulement un dossier. Mais ces sondages
nous font réfléchir, ils nous mettent en garde contre
des appréciations définitives et absolues. Je ne
reproduirai ici que des témoignages sûrs et vérifiables.
Je laisse de côté pour cette raison l'énorme
dossier des actes contraires à l'humanité qu'on
met sur le compte des autorités soviétiques. Je
m'expliquerai plus complètement sur ce point à la
fin de ce chapitre.
Voici donc d'abord un mémorandum dû à Walter
H, pasteur d'un village voisin de Rottenburg, sur l'exécution
de 80 prisonniers de guerre allemands dans la région d'Annecy.
Le pasteur H a été témoin oculaire de cette
exécution. L'auteur de ce témoignage me demande
de dire qu'il était hostile au régime hitlérien,
qu'il s'est toujours tenu et souhaite se tenir à l'écart
de toute politique, et qu'il n'a écrit ce qu'il avait vu
que pour servir la cause de la vérité et celle de
la paix:
Je, soussigné, donne les renseignements cités cidessous que quarante prisonniers allemands ont été fusillés le 2 septembre 1944 par les F. F. I. à Annecy (Haute-Savoie). Je l'ai vu par moi-même. Je suis prêt à faire ces déclarations sous foi de serment. Je donne ces renseignements volontairement, simplement pour aider à l'organisation de la paix, et je demande à ce que l'on n'emploie pas ces déclarations comme propagande. Je suis pasteur de l'église protestante de la Bavière. Je suis prêt également à donner des preuves me signalant comme ennemi du régime hitlérien depuis 1933 (entre autres aussi des témoins de la Suisse et d'autres pays alliés). Ceci seulement pour prouver que je ne veux faire aucune propagande.
Le 19 août 1944, les soldats occupant la ville d'Annecy ont capitulé et la ville a été remise entre les mains des F. F. I. Je me trouvais alors dans le camp de prisonniers 1/509 Annecy comme pasteur protestant, et étais moi-même prisonnier.
Dans l'après-midi du l er septembre 1944, j'ai été, ensemble avec le curé catholique Friedrich Voelker, commandé à venir voir le commandant du camp B. de R. Celui-ci nous déclarait d'abord brusquement, et, ensuite, après avoir vu notre étonnement, en allemand: «Demain, nous fusillerons quatre-vingts Allemands et vous ferez le service de l'église près d'eux.» Toute demande d'explications de notre part a été brusquement coupée. On ne nous disait ni la cause pourquoi ces prisonniers allaient être fusillés, et on ne nous donna aucun renseignement. Notre demande d'oser aller préparer nos camarades à leur mort nous a été refusée. On nous disait simplement que nous devions nous tenir prêts cette nuit.
En revenant au camp, je faisais de suite des démarches pour pouvoir sauver mes camarades. J'allai de suite voir l'ancien commandant allemand Meyer (colonel qui se trouvait dans l'hôpital comme malade) en lui demandant d'intervenir à la chose, vu que c'était lui qui avait capitulé et qu'il avait reçu l'assurance des troupes F. F. I. que les prisonniers se trouvaient sous la protection de la Convention de Genève. Le colonel Meyer déclara qu'il ne se trouvait pas capable de faire n'importe quoi et me demanda de faire un essai d'intervention. Je demandai donc à un lieutenant de la F. F. I. de me laisser aller avec un gardien voir le président de la Croix-Rouge Française. Celui-ci ne me donna pas l'autorisation. Dans une discussion, j'appris alors qu'il ne comprenait pas notre situation, surtout qu'il s'agissait de non-nazis. Les Français qui se mêlèrent à la discussion me reprochèrent seulement toujours les cruautés commises par les Allemands. Je leur dis qu'il fallait faire une différence entre les SS et la Wehrmacht, entre le parti des nazis et les Allemands, qu'il y avait beaucoup d'Allemands dont le c_ur était lourd de voir toutes les fautes commises par l'Allemagne, qu'ils s'opposaient aux actes de cruauté commis, mais qu'ils ne pouvaient rien faire vu les méthodes cruelles employées. Je leur rappelai le 20 juillet. Mais aucune de mes déclarations n'a été reconnue et que les Allemands étaient des Allemands et qu'encore plus des prisonniers allemands allaient être fusillés. Aussi, ma remarque que les Alliés avaient fait la guerre pour une chose contraire n'a pas été écoutée.
Par un gardien qui m'était dévoué, j'arrivai ensuite à faire parvenir un petit billet au pasteur français Chapal qui m'était bien connu. Je lui demandais de me rendre encore visite cette nuit à tout prix. Le pasteur Chapal arriva aussi vers 9 h30 et je pus lui faire savoir ma terrible nouvelle. Nous discutâmes un moyen de faire un essai d'intervention. Je demandai à M.le pasteur Chapal de partir pour Genève à 30kilomètres de là et de demander au directeur de la Croix-Rouge Internationale de venir. Il me dit que cela lui était impossible, vu que toutes les voitures avaient été réquisitionnées et que la frontière était aussi pour les Français sévèrement gardée. Il promit de tout faire pour nous aider, et de prier pour nous. Après une prière faite ensemble, il repartit. Je ne sais pas combien il a pu faire d'essais d'intervention et s'il a pu voir le commandant B. de R.
Après une nuit terrible sans sommeil, nous espérions déjà que le pasteur Chapal avait pu faire quelque chose, un lieutenant de la F. F. I. arrivait vers 6 h30 du matin pour nous emmener. On nous transporta en voiture à la place où les prisonniers devaient être fusillés. Celle-ci se trouvait à peu près entre Annecy et Romilly, à 5kilomètres d'Annecy. Là, toute la contrée avait été barrée par des gardiens de la F. F. I. Peu de temps après, un camion arrivait avec les prisonniers (40, ces hommes devaient être fusillés dans la matinée, les autres 40 avaient été fusillés, ce que nous apprenions dans la matinée, du côté de Saint-Pierre, près de Romilly, sans aide de l'église). Les malheureux ne savaient pas encore ce qui les attendait. On les avait déjà cherchés très tôt, comme j'apprenais plus tard, du château d'Annecy, qui servait pendant les premières semaines comme camp de prisonniers. Ils croyaient qu'ils allaient pour un kommando de travail.
Ils me demandèrent ce qu'il y avait ici, et je fus obligé de leur faire savoir qu'ils devaient être fusillés. Je ne peux plus me rappeler toutes les scènes passées. Après une grande frayeur, les voix s'élevèrent de protestations mêlées de pleurs et de cris. Entre une rangée de la F. F. I. et quelques gradés un débat se faisait. Surtout deux ou trois de ces officiers qui se trouvaient entre les six officiers qui étaient là, des protestations très hautes et énergiques avaient été faites. Ils voulaient savoir la raison pourquoi on les fusillait, quelles fautes ils avaient commises, ils demandaient également à être présentés au commandeur et quel tribunal les avait jugés. Cette discussion était la même que la mienne du soir avant. Elle fut coupée par le jeune lieutenant qui demandait «les premiers 10».
Les pasteurs commencèrent alors à donner à ces hommes l'aide religieuse aussi bien qu'ils pouvaient. Les hommes de la F. F. I. criaient: «Allez, vite, vite, donnez l'absolution générale, ça suffit, etc.» Tout cela était très dur pour nous, car chacun d'eux voulait encore nous donner un dernier souhait pour les leurs ou envoyer quelques petites choses qui leur restaient. Pour cela, nous étions obligés de noter sur des petits billets les noms, ne les connaissant pas tous. Il était impossible de porter l'aide à chacun d'eux, car toujours nous étions interrompus par des questions ou des demandes. Il aurait fallu pouvoir répondre à tous à la fois. Tous voulaient nous dire quelque chose d'urgent pendant les dernières minutes qui restaient. Une petite interruption avait été faite quand deux hommes me demandèrent de dire aux hommes de la F. F. I. qu'ils voulaient aider personnellement à faire tomber Hitler et qu'ils voulaient partir pour la Légion étrangère, pour montrer leur idée antifasciste. Cette demande également a été refusée, ils furent fusillés. Un autre homme devint fou. Il se dirigea vers nous et les hommes de la F. F. I. en parlant de choses confuses.
Avec le premier groupe nous allions avec les prisonniers jusqu'à la place où ils devaient être fusillés. Sur le chemin, deux hommes essayèrent de se sauver. Mais dans peu de temps ils étaient attrapés par les balles meurtrières de la F. F. I. Les autres avaient été obligés de se mettre debout dans une ligne, sans bandeau devant les yeux, et chaque fois 10 hommes de la F. F. I. tirèrent sur un prisonnier se trouvant placé devant lui. La plupart de ceux-ci n'avaient pas été tués de suite et le kommando de la F. F. I. était obligé de tirer encore plusieurs fois sur les blessés se roulant à terre, un autre allait ensuite d'homme à homme en lui donnant un coup de pistolet dans la tête. Quelques prisonniers que nous n'avions pas vus en arrivant étaient debout à peu près à 100 mètres, ils étaient obligés de ramasser leurs camarades et de les jeter dans une fosse qu'ils avaient creusée la nuit dernière.
En revenant près de la voiture au bord de la route, un grand silence s'était produit entre les prisonniers, plus un mot n'était dit, un camarade lisait tout haut probablement un livre religieux catholique, et tous les prisonniers répétaient le Notre Père. Nous ne retournâmes pas à la place avec le deuxième et troisième groupe, car nous voulions encore nous occuper des autres, ce qui nous faisait gagner du temps. Après que le dernier fut fusillé, on nous transporta de suite de nouveau au camp d'Annecy, sans nous laisser le temps de faire une prière près de la tombe des morts. On nous laissa emporter les effets restants des fusillés. Nous transportâmes ceux-ci dans la sacristie de l'église du Lycée Berthelot (à cette époque encore hôpital). Nous classâmes les affaires restantes par nom pour les mettre ensuite dans une enveloppe munie aussi de l'adresse du décédé. Quelques jours plus tard, on nous donna des fiches de la Croix-Rouge Internationale, pour remplir les actes de décès, toutes les rubriques étant remplies par nous, à part celle de la cause de la mort.
Cette exécution collective sans jugement de prisonniers
de guerre n'est-elle pas un acte qui possède toutes les
caractéristiques techniques du crime de guerre et qui ne
comporte, du moins selon ce témoignage, aucune circonstance
atténuante?
Un tel massacre n'est pas, malheureusement, un fait isolé.
Il est très connu qu'en beaucoup d'autres endroits des
soldats ou officiers allemands furent fusillés sans jugement
après s'être rendus, que des blessés furent
achevés. Je me dispenserai de fournir cette documentation
assez triste.
On a souvent dit et écrit que ces actes contraires au droit
des gens étaient une expression inévitable et, par
là, légitime, en quelque sorte, de la colère
populaire. Qui est-ce qui fait ici l'apologie du crime? Est-ce
moi, qui les juge condamnables au même titre que les mêmes
actes commis par des Allemands, ou les gens qui couvrent ces actes
de leur autorité, déclarent qu'ils les approuvent,
et souvent empêchent qu'ils ne soient poursuivis?
Ce n'est pas seulement dans notre pays que de tels actes ont été
commis. Partout où il y eut des troupes irrégulières,
on a pu constater les mêmes crimes. Ils furent parfois si
éclatants, si publics, que les autorités d'occupation
ne purent s'en désintéresser entièrement.
Un journal de Merano (Haut-Adige), le Standpunkt, rédigé
en allemand, nous apprend qu'au moment de la reddition des troupes
allemandes à Trieste 300000 personnes auraient été
massacrées. J'ai peine à croire ce chiffre. Ce journal
est plus précis sur le cas de 2500 prisonniers de guerre
allemands qui auraient été exécutés
illégalement du 27 avril à la fin du mois de mai
1945, et enterrés dans des fosses collectives sur lesquelles
figurent des dates postérieures à l'armistice. Les
autorités américaines ordonnèrent une enquête
et procédèrent même à des arrestations
contre lesquelles les associations d'anciens partisans protestèrent.
Je ne sais ce qu'il est advenu de cette affaire.
En Yougoslavie et en Tchécoslovaquie, les massacres commencèrent
à l'arrivée des troupes soviétiques. Ils
ne furent pas le fait des troupes soviétiques qui semblent
ne pas être intervenues et qui laissèrent les communistes
locaux agir à leur gré. La documentation qui a été
réunie sur ce sujet par des pasteurs et des prêtres
qui ont rassemblé les renseignements fournis par d'autres
desservants est très sérieuse et considérable.
Ce n'est pas le lieu de l'analyser ici. Je la signale, pour mémoire,
comme l'exemple d'un massacre collectif contre lequel bien peu
de voix se sont élevées en Occident, que les Anglo-Saxons
feignirent d'ignorer et qui dépasse de loin en horreur
tout ce que le dossier de Nuremberg reproche aux Allemands.
Quand les prisonniers de guerre allemands n'étaient pas
massacrés, leur situation n'en valait pas mieux pour cela.
Je ne cite que pour mémoire également le demi-million
de prisonniers de guerre dont les autorités russes sont
incapables d'expliquer la disparition. C'est là un fait
connu sur lequel il est inutile d'insister. Mais en France même,
la situation des prisonniers de guerre fut souvent dramatique,
et, quand le gouvernement français dut remettre aux autorités
américaines les prisonniers qui lui avaient été
confiés, certains d'entre eux n'étaient pas en bien
meilleur état que les déportés à leur
sortie des camps. Pour une fois, c'est un journal français
qui eut le courage de protester. Je cite le reportage qui parut
le 4 avril 1945 dans le journal Paris-Matin:
A la suite de l'intervention de la Croix-Rouge Internationale
sur les conditions de vie des prisonniers allemands en France,
le général Eisenhower a accepté de reprendre
les inaptes. Ceux-ci, selon les déclarations du général
de Gaulle, recevaient les mêmes rations que les travailleurs
français effectuant les mêmes besognes, mais ils
nous avaient été remis par les Américains
«dans un état déplorable»(2). L'opération
de transfert a commencé il y a quelques jours. Le correspondant
de l'agence américaine Associated Press, Mel Mott, fait
le récit de l'arrivée des premiers prisonniers allemands
inaptes, rendus par la France, au camp de concentration du Croutoy,
près de Soissons.
Les premiers prisonniers allemands inaptes au travail, restitués
aux Américains, sont arrivés hier au camp de concentration
du Croutoy, près de Soissons.
Cette opération de transfert a reçu de l'état-major
américain le nom code «d'opération Skinny»
que l'on peut traduire, au choix, par «affaire des amaigris»
ou «affaire des maigrichons»
Mel Mott, correspondant de l'Associated Press, raconte l'arrivée
au camp américain des prisonniers les plus amaigris:
1150 loqueteux, infestés de vermine, jeunes, vieux, malades,
et maigres, que les Américains affirment avoir remis aux
Français, il y a quatre mois, en bonne condition physique,
bien chaussés, bien vêtus et bien équipés,
ont été accueillis en gare de Soissons par les équipes
sanitaires de l'armée des Etats-Unis.
Tous ont déclaré qu'ils n'avaient pas mangé
depuis deux jours. Un garçon de quinze ans était
trop faible pour couper la miche de pain de mie qu'on lui tendait.
Quelques prisonniers furent immédiatement hospitalisé
et reçurent des injections intraveineuses nutritives. Ils
seront placés à la diète liquide. Les autres
furent conduits au camp où on leur fit prendre un léger
repas. Après avoir rempli un questionnaire sur le traitement
qu'ils avaient subi, ils furent soumis à une pulvérisation
insecticide, reçurent des couvertures et furent répartis
dans des tentes spécialement équipées pour
l'hiver.
A l'examen médical, les 1323 prisonniers arrivés
la veille furent jugés incapables de travailler: 19 p.100
sont classés «état grave», 31 p.100
«état sérieux». Ils ont un poids de
20 p.100 inférieur à la normale. La sous-alimentation
est pour les trois quarts la raison de leur incapacité
de travail. Pour les autres, c'est la maladie ou une infirmité.
La plupart des prisonniers arrivés au camp ont confirmé
les déclarations françaises selon lesquelles ils
avaient été classés comme inaptes au travail
du fait de leur faiblesse constitutionnelle dès leur remise
aux autorités françaises.
Quelques autres déclarent avoir travaillé dans des
carrières de pierres, dans des mines, dans des fermes ou
dans des cantines. Tous sont d'accord pour affirmer que leur état
a empiré pendant leur séjour dans les camps français.
L'un d'eux déclara avoir maigri de 14kilos. Il ne pèse
plus que 51kilos. Tous aussi parlent de mauvais traitements et
de l'absence de soins médicaux. Ils accusent leurs gardiens
de leur avoir pris leurs affaires personnelles, mais ils reconnaissent
avoir été bien traités par la population.
Les autorités militaires américaines enregistrent
ces plaintes. Chaque homme doit répondre par oui ou par
non à un certain nombre de questions sur la nourriture,
l'habillement, le logement ou les soins médicaux qui leur
étaient donnés dans les camps américains
et dans les camps français. Il doit déclarer quels
vêtements, quels ustensiles et quel nombre de couvertures
il possédait au moment de sa remise aux autorités
françaises.
Il n'est possible de contrôler leurs affirmations qu'en
ce qui concerne leur équipement et leur état physique
actuel. Pour le reste de leurs récits concernant la vie
dans les camps français, on ne peut les croire sur parole.
Il est possible qu'ils exagèrent leurs souffrances pour
exciter la pitié des Américains.
Les autorités françaises ont refusé à
l'Associated Press la permission d'envoyer un correspondant dans
un camp français. Une telle visite aurait certainement
permis d'observer des conditions bien meilleures que celles que
pourraient laisser supposer la vue des prisonniers arrivés
ce matin au camp américain du Croutoy. Ceux-ci sont parmi
les plus affaiblis et les plus malades. On ne peut croire que
plus d'une centaine de mille, sur un total de cinq cent mille,
puissent être dans un aussi déplorable état
physique.
Le traitement des prisonniers de guerre n'est pas le seul défaut
à notre bonne conscience. Nos Marocains ont fait parler
d'eux un peu plus qu'il n'aurait fallu. En occupation, on le sait.
Mais aussi en campagne. Voici comment la Libre Belgique
du 20 décembre 1946 décrit l'arrivée des
troupes africaines dans le petit bourg d'Esperia:
La population italienne a été mise en émoi par une question posée par M.Persico, député de la Constituante, au ministre de l'Intérieur et au haut commissaire de l'Hygiène et de la Santé publique, au sujet des victimes innocentes de la vallée du Liri. A la suite de cette interrogation, des enquêtes ont été menées sur place et de pénibles révélations ont été faites par la presse. Nous en parlons comme d'un document humain qui prouve si cela était nécessaire que les épisodes atroces qui se sont vérifiés un peu partout pendant la guerre nous ont reportés aux époques les plus sombres de l'Histoire. La guerre déchaîne parfois chez les combattants les instincts les plus bas, surtout si ces combattants sont des hommes vivant en dehors de la civilisation chrétienne.
Ces révélations, désormais du domaine public, ne peuvent plus nuire aux bonnes relations entre la France et l'Italie; d'ailleurs, les populations qui ont souffert un des affronts les plus pénibles de cette guerre ne demandent qu'à guérir et à oublier un épisode dont elles ont honte de parler.
Lorsque le.front de bataille s'immobilisa autour de Monte-Cassino, les hommes valides de la vallée du Liri se réfugièrent en grande partie sur les montagnes pour échapper aux rafles des Allemands. Il s'agissait de paysans et de bergers de bonne race qui, avant la guerre, menaient dans leurs villages une vie dure, mais paisible. Les femmes pleines de santé et très belles, dans leurs costumes traditionnels aux couleurs chatoyantes, étaient travailleuses, honnêtes et pieuses. Pendant que les hommes, au maquis, aidaient les Alliés en molestant les troupes nazies, elles supportaient avec courage la misère et la famine dans l'espoir que, avec les Alliés libérateurs, leurs hommes seraient rendus à leur modeste foyer.
Les Alliés arrivèrent le 17 mai 1944; mais c'étaient des troupes coloniales, qui n'occupèrent pas les villages de l'endroit en libérateurs mais en soldatesque effrénée. Ce fut un jour de malheur pour les habitants d'Esperia, de Pontecorvo, d'Ausonia, etc., que ce 17 mai.
Pendant quinze jours, les Alliés s'étaient battus avec acharnement pour rompre les lignes de défense allemandes et les officiers des troupes arabes, pour inciter celles-ci au combat, leur promettaient le pillage de la vallée du Liri. On sait ce que cela veut dire. On sait aussi que, selon une vieille tradition, les mercenaires arabes ont droit de proie après le combat.
La première bourgade à subir les violences des Africains fut Esperia, un village montagneux d'environ six mille âmes: la joie de la libération avait innocemment poussé la population restante à aller à la rencontre de ces soldats arabes qui servaient de batteurs d'estrade au gros des troupes alliées. On ne peut pas décrire les scènes de sauvagerie qui se succédèrent à partir de ce moment-là. Toute la population d'Esperia, de 10 à 70 ans, fut à la merci de cette soldatesque qui, armée de mitrailleuses et de bombes à main, lui donnait la chasse, le jour comme la nuit. On entendait des hurlements et les invocations de ces malheureuses gens qui s'efforçaient de se défendre comme ils pouvaient. Les quelques hommes qui se trouvaient dans le village et qui tâchèrent de s'opposer à ces actes de barbarie furent tués ou blessés. Les officiers français, éc_urés des scènes de brutalité qui se passaient autour d'eux, n'osaient pas sortir de leurs refuges. Au curé, qui avait demandé leur intervention en faveur de la population, il fut répondu qu'il leur était impossible de se faire obéir à ces moments-là. Ce curé fut lui-même victime des brutalités arabes et mourut l'année suivante, emportant avec lui le secret de son martyre.
Dans le proche village de Picao, un prêtre parvint à se barricader dans son habitation, dans la cour de laquelle s'étaient réfugiées 150 paysannes avec leurs animaux domestiques, jusqu'à l'arrivée des troupes anglo-américaines. Rien ne put mettre un frein aux actes de sauvagerie de ces forcenés armés qui se prolongèrent pendant deux mois dans tous les villages de la contrée. Quand les nègres américains arrivèrent dans ces localités, ils durent menacer de leurs armes les soldats coloniaux pour les empêcher de continuer leurs exploits qui avaient semé la terreur, la consternation et la honte dans cette zone déjà si éprouvée par les bombardements.
Un officier français, qui commandait des troupes arabes pendant ces jours-là, revenu sur les lieux, a pu constater l'étendue du mal fait par ses anciens soldats et s'en est montré extrêmement affligé. Le regret de cet officier prouve qu'il y a des actes de guerre que de vieilles nations civilisées ne peuvent pas approuver, parce que rien ne peut les justifier.
Les Américains avaient d'autres méthodes. Là
encore, on a mis bien des idées fausses en circulation.
Lorsqu'on blâme les bombardements au phosphore des populations
civiles, les gens de bonne foi, ceux qui ont renoncé à
soutenir qu'il s'agissait de bombardements d'objectifs militaires,
vous répondent invariablement: «Mais ce sont les
Allemands qui ont commencé.» Bien peu de gens savent
en France que cette idée est essentiellement une idée
anglaise de laquelle les plus hautes autorités de l'armée
de l'Air britannique se félicitent d'avoir pris l'initiative.
Voici l'explication qui nous en est donnée par le petit
livre anonyme intitulé Advance to Barbarism dont
j'ai eu plus haut l'occasion de parler.
Ce n'est qu'en avril 1944, époque à laquelle la Luftwaffe était paralysée par le manque d'essence et que l'issue de la guerre ne pouvait plus faire de doute, que la stricte consigne de silence sur tous les faits (que je viens de mentionner) fut levée en faveur de M.J.-M. Spaight, ancien directeur de cabinet du ministre de l'Air, qui fut autorisé à publier un livre intitulé Bombing Vindicated
Dans ce livre l'homme de la rue apprit pour la première fois qu'il avait pris une héroïque décision à la date du 11 mai 1940. L'homme de la rue n'avait, naturellement, aucun souvenir d'avoir pris une décision, héroïque ou non, ce jour-là en particulier: en réalité, il ne se souvenait plus d'avoir pris aucune décision depuis bien longtemps, car, dans une bonne démocratie, les décisions ne sont pas prises par des gens comme lui, mais par des financiers internationaux, des barons de la presse, des gens en place depuis longtemps, et, à l'occasion, par des membres du cabinet de S. M. Aussi l'homme de la rue était-il perplexe.
M. Spaight lui ôta sa perplexité en lui donnant cette éloquente explication: «Comme nous étions ennuyés de l'effet psychologique qui aurait pu être produit par la révélation que c'est à nous que revient l'initiative de l'offensive par bombardements stratégiques, nous nous sommes abstenus de donner à notre grande décision du 11 mai 1940 toute la publicité qu'elle méritait. Ce silence fut une faute. C'était là une splendide décision. Elle était aussi héroïque, aussi pleine d'abnégation que celle de la Russie lorsqu'elle adopta sa politique de la terre brûlée. Elle nous valut Coventry et Birmingham, Sheffield et Southampton, elle nous valut le droit de regarder en face Kiev et Kharkov, Stalingrad et Sébastopol. Nos Alliés soviétiques auraient été moins durs pour notre inertie en 1942 s'ils avaient compris ce que nous avions fait» (Bombing Vindicated, p.74).
On feuilleterait en vain les journaux de la guerre pour y trouver à la date du 11 mai 1940 quelque chose de mémorable. Une enquête très attentive peut toutefois mettre en lumière un fait que des nouvelles plus sensationnelles rejetaient dans l'ombre: la nuit du 11 mai, «dix-huit bombardiers Whitley attaquèrent des installations ferroviaires en Allemagne». Naturellement, cette nouvelle ne souleva pas beaucoup d'intérêt, surtout du fait qu'elle déclarait seulement que ces installations avaient été attaquées: elle ne disait pas du tout qu'elles avaient été atteintes.
La signification complète de cette nouvelle, révélée seulement quatre ans plus tard par M.Spaight, n'apparaît qu'après quelques réflexions. L'Allemagne occidentale était en mai 1940 aussi à l'écart des opérations militaires que la Patagonie. Jusqu'à ce moment, seules des positions qui se trouvaient dans la zone des armées, ou des objectifs strictement militaires comme l'aérodrome de Sylt en Allemagne ou ceux des Orcades en Angleterre avaient été l'objet de pareilles attaques aériennes. Ce raid du 11 mai 1940, quoique banal en lui-même, est un événement qui fait date, puisqu'il fut la première violation préméditée de cette règle fondamentale du droit des gens qui dit que les hostilités doivent être dirigées exclusivement contre les forces combattantes.
Quand, plus tard, il fut nécessaire de trouver une justification à des horreurs comme celles qui eurent lieu à Hambourg quand les faubourgs les plus peuplés devinrent une effroyable fournaise où des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants se jetèrent dans les canaux pour échapper à la terrifiante chaleur de l'incendie, l'excuse principale mise en avant fut qu'il s'agissait d'une représaille des bombardements de Varsovie et de Rotterdam. M.Spaight repousse cet argument avec le mépris qui lui est dû. «Quand Varsovie et Rotterdam furent bombardées, fait-il remarquer, les armées allemandes étaient à leurs portes. Leur bombardement ne fut qu'une opération tactique faisant partie de l'attaque.» Le capitaine Liddell Hart accepte le même point de vue. «Il n'y eut pas de bombardement, écrit-il, jusqu'à ce que 1es Allemands eussent atteint les abords de ces deux villes et dès lors ces bombardements étaient conformes aux règles anciennes du bombardement de siège.»
Bombing Vindicated est un livre remarquable: en fait, c'est un livre étonnant pour sa date. M.Spaight ne se contente pas d'admettre que l'Angleterre porte la responsabilité d'avoir pris l'initiative du bombardement des populations civiles, il insiste pour qu'on accorde à l'Angleterre l'honneur d'avoir à la fois imaginé et réalisé ce procédé de guerre. Il se moque de l'explication mise en avant à contre-c_ur par le ministre de l'Information de l'époque, à savoir que «tout ce plan magnifique» aurait été conçu parce qu'un avion non identifié avait lâché quelques bombes sur un coteau boisé voisin de Canterbury. Il n'admet pas un instant que la splendide décision du 11 mai 1940 ait pu être réalisée sans préméditation (unpremeditated). Au contraire, il affirme avec force (page 38 de son livre) que cette décision doit être attribuée «à l'inspiration qui vint aux experts britanniques en 1936 quand l'état-major de l'aviation de bombardement fut mis sur pied». La raison d'être essentielle de cet étatmajor de l'aviation de bombardement, nous dit-il (page 60 de son livre) «était le bombardement de l'Allemagne en cas de guerre». Un peu plus loin, il dit que, naturellement, Hitler s'était bien douté de cette intention des Anglais dans 1'éventualité d'une guerre et que c'est pour cela qu'il avait «sincèrement cherché à conclure avec l'Angleterre un accord limitant l'action de l'aviation à la zone des opérations». Finalement, il reconnaît que Hitler entreprit le bombardement de la population civile anglaise, mais à contre-c_ur et seulement trois mois après que la R A.F. eut commencé le bombardement des populations civiles allemandes, et il exprime l'opinion (page 47 de son livre) qu'après avoir commencé, il aurait désiré très vivement à tout moment arrêter ces massacres «car à coup sûr Hitler n'avait aucune envie de voir se continuer un bombardement réciproque».
Le lecteur pourra trouver les éléments du procès exposés avec une joie d'écolier par M.Spaight dans le volume mentionné et avec le détachement objectif de l'historien par Liddell Hart dans son livre Revolution in Warfare. Ils sont reproduits encore par le maréchal de l'Air Arthur Harris dans son livre Bomber Offensive. Le maréchal de l'Air s'accorde avec M.Spaight pour juger avec un grand dédain les militaires du monde entier, et tout particulièrement les militaires allemands qui n'ont pas compris dans les années précédant 1939 que le bombardier lourd allait être une arme beaucoup plus efficace contre les civils que contre les troupes. Il attribue l'échec de la Blitzkrieg à la politique à courte vue des chefs de la Luftwaffe qui ne se pourvurent pas dès le temps de paix d'appareils destinés à des attaques contre les populations civiles ennemies, omission, déclare-t-il, qui fit perdre la guerre aux Allemands. Car si les Allemands avaient été capables de continuer leurs attaques, écrit-il, Londres aurait incontestablement subi le terrible destin qui fut celui de Hambourg deux ans plus tard. Heureusement, en septembre 1940, les Allemands se trouvaient à la tête de bombardiers à peu près dépourvus de moyens de combat, de telle sorte que pendant la bataille d'Angleterre il était aussi facile de les descendre que si l'on avait tiré sur des vaches dans un champ.
Je pourrais citer ici tel récit des bombardements de
Hambourg ou de Dresde dont les détails dépassent
en horreur tout ce qu'on peut imaginer, nommer telle petite ville
des bords du Rhin, détruite à 80%, phénomène
presque incroyable, après vingt minutes de bombardement.
Mais ces faits sont connus: je n'apprendrais rien au lecteur qu'il
ne sache déjà dans les grandes lignes. Longtemps,
tout le monde s'est tu. Aujourd hui, les circonstances ayant changé,
les journaux communistes reprochent violemment à l'armée
américaine ses bombardements des populations civiles. La
Litteratournaïa Gazetta, parlant du brigadier-général
Julius Timberlake junior, du major général James-Elbert
Brigges et du lieutenantgénéral Stratemayer, déclare
que «dès maintenant l'humanité indignée
porte leurs noms sur la liste des criminels de guerre».
Et j'imagine que ceux qui souhaitaient le plus vivement le succès
des troupes américaines en Corée ont dû se
sentir singulièrement gênés en apprenant de
quel prix il a été payé. Sur un fait analogue,
parlant de la destruction de la célèbre abbaye du
Mont-Cassin, un non moindre personnage que le général
Juin décrit ainsi le bombardement auquel il a assisté:
Le vrai responsable de la destruction de l'abbaye du Mont-Cassin
a été le général néo-zélandais
Freyberg, commandant d'un corps composé d'une division
néo-zélandaise et d'une division d'Hindous. C'est
le général Juin, commandant du corps d'expédition
français qui l'a révélé au cours d'une
réunion d'officiers français à Mont-Cassin,
après le bombardement par mégarde de son quartier
général par des bombardiers alliés.
Le même général Juin l'a confirmé maintenant
dans une revue française. Il a écrit:
Le général Freyberg, pénétré de la valeur des principes tactiques de la VIII e Armée, qui avaient fait leurs preuves en Libye et en Tunisie, était convaincu qu'on pouvait s'épargner les lenteurs de la man_uvre par un assaut unique précédé d'une préparation spectaculaire à laquelle s'appliqueraient toute la gamme des engins de feu et toutes les ressources de l'aviation stratégique. C'était vouloir préalablement l'anéantissement de l'abbaye. Cette conception se justifiait à condition que l'effet de neutralisation recherché fût réellement obtenu.
Une telle proposition n'était pas sans heurter le général Clark, poursuit le général Juin, qui ajoute: Clark se rangea à l'avis du général Freyberg, mais bien à contre-c_ur, je puis le certifier. J'assistai, de mes positions, au plus affreux «bombing» qui se puisse imaginer. La précipitation et la précision des coups étaient telles que la malheureuse abbaye disparaissait dans un nuage d'épaisse fumée, qui, en s'élevant vers le ciel, s'élargissait comme le champignon atomique de Bikini.
Le résultat fut que les Hindous, qu'on avait fait reculer pour leur donner une plus grande marge de sécurité, ne purent même pas reprendre leurs tranchées, l'ennemi les ayant immédiatement occupées pour se mettre à l'abri. La préparation de grand style n'avait servi qu'à détruire le monastère et à faire perdre du terrain.
Et la Libre Belgique qui reproduit cet extrait ajoute:
Si c'était un général allemand qui avait ordonné aussi légèrement la destruction d'un tel édifice, ne serait-il pas traduit devant les tribunaux militaires alliés, en vertu de l'article de la Convention de La Haye qui interdit le bombardement des édifices civils ou culturels sans une absolue nécessité militaire?
Sans parler davantage de leurs bombardements, en d'autres circonstances, les Américains n'ont pas mieux respecté les lois de la guerre. Ce fut le cas, notamment, en Extrême-Orient. Voici ce que dit dans la revue The Atlantic Monthly, de février 1946, le journaliste Edgar L.Jones, qui fut pendant toute la guerre correspondant de presse sur le front du Pacifique:
Nous, Américains, avons une dangereuse tendance au point de vue international à prendre une attitude de supériorité morale à l'égard des autres nations. Nous considérons que nous sommes plus nobles et plus moraux que les autres peuples, et, par conséquent, mieux placés pour décider ce qui est juste dans le monde et ce qui ne l'est pas. Quelle espèce de guerre les civils supposent-ils donc que nous avons faite? Nous avons massacré des prisonniers de sang-froid, nous avons pulvérisé des hôpitaux, coulé des bateaux de sauvetage, tué ou blessé des civils ennemis, achevé des blessés, entassé les mourants dans un trou, pêle-mêle avec les morts, et dans le Pacifique nous avons dépecé les crânes de nos ennemis en les faisant bouillir pour en faire des garnitures de table pour nos fiancées et nous avons sculpté leurs os pour en faire des coupe-papier. Nous avons couronné nos bombardements au phosphore et nos assassinats de civils en jetant des bombes atomiques sur deux villes à peu près sans défense, et nous avons atteint ainsi un record incontestable d'assassinat en masse à cadence instantanée.
Comme vainqueurs, nous nous sommes arrogé le droit de faire passer en jugement nos ennemis pour leurs crimes contre l'humanité, mais nous devons être assez réalistes pour concevoir que, si nous étions mis en jugement pour avoir violé les lois de la guerre, nous serions déclarés coupables sur une douzaine de chefs d'accusation. Nous avons mené une guerre sans honneur, car la morale ne vient qu'en dernière ligne parmi les préoccupations du combattant. Plus la bataille est dure, moins il y a de place pour les beaux sentiments. Et dans la guerre du Pacifique, nous avons vu l'humanité atteindre le plus sombre degré de bestialité.
On ne peut dire que chaque soldat américain ni même un sur cent ait commis délibérément des atrocités injustifiées: mais la même chose peut être affirmée des Allemands et des Japonais. Les exigences de la guerre nous ont souvent contraints à ce qu'on appelle des crimes et, d'une façon générale, la masse peut être blâmée pour l'espèce de folie que la guerre a provoquée. Mais nous avons fait beaucoup de publicité autour de tous les actes inhumains de nos adversaires et nous nous sommes opposés à tout aveu de nos propres défaillances en des moments de désespoir Nous avons mutilé les corps des morts ennemis, nous avons coupé leurs oreilles et arraché leurs dents en or pour avoir des souvenirs, nous les avons enterrés en leur fourrant leurs testicules dans la bouche, mais de telles violations de tous les codes de la morale font partie des zones encore inexplorées de la psychologie de l'homme au combat.
On s'étonnera peut-être que je ne me joigne pas
au choeur de ceux qui dénoncent les camps de concentration
soviétiques. J'aurais pu en effet présenter une
documentation sur ce sujet.
Mais en quoi eût-elle été concluante? Elle
aurait prouvé l'existence de camps de concentration soviétiques?
Mais personne n'en doute et les communistes eux-mêmes admettent
leur existence comme établissements pénitentiaires.
Il fallait donc prouver l'existence d'atrocités soviétiques
et montrer, par des témoignages aussi sûrs et aussi
contrôlables que possible, que ce régime d'atrocités
était prémédité et voulu par l'administration
soviétique. Mais a-t-on réfléchi à
ceci: alors que l'expérience m'a appris que sur les camps
d'Allemagne, qui sont proches de nous, sur lesquels les témoignages
abondent, il est si difficile d'obtenir des informations exactes
et sans passion, comment pouvais-je espérer être
renseigné avec certitude sur les camps soviétiques,
qui sont situés en Sibérie et sur lesquels nous
n'avons que de rares témoins qui nous disent ce qu'ils
veulent? Pourquoi accepterais-je d'être un historien téméraire
et malhonnête de la Russie soviétique, alors que
je prétends être un historien prudent et honnête
de l'Allemagne? Je risquais à chaque instant d'être
accusé de légèreté ou de contradiction.
Je risquais d'être, malgré moi, le jouet d'une propagande
qui ne me paraît pas absolument désintéressée.
Je trouve à accuser de monstruosité les dirigeants
soviétiques autant de difficultés qu'à en
accuser les Allemands. Je ne vois pas pourquoi je le ferais plus
volontiers pour les uns que pour les autres. Quand on m'aura démontré
sur de bonnes preuves que le régime soviétique a
établi et perpétré une politique d'extermination
systématique de ses adversaires au moyen des camps de déportation,
je le dirai certainement. Mais pour l'instant je ne trouve pas
que les pièces qu'on a produites soient suffisantes pour
permettre une telle affirmation. Je ne me joindrai donc pas à
une campagne qui me paraît être avant tout une campagne
d'excitation à la haine et à la guerre. Je désire
réserver mon jugement sur ce point. Je préfère
perdre un bon argument que de le hasarder. Je suis anticommuniste,
je ne l'ai jamais caché. Cela ne me paraît pas une
raison pour devenir tout d'un coup une tête sans cervelle
ou un malhonnête homme.
Ma documentation est, d'ailleurs, sans cela assez étendue
et assez triste. Il ne faut pas s'étonner alors si des
hommes de plus en plus nombreux pensent que c'est la guerre qui
engendre fatalement le crime de guerre, et déclarent qu'on
ne peut la faire sans être entraîné soi-même
à des actes qu'on n'approuve pas, qu'on ne ferait pas de
sang-froid, mais que les circonstances et la violence du combat
rendent presque inévitables. Un journal belge, rendant
compte de deux articles de la Chicago Tribune que je n'ai
pas entre les mains, y relève les jugements suivants:
La Chicago Tribune, en date du 12 mars 1949, rapporte la parole sévère du juge van Roden: «Si justice devait être faite, toute l'armée américaine devrait être ramenée aux Etats-Unis pour y être jugée.» Le même journal (13 septembre 1948) réclamait déjà la mise en jugement pour «crimes contre l'humanité» des responsables américains et anglais qui préparèrent le massacre des populations civiles d'Allemagne par l'area bombing, ainsi que le bombardement atomique du Japon, méthodes de guerre qui auraient déshonoré Attila.» (Général J.-F.-C. Fuller.)
Nous nous croyons un peuple fort intelligent et nous croyons
que notre pensée va plus loin et plus vite que celle des
Américains: ce sont pourtant des écrivains américains
et non des écrivains français qui ont eu le courage
de regarder en face ces conclusions auxquelles il faudra bien
arriver un jour. Je demanderai la permission de citer encore une
fois cette Freda Utley dont j'ai déjà parlé
et qui me paraît une meilleure image de la conscience américaine
que la trop célèbre Mrs Roosevelt. Elle écrit
à la fin de son livre:
En comparaison des viols, des meurtres, des vols de l'armée
soviétique à la fin de la guerre, de l'esclavage,
de la famine, des meurtres qui sévissent encore aujourd'hui
dans la zone orientale, de l'extermination de populations accomplie
par les Polonais et les Tchèques, les crimes de guerre
et les crimes contre l'humanité commis par les Allemands,
et qui, à Nuremberg, ont été sanctionnés
par la mort ou par la détention à perpétuité,
sont de peu d'importance Il est plus que temps que nous cessions
de déclarer les Allemands coupables, car il n'y a pas un
seul crime des nazis que nous n'ayons commis nous-mêmes,
les bombardements d'extermination, les expulsions en masse et
l'expropriation de 12 millions d'Allemands, en raison de leur
nationalité, l'organisation systématique de la famine
durant les premières années de l'occupation, l'emploi
de prisonniers de guerre comme esclaves du travail, les camps
de concentration des Soviets et les pillages commis par les Américains
comme par les Soviétiques Un tout petit peu de connaissance
historique suffirait à faire disparaître l'idée
généralement répandue que les Allemands sont
plus agressifs par nature que les Anglais, les Français
ou quelque autre peuple. Chaque peuple fut à son tour l'agresseur,
suivant sa force, ses moyens et l'ambition de ses maîtres.
Je ne prétends pas conclure, je l'ai déjà
dit. Je ne cite ici que des douments.
Ces documents, je le rappelle, devaient être lus devant
un tribunal. Les circonstances ont fait qu'ils sont présentés
au public. Leur sens n'a pas changé pour cela. Il est même
important, dans la situation où nous nous trouvons aujourd'hui,
que les questions que je pose soient posées en toute clarté.
Voici donc les trois points que j'ai voulu mettre en relief:
1·Le jugement de Nuremberg est aujourd'hui contesté
dans tous les pays du monde et dans des termes aussi violents
que ceux que j'ai employés. Il reste à savoir si
la France est actuellement le seul pays du monde, avec les nations
sous contrôle soviétique, où ce verdict ne
puisse être critiqué.
2·L'instruction menée à Nuremberg, tant pour
le procès des dirigeants du Reich que pour les procès
ultérieurs destinés à compléter celui-ci,
a été menée en plusieurs cas avec des méthodes
regrettables, souvent accompagnées de négligences
volontaires ou fortuites, qui ont pour résultat de faire
peser un doute sur l'ensemble des renseignements qui ont été
fournis aux juges. Il reste à savoir s'il est permis dans
ces conditions de suspendre son jugement sur les faits qui ont
été dénoncés à l'opinion mondiale
et s'il est contraire à la loi de faire profession de prudence
en cette matière.
3·Les renseignements qu'on peut recueillir sur ce qu'il
est convenu d'appeler les atrocités allemandes tendent
à montrer que le tableau qui en a été fait
devant le tribunal de Nuremberg trahit une certaine précipitation
et qu'il n'est pas suffisamment dégagé des passions
soulevées par la guerre. Ce tableau exige des rectifications
que l'histoire seule peut apporter. L'honnêteté et
l'intérêt de notre pays nous font un devoir de ne
pas reculer indéfiniment le temps où cette tâche
devra être entreprise. C'est pourquoi j'ai voulu qu'une
voix s'élève dans ce pays pour ce que je crois être
la vérité et la justice. Dans un pays qui a été
célèbre autrefois pour la liberté de ses
jugements et pour sa générosité, de telles
voix sont-elles désormais interdites? Je ne crois pas que
ce soit le sens que le législateur ait voulu donner à
un texte qui fut voté, à l'époque des attentats
anarchistes, pour empêcher d'encourager ceux qui lançaient
des bombes contre le landau des chefs d'Etat.
Telle est la conférence que j'avais l'intention d'infliger
aux magistrats de la XVIIe chambre du tribunal correctionnel de
la Seine.
Quel que soit le jugement que rende un jour ce tribunal et il
sera surtout jurisprudentiel puisqu'on lui demande essentiellement
s'il ratifie l'extension arbitraire que le Parquet de 1948 prétendait
donner à la loi sur la presse je pense que les documents
que j'ai publiés établissent tout au moins ma bonne
foi aux yeux du public. Il n'y a aucun des doutes que j'ai émis
qui ne se trouve justifié. Il n'y a aucune des affirmations
que j'ai faites qui ne se trouve appuyée de faits. Il n'y
a aucune des thèses que j'ai soutenues qui n'ait été
soutenue dans tous les pays du monde par des écrivains
ou des personnalités que personne n'a inquiétés
pour cela. Pourquoi, dès lors, à cinq ans des événements,
n'aurions-nous pas le droit de nous poser certaines questions?
Qui peut penser sérieusement qu'une guerre, et surtout
une guerre politique comme le fut la seconde guerre mondiale,
peut avoir lieu sans être accompagnée de ce qu'on
a appelé autrefois du «bourrage de crânes»?
Toute réaction contre ce «bourrage de crânes»
est-elle interdite? Certains sujets sont-ils intouchables parce
que trop d'intérêts essentiels du régime seraient
compromis? Alors, en quoi sommes-nous un pays «libre»,
et que reprochons-nous à la Russie soviétique?
Quelques années après la guerre de 1914, lord Ponsonby
fit paraître un livre célèbre dans lequel
il dénonçait le mensonge des gouvernements alliés
sur les prétendues «atrocités allemandes»
de 1914. La presse de gauche, qui avait alors ses raisons pour
le faire, appuya cet effort d'objectivité historique. Une
Commission internationale confirma la documentation publiée
par lord Ponsonby. Et, un peu plus tard, l'historien américain
Norton Cru publia, d'après les documents que les chancelleries
laissèrent enfin connaître au public, une histoire
de la guerre qui fit sensation en Europe parce qu'elle détruisait
ce qui restait de légende. On se rendit compte alors que
les gouvernements alliés avaient constamment menti, sur
les conditions de la déclaration de guerre, sur la conduite
de la guerre, sur les événements et les opérations.
Les gouvernements avaient eu d'excellentes raisons pour mentir:
personne ne voudrait plus prendre un fusil si on lui disait la
vérité.
Est-ce que nous sommes toujours en temps de guerre? Est-ce que
nous avons toujours besoin du mensonge pour tenir en mains les
forces que nous voulons opposer à l'empire soviétique?
Je suis prêt à m'incliner devant une telle nécessité:
mais alors, qu'on me le dise franchement. La suppression de la
liberté de la presse est peut-être nécessaire
à un gouvernement, elle est peut-être nécessaire
temporairement, et en particulier en ce moment. Je suis prêt
à écouter les raisons de salut public ou de salubrité
qu'on avancera; mais j'aimerais qu'on ait le courage de le dire.
A ce moment-là, je changerai de métier.
Toutefois, à ceux qui pensent ainsi, je ferai une objection.
Si leur intention est de maintenir, par politique, une atmosphère
de propagande, sont-ils bien inspirés en maintenant précisément
la propagande qui leur a été imposée par
la Russie soviétique? Au moment où les dispositions
du peuple allemand peuvent être décisives, est-il
habile d'imposer une version unilatérale de l'histoire
de la guerre qui ne peut que nous aliéner sa sympathie?
Si l'homme d'Etat doit mentir, au moins qu'il mente utilement.
Nous commençons seulement à apercevoir les conséquences
très graves de l'absurde politique démocratique.
Quand nos hommes d'Etat proposent au gouvernement allemand de
réarmer l'Allemagne, ils sont très étonnés
de recevoir une réponse froide et évasive. Pourquoi
les Allemands iraient-ils se faire tuer pour maintenir leur condamnation?
Il n'était pas besoin d'avoir reçu le don de prophétie
pour affirmer il y a deux ans, comme je l'ai fait dans mon livre,
que nos savants vizirs recevraient cette réponse. Quand
nos hommes d'Etat proposent aux industriels allemands de fabriquer
des canons dans la Ruhr, les industriels allemands leur répondent
qu'Alfred Krupp est encore en prison pour s'être adonné
à ce genre d'activité et qu'aucun directeur, aucun
ingénieur, aucun contremaître, et probablement aucun
ouvrier n'ont envie de donner une illustration nouvelle de la
jurisprudence internationale établie à Nuremberg
en participant avec eux à ce qu'on a appelé un «complot
ou plan concerté dirigé contre la paix». Quand
nos hommes d'Etat proposent aux généraux allemands
qui sont encore en liberté on en rencontre de temps en
temps de reprendre un commandement, un tout petit commandement,
dans l'armée d'Arlequin sortie, sans armes, à la
différence de Minerve, du cerveau de M.Paul Reynaud, ils
demandent quel commandement on peut exercer sur des subordonnés
qui ont le droit de répondre poliment que leur conscience
s'oppose à l'exécution du dernier ordre du corps
d'armée, et contre des partisans qui vous font sauter vos
trains tandis qu'il est criminel de les faire passer en jugement.
Tout cela, ce sont les conséquences logiques et juridiques
du jugement de Nuremberg dont il est interdit de dire du mal.
Tandis que nous nous débattons au milieu du marécage
que nous avons organisé, les Russes s'adressent aux Prussiens
et leur tiennent à peu près ce langage: «Vous
avez brûlé nos villages et fusillé nos paysans,
vous avez affamé nos prisonniers, abattu nos commissaires
et pendu nos francs-tireurs, vous nous avez saccagé des
provinces entières; nous avons pleuré de rage pour
ce que vous aviez fait sur notre terre russe et nous nous sommes
vengés; cela a été dur pour vous, maintenant
c'est fini. N'aimez-vous pas défiler en rangs dans les
rues pavoisées des villes? N'aimez-vous pas chanter en
ch_ur? N'aimez-vous pas lever le bras, en criant Heil devant
des oriflammes, des aigles, des croix, des marteaux, ou n'importe
quoi? Eh bien, faites tout cela devant les portraits de Staline
et de Pieck; c'est ce qu'on appelle construire l'ordre socialiste
soviétique.» Pensez-vous que nous soyons à
égalité avec ces gens-là? Au train dont nous
allons, il ne se passera pas trois ans avant que toute la jeunesse
d'Allemagne occidentale ne rêve avec nostalgie aux beaux
défilés qu'on peut faire en Brandebourg. Est-ce
avec les sexagénaires que nous comptons faire une armée?
Que signifie une politique européenne, si elle ne suppose
pas d'abord la liberté et l'égalité morale
pour l'Allemagne? Nous aurons des accords avec les gouvernements
fantômes que nous soutenons. Ce n'est pas avec des accords
qu'on arrête les canons. Si nous voulons que la politique
européenne devienne une force, que l'union des Européens
soit une réalité et non un thème de conférences,
c'est l'âme des Allemands et la volonté des Allemands
que nous devons conquérir. Qui d'entre eux nous écoutera
si nous venons à eux avec la figure de l'injustice et du
mensonge? Un travail politique n'est bon que s'il repose sur l'honnêteté.
Les Allemands ont le droit d'exiger de nous que nous soyons des
partenaires loyaux et justes. Ils ont le droit de se faire entendre.
Ils ont le droit de préférer telle forme de vie
à telle autre, tel régime à celui que nous
préconisons. Ils doivent entrer dans l'alliance que nous
leur proposons la tête haute et avec des droits égaux
aux nôtres. Toute politique qui méconnaîtrait
ces conditions essentielles de l'entente et de l'harmonie est
vouée à l'échec, et l'échec, ici,
c'est le feu sur nos villes et la mort sur nous.
Si cette politique se fait, si on se décide enfin à
la faire, alors viendra peut-être l'heure de Clio. Mais
ce dialogue de Thémis et de Clio, de la vierge sans conscience
avec la vierge sage, sera-t-il vraiment possible? L'inconscience
est contagieuse, je crains que Clio ne devienne folle à
son tour. Car les théologiens veilleront sur elle, on sent
bien qu'ils ne sont pas disposés à lui laisser dire
n'importe quoi. C'est leur église qu'elle peut mettre en
danger avec sa sagesse. Toutes les vérités ne sont
pas bonnes à dire, on le lui fera bien comprendre. Et peut-être,
dans les temps qui se préparent, rêverons-nous avec
quelque étonnement à l'époque où il
y avait des historiens, où l'on pouvait quelquefois découvrir,
fût-ce de loin et confusément, le visage de la vérité,
à ce Moyen Age étrange de la politique qui fut le
règne de Clio.
Car nous voyons venir l'âge où Clio ne sera plus
rien: elle aura perdu son diadème et sa robe immaculée,
elle parcourera le palais du Temps en tenant à la main
un trousseau qui n'ouvre plus rien, et, pour gagner sa journée,
elle cirera consciencieusement les parquets de Thémis.
Dejà, comme la partie est inégale entre elles! Thémis
a des milliards; elle mobilise l'armée américaine;
ses scribes, montés sur des jeeps, suivent les automitrailleuses
de cavalerie pour piller les états-majors de division;
d'énormes camions bourrés de toutes les archives
du monde se déversent dans sa cour, et les serviteurs de
Thémis choisissent la nourriture qui est agréable
à la déesse et rangent dans des coffres profonds
ce qui blesse son odorat; elle parle en quatre langues, coiffée
d'une espèce de tiare dont Nabuchodonosor eût rêvé
et qui lui permet de s'adresser en un seul moment à ses
sujets du monde entier; elle a la presse, elle a la radio, chacune
de ses paroles résonne à travers l'univers, elle
fait naître à son gré l'épouvante,
la colère, la haine, l'assouvissement; cela ne lui suffit
pas; comme elle a des scrupules, elle est aussi ventriloque, et,
quand il le faut, elle fait parler à sa manière
les accusés. Ce n'est pas une grande dame, comme disait
le bon Dumas, mais c'est un capitaine d'industrie. Elle émarge
au budget de la propagande et on ne compte pas avec elle, car
elle fait de la bonne besogne. Telle est Thémis, que nos
pères prenaient pour une déesse et qui s'est mise
dans les affaires avec un succès qu'on ne peut nier.
En face d'elle, la pauvre Clio, dont la mine chétive inquiétait
déjà Péguy, n'a rien qui puisse rassurer.
Elle n'a pas su se moderniser. Elle est restée une pauvre
petite Muse, une campagnarde fidèle à l'artisanat:
elle a toujours un peu l'air d'être en sabots. Elle est
entêtée et fière, et elle touche notre c_ur
à tous, car c'est ainsi qu'étaient les filles d'autrefois,
ces filles qui protégèrent et conduisirent les hommes
dans le grand voyage qu'ils ont fait jusqu'à nous, et qu'on
nous dit dans nos écoles. Elle et les autres filles, mais
elle surtout, la plus fière, elles ont été
pour les hommes d'Occident une de leurs raisons de vivre, un des
secrets de leur grandeur, et pour quelques-uns d'entre eux, nous
ne pouvons pas l'oublier, elles leur donnèrent leurs raisons
de mourir. Elles étaient notre patrimoine, les filles de
la Grèce, les filles de la Sagesse, comme notre sol, comme
nos lois: et elles ne faisaient qu'un avec notre sol et nos lois
dont elles furent l'inspiration et l'âme. Nous perdons tout
cela ensemble, et il est juste, il était inévitable
qu'avec la possession réelle de notre sol nous perdions
aussi nos lois et nos dieux. Toutes les conquêtes se ressemblent:
on tue les hommes, on prend les champs, puis on abat les temples.
Tant que nous serons des exilés dans cet Occident que nous
n'avons pas su défendre, Clio y sera une étrangère.
Aussi nul ne peut-il dire s'il y aura jamais un jour un dialogue
de Thémis et de Clio. Peut-être Thémis a-t-elle
définitivement remplacé Clio. Cela dépend
de nous. Si nous savons redevenir les maîtres de notre terre
et de notre destin, nous aurons aussi assuré à nos
âmes cette nourriture dont elles ne peuvent se passer et
qui fut leur force et leur santé pendant des siècles.
Mais si nous échouons, Thémis règnera sur
nos coeurs. Cela fera partie de notre vie morale avec les Camel,
le jazz-hot, la coca-cola et les machines à laver.
Je ne sais ce que deviendront dans un monde ainsi conçu
les hommes qui ont le malheur d'avoir le culte de la vérité.
Ils s'habitueront sans doute aux Camel et aux machines à
laver et personne ne les force à fréquenter les
bars. Mais la pensée est chose vivante, elle est comme
une plante et souffre de ne recevoir jamais l'air et le soleil.
J'imagine que, dans un monde pareil, ces hommes, porteurs de la
tradition occidentale à peu près comme on est porteur
de germes, finiront par créer une race à part, une
famille spirituelle semblable à ces jansénistes
français qui vécurent entre eux, fidèles
à Port-Royal, jusqu'au milieu du XIXe siècle. Ils
ne croiront à rien, ils sauront le prix de toute parole
de Thémis. Ils se reconnaîtront entre eux à
des signes inaccessibles aux autres, à leur préférence
pour un prénom, pour une couleur, pour un livre, pour une
chanson. Ils seront sans doute de parfaits hommes d'Etat, puisque
Machiavel exige chez le souverain ce parfait dessèchement.
Ils ne se feront tuer pour personne, mais ils auront soin d'être
toujours du côté du plus fort. Ils seront ce ver
dans le fruit qui accompagne toutes les décadences. Ils
feront des grimaces et n'auront d'âme que pour eux et leurs
frères. Ils feront les gestes et se refuseront. Ce refus
sera leur suprême refuge. Et leur coeur seul connaîtra
ce reste de hauteur dont ils ne peuvent se défendre et
leur amour pour ce qui fut vaincu.
Mais vous, démocrates, songez à cette parole grave:
les hommes dont je vous parle tiennent plus qu'à tout à
leur honneur et à leur liberté, et les conditions
que vous leur faites présentement, celles que vous leur
faites pour l'avenir, ne sont pas différentes au fond de
celles qu'un régime soviétique pourrait éventuellement
leur faire. Songez-y, leur refus, leur jansénisme est pour
vous le symptôme politique le plus inquiétant et
le plus redoutable. Ils vous avertissent que ces hommes mettent
sur le même plan, exactement sur le même plan, la
démocratie et le bolchevisme. A partir de ce moment-là,
ils n'écouteront plus que les conseils du calcul, et qui
vous dit que le calcul les fera pencher vers vous? Ils ne défendront,
je vous en avertis, que leur droit d'être des hommes, et
rien d'autre, leur honneur et leur liberté, et rien d'autre,
absolument rien d'autre. A vous de savoir si vous voulez jouer
votre dernière chance.
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Achevé d'imprimer le 8 décembre
1950, sur les presses de l'imprimerie André Martel à
Givors (Rhône)
NOTES
(1) Publié en octobre 1950 en Allemagne et en Angleterre.
(2) Le général de Gaulle emploie ici les mêmes
mots que le major Weiss, commandant du camp de Dachau, dans sa
défense citée plus haut.
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