par Paul Rassinier
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Défense de l'Homme, numéro 122, décembre 1958, p. 5-7.
Socrate parlait. Platon écrivait ce que disait Socrate. On a voulu dire que, par là, Platon fit surtout la preuve qu'il n'avait pas confiance dans les postulats qui fondaient la méthode de Socrate, et que ce fut la première contradiction d'une philosophie dont la règle était une extrême rigueur logique. C'est un peu vrai. Mais le verba volent des Romains ne l'est pas moins: ainsi, traversant -- brillamment, il faut le reconnaître -- vingt-cinq siècles d'Histoire, cette philosophie peut-elle être discutée, aujourd'hui, à partir de données dont l'exactitude est difficilement contestable; ainsi peut-on mesurer l'avance qu'avaient ces hommes sur leur temps si l'on veut bien tenir compte, qu'après vingt-cinq siècles, le nôtre ne réussit pas à dominer leur pensée.
Ils avaient, ces hommes, une conception de la vie qui postulait une hiérarchie des valeurs humaines dont celle de leurs dieux était le reflet ou la justification. Au sommet de l'une, il y avait Zeus dans l'Olympe, l'Intelligence, son fruit la Sagesse, et, pour tout dire, les valeurs de l'esprit trônant, sur la terre, au sommet de l'autre. Entre les deux sommets, la liaison était assurée dans les termes d'une subordination frondeuse de l'un à l'autre, par Athénée qui fut ainsi le premier facteur du monde, et qui, par souci de pousser jusqu'à ses extrêmes limites le sens de la hiérarchie, n'était qu'une femme au surplus sortie avec toutes ses armes et tous ses charmes de la tête de Zeus, valeur suprême et souverain maître de tout ce qui existait.
Dans cette psychose qui était collective, Socrate et, par voie de conséquence, Platon, furent vite amenés à rompre avec les philosophes qui les avaient précédés, qui ne séparaient l'homme ni de son contexte naturel, ni de son contexte social, qui faisaient de la vie un phénomène exclusivement contemplatif, donc un émerveillement perpétuellement renouvelé, généreusement mis à la portée de tous par la nature et qui se prolongeaient logiquement en Démocrite, le premier des matérialistes.
Au lieu de regarder autour d'eux, ils regardèrent en eux, et y cherchèrent, non les valeurs de la vie mais celles de l'esprit: « Connais-toi toi-même », disait Socrate. Parce qu'ils avaient une vie intérieure très riche, ils pensaient qu'il en était de même de tous les hommes, et ils étendaient à tous les règles de conduite qu'ils déduisaient de leurs découvertes en eux. Ils avaient le sens de l'universel mais au niveau des constructions de leur esprit auxquelles ils voulurent plier le réel: ainsi naquit, destinée à corseter le réel, à l'emprisonner à jamais dans des formes immuables, La République dont, grâce à sa forme impeccable, le caractère enfantin sur le fond n'apparaît pas encore aux philosophes notables de notre temps. Ainsi naquirent d'autres chefs-d’œuvre de la forme dont La République est, en quelque sorte, la clé de voûte.
On brûla les écrits de Démocrite avec, dit-on, l'assentiment de Platon, et ce fut le premier enfer de la pensée en même temps que, venant du fond des temps, la meilleure référence des autodafé. Comme s'il y avait une justice immanente, Socrate fut condamné à boire la ciguë. Et Platon lui-même eut des faiblesses pour Denys, le trop célèbre tyran de Syracuse. Tel fut le résultat le plus clair d'une méthode qui consistait à poser en principe que seules comptaient les valeurs de l'esprit, pourvu qu'elles fussent définies en termes de logique, que ces valeurs n'avaient pas à chercher de justifications dans les faits et qu'avaient tort ceux des faits qui les révoquaient en doute.
Le « Connais-toi toi-même » de Socrate, si raillé en son temps par les disciples de Démocrite (il ferait bien, disaient ironiquement ces réprouvés, d'essayer de « connaître » aussi sa femme de préférence aux jeunes éphèbes...), tandis qu'Aristophane le ridiculisait dans Les Nuées (où Socrate était représenté par un acteur dans un panier accroché au plafond d'où il laissait comiquement tomber de sa bouche les plus invraisemblables bourdes), trouva cependant, vingt-quatre siècles après plus tard, un écho dans la formule de Hegel: « L'Histoire est le développement de l'esprit universel », et, de nos jours dans celle, beaucoup plus profonde quoique beaucoup moins sociologique de Duhamel: « Si la civilisation n'est au cœur de l'homme, elle n'est nulle part ». Entre temps, nous avons appris que si la formule de Socrate conduisait logiquement à La République, celle de Hegel qui la précise conduisait tout aussi logiquement, à la fois au national-socialisme et au bolchevisme. Mais ces deux expériences ne semblent pas avoir instruit beaucoup de monde chez les philosophes notables de notre temps.
Entre temps aussi, on avait découvert Aristote.
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Durant vingt années, Aristote avait été l'élève de Platon. Pour cette raison, il fut choisi par Philippe de Macédoine comme précepteur de son fils Alexandre auquel il aurait dit-on, inspiré le besoin de connaître et, pour connaître, de voyager: comme l'autre ne savait voyager qu'à la tête de ses armées, il en résulta le premier des grands empires du monde méditerranéen.
Ce médecin avait de la branche: il était fils de médecin. Cette double circonstance fit qu'habitué à regarder aussi à l'intérieur de ses contemporains qu'il soignait il y découvrit aussi des valeurs de l'esprit qu'il ne pouvait s'empêcher de confronter entre elles et qui l'amenèrent à attacher beaucoup d'importance à l'observation, à l'analyse et à l'expérience. En cela il différait de Socrate et de Platon dont il partageait seulement les vues générales. Du « Connais-toi toi même » il passa au « Connais aussi les autres » et, pour les mieux connaître, il les replaça dans leur mileiu social et dans leur milieu naturel. Ainsi, dans une certaine mesure, reprenait-il la tradition des philosophes pré-socratiques en introduisant dans la contemplation la notion de science qui lui donnait un sens.
D'une intelligence, probablement la plus vaste qui ait jamais existé, il paraît n'avoir rien ignoré des connaissances de son temps dont il était la somme et ses ouvrages ont fixé pour des siècles les limites du savoir humain. « Croyant, disait de lui Littré, à la nécessité de l'expérience pour féconder l'entendement, ayant comme médecin et comme physiologiste un vif sentiment de l'activité et du mouvement qu'il reproche à Platon de n'avoir point expliqué, il trouve la réalité non dans l'idée éternelle et immuable, et résultat d'une abstraction, mais dans l'individu, objet d'une intuition sensible et résultat d'un mouvement de la matière vers la forme. »
Comme pour rendre un hommage à Démocrite, il passa sa vie penché sur la matière, obsédé par la nécessité de l'analyser, de la fouiller, de la classer, déplorant sans cesse de ne pas connaître l'instrument qu'on appellera plus tard le microscope.
Ainsi fut-il le véritable père de la philosophie positive et l'ancêtre le plus lointain du maladroit Auguste Comte qui ne réussit que très imparfaitement à la mettre en équation au siècle dernier.
Son mérite aux yeux des sociologues est d'avoir, le premier, affirmé que « l'homme est un animal politique » et, comparant la société à un être vivant soumis aux lois de la naissance, de la croissance et de la mort, d'avoir compris que « le changement est la condition même de la vie des sociétés ». On trouve tout cela dans La politique, le principal des ouvrages qu'il écrivit sur la question et qui définit dans sa profondeur le fossé qui, au plan de la méthode et du concept, le sépare de la République, de Socrate et de Platon.
Aristote ne mérite pas le sort qui lui a été fait par sa postérité: du 15e au 17e siècle de notre ère, les changements qu'il avait prédits se révélèrent soudain si profonds dans toutes les formes de la vie que, prononcé devant Copernic, Buffon ou Newton, le célèbre Aristote dixit qui avait, vingt siècles durant, fait la loi dans le monde des sciences, sombra dans le ridicule. Parce que les sots qui sont toujours le plus grand nombre, s'obstinaient à le prononcer contre le progrès, il devint le pauvre homme qui ne connaissait que 500 espèces d'animaux et 1.200 espèces de plantes... on le relégua aussitôt au magasin des vieilles lunes.
Il fallut attendre Berthelot et Claude Bernard pour qu'on pût à nouveau parler de lui. Malheureusement, ceux-ci l'éclipsèrent.
Vaincu par ses conquêtes, Aristote ne s'en est pas relevé.
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Entre le puits de science Aristote à la recherche du nombril de l'Univers et Platon auquel le sien suffisait et qui passa son temps à le caresser à travers Socrate, les philosophes notables de notre temps ont choisi Platon. C'est un plaisir rare de les voir se jeter à la face des quintessences d'abstractions et, dans un innommable charabia se perdre en distinguos fumeux sur l'en soi et le pour soi, la dialectique, le néant et autres billevesées, cependant que d'humbles techniciens dont la plupart ne connaissent ni Platon ni Aristote portent victorieusement dans tous les secteurs de la vie, toutes les techniques aux pointes les plus avancées du progrès. On demande un nouvel Aristophane pour écrire de nouvelles Nuées!
Triste. Très triste.
La chance du temps d'Aristote et des quelques vingt siècles qui suivirent fut que ses philosophes avaient une avance considérable sur ses techniciens: le drame du nôtre est que nos philosophes ont vingt siècles de retard sur nos techniciens.
Et parce que c'est dans le domaine social où personne n'y peut échapper qu'il est le plus sensible, ce drame est le plus grand de tous les drames.
Ici, nous sommes encombrés d'une multitude de dogmes, de doctrines, de théories a priori établies par des gens qui ne sont jamais sortis de leurs pantoufles et ont passé leur vie à se caresser le nombril à la manière de Socrate et de Platon. De pures constructions de l'esprit savamment échafaudées à l'écart des contingences sociales et naturelles, qui constituent sans aucun doute, dans une logique très pure, de remarquables systèmes pour des sociétés de rêve dans une avenir aussi lointain que problématique. Mais les rapports triangulaires entre l'individu, la société et la nature qu'Aristote avait si bien définis au niveau des connaissances de son temps, aujourd'hui perdus dans un byzantinisme sans nom, sont à réinventer de bout en bout. Mais ses vues si claires sur la limitation des naissances et l'inégalité des conditions pourrissent toujours dans les oubliettes de la pensée. Mais...
Mais surtout, depuis que beaucoup de gens savent un peu lire et écrire, le malheur des malheurs: cette manie du système à l'intention des temps futurs qui a fait tâche d'huile et que, de bas en haut de l'échelle du savoir, chacun ait le sien. Contre cette dégradation de la démocratie aisément prévisible, au fur et à mesure que la notion s'en vulgarisait au sein des masses incultes, les philosophes notables de notre temps n'ont pris aucune précaution et, pour ce qui est des remèdes à y apporter, dans la mesure où ils en ont conscience, s'ils en voient d'autres que la référence électorale à ces mêmes masses, ils le cachent bien. Ainsi, à peu de distance, Pétain a-t-il pu succéder au Front Populaire, de Gaulle à Pétain, Mendès-France à Pinay et, de nouveau, de Gaulle à Mendès-France avec l'assentiment général tandis qu'avec eux, les philosophes notables de notre temps continuaient à échanger des propos sibyllins ou cabalistiques sur l'en soi et le pour soi, le néant, la dialectique, etc.
Il y a un siècle, Proudhon et Karl Marx se renvoyaient sévèrement la balle sur le thème de la misère de la philosophie et de la philosophie de la misère.
C'est aujourd'hui de la misère des philosophes qu'il faut parler.
D'une misère qui confine à l'indigence d'esprit.
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