Au début de l'hiver 1939-40, un ange passa: le sort de la Pologne étant réglé, ses dépouilles opimes assez équitablement partagées entre l'Allemagne hitlérienne et la Russie bolchévique, on nota d'étranges dans les chancelleries, un certain flottement, des hésitations dans les milieux parlementaires français. Daladier lui-même semblait se rendre compte qu'ayant déclaré la guerre à l'Allemagne, il avait jeté le monde dans un guêpier. C'était l'époque où M. Summer Welles se promenait en Europe pour évaluer les possibilités d'une ultime conciliation et où Mgr Spellmann faisait des sondages dans les milieux catholiques.
Alors parut une singulière brochure: "Rapports d'Allemagne", publié par le Comité du Parti social-démocrate réfugié à l'étranger. On y pouvait lire que le peuple allemand était sous la botte, ce que tout le monde savait, que l'éventualité d'une Révolution allemande était écartée pour longtemps, qu'il fallait, pour y songer à nouveau, "que la faim mette les nerfs à nu". C'est-à-dire "que les puissances occidentales remportent des succès essentiels et occupent une partie de l'Allemagne". En dehors de ces conditions, le Comité du Parti social-démocrate ne voyait aucune chance à un changement "radical" du régime. en d'autres termes, il nous mettait en garde contre une paix avec Hitler, qui, prématurée, eût compromis pour des lustres cette révolution allemande à laquelle il s'était dérobé vingt années durant et qu'il ne concevait plus que par la guerre.
"Rapports d'Allemagne" eut un succès fou dans toutes les salles de rédaction parisiennes. Les plus grands noms de la politique commentèrent cette brochure en éditorial et adjurèrent l'opinion d'entendre l'appel pathétique des sociaux-démocrates allemands. Ceux qui tentèrent de dire qu'ils nous chargeaient d'un travail qu'ils n'avaient pas voulu ou pas su faire, furent proprement étouffés. En décembre, à Montrouge, on parla de "capitulation impossible" au Congrès du Parti socialiste et Salomon Grumbach n'était pas des moins excités. Au printemps, Daladier, accusé de temporisation, fut remplacé par Paul Reynaud et... on "leur rentra dans le lard". La suite on connaît.
Les grands événements de l'Histoire se répètent toujours deux fois, a dit quelque part Karl Marx: la première comme tragédie, la seconde comme farce. Effectivement, le succès remporté par "Rapports d'Allemagne" a dû tourner la tête au dernier descendant des Tsars de Russie, lequel a récemment tenu à Paris une conférence au cours de laquelle il a dit de la Russie bolchévique et de ses chances de lever l'hypothèque stalinienne, exactement ce que les sociaux-démocrates disaient jadis de l'Allemagne hitlérienne: faire tout de suite la guerre à Staline pour libérer la Russie, c'est-à-dire pour replacer le Grand Duc sur le trône de ses pères.
Les gens de bon sens hausseront les épaules. A tort: tous les journaux bien pensants ont répercuté dans tous les azimuths le point de vue de ce Nicolas.
Et avec le plus grand sérieux !
Mais il y a plus grave et il serait difficile d'assimiler ceci à une pantalonnade.
Oyez plutôt.
La vérité sur le problème allemand
Avec Jacques Duboin et quelques revues syndicalistes d'un non-conformisme jugé outrancier, je crois bien que, dans tout ce qui se publie en France, nous avons été les seuls à proclamer que le danger bolchévique n'était ni la seule ni la plus importante raison du réarmement allemand. Bien entendu, ce point de vue ne trouva jamais qu'un mince crédit. Si quelquefois il en fut fait mention, ce fut pour le moquer. Un jour, M. Emile Servan-Schreiber le reprit dans "Les Echos" et il fut accusé des plus sombres desseins.
Or, à la date du 9 février 1952, voici ce que je lis dans la page économique du journal "Le Monde":
"L'Allemagne évince la France et la Grande-Bretagne des marchés mondiaux et notamment des marchés européens: telle est la conclusion d'un rapport rendu public par une mission du Congrès américain à la suite d'un voyage dans la République fédérale.
" En 1949, écrivent les auteurs du rapport, les exportations allemandes de produits chimiques vers l'Europe occidentale ont représenté 67 % de celles de l'Angleterre ; en 1951 elles en représentaient 210 %".
"Les exportations de produits métallurgiques se sont également accrues.
"La mission estime que l'absence de production militaire avantage considérablement l'industrie allemande. Elle conclut: "Tant que son industrie ne sera pas convertie à la production de défense la République fédérale se développera aux dépens des pays voisins."
Nous avions donc raison. Même s'il n'y avait aucun danger de guerre, si le bolchévisme ne faisait peser aucune menace sur l'Occident, il faudrait que l'Allemagne fît des armes pour que sa production n'arrivât pas à des prix inférieurs à ceux des Anglais et des Français sur des marchés que ces derniers prétendent défendre les armes à la main.
Le raisonnement est le suivant: nous avons des produits que nous vendons très chers pour assurer un certain taux de profit à nos classes dirigeantes ; pour les protéger contre l'envahissement, faisons des armements ; et pour que nos concurrents soient encore plus mal placés que nous, contraignons-les, eux-aussi, à une économie de guerre, si possible encore plus lourde que la nôtre.
Qu'on ose écrire ces choses est déjà grave.
Mais qu'elles ne provoquent aucune réaction chez ceux qui feront les frais de cette politique est décevant au possible.
Un autre aveu
Celui-ci se situe dans un autre ordre d'idées, quoique relevant de la même politique.
Il s'agit du régime parlementaire.
Tout un chacun sait que nous ne sommes pas des fanatiques du régime parlementaire. A maintes reprises nous avons dénoncé ses turpitudes et ses insuffisances, l'escroquerie à la volonté populaire sur laquelle il reposait. Il nous est arrivé de lui opposer notre conception fédéraliste à base d'autonomie municipale ou régionale et d'indépendance des cellules ouvrières dans la solidarité coopérative. en conséquence de quoi, toute proposition oeuvrant dans ce sens est assurée de notre assentiment et de notre appui.
Or, depuis le 17 juin, le régime parlementaire est en cause devant l'opinion et il faut bien convenir que toutes les critiques qui lui sont adressées sont pleinement justifiées d'où qu'elles viennent: il y a belle lurette que, pour notre part, nous avons invité ce régime à signer son procès-verbal de carence !
Dans le numéro du "Monde" déjà cité, en première page, M. Jacques Fauvet l'y invite à son tour et en ces termes:
" Car nul ne peut contester qu'aucun pays ne peut entrer ou se maintenir dans une industrie de réarmement sans une certaine organisation, une certaine direction de l'économie, sans une certaine austérité, qui doit être également répartie. Ce qui est possible ailleurs, quel que soit le parti au pouvoir, ne l'est-il pas chez nous? Et surtout ce qui est possible en temps de guerre ne l'est-il pas en temps de paix?
Si l'on veut bien ne pas abaisser la discussion au niveau du chef-lieu de canton - comme cela a été le cas à la fin du débat d'hier - on peut se demander si l'on n'arrive pas au moment où le régime ne devra pas signer un procès-verbal de carence où serait officiellement constatée une incompatibilité entre le système parlementaire tel qu'il fonctionne en France et une politique de réarmement, entre la faiblesse de l'un et les charges que nous impose l'autre.
" Le fond du problème est là. Et l'on a bien le droit de l'y situer lorsqu'on assiste aux défaillances d'une Assemblée qui, s'étant refusée, il y a un mois à diminuer aucune dépense - certaines ont au contraire augmentées, - renâcle aujourd'hui devant le vote de la contre-partie nécessaire en recettes ; lorsqu'on constate, ce qui est plus grave, que cette même Assemblée semble se dérober devant les conséquences intérieures de l'attitude extérieure qu'elle a choisie."
Ce langage est clair. En bref, voici ce qu'il signifie: pour pouvoir continuer la politique de réarmement à outrance, il faut supprimer le régime parlementaire et le remplacer par une dictature !
Ici, je ne puis m'empêcher de penser à mon vieux camarade de combat, Robert Louzon et à tous ceux dans l'esprit desquels il a mis cette idée que la politique des solutions militaires du conflit Russo-Mondial était compatible avec celle des progrès sociaux et de l'évolution du régime vers plus de démocratie: leurs partenaires eux-mêmes avouent cette impossibilité !
C'est avec des esclaves qu'on fait les guerres.
Et, après chaque guerre, les esclaves sont un peu plus esclaves.
Pour pouvoir déclarer la guerre en 1939, Daladier avait prorogé les Chambres en 1938. Ses émules d'aujourd'hui veulent les supprimer carrément et installer à leur place un quelconque traîneur de sabre. Justement, il y en a un qui attend dans la coulisse...
Mais ce n'est pas pour reprendre ce raisonnement, au fond très banal, que je signale la chose: c'est pour noter seulement que ceux qui préparent ce mauvais coup nous en préviennent ingénument.
Et que, chez ceux qui en seront les victimes, il n'y a pas plus de réactions que quand ils nous donnent les vrais raisons du réarmement de l'Allemagne et de toute leur politique de soi-disant défense atlantique.
Triste temps
Autrefois, et dans les pires mésaventures qui leur arrivaient, les politiciens les plus bornés et les plus malfaisants, tentaient de se justifier, au moins sur le plan de la spéculation intellectuelle. Ces temps sont révolus. Les politiciens d'aujourd'hui conviennent ouvertement que leur politique a tous les défauts et toutes les tares que nous dénoncions, qu'elle ne peut se justifier ni moralement, ni en droit, ni en fait, qu'elle conduit à toutes les catastrophes et à toutes les abominations, qu'elle est à base de sophisme, d'usurpation et d'escroquerie, et, dans le même temps, ils annoncent leur intention de la continuer.
Toute honte bue, dis-je. Mais au fond, il me faut bien convenir que nous sommes des candides.
Ils auraient, en effet, bien tort de se gêner.
Nous vivons une époque essentiellement caractérisée par la démission des élites et l'impossibilité à peu près totale d'en appeler au bon sens et à la raison.
Tout récemment, au cours d'un grand procès, on a vu un professeur de Faculté, depuis trente ans expert près les tribunaux pris en flagrant délit de falsifications de ses analyses, confondre du sang de boeuf avec du sang humain, doser de l'arsenic en fonction des désirs d'un vague juge d'instruction et, contraint d'avouer, prendre la chose de très haut par surcroît. Il n'y a pas bien longtemps, on avait vu un recteur de l'Université de Paris, pratiquer impudemment le trafic des devises. Des médecins refusent de soigner des malades sous prétexte qu'ils ne partagent pas leurs convictions politiques. Etc.
Quand l'Université qui a la charge et le lourd honneur de définir les valeurs morales et de les préserver, en est là, il n'y a pas lieu de s'étonner que, si M. Marcel Aymé, par exemple, étale sur une scène parisienne toute la pourriture du régime, tous les journalistes accrédités n'aient que cette réaction: M. Marcel Aymé voit bien les choses, mais il a tort de les dire. Car les journalistes accrédités sont pour la plupart des élèves de nos universités.
Il n'y a pas lieu non plus de s'étonner que le monde de la politique soit lui aussi tombé si bas. Que M. Edouard Herriot, -- qui fut professeur de Faculté ! -- soit amené à compromettre sa réputation de fin lettré dans l'éloge funèbre d'un vulgaire et bas escroc est ainsi tout naturel: ce n'est, en tout cas, pas plus grave que de déclarer sang humain du sang de boeuf ou de doser l'arsenic sur les injonctions d'un juge d'instruction, ou encore, de trafiquer sur des devises. M. Edouard Herriot, descendant de la tribune où il avait prononcé l'éloge funèbre du faux Ducreux aurait même répondu à quelqu'un qui lui faisait remarquer qu'il s'était un peu aventuré:
-- Je sais, mais il y en a encore un autre dans cette Assemblée.
Un? Tout le monde conviendra que le Président de l'Assemblée Nationale est bien modeste: si on fait le compte de tous les scandales qui ont défrayé la chronique depuis la fin de la guerre, des trafics sur les bons matières aux scandales du vin et des généraux, et si on met en regard la liste des noms des parlementaires qui ont pu être accusés de concussion à leur occasion, il est clair qu'il y en a plus d'un. (Même s'il n'y en avait qu'un, il n'en resterait pas moins que celui-là on ne le cherche pas, -- qu'il faudra les efforts conjugués du verglas et de la Maison Citroen pour qu'un jour se déchire le Manteau de Noé qu'on a si complaisamment jeté sur lui). Et si l'on évoque les conditions dans lesquelles a été minutieusement réglé le scénario de l'escroquerie à la confiance populaire du 17 juin 1951, il est difficile de ne pas penser qu'ils ne sont pas loin d'être tous des Ducreux.
PRECISION
Un abonné nous écrit:
"Je relève une grosse contradiction dans l'article signé P.R. et intitulé " Confusion des termes", n. 40.
"Au haut de la page 33, dans le tableau comparatif mettant en valeur l'heure de travail par rapport à certains aliments, il y est dit qu'en U.R.S.S., il faut au travailleur moyen 0 heure 21 minutes de son travail pour 1 kg. de pain.
"A la page 34, il y a un autre tableau qui dit pour l'U.R.S.S.: pain blanc, 3 roubles 4 ; quantité pour le mois 190 kg.
"A première vue, et avec un peu d'attention, il semble qu'il n'y a pas concordance.
"En approfondissant davantage ; en U.R.S.S., où il ne doit pas y avoir de chômage, que la semaine doit être de 48 heures, à quatre semaines dans le mois, cela fait environ 192 heures pour le mois. Si l'on divise ce chiffre par 21 minutes, valeur du temps-travail pour 1 kg. de pain, comme cela est indiqué page 33, on arrive au total de 436 pains de 1 kilo. Ce qui n'a plus aucun équivalent avec les 190 kilos par mois du tableau de la page 34."
Sans penser que la confrontation possible des deux tableaux la rendait indispensable, j'avais en effet cru pouvoir me dispenser de donner la précision suivante: en Russie, il y a deux sortes de pain: le blanc qui vaut 3 roubles 40 au kilo et le bis qui vaut 1 rouble 80.
Si ce dernier ne figure pas au deuxième tableau c'est parce qu'il n'a pas son correspondant en France. Au premier tableau, il ne s'agit que de lui.
La contradiction relevée par notre camarade n'est donc qu'apparente, quand bien même elle s'autorise d'une négligence de ma part dont je m'excuse.
La précision étant donnée, le salaire mensuel moyen s'établissant autour de 650 roubles en Russie, on peut s'y procurer 190 kg. de pain blanc à 3 r. 40 le kg. ou environ 360 kg. de pain bis à 1 r. 80. Réserve faite du contingentement, bien entendu.
En transposant les calculs sur le plan des temps nécessaires, il reste qu'en 21 minutes le travailleur russe au salaire moyen, peut se procurer 1 kilo de pain bis tandis qu'en 14 minutes l'ouvrier français peut se procurer 1 kilo de pain blanc qu'il trouve à volonté dans toutes les boulangeries. -
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