par Paul Rassinier
Défense de l'Homme, numéro 97, novembre 1956, p. 3-6.
L'initiative israélo-franco-britannique a failli nous précipiter prématurément dans la guerre pour la possession des pétroles du Moyen-Orient et mettre le feu au monde. N'eussent été les élections américaines et la « sagesse » du groupe arabo-asiatique, nous y avions droit.
L'échéance fatale qu'on ne pourra pas toujours reculer l'ayant cependant été une fois encore, il est sans grand intérêt d'entrer dans le détail des événements qui nous ont conduits jusqu'au seuil du drame évité de justesse et tout à fait par hasard. Ce qui compte, c'est le résultat et le résultat, c'est que, maintenant, la voie est libre devant la guerre.
Les bons auteurs prétendent certes -- et non sans raison d'ailleurs -- qu'en régime capitaliste, les conditions de la guerre sont implicitement contenues dans l'antagonisme permanent des États ou des blocs d'États et que, n'étaient les conditions subjectives, des conflits pourraient éclater à tout instant, sur n'importe quel point de la planète et comme au presse-bouton.
Dépouillée du caractère absolu qui lui a été conféré par le Marxisme, cette opinion n'est pas dépourvue d'un certain bon sens: même si l'on admet qu'en cette fin d'année 1956, les étonnants progrès de la science ont considérablement réduit l'importance du facteur subjectif en mettant l'utilisation de l'énergie nucléaire à la portée des chefs d'États en cas de guerre, l'opinion compte encore. Elle compte encore assez, à mon sens, pour avoir été, jusqu'à présent, le seul obstacle au troisième conflit mondial en préparation depuis dix ans.
Jusqu'à présent, dis-je, car l'initiative israélo-franco-britannique dans le Moyen-Orient a levé cet obstacle ou plutôt l'a transformé en tremplin pour la guerre. On vient, en effet, d'assister, dans la presse et à la radio, dans les syndicats, les partis politiques et les organisations culturelles, à un commencement de préparation idéologique qui a rencontré les échos les plus favorables.
J'ai interrogé mon voisin de droite: jusqu'alors, il ne comprenait pas ce qu'il appelait les tergiversations du gouvernement avec les « rebelles » algériens et, quand il a appris coup sur coup l'enlèvement des cinq chefs du M.L.A. par des moyens qui font penser à Napoléon 1er s'emparant du duc d'Enghien et l'intervention israélo-franco-britannique en Égypte, il a bruyamment applaudi. Il est en outre prêt à mettre sac au dos pour aller porter la liberté en Hongrie à la pointe des baïonnettes.
En attendant, il a fait des provisions d'essence, de sucre et de savon.
J'ai interrogé mon voisin de gauche: sans aller jusqu'à l'outrer, les événements d'Algérie le froissaient un peu mais l'affaire égyptienne l'a laissé indifférent, son problème à lui étant le peuple hongrois qu'il faudra bien, pense-t-il, aller un jour ou l'autre, délivrer du joug soviétique. Les armes à la main et sac au dos. Bien entendu, il a aussi fait des provisions d'essence, de sucre et de savon.
Dans le quartier, il y a un communiste que je ne sais où classer mais qui, lui, se classe à l'extrême gauche et qui s'en fait gloire. Nous ne nous parlons pas volontiers: bonjour-bonsoir, tout au plus. Le jour où le maréchal Boulganine envoya son célèbre télégramme à Guy Mollet, Eden et Eisenhower, il m'a interpellé en ces termes ou à peu près: « Le pays du Socialisme rétablira la paix dans le Moyen-Orient… Ils auront peur et ils cèderont à son ultimatum. » Deux jours après, le « cessez-le-feu » étant intervenu en Égypte, il criait victoire. Naturellement, il a approuvé l'odieuse répression de la révolution hongroise par le bolchévisme et il est prêt à se mettre au service de la cinquième colonne au cas où mon voisin de droite et mon voisin de gauche finiraient par avoir raison dans les faits. Il faut lui rendre cette justice qu'il ne s'est approvisionné qu'en sucre et en savon.
Une simple promenade m'a convaincu que la ville était à l'image de mon quartier et les interpellations de MM. Tixier-Vignancour, Robert Bichet et je ne sais plus quel illustre inconnu, que la France et son Parlement étaient à l'image de la ville. Les syndicats, les partis politiques et les organisations culturelles ont publié des communiqués, déclenché des grèves ou mis au point des manifestations dont l'objectif commun était de créer un mouvement de réprobation contre le comportement des Russes en Hongrie. On a saccagé des permanences communistes, mais l'Hôtel Matignon est intact. A ma connaissance, personne, à part l'équipe assez sujette à caution de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, n'a protesté contre le comportement en tous points identique des Israéliens, des Français et des Britanniques en Afrique du Nord et en Égypte. Je ne dis rien du Guatemala ou de Porto-Rico, car on a depuis longtemps oublié que les Américains s'y étaient comportés comme les Russes en Hongrie, comme les Français en Afrique du Nord et comme les Israélo-Franco-Britaniques en Égypte.
Il suffit maintenant de lire la presse étrangère pour être convaincu que le Monde est à l'image de la France, avec cette seule différence que ce n'est pas le Hongrie mais l'Égypte et l'Algérie qui sont l'objet des manifestation d'hostilité contre le monde occidental.
A chacun ses Hongrois, ses Algériens, ses Égyptiens, ses Porto-Ricains ou ses Guatémaltèques qui, dans chaque bloc servent de prétexte à excitation contre l'autre, ici contre les Russes, là-bas contre les Occidentaux.
On en est là.
Je ne crois pas qu'on y puisse rester bien longtemps. En matière de guerre, la mise au point des contingences objectives ou matérielles obéit aux mêmes règles que celles des contingences subjectives ou idéologiques: elle met l'une et l'autre crescendo et l'expérience enseigne que deux armées, face à face au port d'armes, ne s'invectivent pas pendant des éternités, avant de céder la parole aux armes.
A plus ou moins longue ou à plus ou moins brève échéance, nous sommes donc tous bons pour la riflette -- atomique, cette fois.
Car l'expérience enseigne aussi que l'Histoire devient irréversible à partir du moment où, dans chaque clan, l'opinion soutient ses champions, ce qui est le cas.
Tel est le plus clair résultat de l'intervention israélo-franco-britannique en Égypte: elle a vraisemblablement mis fin à la période de déstalinisation et de libéralisme du régime soviétique et fait passer le problème du troisième conflit mondial du plan de la préparation matérielle à celui de la préparation idéologique.
Quant au problème des pétroles du Moyen-Orient, il reste entier avec cette circonstance effarante qu'il y a désormais ouvertement en lice quatre preneurs au lieu de trois: aux Israéliens, aux Anglais et aux Américains, se sont en effet ajoutés les Russes par le truchement de l'ultimatum Boulganine, bien qu'il soit, très diplomatiquement, muet sur la question.
S'insurger contre le destin ? Bien sûr et ne serait-ce que pour sauver l'honneur. Rien ne peut cependant contre cette double évidence que, dans le bloc soviétique, il n'y a aucun moyen d'y réussir contre le plus policier, par conséquent le plus automatique des Pouvoirs de tous les temps et que dans le bloc atlantique nous ne sommes qu'une poignée d'hommes résolus, au surplus trop conscients d'une trop manifeste impuissance.
Se demander comment nous en sommes arrivés là, dix ans après une si dure leçon, ne conduit à rien. Ici, nous serions acculés à parler de l'accélération de l'Histoire qui réduit les intervalles entre les guerres: 1815 -- 1870 -- 1914 1939…
Et sur les conditions mêmes dans lesquelles elles ont été rendues possibles et déclarées, à constater qu'en Europe occidentale, l'accession de la gauche au Pouvoir a toujours signifié la guerre: Émile Ollivier et l'Empire libéral en 1870, Viviani en 1914, le Front populaire de Daladier en 1939, Guy Mollet en 1956...
Parce que la droite a toujours été assez adroite -- sans jeu de mots -- pour laisser à la gauche le soin d'accomplir ses basses besognes.
Et parce que, par un singulier réflexe, et ne voulant à aucun prix céder à la droite le monopole du nationalisme, la gauche a toujours été assez sotte pour se laisser prendre à ce triste jeu.
Il est de tradition constante qu'il n'y a jamais eu de guerre possible que dans l'union nationale et que pour y faire entrer la gauche, oppositionnelle par définition, le seul moyen était de la hisser au Pouvoir.
C'est un des enseignements -- et non le moindre -- que nous sommes en mesure aujourd'hui de tirer du fameux scrutin du 2 juin 1956.
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Après coup
Quels que soient les mobiles auxquels il a obéi, M. Pierre Mendès-France a été un des rares hommes d'État français -- le seul, peut-être ! -- à essayer d'arrêter le gouvernement sur la pente savonnée de l'intervention en Égypte: il faut rendre à César...
Il n'y a pas réussi: l'aide de MM. Savary, Gaston Defferre et quelques autres oppositionnels du Parti socialiste ne lui a été d'aucun secours.
Désabusé et amer, il écrivait dans L'Express du 9 novembre:
Par quoi il rejoignait Paris-Presse du 8 qui s'exprimait ainsi:
Irréfléchi, imprévoyant, léger, pusillanime, est à notre avis peu dire si l'on veut bien convenir que le Maréchal Boulganine a adressé à MM. Eisenhower, Eden et Guy Mollet, un télégramme (dans la nuit du 5 au 6 novembre) qui contenait cette menace non déguisée:
Ce télégramme était un ultimatum et tout s'est passé comme s'il en avait produit les effets: successivement les États-Unis, la Belgique et l'Allemagne intervinrent auprès des gouvernements français, anglais et israélien pour obtenir un cessez-le-feu immédiat.
L'Angleterre et Israël acceptèrent et la France se trouva seule.
Nous avons appris avec stupeur qu'il ne fallut pas moins de deux conseils de cabinet pour obtenir le ralliement du gouvernement français au cessez-le-feu et qu'au sein du gouvernement M. Bourgès-Maunoury, Ministre de la Défense Nationale avait été le dernier et le plus difficile obstacle à surmonter.
Même si nous le voulions, nous ne pourrions rien arrêter dans l'état actuel des choses.
L'histoire retiendra, je pense, le nom de cette Excellence qui acceptait, d'un coeur si léger, de franchir le pas qui nous séparait du troisième conflit mondial.
La panacée
Pour en revenir à M. Mendès-France, l'article de lui auquel j'ai fait allusion portait en sous-titre: La Conférence à cinq abandonnée, le sort du monde se déciderait dans un tête-à-tête U.R.S.S.-U.S.A.
Il faut dire que, sur initiative de la Suisse, l'idée d'une conférence à cinq (France, Angleterre, États-Unis, U.R.S.S. et Inde) a fait son chemin chez les bons esprits de la politique et de la diplomatie internationale comme étant le seul moyen de rétablir une situation gravement compromise par l'intervention israélo-franco-britannique en Égypte. Bien que, dans ce domaine, l'expérience des quarante dernières années se soit révélée assez peu concluante, il ne faut pas enlever leurs illusions à ceux qui en ont: une autre expérience tend à prouver qu'on est assuré de la paix tant que les diplomates bavardent et que les conflits n'éclatent que quand ils se taisent.
Ce serait donc toujours autant de gagné.
Au reste, ce propos ne vise qu'à souligner la crainte de M. Mendès-France de voir finalement le sort du monde se jouer dans un tête-à-tête entre l'U.R.S.S. et les U.S.A..
C'est la thèse que nous soutenons ici depuis qu'est paru le premier numéro de cette revue et nous ne sommes pas fâchés de voir M. Mendès-France lui apporter sa caution personnelle.
Le résultat
Il y a plusieurs façons de l'apprécier
Voici ce que dit Paris-Presse (8 nov.):
C'est ce qu'on pense généralement dans les milieux diplomatiques mondiaux et à l'unanimité. Ces considérations sont évidemment sans substance et elles ne peuvent servir de critiques qu'au Parlement où l'on n'est pas difficile pour apprécier le comportement du gouvernement. Le journal qui les publie et qui est le porte parole habituel d'un puissant groupe financier assez bien représenté au Palais Bourbon ne fait d'ailleurs que lancer un ballon de sonde dans le but de donner à l'affaire des prolongements parlementaires.
Ici, nous ne sommes ni des diplomates, ni des financiers. Nos éléments d'appréciation sont donc d'une tout autre nature:
1. La guerre du pétrole est déjà commencée entre les États-Unis et l'Angleterre: nous allons vivre l'absorption de l'Irak Petroleum Company et de la Ramco (où les Américains sont déjà en majorité) par les compagnies américaines.
2. Les Russes ont saisi l'occasion de l'intervention israëlo-franco-britannique pour entrer ouvertement en lice dans cette guerre: il y aura donc trois preneurs possibles au lieu de deux, sans compter Israël. Le durcissement des Russes chez leurs satellites s'explique aussi par le souci qu'ils ont de régler rapidement ce problème pour n'avoir pas à se battre sur deux fronts dans l'éventualité d'un conflit armé au Moyen-Orient.
3. Dans le monde entier et à l'O.N.U. l'intervention des Israëlo-franco-britanniques en Égypte est considérée comme étant, juridiquement et moralement de même nature que l'intervention russe en Hongrie.
4. Dans le monde occidental c'est l'affaire de Hongrie qu'on a montée en épingle: sur le thème de la liberté assassinée la préparation idéologique à une guerre contre la Russie est commencée. En France et en Angleterre, on a parlé d'un envoi non seulement d'observateurs mais d'un contingent armé pour rétablir l'ordre. Les deux pays essaient de faire prévaloir cette manière de voir dans les milieux de l'O.N.U. en s'autorisant de ce qu'ils ont accepté en Égypte.
4. La force de police de l'O.N.U. est maintenant passée du [mot illisible dans le texte] principe à celui de la réalisation. Si les conversations à deux entre la Russie et les États-Unis ne reprenaient pas, nous nous trouverions un jour en présence d'une proposition qui pourrait rallier une majorité en faveur d'une intervention de cette force de police dans l'un quelconque des pays du bloc soviétique. Si elles ne reprenaient pas ce serait le partage du monde en deux zones d'influence qui reviendrait en faveur et l'Europe occidentale se trouverait dans la zone soviétique.
Entre l'une et l'autre éventualité, nous sommes comme entre la peste et le choléra.
Petites causes...
Dans toute cette affaire, nous étions partis de la nécessité dans laquelle se trouvaient:
1. Le président Eisenhower de mener à bien une campagne électorale impensable s'il n'avait avec lui les gros producteurs de coton des États du Sud hostiles au financement du barrage d'Assouan et les pétroliers américains dont les plans d'augmentation du fret du pétrole et d'absorption des compagnies anglaises du Moyen-Orient ne pouvaient qu'être favorisés par la fermeture provisoire du canal de Suez.
2. Le gouvernement de M. Guy Mollet de mettre fin rapidement à la guerre d'Algérie, but qui, dans son esprit, supposait la chute préalable de Nasser.
C'est pour cela qu'on a failli mettre le feu au monde.
Le président Eisenhower est élu, mais la guerre d'Algérie a repris de plus belle.
La France a en outre perdu tout espoir de renouer des relations normales avec le Maroc et la Tunisie.
Je ne dis rien des répercussions possibles de cette opération sur l'économie nationale maintenant obligée de payer en dollars aux Américains les produits pétroliers dont elle a besoin et qu'elle payait en francs au Moyen-Orient. C'est pour éviter cette fuite supplémentaire dans les réserves en devise de la France que Guy Mollet a pris l'héroïque décision de rationner l'essence: il espère que l'industrie française pourra atteindre la date à laquelle le canal sera remis en état, sans tourner au ralenti et sans avoir recours aux produits pétroliers américains.
L'Angleterre n'est pas logée à meilleure enseigne: les pipe lines de l'Irak Petroleum sont détruits.
Mais on danse aux U.S.A. maîtres du marché du pétrole et presque de celui du coton.
Provisoirement du moins.
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