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Paul Rassinier

Candasse

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Première partie:

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Deuxième partie:

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CHAPITRE III

 

LE MONDE OU L'ON S'ENNUIE

 

C'ÉTAIT une petite salle au premier étage d'un grand café. Propre, gaie, bien éclairée. En guise d'ameublement, une rangée de chaises bien alignées, en faisait le tour comme festonnant à la fois les parois et le parquet. Deux d'entre elles seulement étaient occupées et ceux qui les occupaient avaient bien l'air de ce qu'ils étaient: deux ouvriers endimanchés. De ses gros doigts qui tremblaient encore de l'effort de la journée, l'un d'eux roulait une cigarette, son paquet de gris sur les genoux. Ils bavardaient paisiblement, à voix basse, visiblement gênés.

[194 ]

A un je ne sais quoi qui flottait dans l'air, on sentait que les autres chaises attendraient vainement d'autres occupants.

Au milieu de la pièce, une grande table rectangulaire et, autour de la table, onze personnes: dix hommes et une femme. ici, on était plus bruyant: de grands éclats de rire ponctuaient presque sans interruption des mots en feu d'artifice sur les petits potins de la ville qu'assis à une des extrémités faisait un homme jeune encore, grand, portant beau, le regard vif et assuré, les cheveux frisés et en bataille, un mégot à demi éteint négligemment fiché au coin des lèvres. La femme qui ne le quittait pas des yeux en gloussait d'aise et il exploitait son succès en se balançant sur sa chaise, les pouces enfoncés dans les entournures de son gilet. A l'autre extrémité, un petit bonhomme rondouillard, frais et rose, dodu à souhait, souriait discrètement mais d'un air entendu et se contentait, avec toute la fausse modestie possible, de placer un trait de relance dans les rares accalmies. Les huit autres étaient le public, - un public qui se savait manifestement de choix, qui jouait son rôle de bon public en se rengorgeant mais qui n'ambitionnait rien de plus. Aucune gêne: l'aisance du geste et de la voix que donne la certitude d'être quelqu'un. Et, cette certitude, on la lisait sur tous les visages: quatre ou cinq petits boutiquiers et trois ou quatre fonctionnaires ou vice-versa. On buvait de la bière et on fumait des gauloises. Le petit rondouillard mâchouillait un bout de cigare éteint.

Dans leur coin, les deux ouvriers étaient de plus en plus absorbés par un sujet qui n'était qu'à eux.

[195]

Candasse connaissait seulement le petit rondouillard et le grand frisé: à plusieurs reprises, il s'était trouvé face à face avec l'un ou l'autre, dans des réunions publiques.

Du premier, il n'eût jamais pensé qu'un jour viendrait où ils se trouveraient tous deux assis à la même table. C'était un homme de basoche, petit-bourgeois borné, politicien de clocher dont il semblait que le bréviaire fût Clochemerle, un livre récemment paru. Adjoint au maire, il aimait à dire qu'il n'était que le second dans Rome, ce qui était faire remarquer qu'il n'était pas n'importe qui. Il menait grand train et on le disait un peu véreux.

Le second était un aimable fantaisiste. Petit artisan mais bohème dans l'âme, il travaillait par coups de tête et passait le plus clair de son temps dans les tavernes où il s'était acquis un renom d'assez bon aloi par ses boutades. Il avait fait la guerre contre les Bulgares germaniens: du premier au dernier jour sur la ligne de feu. Il en était revenu par miracle: couvert de gloire et profondément écoeuré. On avait voulu lui donner des médailles: il les avait dédaigneusement refusées. Quelques années auparavant, il avait raconté sa guerre dans son langage de manouvrier mais correct et élégant. Les professionnels de la plume avaient condescendu jusqu'à trouver un charme à ce livre d'ailleurs très honnête, ce qui lui avait assuré un certain succès. Depuis, le grand frisé se prenait pour un grand écrivain et on le lui pardonnait. Il publiait dans la capitale de la Burgondie, une petite revue mensuelle humoristique dont la couverture portait en exergue la [196] célèbre profession de foi de Figaro: "Bravant les méchants, méprisant les sots... je me hâte de rire de toutes choses de peur d'être obligé d'en pleurer." Dans chaque numéro,il trouvait le moyen d'accabler de sarcasmes généralement bien venus et d'une rare virulence, les industriels qui travaillaient à l'équipement de l'armée. Il était de toutes les réunions publiques et il s'y distinguait par des propos qui allaient au coeur des auditeurs. Tous ses discours se terminaient par de sévères condamnations de la guerre dans son principe, de la dernière dans son déclenchement et sa conduite de la prochaine dans sa préparation.

- Ils m'ont eu une fois, s'écriait-il, ils ne m'auront pas deux. J'aimerais mieux me faire crever la paillasse devant ma boutique que de réendosser un jour l'habit militaire.

C'était catégorique. Personne ne mettait sa sincérité en doute et on le savait capable de le faire comme il le disait. Si, dans leur majorité, les Burgondiens ne concevaient pas le patriotisme dans cette acception, ils étaient par contre heureux d'entendre ces choses, excessives certes, mais qui ne manquaient pas de panache. Et le parti socialiste avait fait du grand frisé son porte-parole habituel.

Lorsque Candasse entra dans la salle, ce fut lui qui l'accueillit et qui fit le discours de bienvenue: leur commune hostilité à la guerre en était le thème. Le petit rondouillard crut devoir ajouter un mot courtois. Candasse répondit aimablement: la réconciliation fut totale.

Puis on passa à l'ordre du jour.

[197]

- Ce n'est pas tout, déclara d'entrée le petit rondouillard, l'année prochaine il y aura des élections municipales et il nous faut dès maintenant prendre nos dispositions...

Et il ne fut plus question que de cela. Candasse qui s'attendait à ce qu'on parlât surtout des événements dits de la Concorde, des réactions des gens du gouvernement et de celles qu'il paraissait urgent de provoquer dans l'opinion, reçut le coup en plein coeur. Si récents qu'étaient ces événements, personne ne les considérait déjà plus comme le sujet crucial du moment et personne n'éprouva le besoin d'en parler. Jugeant qu'une tentative de sa part dans le dessein d'y ramener la discussion risquait d'être mal interprétée dans une réunion de prise de contact, Candasse ne dit rien, lui non plus. Mais il vit que le grand frisé avait remarqué sa gêne et ce lui fut, sans qu'il sût exactement pourquoi, comme un réconfort.

- Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, disait le petit rondouillard, si la solidarité n'était pas un vain mot.Nous vivons des temps difficiles: en raison de la mévente, beaucoup d'entreprises ont dû fermer leurs portes et bien des pauvres gens ont perdu leur emploi. Il y a tout lieu de penser que le nombre de ces gens ira sans cesse en augmentant; si nous leur venons en aide, si par exemple nous constituons un comité de secours aux chômeurs, faisant appel à la charité publique pour se procurer des ressources et les distribuant,ces gens nous seront reconnaissants et aux prochaines élections municipales ils voteront pour nous.

On le chargea de mettre ce comité sur pied.

[198]

- C'était ce qu'il voulait glissa le grand frisé dans l'oreille de Candasse, faut pas le contrarier.

Ainsi se forma ce que Candasse prit longtemps pour une amitié. lis se retrouvèrent à la sortie et terminèrent ensemble la soirée dans un bar d'habitués. Candasse ne put contenir longtemps sa déception: - C'est ça le Parti socialiste?

- Hélas! fit le grand frisé.

Puis, après avoir marqué un temps comme pour rassembler des idées rebelles:

- Tu as bien vu... Les affiches sur les murs

sont une chose, le Parti socialiste en est une autre; il n'y a pas de rapport entre le retentissement des premières et l'importance du second... Dans toute la ville, nous avons une petite centaine d'adhérents et dans tout la Burgondie, un millier au maximum: des commerçants, des fonctionnaires quelques artisans et une poignée d'ouvriers... Ils paient des cotisations parce qu'elles sont faibles et qu'on les encaisse à domicile... Assister aux réunions, c'est une autre histoire... Ce soir, c'était un succès d'affluence: d'habitude nous sommes trois ou quatre... Les événements d la Concorde ne les ont même pas fait se déranger et cela se conçoit: ils ont vu les affiches, ils ont pensé que cela suffisait pour l'instant et que s'il y avait quelque chose de plus à faire, c'était du ressort des élections... Leur Socialisme ne va pas beaucoup plus loin: pour eux, la Révolution a été faite il y a cent cinquante ans et, ce qu'ils veulent, ce n'est pas un changement de régime, mais de toutes petites retouches à celui-ci... Ceux qui rêvent d'une Révolution, ce sont les ouvriers, mais, ceux-là ne viennent pas [ 199] au Parti Socialiste et ils ne vont pas ailleurs: en eux, le phénomène russien a tué tout espoir, ils ne croient plus à rien, ils renvoient dos à dos tous les, politiciens qui, pensent-ils non sans quelqu'apparence de raison, les ont tous également trompés ou trahis, et, avant qu'ils reviennent sur cette opinion il coulera sûrement beaucoup d'eau sous tous les ponts du monde... Pas grand'chose à faire, va. Continuer à se battre? Bien sûr et même sans espoir: d'abord, qu'est-ce qu'on ferait si on ne se battait pas?

Tandis qu'il parlait, Candasse pensait que, sur bien des points, ce discours rejoignait ceux du petit rouquin et il mesurait mentalement le chemin parcouru depuis le jour où il avait fait sa connaissance dans la mansarde de la masure délabrée du vieux quartier...

Le grand frisé continuait:

- Pour ce qui est de moi, j'ai résolu le problème avec ma petite revue mensuelle: je cultive le sarcasme et j'essaie d'exploiter de mon mieux les fautes de l'adversaire. Pendant quinze ans j'ai gueulé contre la guerre et c'est seulement aujourd'hui qu'on m'entend. Je ne me fais pas d'illusions: ceux qui m'entendent sont des boutiquiers et des fonctionnaires, c'est-à-dire des petits-bourgeois assez peu intéressants, mais, on ne sait jamais, un jour peut-être les ouvriers m'entendront eux aussi... Si on peut encore arriver à réveiller la conscience publique, c'est par un mélange adroit de sentiment et d'humour, bien plus que par des théorèmes arides articulés dans des discours bien construits sur ce qui serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.[200] quel sujet s'y prête mieux que la guerre ? Tiens: tout à l'heure j'ai bien vu qu'avec son histoire de Comité de secours aux chômeurs, le petit rondouillard ne t'avait pas emballé, moi non plus, d'ailleurs, soit dit en passant. Mais, c'est sa façon à lui d'utiliser le sentiment: le seul reproche qu'on lui puisse faire, c'est qu'elle soit à sa mesure... Lui, c'est évidemment u autre genre: le Socialisme, la Révolution ça ne l'intéresse pas. Le meilleur des mondes possibles est celui dans lequel il jouera un rôle... Il va nous monter un de ces comités du tonnerre pour aller aux élections municipales: il veut rester adjoint. Moi, dans la campagne électorale qu'il nous préparera, je me contenterai de lancer quelques idées qui risquent d'essaimer...

- Si, je te comprends bien, l'interrompit Candasse, il n'y a pas grand chose à faire parce que ceux à qui nous nous adressons, ne se dérangent plus quand nous les informons que nous avons à leur parler. Dans ce cas, peut-être est-il alors indiqué de leur envoyer à domicile et par écrit, ce que nous avons à leur dire... A la longue, ils finiront bien par le lire.

Le grand frisé convint volontiers que cette idée méritait d'être retenue et que peut-être on pourrait essayer de ressusciter le journal socialiste, syndicaliste et coopératif d'avant la guerre.

- A condition d'en faire quelque chose qui ressemble le plus possible à une feuille de chou de sous-préfecture et de s'inspirer assez du Socialisme pour entraîner l'adhésion des ouvriers, mais pas trop pour ne point effrayer les boutiquiers et les fonctionnaires, ajouta-t-il aussitôt. Bien qu'ils [201] ne se dérangent pas toujours quand on les informe qu'on a quelque chose à leur dire, les uns et les autres sont probablement encore assez sous le coup des événements de la Concorde pour être en état de réceptivité: avec un peu d'adresse... Tu es jeune, tu crois encore à quelque chose - si tu veux essayer...

Et c'est ainsi que Candasse se trouva jeté dans une troisième expérience militante: elle fut aussi décevante que les deux précédents.

***

Le journal naquit un soir d'un conciliabule entre le petit rondouillard, le grand frisé et Candasse: il se donna tout de suite un petit air jacobin avec un titre emprunté au Calendrier de la Grande Révolution franconienne. Et la responsabilité en fut naturellement confiée à Candasse.

Au début, les circonstances se révélèrent favorables. La prise de position des gens du gouvernement contre les industriels qui travaillaient à l'équipement de l'Armée avait, dans toute la Franconie, redonné du coeur au ventre aux metteurs de sardines en boîtes, perceurs de trous dans les macaronis, etc. et, d'une manière générale à tous les marchands de la branche: ils allaient partout, répétant que les ouvriers des villes ne gagnaient pas bien leur vie, qu'ils étaient menacés par le chômage croissant résultant de la mévente et qu'il était urgent d'améliorer très sensiblement les conditions de leur vie matérielle. De la part de ces gens, jamais les ouvriers des villes n'avaient été l'objet de tant de sollicitude et ils s'y laissèrent prendre: ils mirent naïvement sur le compte de [202] la générosité du coeur et des plus nobles sentiments une attitude uniquement dictée par l'intérêt. Comme les paysans des villages leur tenaient le même langage pour les mêmes raisons, ils virent "l'aube des temps nouveaux rougir sur la colline" ainsi que, cinquante années plus tôt, un poète l'avait promis à leurs pères et ils pensèrent qu'ils auraient mauvaise grâce à ne pas favoriser une entreprise qui leur paraissait susceptible de réussir dès lors que tant de secours inespérés leur arrivaient soudain. Ils se rapprochèrent les uns des autres; des syndicats squelettiques jusqu'alors à couteaux tirés se fondirent en un seul; dans toute la France populaire, un grand courant d'opinion naquit soutenu par un immense espoir. Voyant qu'ils risquaient d'être débordés, les partisans des Russiens y donnèrent leur adhésion pour conserver les contacts et ils la donnèrent d'autant plus volontiers que le gouvernement russien ayant justement maille à partir avec les Bulgares germaniens recherchait l'alliance des Franconiens dans l'éventualité d'un conflit armé.

Dans cette atmosphère, on fit les élections municipales chères au petit rondouillard: le Parti socialiste y remporta un succès d'estime qui mit l'eau à la bouche du grand frisé pour les élections législatives dont la date était fixée à l'année suivante.

On prépara donc derechef ces élections législatives, et il apparut tout de suite que la meilleure façon était de favoriser la conjonction des aspirations des ouvriers des villes et des intérêts des metteurs de sardines en boîtes, des perceurs de trous dans les. macaronis, des boutiquiers et, si [203] possible, des paysans des villages. A tous ces gens, on expliqua que tout ce qui clochait en Franconie venait des industriels travaillant à l'équipement de l'Armée et que tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles si on les supprimait radicalement. On parla même de réformes de structures, voire d'un changement complet de régime... Tandis que le petit rondouillard maintenu dans sa situation de "second dans Rome" par les élections municipales se donnait à corps perdu à son comité de secours aux chômeurs et à diverses oeuvres annexes de solidarité, dans la capitale de la Burgondie, Candasse et le grand frisé développaient ces. thèmes dans toute la province et les réunions qu'ils organisaient étaient de plus en plus suivies.

Il se trouva que, dans toute la Franconie, le Parti socialiste fut pareillement la cheville ouvrière de ce courant d'opinion et, par voie de conséquence, son interprète le plus qualifié.

Le 14 juillet approchait...

Le 14 Juillet était une date mémorable pour tous les Franconiens. Cent cinquante années auparavant, dans une explosion populaire qui prit par la suite le nom de Grande Révolution, leurs ancêtres armés de piques avaient, ce jour-là, assailli puis rasé une prison symbolisant le régime de la féodalité et du pouvoir monarchique qui étaient alors la structure économique et le mode de gouvernement de la Nation. A la longue, la République était née de cette explosion et, depuis trois quarts de siècles tous les ans, on commémorait ponctuellement cette date par des défilés militaires et des festivités copieusement arrosées d'alcool. En vertu [204] de quoi, les milieux d'Avril étaient, chaque année, la période où il naissait le plus de Franconiens. : on mettait cela sur le compte du printemps et les gens du gouvernement ne manquaient jamais de souligner que tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles s'il en naissait plus encore.

On voit à quel point, cette année-là, cette date sollicitait les rapprochements historiques. On les fit: tous les Candasse et tous les grands frisés de toute la Franconie parlèrent de la féodalité moderne représentée par les industriels travaillant à l'équipement de l'Armée qu'ils appelaient de surcroît "les marchands de mort subite" - et de la Révolution aussi profonde que la grande, qu'il était nécessaire de faire. Handicapés par leur échec de la Concorde, les marchands de mort subite en question se tenaient cois. Il ne fut donc pas difficile de faire ajouter ces thèmes aux défilés militaires et aux festivités alcoolisées du 14 juillet: dans toutes les villes un peu importantes de la Franconie, des foules mélangées défilèrent toutes bannières déployées, le poing levé et ne s'arrêtant, par moments, de hurler La Franconienne que pour vociférer qu'il fallait raser les nouvelles bastilles et mettre quelques aristocrates à la lanterne. Dans la capitale de la Burgondie, ce fut un succès dépassant toutes les espérances.

Candasse exultait.

- Mais attendons la fin, lui dit un jour le petit rouquin avec lequel il était resté en relations et qu'il rencontrait presque chaque jour.

La fin ne tarda guère.

[205]

Des élections qui suivirent, le Parti socialiste sortit grand vainqueur. Les ouvriers des villes crurent que la Révolution était faite et ils occupèrent les usines, mais le leader du Parti socialiste devenu chef du gouvernement leur demanda lui-même de les évacuer pour lui permettre, disait-il, d'accomplir dans une atmosphère de calme, les réformes de structures promises - la Révolution devait être digne.

On commémora encore un 14 Juillet avec défilés populaires, bannières au vent, poings levés, et alcool. Pour renouveler le serment de l'année précédente. Et avec la participation effective du nouveau gouvernement qui l'avait organisé. Mais on ne parlait déjà plus de mettre personne à la lanterne.

Puis on attendit les réformes .

Elles vinrent et elles parurent substantielles. Malheureusement, aucune d'entre elles ne touchait au régime de la propriété et, en quelques mois, elles s'étaient toutes répercutées sur le prix de la vie: ce qui était venu par le tambour s'en allait par la trompette.

Et ce fut la déception: le Parti socialiste commença de perdre son crédit tout neuf, les syndicats qui s'étaient unifiés et gonflés d'une clientèle enthousiaste se vidèrent à nouveau...

Entre temps, le nouveau chef du gouvernement avait découvert que les Bulgares germaniens pouvaient constituer, un jour, un réel danger et cela n'arrangea pas les choses.

***

En Burgondie, le succès du Parti socialiste aux élections avait été aussi indiscutable que dans le [206] reste de la Franconie, mais pas assez important, cependant, pour que le grand frisé fût élu: il en conçut un grand dépit et le dessein, sinon de se retirer totalement de la scène politique, du moins de n'y plus figurer que de loin en loin et à l'arrière-plan.

- Je continuerai à publier ma petite revue en franc-tireur, dit-il un soir à Candasse. D'ailleurs, tu m'aideras, nous la ferons ensemble: ils sont vraiment trop c... ( "ils", c'était les électeurs) la politique c'est de la m.... Et puis, tout prendre à la rigolade, jouer les amuseurs publics, ça va un moment, mais ça ne peut pas toujours durer: j'ai trois gosses et il va tout de même falloir que je me trouve un gagne-pain sérieux...

Et c'est ainsi qu'un jour, Candasse se trouva seul à seul avec le petit rondouillard, à la tête du Parti socialiste en Burgondie.

A la faveur de l'explosion populaire, le petit rondouillard avait poussé jusqu'au paradoxe sa politique des comités de secours: sa femme en présidait une bonne demi-douzaine qui étaient, dans tous les genres, surtout des prétextes à ces rendez-vous semi-mondains copiés sur un monde révolu et qui empoisonnaient alors la vie de Province. Sous couvert d'y organiser la charité publique et de rendre effective la solidarité humaine, on s'y livrait à des papotages sans fin qui consistaient, au premier chef, à casser du sucre sur le dos du voisin.

- Le Socialisme en pratique, disait le petit rondouillard.

Candasse n'aimait pas beaucoup cette interprétation du Socialisme et d'autant moins qu'en l'oc[207]currence, elle s'appuyait sur un état de fait assez curieux: en effet, tandis que le petit rondouillard s'affichait socialiste, sa femme se disait modérée mais "de gauche" et ses deux fils encore enfants figuraient régulièrement au premier plan dans toutes les cérémonies religieuses.

- C'est tout à fait fortuit, disait le petit rondouillard, mais ça se trouve bien: nous avons ainsi des sympathies dans tous les milieux et, en dernière analyse, c'est le Socialisme qui en profite.

Et il partait dans de subtiles démonstrations sur le Socialisme inaccessible dans ses principes tels que s'efforçaient de les vulgariser Candasse et le grand frisé, mais à la portée de tout le monde dès qu'il devenait la pratique de la solidarité et prenait le visage rayonnant de la liberté et de la tolérance.

- Les ouvriers des villes ne demandent pas la charité: celle qu'on propose ainsi, aux plus malheureux d'entre eux seulement, les offense tous et ils s'en détournent avec mépris, lui rétorquait Candasse.

En vain.

L'accession du leader du Parti socialiste à la tête du gouvernement avait favorisé de façon très sensible les boutiquiers chez lesquels les. ouvriers des villes portaient toujours la presque totalité de leurs salaires maintenant plus importants, ce qui augmentait le volume de leurs marges bénéficiaires: ceux du Parti prêtaient donc une oreille attentive et complaisante aux propos du petit rondouillard. Les fonctionnaires étaient absorbés par la revendication d'un statut qui leur assurât des émoluments calculés de façon constante sur le prix [208] de la vie. Candasse était seul. Le journal au titre jacobin dont il avait la charge n'était plus que l'écho des fêtes diverses, bals, arbres de Noël, soirées artistiques tombolas, etc. organisés par les différents comités philanthropiques qui fleurissaient sous le. patronage du petit rondouillard. Et la vie dans cette atmosphère lui pesait. Il réussissait bien, de temps à autre, à meubler le journal avec un article présentant le Socialisme sous une autre figure et il essayait d'en ranimer la flamme dans la trentaine de petits îlots groupés sous sa bannière dans la province de Burgondie, en les visitant régulièrement. Mais l'enthousiasme n'y était plus et il ne rencontrait que peu d'échos encourageants: au gouvernement, la politique du leader socialiste avait elle-même, quoiqu'à une autre échelle, pris ce caractère philanthropique et, s'il n'avait pas réalisé le Socialisme, du moins avait-il provoqué une "reprise des affaires" ce qui, aux yeux de ceux qui y touchaient de près, ne contribuait pas peu à maintenir ouvertes les voies qui y conduisaient.

- Avais-je pas raison? triomphait le petit rouquin.

Candasse était au désespoir.

Une veille de Noël, il décida de dire publiquement ce qu'il pensait des philanthropes et de la philanthropie et, le grand frisé consulté applaudit des deux mains, lui ouvrant par surcroît toutes grandes les pages de sa petite revue.

- Ça aura plus de poids, dit-il.

Et en effet.

L'article, au demeurant assez banal, prenait, pour le titre, ses références dans une pièce de [209] théâtre que toute la Franconie lettrée avait encore en l'esprit: Le monde où l'on s'ennuie. En exergue, un propos d'un certain Bergeret qui avait eu son heure de célébrité:

"Antique erreur du bourgeois -qui donne un sou et qui pense faire le bien - qui se croit quitte envers tous ses frères par le plus misérable, le plus gauche, le plus ridicule, le plus sot, le plus pauvre acte de tous ceux qui peuvent être accomplis en vue d'une meilleure répartition des richesses".

Pour le reste, il était une charge contre les philanthropes qui, dans la tiédeur des salons de Province, faisaient de la philanthropie par manière de tuer le temps et dans le dessein d'en retirer quelque profit électoral.

Candasse était, à son tour tombé dans la politique de sous-préfecture.

Le petit rondouillard prit très mal la chose: à partir de ce jour il ne voulut plus avoir aucune part à la politique du Parti socialiste.

A la recherche du " gagne-pain sérieux" le grand frisé qui voyageait ne s'y intéressait plus que d'assez loin. Même, il s'était à peu près totalement déchargé sur Candasse, du soin de faire sa petite revue mensuelle.

Candasse s'aperçut alors qu'il était, en fait, le porte-parole du Parti socialiste en Burgondie et, étant donné ce que ce parti faisait de sa victoire électorale, cela ne le réjouissait pas.

Dans les années qui suivirent, il fut de tous les congrès nationaux du Parti aux côtés de ceux qui tentaient de le tirer de l'ornière parlementaire où il était plus profondément enlisé que jamais. En [ 210 ] Burgondie même, il passait son temps à justifier ce comportement, à tour de rôle, dans la trentaine de petits groupes qui le constituaient et qui l'avaient choisi Pour maintenir entre eux les liaisons nécessaires.

Le Tonkinois l'encourageait.

Le petit rouquin le brocardait. La femme du petit rondouillard s'amusait à monter cabale sur cabale contre lui.

Et ainsi, misérablement, le temps passait.

 

 

CHAPITRE IV

LA

SOCIÉTÉ FRANCONO-GERMANIENNE

 

DES MARCHANDS DE MORT SUBITE

 

CEPENDANT et en dépit des apparences, les marchands de mort subite ne s'étaient pas avoués vaincus: battus sur le terrain politique, ils avaient continué le combat sur le terrain économique, assurés qu'ils étaient d'être les plus forts et d'avoir, un jour ou l'autre, leur revanche. Ils furent d'ailleurs servis par les circonstances et singulièrement par celle-ci: en se gardant de porter la moindre atteinte au droit de propriété, le leader socialiste au pouvoir leur avait laissé en mains un maître atout.

Les marchands de mort subite possédaient en effet la quasi totalité du sous-sol franconien trop [212] riche en fer pour sa teneur en charbon. De l'autre côté de la frontière, les marchands de mort subite germaniens possédaient dans les mêmes conditions un sous-sol trop riche en charbon pour sa teneur en fer. En période normale, c'est-à-dire quand on se préparait à faire la guerre de part et d'autre, cette situation n'était préjudiciable ni aux uns ni aux autres: ceux-ci envoyaient à ceux-là le charbon qui leur manquait en échange du fer et vice versa. Entre eux, l'entente était parfaite - si parfaite même, que, par-dessus la frontière, ils avaient constitué une société pour l'exploitation en commun du fer et du charbon. Mais, pour que les affaires de cette société fussent prospères, il était nécessaire que les gouvernements des deux peuples préparassent la guerre de façon à peu près permanente et qu'ils la fissent de temps à autre, ne serait-ce que pour justifier sa préparation. Or, le traité qui avait mis fin à la dernière guerre avait interdit la fabrication d'armements sur tout le territoire de la Bulgarie germanienne et les dirigeants de la Société n'y avaient tout d'abord pas pris garde: qu'à cela ne tienne, on en fabriquerait un peu plus en Franconie.

Pendant quelques temps, tout alla bien, mais on s'aperçut très vite qu'à elle seule, la Franconie ne pouvait utiliser tout le fer et tout le charbon: quelques guerres habilement suscitées sur divers points du globe assurèrent la prospérité de la société pendant un certain temps encore, puis, à leur tour ne suffirent plus. La bisbille, alors, opposa les marchands de mort subite franconiens aux marchands de mort subite germaniens et on décida, d'un commun accord, de séparer les [213] intérêts: les premiers se débrouilleraient comme ils pourraient avec leur fer et les seconds de même avec leur charbon, réserve faite tout de même que les seconds continueraient à fournir aux premiers le charbon qui leur était nécessaire pour alimenter le gouvernement franconien dans la mesure de ses besoins.

En Bulgarie germanienne, le charbon commença aussitôt à s'entasser sur le carreau des mines ce qui engendra un chômage dont rien de ce qui s'était produit jusque-là ne pouvait laisser prévoir l'importance.

***

Au sortir de la guerre, la Bulgarie germanienne s'était constituée en une République pacifique qui ne cessait de proclamer que le traité l'étouffait économiquement, qu'il fallait le réviser mais qui n'envisageait aucune révision hors des voies diplomatiques c'est-à-dire qui ne se laissait aller à aucun éclat susceptible de ramener l'état de guerre entre elle et la Franconie. Cette attitude temporisatrice lui avait valu, dès ses débuts, d'être violemment attaquée par un parti extrémiste qui, l'accusant d'une mollesse criminelle dont la conséquence serait, à brève échéance, la ruine du pays, préconisait la révision immédiate du traité par la violence. A la tête de ce parti, un Caporal assez adroit et sans scrupules que ses adeptes appelaient leur Führer.

- Voilà où nous conduit la politique républicaine, avait dit le Führer quand il y eut une dizaine de millions de chômeurs dans la Bulgarie germanienne.

[ 214 ]

- Il a raison, avaient répondu en écho les marchands de mort subite.

Et, de ce jour, ils lui avaient ouvert leurs caisses.

La République en mourut: quand le leader du Parti socialiste arriva au pouvoir en Franconie, le Führer y était déjà installé depuis quelques années en Bulgarie germanienne et s'y comportait en maître absolu, ressuscitant la torture et la prison, érigeant l'assassinat collectif et la persécution raciale en moyens de gouvernement. La plupart des dispositions du traité et notamment l'interdiction de fabriquer des armements étaient abrogées ce qui n'avait pas peu contribué à resserrer les liens entre marchands de mort subite franconiens et germaniens: la société d'exploitation en commun du fer et du charbon était de nouveau en pleine prospérité. Tout eût été pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, si le leader socialiste ne s'était avisé de changer l'orientation de la production industrielle et, par là-même, de ressusciter du côté franconien, les difficultés qui venaient de disparaître du côté germanien.

C'est alors qu'en plein accord avec leurs collègues germaniens, les marchands de mort subite franconiens eurent, pour le compte de la société d'exploitation en commun du fer et du charbon, une idée machiavélique: lancer en Franconie et si possible dans tout le monde atlantique une campagne de boycottage de tous les produits germaniens d'usage courant. Dans leur esprit, cette campagne devait avoir un double résultat: obliger le Führer - [215] qui ne demandait pas mieux - à convertir en armements, pour éviter le chômage, une production qui ne trouverait plus preneur sur le marché mondial, et le leader socialiste, chef du gouvernement franconien étant placé devant le fait, l'obliger lui aussi, à prendre dans le même sens, les mesures qui s'imposaient pour parer au danger qui en résulterait.

Le calcul était bon.

La campagne réussit au-delà de tout espoir appuyé sur le comportement barbaresque du Führer au gouvernement germanien, elle trouva des échos très favorables dans les sentiments bien connus d'humanité du peuple franconien. On eut au surplus l'habileté de lui dire qu'en cas de passivité de sa part, une nouvelle invasion ne faisait pas de doute qui le placerait, aux côtés du peuple germanien, sous le régime d'emprisonnement arbitraire, d'assassinat collectif, de torture et de persécution raciale du Führer. Enfin, les marchands de mort subite trouvèrent des appuis à l'extérieur des frontières chez les industriels du Peuple de l'Autre bout et de la Terre des Angles dont les produits étaient menacés de concurrence sérieuse par ceux des Bulgares germaniens: le boycott des produits germaniens d'usage courant replaçait les leurs dans la plus favorable des situations sur le marché mondial. Un marchand de bretelles ou de chemises qui était alors le chef du gouvernement du Peuple de l'Autre bout promit son appui inconditionné à la Franconie en cas d'agression de la Bulgarie germanienne et celui de la Terre des Angles quoique plus réservé laissa entendre qu'il en ferait probablement autant.

[216]

En Franconie, pris à revers par ce courant d'opinion, le leader socialiste toujours au pouvoir, était désarmé, non seulement parce qu'il n'avait pris contre le droit de propriété aucune des mesures qui lui auraient permis de mettre l'embargo sur le fer des marchands de mort subite et d'arrêter ainsi la campagne à sa racine en la privant de ses justifications, mais encore parce que, s'il l'avait pu, il en fût résulté le plus grand embarras pour l'économie nationale: aussi sensible qu'avait été le relèvement du niveau matériel de vie auquel il avait porté la classe salariée, ce relèvement n'était pas assez important pour assurer d'une consommation certaine tout ce qu'on eût pu fabriquer avec ce fer. Au surplus, ses conséquences heureuses s'étaient déjà évanouies dans la hausse des prix et, même à très faible portée, il ne pouvait

plus jouer.

Le marasme était revenu dans les affaires: voyant qu'ils n'avaient plus rien à attendre de lui, les boutiquiers qui avaient aidé à porter le leader socialiste au pouvoir commencèrent à penser tout haut qu'il était allé trop loin dans la voie des réformes ce pourquoi le marasme était revenu et, tout bas que le programme d'armement réclamé par les marchands de mort subite était seul susceptible de ramener les hautes eaux dans leurs tiroirs-caisses.

- Le danger qui menace à nouveau la Patrie, criaient-ils dans les rues, exige de nouveaux sacrifices.

Car ils avaient la tripe patriotique, les boutiquiers.

[217]

Abandonné sur sa droite, le leader socialiste le fut aussi sur sa gauche: dans son propre parti par une importante fraction à laquelle appartenait Candasse qui lui reprochait de n'être pas allé assez loin dans la voie des réformes et, à l'extérieur de son parti, par les amis des Russiens qui l'avaient soutenu jusque-là et qui lui reprochaient à la fois d'être allé trop loin et pas assez.

Le gouvernement russien avait, le premier, soupçonné le caractère insolite de la manoeuvre des marchands de mort subite et, dès que la Bulgarie germanienne eut commencé à se réarmer, crié à la face du monde, qu'elle était dirigée contre le peuple russien. De fait, c'était surtout au dictateur russien que le dictateur germanien en avait: dans le monde entier, tous les partis de l'internationale russienne avaient aussitôt reçu mission de rechercher des alliances et particulièrement en Franconie, en jouant de la traditionnelle amitié francono-russienne.

- La Franconie, disaient-ils, doit porter ses armements au niveau des besoins de sa sécurité.

Et, depuis que le leader socialiste était arrivé au pouvoir ils le disaient et le répétaient sans cesse avec plus de force: les marchands de mort subite se frottaient les mains.

En même temps, ils lui reprochaient non pas de n'avoir pas touché au droit de propriété, mais de n'avoir pas porté assez haut le niveau matériel de vie des ouvriers des villes.

Car, en Franconie, les amis des Russiens étaient de très grands économistes et prétendaient avoir trouvé le moyen de faire les deux choses. à la fois. Ils étaient aussi de très grands philosophes, ce [218] qui leur permettait de rester fidèles aux traditions d'une Révolution née de l'amour de la paix universelle, en criant plus fort que tous les autres, que la Patrie franconienne était dans le plus grand danger.

Enfin, le leader socialiste avait contre lui tous les impondérables qui ressortissent à la lâcheté nationale. On lui reprochait son imprévoyance qui était double: d'abord il s'était prononcé pour un désarmement unilatéral de la Franconie ainsi qu'il a déjà été dit et au nombre des arguments qui justifiaient cette prise de position inconsciente ou courageuse, il avait écrit un jour que "l'idée d'un gouvernement constitué par les bandes du Führer en Bulgarie germanienne était exclue, qu'entre lui et le pouvoir, une barrière infranchissable était dressée et qu'il était exclu non pas seulement du pouvoir, mais encore de l'espérance du pouvoir". Ce messianisme dont il faut convenir qu'il était assez hasardeux au départ, ne pouvait manquer de se retourner contre lui. S'y retourneraient aussi ses origines car le leader socialiste était juif: une poignée d'excités l'accusaient de n'être franconien que de circonstance, d'être à la solde de la Bulgarie germanienne, d'avoir sciemment préparé tout ce qui arrivait, et réclamaient qu'on le collât au poteau pour haute trahison. Par réaction contre ces accusations outrancières on entendait couramment dire que les persécutions raciales reprochées au Führer des Bulgares germaniens étant dirigées contre les juifs, le meilleur moyen de ramener des relations normales entre les deux pays n'était pas de confier à un juif le soin de les négocier. Et ceux qui disaient cela étaient souvent les mêmes qui [ 219] réclamaient parallèlement la mise en chantier d'un programme d'armements du tonnerre, marquant par là qu'ils avaient de la négociation diplomatique une notion des moins superficielles et des moins fragmentaires.

Finalement, des rangs même de ceux qui l'avaient porté au pouvoir jaillit ce cri poussé par un député en renom:

- Il nous faut 5.000 avions

Et ce fut la fin: une majorité parlementaire le chassa du pouvoir. Les marchands de mort subite écrivirent dans leurs journaux que tout irait, maintenant, pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles et, sur la place désormais célèbre de la Concorde, les amis des Russiens firent chorus:

- Au poteau le traître!

A partir de ce moment, les Franconiens se retrouvèrent une fois de plus entre Guelfes et Gibelins et face à face, la ligne de partage des opinions étant exclusivement définie par les conclusions qu'il fallait tirer du comportement du Führer des Bulgares germaniens.

Celui-ci achevait justement de mettre en pièces les articles encore intacts du traité qui avait mis fin à la dernière guerre: remarquablement équipées par les marchands de mort subite francono-germaniens, ses armées envahissaient les unes après les autres toutes les régions de l'Europe centrale imprudemment détachées de la Bulgarie germanienne et artificiellement érigées en Etats indépendants par le traité.

- Bientôt ce sera notre tour, hurlaient les marchands de mort subite franconiens.

[220]

Et les amis des Russiens continuaient à faire chorus.

- S'il devait en être ainsi, déclara soudain le leader socialiste évincé du pouvoir, je le déclare tout net: il vaut mieux mourir debout que vivre à genoux.

C'était prendre son parti de la guerre.

La querelle des Guelfes et des Gibelins se transposa dans le parti socialiste qu'elle divisa, comme l'était la Franconie, en deux parties à peu près égales, avec pourtant un léger avantage au leader. Il y eut les "durs" qui voulaient "en finir" tout de suite et les "mous" qui étaient beaucoup moins pressés.

En Burgondie, Candasse était des seconds, mais, à la stupéfaction générale, reniant tout son passé, le grand frisé rentrait en lice en se déclarant des premiers.

Dans toute la Franconie, on ne s'interpellait plus, par dessus les frontières des partis et des religions, que par le truchement des slogans.

- Plutôt la mort que la servitude, disaient les uns.

- Aucun des maux qu'on prétend éviter par la guerre, n'est aussi grand que la guerre elle-même rétorquaient les autres.

Quand les slogans ne suffisaient pas, on avait recours à l'insulte:

- Lâche!

- Provocateur

- Raciste à faux nez

Le chef du gouvernement qui avait succédé au leader socialiste était de nouveau le fils du célèbre [221] boulanger car, en Franconie, les chefs de gouvernement se succédaient selon le rite dit des chevaux de bois. Entre les deux clans, c'est-à-dire entre une majorité et une minorité aussi incertaine l'une que l'autre dans l'opinion, il avait pris le parti de louvoyer comme naviguant sur une mer semée d'écueils. C'était un rusé: acculé à faire quelque chose pour n'être point accusé de traîtrise tacite, il réalisa du premier coup qu'il lui fallait absolument trouver un moyen de donner satisfaction aux uns sans mécontenter les autres. Un jour, il crut l'avoir trouvé: ayant en sourdine et patiemment monté dans l'ombre des repaires diplomatiques internationaux une négociation avec le Führer, dont l'issue heureuse était certaine, au moment de conclure il imagina de jouer au matamore et de décréter la mobilisation générale.

Pendant une semaine, la Franconie fut transformée en un véritable camp retranché. Venant de toutes parts, des trains qui ne marchaient plus qu'à sens unique, c'est-à-dire en direction du front traditionnel, déversèrent dans toutes les villes qui étaient aux premières loges toute la Franconie masculine et valide, embarquée avec le jour de vivres réglementaire. Comme dans toutes les situations similaires, la capitale de la Burgondie eut sa large part d'hommes de toutes les provinces et de tous les âges. Les trains les y déversaient à flot et de préférence la nuit par raison de camouflage des mouvements de troupes. Et, pour la même raison, toutes lumières éteintes, dans le noir absolu. Le Haut Commandement de [222] l'Armée avait tout prévu dans le domaine de l'organisation des départs et des transports collectifs, mais il avait laissé l'organisation des arrivées à l'initiative individuelle et, soit imprévoyance, soit faux calcul, il n'avait pas mobilisé assez de péripatéticiennes. Fort heureusement, il y avait assez de bistrots: au petit matin, la viande saoule qui avait grouillé et un peu dormi dans tous les coins du noir, dans les salles d'attente de la gare, les arrière-boutiques et jusque sous les portes cochères ou sur les trottoirs, à peine dégrisée, gagnait à son gré des casernes improvisées où on ne pouvait guère mieux la loger, pas l'habiller et que tout juste la nourrir. Il ne manquait pas un bouton de guêtres, le Führer allait voir ce qu'il allait voir.

Cette gigantesque mise en place s'accomplissait dans la joie. Toutefois, on ne chantait pas la Franconienne et cela parut insolite à plus d'un.

Parallèlement à ces opérations de nuit à l'avant, d'autres, tout aussi peu discrètes, se faisaient tout aussi méthodiquement de jour dont l'objectif était l'arrière: d'interminables files de voitures dans lesquelles étaient entassés pêle-mêle des épouses, des enfants, des belles-mères, des matelas, les bijoux, des chats et des cages à perroquets, quittaient tous les matins la capitale de la Burgondie ou, venant de villes plus proches encore de la frontière, la traversaient toute la journée et allaient porter en lieu sûr, c'est-à-dire le plus loin possible vers le Sud, leur précieux contenu. Sur toutes les routes, des foules en proie à la panique étaient prises dans les remous d'une indescriptible pagaille. Et, les soirs, au hasard [223] des arrivées dans des localités de rencontre, les épouses, les enfants, les belles-mères, les chats et les perroquets prenaient à l'arrière, dans le même noir absolu que les hommes à l'avant, les mêmes dispositions pour grouiller toute la nuit.

Ce double déplacement des populations en sens inverse eut un effet inattendu: la reprise des affaires. Sur tout le Territoire de la Franconie, les boutiques se vidèrent de tout ce que ces gens avaient oublié chez eux et le petit commerce avait le sourire. D'autre part, pour équiper et armer tous ces hommes qu'il avait mobilisés, l'Etat passa d'importantes commandes aux marchands de mort subite.

Profitant de l'occasion, le leader du Parti socialiste applaudissait à grands cris le fils du boulanger dans l'espoir de faire oublier la tranche de son passé qui, dans cette atmosphère, le conduisait tout droit à la Roche tarpéienne. De grands écrivains aussi, en compagnie desquels Candasse avait jadis erré à l'aventure et à l'écart de la Via Appia du sçavoir, qui s'étaient, dans leur jeunesse, vigoureusement et avec talent prononcés contre la guerre et qui, maintenant qu'ils approchaient de la soixantaine, à jamais débarrassés des aléas de la mobilisation et du souci de se faire personnellement tuer, n'avaient plus aucun scrupule à envoyer les autres au casse-pipe.

Le chef du gouvernement des Russiens ayant approuvé la mobilisation dans son principe avec l'espoir non déguisé qu'elle serait poussée jusqu'à ses extrêmes conséquences, ses amis franconiens ne reprochaient au fils du boulanger qu'une cer[ 224]taine mollesse et une certaine incohérence dans la pratique. Tout cela se superposait à l'unité de vue du petit commerce et de la grosse industrie, retrouvée dans la certitude commune qu'il n'était possible de vendre des macaronis et des articles d'usage courant qu'à la condition de faire aussi des canons, et créait une ambiance dont l'intensité patriotique se mesurait en billets de banque.

***

Candasse devait se présenter le neuvième jour de la mobilisation, au chef de gare d'un petit trou perdu pour être, selon la formule sacramentelle, "acheminé sur...".

- Fais pas le c.... lui avait dit le petit rouquin qui ne le quittait pas d'une semelle, vas-y: après tu verras à te débrouiller.

Et le Tonkinois avait enchéri:

- Tu peux avoir, comme moi, la chance d'être fourré en prison pour toute la durée de la guerre.

Mais Candasse ne les avait qu'à peine entendus. Soit prescience, soit prémonition, il avait décelé la supercherie; il ne croyait pas à la guerre et il le clamait partout. Il l'avait même écrit dans un article cinglant qui parut à la fois dans la petite revue mensuelle que le grand frisé lui avait laissé définitivement sur les bras et dans le journal socialiste hebdomadaire au titre jacobin.

L'opinion fut qu'il avait perdu tout bon sens.

Moins chanceux que lui, le grand frisé avait dû rejoindre dès le second jour de la mobilisation une caserne qui lui avait été désignée, précisément dans la capitale de la Burgondie, et il n'avait plus été question pour lui de se faire crever la paillasse devant sa boutique. Un soir, [ 225] il avait débarqué dans le noir et était allé frapper directement à la porte de Candasse. Depuis, la discorde s'était installée entre eux, le grand frisé pensant maintenant qu'il fallait "en finir" avec le Führer, - fût-ce par la guerre.

Pour comble, le petit rondouillard était mort subitement des suites d'un repas trop copieux et sa veuve endeuillée colportait partout que ça devait arriver:

- Pensez donc, chère Madame, depuis l'article de ce Candasse sur la philanthropie, il ne dormait plus.

Candasse se sentait glisser comme dans un enlisement.

A la fin de la semaine, le fils du boulanger fit annoncer par toute la presse qu'il avait réussi à se ménager une entrevue avec le Führer sur le sujet du désaccord et il partit au rendez-vous flanqué du chef de gouvernement de la Terre des Angles - un gars qui ne sortait jamais sans son parapluie et qui le prenait volontiers pour un paratonnerre - et de celui de la Mandolinie1.

[ 226]

L'accord, conclu d'avance en sous-main, fut facilement signé.

Dans toute la Franconie populaire, ce fut une explosion de joie.

Le fils du boulanger fut porté en triomphe par des foules qui s'enivraient à force de se répéter l'incroyable nouvelle.

Candasse conclut de cette joie que, par delà leurs dissensions et malgré les excitations intéressées que ne cessaient de leur prodiguer une poignée d'entre eux, les Franconiens étaient, au fond d'eux-mêmes, un peuple résolument pacifiste.

Et que, rachetant beaucoup de leurs coupables faiblesses, leur comportement en l'occurrence autorisait tous les espoirs.

 

 

CHAPITRE V

 

 

OU L'ON VOIT COMMENT CANDASSE

 

SE TROUVA MELE A UNE TRES GRAVE

 

AFFAIRE DE CONNIVENCE AVEC L'ENNEMI

 

Un soleil de plomb. Les trottoirs de l'avenue principale qui, à l'heure de l'apéritif, grouillent généralement d'une foule détendue s'esbaudissant aux vitrines des grands magasins sont, ce soir de juillet, quasi déserts. Aux terrasses des cafés élégants, d'habitude surpeuplées, quelques fauteuils seulement sont occupés par des paquets de chair débraillés, affalés et suintants, la paille au bec. Devant l'un d'eux, Candasse fait les cent pas sur le macadam surchauffé, attendant le petit rouquin qui lui a fixé rendez-vous et qui tarde étrangement. A la fin, las [228] de faire les cent pas, il a fini par s'asseoir à la terrasse: une bière, puis une autre et le petit rouquin n'est toujours pas arrivé. Candasse va s'en aller: il appelle le garçon. Puis il se ravise:

- Encore cinq minutes, dit-il.

Il ne sait pas pourquoi il est si patient aujourd'hui: une force obscure le maintient comme collé à l'osier du fauteuil.

Il a payé. Le garçon a retourné les deux soucoupes. Il veut s'en aller, mais il reste.

Sur la table voisine, le magazine illustré qui fait fureur. En s'asseyant, Candasse l'a aperçu mais il n'a pas été pris du désir de le lire: un jour, il y a bien longtemps, il l'a acheté puis, fixé une fois pour toutes sur les intentions de ceux qui le publient, il n'a pas récidivé.

- Au fait, dit-il maintenant, prenons-le, ça fera toujours passer les cinq minutes.

Mais il sait ce qu'il peut y avoir là-dedans et il est beaucoup plus préoccupé par le retard du petit rouquin: il tourne les pages d'un air distrait.

Soudain, la photographie lui a sauté au visage.

- Pas d'erreur, c'est mon homme!

Et, en dessous, il lit: le commissaire X..., Directeur général des services du contre-espionnage.

Candasse est atterré.

La semaine précédente, l'homme s'est présenté chez lui. Oh! très gentiment, gêné, s'excusant presque:

- Commissaire. X... Le gouvernement a ordonné une enquête sur les ressources de la presse. Vous vous rendez compte, quelle corvée! Et à quoi ça peut bien conduire ? Mais il faut [ 229] exécuter. Il paraît que beaucoup de journaux ne paient pas leurs impôts.

Candasse n'est pas le moins du monde troublé: si ce n'est que ça...

L'autre le tranquillise encore:

- Vous pensez bien, vos deux malheureux petits canards... Enfin je viens par acquit de conscience. Service, service, faut pas chercher à comprendre.

Il ne demande même pas les livres, il questionne: tirage, nombre d'abonnés, vente au numéro, prix de revient, frais généraux, publicité

Et il note.

Candasse s'aperçoit qu'il fait mentalement des calculs. Soudain il dit:

- Mais ce n'est pas rentable

- Ma foi non, fait Candasse, mais, fort heureusement, il y a la souscription.

- La souscription ?

Candasse explique: les dévoués, les mécènes, les militants qui se saignent aux quatre veines pour apporter de temps à autre un billet de cent francs.

- Ah! ça s'écrie l'autre, c'est bien la première fois que je vois ça! Vraiment ? Des dévoués, des mécènes ? Et il se montre intéressé:

- C'est important ? On peut voir ?

- Mais volontiers!

Et Candasse avait donné ses livres.

A sa grande surprise, l'homme s'était alors montré d'une minutie dans l'examen qui cadrait mal avec son attitude polie et réservée de tout à l'heure. Enfin, il s'était levé:

- Ça va, pas de quoi fouetter un chat.

[230]

Puis il était parti, souriant comme à l'arrivée, se confondant en amabilités et en excuses.

Depuis quelques semaines, les journaux parlaient de certaines "feuilles qui, recevant de l'argent du Führer par des voies détournées, s'abritaient derrière un pacifisme de circonstance pour, en fait, soutenir ses prétentions". Prises sur le fait, quelques-unes avaient même été suspendues. Mais Candasse n'avait pas fait de relation entre cette nouvelle qui ne le surprenait d'ailleurs nullement et la visite du Commissaire X... Le lendemain, il n'y pensait déjà plus.

Et voilà qu'il avait sous les yeux la photographie du Commissaire X.... en réalité Directeur général des services du Contre-espionnage et que tout s'éclairait: pas de doute possible, il était classé parmi ceux qui recevaient des fonds du Führer pour "en fait, etc.", et c'était sur l'importance de ces ressources impures dont l'existence était certaine à ses yeux qu'avec son air bonasse, le Commissaire X... était venu se renseigner.

Il avait, Dieu merci, fait chou-blanc.

- Mais, se disait Candasse, pour qu'il se soit dérangé lui-même, il faut qu'à un moment au moins, il ait été rudement sûr de son affaire.

Et cela posait des problèmes, car avec les contre-espionneurs on ne savait jamais: si celui-ci se mettait en tête, à tout prix, de ne s'être pas dérangé pour rien?

Il en était là de ses réflexions et, décidé à ne plus attendre, repoussant le magazine, il allait se lever quand le petit rouquin arriva essoufflé.

[231]

- Ma parole, ils sont fous, dit-il en s'asseyant et visiblement sous le coup d'une émotion qu'il contenait mal.

Et il raconta qu'il avait été cueilli à la sortie de l'usine par deux agents en civil, puis emmené au commissariat de police où on avait voulu lui faire dire que Candasse vivait à un niveau bien au-dessus de ses moyens.

- A un moment donné, ajouta-t-il j'ai bien cru qu'ils allaient me f... sur la gu... 2

Finalement, voyant qu'ils n'en pourraient rien tirer, ils l'avaient relâché au bout de deux heures sans mettre leurs menaces à exécution, mais en l'assurant, pour ne perdre pas la face, qu'ils auraient un jour ou l'autre "le fin mot de cette affaire" et en l'invitant aussi fermement que poliment à "s'aller faire pendre" de préférence ailleurs.

- C'est bien ce que je pensais, se dit Candasse, n'ayant rien trouvé dans la comptabilité, il cherche dans une autre direction.

Et comme le petit rouquin lui demandait s'il avait une idée des raisons qui avaient pu motiver ce qu'il appelait " cette farce d'un assez mauvais goût", il lui tendit le magazine ouvert à la page de la photo et lui raconta la visite du Commissaire X...

[232]

Ils décidèrent qu'il y avait lieu d'aviser et le petit rouquin accompagna Candasse chez lui où ils seraient moins gênés qu'à la terrasse d'un établissement public.

Quand ils arrivèrent, Mme Candasse pouvait, depuis quelques minutes seulement, contempler tout à son aise l'étrange spectacle qu'offrait l'appartement: dans les trois pièces, le contenu de tous les meubles était répandu pêle-mêle sur le parquet; assise sur une chaise, reine déchue trônant encore sur un royaume de brie à brac, les bras qui "lui en tombaient", les larmes aux yeux, elle se demandait par où elle allait commencer pour remettre tout en place. Elle expliqua que, rentrant de son travail, elle avait trouvé à la porte deux messieurs très correctement mis, qu'elle les avait fait entrer, que déclinant leurs qualités, ils lui avaient demandé le livret de Caisse d'épargne et le relevé du compte en banque du ménage: comme elle avait répondu que ,le ménage ne possédait ni l'un, ni l'autre de ces deux attributs qui conféraient la considération, ils avaient prétendu qu'elle mentait mais que c'était tout à fait gratuit, car ils trouveraient bien l'un ou l'autre ou les deux. N'ayant naturellement rien trouvé, ils venaient de partir en proférant encore des menaces et tel était le résultat de leurs investigations.

- De mieux en mieux, dit Candasse.

Le petit rouquin ne dit rien, mais on voyait bien qu'il n'en pensait pas moins et qu'il était très inquiet.

Ils remirent tout dans un ordre approximatif et mangèrent hâtivement tout en s'interrogeant [ 233]

mutuellement sur la conduite à tenir; finalement, ils tombèrent d'accord que, n'ayant rien à se reprocher, le mieux était de ne rien faire et d'attendre.

Aussi bien, il n'y avait rien à faire.

***

Depuis que l'accord avait été signé entre le fils du boulanger et le Führer, il y aurait bientôt un an, la Franconie vivait sous le régime, généralement accepté, d'une inquisition dont les références historiques disaient clairement qu'elle était le meilleur moyen de gouvernement.

La joie de la Paix sauvée in extremis, en effet, avait été de courte durée. Le premier, le leader du Parti socialiste avait tiqué et, dès le lendemain de l'accord, écrit qu'il se sentait "partagé entre la honte et un sentiment de lâche soulagement": le fils du boulanger avait accepté que fussent rendues à la Bulgarie germanienne quelques provinces dont elle avait été dépouillée par le traité qui avait mis fin à la guerre précédente, ce qui n'était, le Führer les ayant déjà reconquises par la force, que la consécration d'un état de fait et un geste conforme au voeu exprimé et constamment réaffirmé, jusqu'à l'avant-veille du rendez-vous, par le leader socialiste lui-même.

Mais, sur ce point aussi, le leader socialiste avait changé d'avis.

L'avant-veille du rendez-vous, dans un congrès de son parti, il avait obtenu que fut voté - à une faible majorité, il est vrai - le texte suivant:

"Le Socialisme franconien veut la Paix, même avec les impérialismes totalitaires, mais il n'est pas disposé à s'incliner devant toutes leurs [ 234] entreprises. S'il était réduit à cette extrémité qu'il essaierait de prévenir par tous les moyens, il saurait défendre l'indépendance nationale et celle de toutes les nations couvertes par la signature de la Franconie."

Le tort du fils du boulanger avait été, en somme, de n'avoir pas mesuré l'importance exacte de ce changement à propos duquel toute la Franconie avait déjà conclu qu'opportun et souhaitable ou non, les raisons n'en étaient pas pures. En particulier, il n'avait pas réalisé que ce que le leader socialiste baptisait "nations" n'était autre que les provinces en litige, que ce changement d'avis n'était qu'apparent, qu'il se ramenait tout au plus à un changement de vocabulaire, à l'expression d'une même idée dans des termes différents parce que plus modernes et plus riches de contenu à une époque où la langue franconienne ne cessait de s'enrichir. En bref, qu'il était l'image même de ces grandes et scrupuleuses fidélités à soi-même si rares que ce siècle n'arrivait ni à les concevoir, ni à les reconnaître quand, par hasard, elles se manifestaient.

Au nom de cette fidélité à soi-même et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, le leader socialiste était devenu l'étalon-or du patriotisme et il prétendait en toute logique disposer contre leur volonté librement exprimée, de provinces qui depuis près de vingt ans ne cessaient de réclamer, d'ailleurs assez sottement, leur retour à la Bulgarie germanienne.

Les marchands de mort subite, qui le méprisaient et ne s'en cachaient pas, lui avaient emboîté le pas, estimant qu'ils avaient été odieuse [235] ment joué par le fils du boulanger. Et les petits boutiquiers aussi, desquels les affaires, très vite retombées dans le marasme, tenaient à nouveau la clientèle éloignée. Et enfin, les amis des Russiens, mécontents que le chef du gouvernement de la grande nation amie quoiqu'à éclipse, ait été tenu à l'écart des négociations avec le Führer, accusaient le fils du boulanger d'une incompréhensible et criminelle mollesse qui pesait comme une lourde hypothèque sur le destin de la Patrie.

Tous ces gens n'avaient certes pas perdu la bonne habitude de se chercher de nombreuses querelles, mais ce n'était jamais que sur des points de détail et, entre eux, l'entente était parfaite en ce sens qu'ils avaient le même ennemi, - le Führer des Bulgares germaniens et, par voie de conséquence, le peuple qui se l'était donné, - et la même conception de la conduite à tenir à son égard: lui " rentrer dans le chou".

En face, il n'en était - hélas! - pas de même il y avait ceux qui, par principe, ne voulaient absolument " rentrer dans le chou" de personne, ceux qui ne le voulaient pas parce qu'ils pensaient que la Franconie n'était pas prête, et ceux qui pensaient que la Franconie était prête mais qu'elle se trompait d'ennemi, que c'était " dans le chou" des Russiens par exemple ou des perfides habitants de la Terre des Angles qu'il fallait " rentrer".

Et, tandis que les autres se rencontraient sur la nécessité de passer d'importantes commandes aux marchands de mort subite, ceux-ci ne formaient qu'un agglomérat décervelé d'individualités, aussi nombreuses certes, mais entre lesquels [236] les aucun accord n'était possible sur quoi que ce soit, hormis sur cette formule: temporiser, retarder la guerre le plus possible, le moindre délai gagné sur elle laissant le temps de trouver, peut-être, le moyen de l'écarter à tout jamais.

- C'est cela, ironisaient les autres, tendre les fesses!

Entre les deux clans traditionnels reconstitués sur ces manières de voir à la hauteur de la situation, le combat était inégal: tôt ou tard l'esprit de décision des premiers devait l'emporter.

A leur avantage les seconds avaient cependant ceci qu'ils étaient beaucoup plus près du peuple qui, lui, ne voulait pas la guerre, mais, de tous les moyens qui lui étaient proposés pour l'éviter, n'arrivait pas à déceler quel était le bon, - s'il en était un! Toutefois, outre les divergences fondamentales qui les opposaient les uns aux autres aussi farouchement qu'aux premiers, soit sur le principe de la guerre, soit sur son opportunité ou ses chances, soit sur le choix de l'ennemi, ils avaient contre eux deux arguments imparables: le Führer, encouragé par les concessions, qui continuait à revendiquer pour la Bulgarie germanienne le reste des provinces dont elle avait été dépouillée, et les conditions mêmes dans lesquelles la paix avait été sauvée in extremis .

Le fils du boulanger avait en effet joué de ces conditions dans un sens dont il croyait qu'il était susceptible de ramener l'unité de vue entre Guelfes et Gibelins, ce qui eût singulièrement consolidé sa position -le chef du gouvernement:

- Nous avons, il est vrai, fait des concessions au Führer, avait-il dit, mais il nous en a fait, lui, [237] de plus importantes en ce sens que, pour la première fois, il a accepté de négocier avec nous, et, s'il nous les a faites, c'est parce que nous avions pris le soin de procéder au préalable à la mobilisation générale: il a eu peur de nos vaillants petits soldats et il a reculé devant la menace.

De cette déclaration, Guelfes ou Gibelins, les Franconiens dans leur énorme majorité avaient surtout retenu que loin d'être automatiquement la guerre comme certains, dont Candasse, le prétendaient, la mobilisation générale était le dernier recours, l'ultime moyen de l'éviter. En conséquence de quoi, le fils du boulanger pouvait sans risque passer des commandes aux marchands de mort subite. Mais l'unanimité n'en avait pas pour autant été retrouvée:

- Pas assez importantes, les- commandes, dirent les uns.

- Trop, rétorquaient les autres.

En revanche, à ce régime dans lequel le seul moyen de payer des salaires était devenu de lever des impôts qui les absorbaient au delà de la décence, au lieu de reprendre, les affaires étaient allées de plus en plus mal. Le mécontentement avait grandi chez les ouvriers des villes à qui leurs salaires ne permettaient que tout juste de se sustenter, chez les boutiquiers et chez les paysans des campagnes qui vendaient de moins en moins, chez les metteurs de sardines en boîtes et autres perceurs de macaronis qui travaillaient au ralenti, chez les marchands de mort subite qui prétendaient qu'on ne leur passait des commandes qu'au compte-gouttes et qui criaient à la trahison. De quelque côté qu'il se tournât, le fils [ 238] du boulanger ne rencontrait que mécontents. Finalement, réalisant que la Franconie, hypersensibilisée par les courants idéologiques qui la traversaient sur ce fonds de marasme, serait bientôt ingouvernable, il avait eu une idée de génie:

- La politique que j'ai adoptée et qui a réussi au point de sauver une paix si compromise est à longue échéance. Pour la mener à bien j'ai besoin des pleins pouvoirs.

Et pour que le Parlement les lui accordât, il avait accordé au Parlement une prorogation de son mandat de deux années. Contrairement à ce qu'on eût pu croire. dans un pays féru de démocratie, cette mesure prise à son de trompe n'étonna personne ou à peu près: le peuple ayant délégué sa souveraineté à des parlementaires qu'il s'était choisis selon la saine méthode de la prébende à la portée du mieux votant, ceux-ci le déléguaient à leur tour au fils du boulanger, trop heureux d'être l'un à l'abri des humeurs de son Parlement, les autres pour deux années encore dispensés d'affronter un suffrage universel que la situation risquait de rendre capricieux. L'opération s'était donc inscrite sans peine dans le rituel de la tradition républicaine éprouvée du donnant-donnant: passe-moi la tasse, je te passerai le séné...

Depuis, hors d'atteinte de toute possibilité de contrôle, le fils du boulanger avait rempli en véritable satrape son rôle de chef du gouvernement à la satisfaction du plus grand nombre: ordre, autorité, nation.

Les victimes de ses procédés inquisitoriaux étaient d'ailleurs; assez peu nombreuses et très [239] judicieusement choisies, c'est-à-dire de telle sorte que, même innocentes, on n'entendît point leurs protestations.

Candasse ne pouvait manquer d'être du nombre.

Dès le lendemain de l'accord et tandis que le leader du Parti socialiste se déclarait en proie à un sentiment qui oscillait entre la honte et le lâche soulagement, il criait sa joie avec toute la Franconie populaire. Et, s'étant résolument rangé dans le tout petit clan de ceux qui, par principe, ne voulaient "rentrer dans le chou" de personne, il avait, depuis, transformé la revue mensuelle du grand frisé et le petit hebdomadaire au titre jacobin en dispensateurs fervents d'une doctrine qui postulait la paix à tout prix: cinq fois par mois et à doses massives, les Burgondiens qui s'intéressaient à ces problèmes étaient informés que la Patrie était le refuge des esprits de troisième ordre et le patriotisme la dernière ressource des canailles. Malheureusement, les Burgondiens qui s'intéressaient à ces problèmes étaient assez peu nombreux et, à la longue, cette attitude s'était révélée le meilleur moyen de se mettre à dos à la fois Guelfes et Gibelins, les uns le combattant sans merci et sans souci des procédés, les autres ne pouvant le suivre jusqu'à ces extrémités où, indiscutablement le vulgaire s'alliait à l'absolu pour enfanter un monstre informe et indéfinissable qui ressemblait étrangement à la lâcheté. Et, Franconiens jusqu'à la moelle des os, les Burgondiens ne se privaient pas de le lui dire lorsque, non content d'écrire ces choses, il les produisait aux tribunes des réunions publiques dont il ne [240] manquait pas une, dût-il s'imposer de coûteux et difficiles déplacements.

- Sans la liberté, la vie ne vaut pas la peine d'être vécue, lui rétorquait-on d'abord.

Ou encore, les slogans à la mode:

- il vaut mieux mourir debout que vivre à genoux.

- Plutôt la mort que la servitude!

Et quand, à bout d'arguments, il essayait de faire admettre qu' "aucun des maux qu'on prétend éviter par la guerre n'est aussi grand que la guerre elle-même", venant de tous côtés, les injures les plus variées s'abattaient sur lui:

- Baisse ton froc!

- Empaffé!

- Bulgare3!

Mais, insensible aux réactions qu'il provoquait, Candasse s'entêtait.

Il s'était si bien entêté et tant dépensé en écrits et en discours que s'il n'avait convaincu personne, il avait au moins réussi à rendre suspecte son activité débordante et à faire la preuve qu'il parlait dans le désert, ce qui, à double titre, le désignait à l'inquisition et, du même coup, quoique à un degré moindre, le petit rouquin, qui était rentré à ses côtés dans le circuit de la vie militante et redevenu son inséparable.

***

Très tard dans la nuit, le petit rouquin quitta les Candasse après qu'ils eussent eu ressassé à [241] satiété les événements des derniers mois et échafaudé sur ceux de la journée les hypothèses les plus fantaisistes: sur le seuil de la porte, ils étaient tous trois convaincus que le plus surprenant de cette affaire était qu'ils aient été un moment surpris de ce qui arrivait...

- Ça sent mauvais, dit le petit rouquin.

- Wait and see, coupa Candasse.

Le lendemain matin, jetant un coup d'oeil rapide sur le Petit Burgondien et la Croix de Burgondie en se rendant à l'Institut Pédantin, Candasse lut l'entrefilet suivant, en caractères gras, le titre arrachant les yeux:

" La chasse aux espions. - La police nationale franconienne vient de découvrir une importante affaire de connivence avec l'ennemi dont les ramifications s'étendraient en Burgondie. Le commissaire X.... Directeur général des services de contre-espionnage, mène lui-même l'enquête sur place. On s'attend à des arrestations imminentes. Nous tiendrons nos lecteurs au courant."

Puis, il n'avait plus entendu parler de rien: à la fin du mois, les arrestations imminentes annoncées n'étant pas venues, il en avait conclu que l'affaire était classée.

Et il était parti en vacances, titrant encore un dernier article sur toute la largeur de la page: "Les marchands de mort subite n'auront pas leur guerre".

Car il avait la foi chevillée au corps et, déçu par les hommes, il avait fini par reporter sur les événements, dont il croyait qu'ils étaient plus forts qu'eux, un espoir toujours intact.

 


Première partie:

| ch.1-4 | ch. 5-8 | ch. 9-12 |

Deuxième partie:

| ch. 1-2 | ch. 3-5 | Ch. 6-Apothéose |
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