[Les passages soulignés le sont par l'aaargh]
Une affaire judiciaire très
importante pour les historiens vient d'avoir lieu. David Irving,
auteur de nombreux livres sur la seconde guerre mondiale et le
national-socialisme, a traduit en justice l'universitaire Deborah
Lipstadt et son éditeur, Penguin Books. Irving soutient
qu'en le définissant comme menteur et négateur de
l'Holocauste, le professeur Lipstadt et son éditeur portent
atteinte à sa crédibilité comme historien
et à ses moyens d'existence. Irving a rejeté non
seulement les termes par lesquels on le disqualifie, mais il également
soutenu que la version défendue par Lipstadt et d'autres
représentants de ce qu'il appelle "l'industrie de
l'Holocauste" sur les origines, la nature et les implications
de ce qu'on appelle "solution finale du problème juif",
est insoutenable.
A la différence d'Irving, de fait, Lipstadt ne s'est
pas appuyée sur des documents originaux, ni même
sur une connaissance appropriée du fonctionnement du système
allemand. C'est la question qui vient d'être débattue
pendant des semaines dans la salle d'audience d'un tribunal de
Londres. Le juge n'a encore rien déclaré, et il
prononcera une sentence sur deux questions qui peuvent être
dissociées, du moins selon la loi britannique:
1) les déclarations du professeur Lipstadt ont-elles constitué
une diffamation à l'endroit du sieur Irving et
2) si c'est le cas, quelle est la portée du dommage occasionné
par les effets de la diffamation ?
La deuxième considération ne nous intéresse
pas ici mais la première était et reste une question
d'importance fondamentale pour les historiens. Elle a à
voir avec le rapport complexe entre la recherche historique et
l'opinion politique, entre le jugement historique et le jugement
politique [Note
de l'AAARGH: on se souvient du titre de la conférence de
Rassinier en Allemagne, Vérité historique ou vérité
politique?»,
qui provoqua le
recul inouï des exterminationnistes en août 1960.]. Car il ne s'agit pas d'une controverse
relevant de l'érudition pure, ni pour le sieur Irving ni
pour le professeur Lipstadt ni pour ceux qui partagent leurs opinions
respectives. Au contraire, tous les deux sont passionnément
acharnés pour soutenir leurs points de vue respectifs sur
des bases non universitaires.
Il est vrai que bien peu nombreux sont à vrai dire les
historiens qui partagent les opinions politiques représentées
par David Irving. Il ne fait aucun effort pour cacher ses sympathies
pour le national-socialisme allemand, pour l'extrême droite
de l'après-guerre et son antisémitisme. D'ailleurs,
instinctivement, beaucoup parmi nous nous trouvons du côté
de Deborah Lipstadt parce qu'il est impossible de ne pas être
horrifié devant ce qui est arrivé aux juifs à
Auschwitz et ailleurs. Aussi est-il nécessaire, pour les
sympathisants nazis, de tenter de nier directement que cela ait
eu lieu.
Néanmoins, il est clair également que les opinions
de Lipstadt représentent une position politique défendue
passionnément, au point que ceux qui la défendent
sont disposés aussi à refuser la critique des faits.
David Irving a traduit en justice ceux qui le critiquent. Mais
David Goldhagen
qui (dans Les bourreaux volontaires de Hitler) a écrit
une interprétation juive de l'Holocauste rejetée
de façon quasi unanime par les historiens de la partie,
a tenté de faire taire ses critiques [par des menaces de
procès], et ses défenseurs ont fait de même.
Il est significatif que l'historien Christopher Browning
lui-même ait été convoqué par la défense
tant dans le cas d'Irving que lors de la controverse sur Goldhagen.
En fait, bien avant le procès Irving-Lipstadt, j'ai tenté
d'expliquer sa nature. Que l'on me permette une auto-citation:
si les preuves manquent ou que les données sont rares,
contradictoires ou suspectes, il est impossible de rejeter une
hypothèse, aussi improbable soit-elle. Les preuves
peuvent montrer de façon concluante, contre ceux qui le
nient, que le génocide nazi a réellement eu lieu,
mais même si aucun historien sérieux ne doute que
la "solution finale" ait été voulue par
Hitler, nous ne pouvons démontrer qu'il ait véritablement
donné un ordre spécifique en ce sens.
Par conséquent, s'il n'est pas difficile de démolir
la thèse de M. Faurisson, nous ne pouvons, sans des arguments
élaborés, rejeter la thèse énoncée
par David Irving. Là est l'essence du problème.
Il aurait été plus commode qu'Irving puisse être
accusé simplement de nier Auschwitz ou de mentir sur Hitler.
Mais il ne l'a pas fait. Il a soutenu qu'Hitler ne voulait pas,
ou n'était pas responsable de l'Holocauste, parce qu'il
n'existe pas de document écrit par Hitler qui ordonne l'élimination
des juifs, et les arguments d'Irving, basés sur une connaissance
remarquable de la documentation, ont obligé une grande
partie des historiens à reconnaître, tout en grinçant
des dents, qu'il n'existait pas de document semblable.
Avec d'excellentes raisons, le consensus qui prévaut parmi
les historiens individualise en la personne d'Hitler le responsable
de la "solution finale" mais l'argumentaire
d'Irving a modifié l'interprétation historique du
troisième Reich. D'ailleurs, il ne nie pas que des
millions de juifs aient péri entre 1941 et 1945. Il ne
nie pas non plus qu'un grand nombre de juifs ait été
délibérément exterminé, n'ait pas
été seulement victime de la fatigue, de la faim
ou des maladies. Ce qu'il fait plutôt consiste plutôt
à semer le doute à propos de nombreux "lieux
communs" au sujet de l'Holocauste - ce que nous pourrions
appeler la rhétorique publique, ou la version hollywoodienne de l'Holocauste,
dont une grande partie ne provient pas des historiens sérieux
qui ont enquêté sur ce sujet terrible. Et par conséquent certains d'entre
eux, comme le sait tout spécialiste de ce domaine, ont
une position d'ouverture face aux critiques.
Nous pourrions nous demander: quelle est la pertinence du procès
Irving-Lipstadt pour les historiens? Aucun des protagonistes n'est
un représentant typique de la profession d'historien. Irving
est un croisé de sa cause. S'il n'avait pas pris à
coeur la cause de l'Allemagne hitlérienne, les familles
des personnalités nazies ne lui auraient pas donné
accès aux documents qu'elles avaient antérieurement
refusé à d'autres chercheurs ou qu'elles avaient
cachés. De la sorte il est devenu un expert en la matière.
Lipstad n'est pas une historienne professionnelle et sa réputation
dans ce domaine est modeste. On ne peut pas passer sous silence
le fait qu'elle a choisi de ne pas prendre la parole à
l'audience et de ne pas s'exposer à l'interrogatoire de
son adversaire.
En
effet, beaucoup de noms importants dans l'historiographie sur
le Troisième Reich et la destruction des juifs européens
ont été absents dans cette affaire. Il est improbable
qu'ils auraient soutenu Irving mais il est également improbable
qu'ils auraient soutenu l'excessive simplification du livre de
Lipstadt. Et pourtant, leur absence ou leur réticence
est préoccupante. On ne peut pas permettre que le débat
public sur des matières d'une telle importance se déroule
essentiellement entre défenseurs de causes politiques.
Je pense que le silence des chercheurs exprime les passions et
les contradictions qui assaillent les historiens qui abordent
des thèmes sur lesquels, pour beaucoup d'entre nous, la
neutralité est impossible encore maintenant, au moment
où nous écrivons. C'est plus qu'évident dans
le cas du régime ou des régimes qui ont produit
l'Holocauste. Que l'on me permette de répéter ce
que j'ai écrit à une autre occasion, à propos
de la Historikerstreik (controverse entre historiens allemands)
de 1980: "Dans
la polémique on se demandait si toute posture historique
sur l'Allemagne nazie qui ne soit pas de condamnation absolue
n'impliquait pas le risque de réhabiliter un système
profondément infâme, ou ne diluait pas, en tout cas,
les actions néfastes... La force d'une telle méthode
est telle que, tandis que j'exprime ces jugements, je me rends
compte, avec un certain malaise qu'ils pourraient être interprétés
comme le signe d'une certaine "morbidité à
l'endroit du nazisme" et que par conséquent un rejet,
sous une forme ou une autre, s'avère nécessaire"(De Historia, p. 275-276). Ces sentiments restent encore forts
aujourd'hui et ils peuvent même être ravivés
par le retour à la vie publique, et même au gouvernement,
d'hommes politiques ou de partis qui ont des affinités
avec le passé nazi, ou des descendants de celui-ci, comme
cela s'est produit récemment en Autriche.
L'affaire "Irving contre Lipstadt" est en rapport
avec la plus passionnelle de toutes ces questions, ce qu'on appelle
la "négation de l'Holocauste". Et pourtant,
l'expression elle-même appartient à une ère
où la condamnation morale a remplacé l'historiographie.
Justement comme le débat, s'il y a lieu de le qualifier
de la sorte, sur lequel doit trancher un tribunal britannique.
Ce débat appartient à l'orbite de la partialité
politique. Au delà des incertitudes qui entourent le sujet,
il n'est pas possible, et il ne l'a jamais été,
de rejeter l'évidence du génocide des juifs (et
des gitans) qui a été perpétré, tant
qu'elle a été en conditions de le faire, par l'Allemagne
nazie. Aucun historien digne de ce nom n'aurait considéré
comme nécessaire d'empêcher la publication de tentatives
évidemment vaines de nier l'indéniable ou de créer
un délit de "négation de l'Holocauste"
comme c'est arrivé en Allemagne. Par ailleurs, aucun
historien sérieux ne nierait qu'il y a des lacunes ou des
imprécisions -- quant aux faits, nombres, lieux, motifs,
procédés et bien d'autres choses -- qui entourent
l'histoire du génocide.
Le chercheur sérieux dans le domaine traite donc du génocide
comme d'un champ d'étude où le désaccord
et la discussion, même au sujet des aspects les plus indicibles
-- par exemple le nombre des victimes, ou la nature et la portée
de l'usage du gaz Zyklon B -- sont naturels et indispensables.
Il ne saurait réduire sa fonction essentiellement à
la dénonciation ou à la définition et à
la défense d'une version admise de la vérité.
Et pourtant, c'est justement le danger que comportent certaines
lectures de l'Holocauste soutenues avec passion, surtout les versions
qui, à partir des années 1960, ont transformé
progressivement le drame du peuple juif de l'Europe continentale
pendant la seconde Guerre Mondiale en mythe qui sert à
légitimer l'Etat d'Israel et sa politique.
Comme tout mythe légitimateur, la réalité
le dérange. En outre, chaque critique du mythe (ou
des politiques que celui-ci légitime) est destinée
à être qualifiée comme quelque chose de comparable
à la "négation de l'Holocauste".
Les historiens sérieux du Troisième Reich, qui sont
d'une qualité peu commune, n'ont pas de temps à
consacrer à Irving ni à Lipstadt. Il n'y a jamais
eu de doutes sur le fait qu'ils rejettent la tentative d'Irving
d'écarter Hitler de la "solution finale" ou de
minimiser ou diluer, pour ne pas dire nier, le génocide.
D'un autre côté, comme le prouve leur réaction
quasi unanime devant la publication du livre de Goldhagen, ils
ont également rejeté ce que Kershaw appelle "une
interprétation simpliste et déformée de l'Holocauste".
Et pourtant, lorsque les avocats des assassins affrontent les
avocats des victimes, comme il est difficile, même après
plus d'un demi-siècle, de condamner équitablement
les erreurs des deux camps, quoique pour différentes raisons.
Le silence est plus facile. Il est clair que certains ont choisi
cette voie. Est-ce que je vois juste? Ou avaient-ils raison, ces
rares chercheurs qui ont décidé d'accepter l'invitation
de la défense, surtout pour discréditer les affirmations
d'Irving, quoiqu'indiscutablement conscients des carences de Lipstadt?
Ces questions ne pourront trouver de réponse tant que ne
seront pas publiés les actes du procès. Ils seront
à l'origine, certainement, d'un ou de plusieurs livres.
Pendant ce temps, la réticence des bons historiens a laissé
l'impression que la seule critique publique du manque de critères
professionnels dans une bonne partie de la vulgarisation de l'Holocauste
provient d'un admirateur de Hitler.
En tout cas, ce sont des questions qui exigent un jugement politique,
qui peut entrer en conflit avec le jugement historique. Voilà
le thème sur lequel je veux attirer l'attention. La profession
d'historien est inévitablement, certains diraient de par
sa nature même, politique et idéologique, quoique
ce qu'un historien dit ou peut ne pas dire dépend strictement
de règles et de conventions qui requièrent des preuves
et des arguments. Et pourtant, il côtoie un discours apparemment
similaire au sujet d'un passé dans lequel ces règles
et conventions ne s'appliquent pas; et où s'appliquent
au contraire seulement les conventions de la passion, de la rhétorique,
du calcul politique et de la partialité. Mais le XXe siècle
a été un siècle de guerres de religion, pendant
lequel il a été normal pour les historiens de considérer
qu'ils devaient juger selon les critères de leur profession
ou bien selon ceux de leur propre foi.
Le fait dont j'ai traité est typique d'une période
semblable. Et il n'est pas le seul. Les passions de cette ère
se sont affaiblies mais n'ont pas encore disparu. Comment devraient
se comporter les historiens? Les règles de notre profession
devraient nous interdire de dire ce dont nous savons que c'est
faux ou dont nous soupçonnons profondément que c'est
faux, mais la tentation de nous priver de dire ce dont nous savons
que c'est faux continue à être très grande.
Même ceux qui ne prendraient jamais en considération
la suggestio falsi peuvent se trouver dubitatifs sur la
pente qui mène à la suppressio veri.
Il n'existe aucune possibilité qu'en cinquante ou même
cent ans la mémoire de l'Holocauste puisse s'éteindre,
mais cela ne sera pas dû le moins du monde au procès
auquel je viens de me référer. J'espère réellement
que les historiens qui rencontreront l'affaire "Irving contre
Lipstadt" dans leurs recherches le considéreront comme
une exposition appartenant à un musée d'antiquités
intellectuelles oubliées depuis longtemps.
Mais pour les historiens d'aujourd'hui, elle pose encore de sérieux
problèmes de jugement professionnel et moral. Il nous reste
encore un peu de chemin à faire pour nous émanciper
de l'héritage intellectuel de l'ère des guerres
religieuses qui a dominé les XXe siècle. Peut-être
devrions nous tenter d'accélérer notre émancipation.
++++++++++++++++++++++++++++++
La Repubblica (Milan, 28 mars)(original
italien) et Clarin, (Buenos Aires, 2 avril 2000). Traduction
inédite, réalisée pour l'aaargh à
partir de la traduction de Cristina Sandoy pour Clarin (traduction espagnole).
Affichée sur le Net le 7 avril 2000.
Ce texte a été affiché sur Internet à des fins purement éducatives, pour encourager la recherche, sur une base non-commerciale et pour une utilisation mesurée par le Secrétariat international de l'Association des Anciens Amateurs de Récits de Guerre et d'Holocauste (AAARGH). L'adresse électronique du Secrétariat est <[email protected]>. L'adresse postale est: PO Box 81475, Chicago, IL 60681-0475, USA.
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