Autrefois, les choses étaient claires sur le fond. Le budget de l'Etat ne comprenait que quelques chapitres: l'armée et la police, les fonctionnaires et les services publics, l'entretien et les investissements.
Elles l'étaient aussi dans la forme. La bonne vieille Constitution de 1875 disposait que la loi de finances ou budget prévisionnel devait être votée le 31 décembre à minuit de chaque année, pour l'exercice suivant, et qu'en juillet de chaque exercice en cours, on effectuerait les corrections nécessaires en votant un budget additionnel. Généralement, tout se passait bien. Régulièrement, le Parlement était en retard pour voter le budget prévisionnel et, le 31 décembre à minuit, il fallait arrêter pour quelques heures la pendule du Palais Bourbon, ce qui provoquait, dans toute la France, un immense éclat de rire qui venait opportunément dissiper les vapeurs du réveillon, le lendemain matin. Nos aînés avaient le rire facile...
Pour des raisons que j'ai indiquées dans le dernier numéro, tout est plus compliqué aujourd'hui et il n'en va plus de même. En sus du renversement de la conjoncture économique, deux guerres -- et quelles! -- sont venues qui ont alourdi le budget de leurs conséquences: il a fallu créer de nouveaux chapitres. Les progrès scientifiques et les changements qu'ils ont apporté dans les formes de la production, font que de simples articles sont devenus des têtes de chapitre, notamment dans l'agriculture. Le repli autarcique et l'intervention de l'Etat qui en est la conséquence dans tous les domaines, le dirigisme plus ou moins avoué, ont provoqué la naissance de budgets annexes sous le nom de comptes spéciaux du trésor, de même que les progrès sociaux: le contrôle des charges et la reconstruction d'un côté, les nationalisations et la Sécurité sociale de l'autre.
Tout ceci a fait que les méthodes d'établissement et de discussion du budget devant le Parlement ont sombré dans une extrême confusion et qu'elles ont fini par dépasser tout ce qu'on peut imaginer dans la fantaisie comptable. D'abord, devant l'impossibilité de voter le budget général avant le 31 décembre à minuit de chaque année, on a eu recours aux douxièmes provisoires, puis, l'astuce s'étant révélée inopérante, à la scission de la loi de finances en deux parties, la première étant la loi des maxima qu'on ne devait pas dépasser dans chaque chapitre, au titre des dépenses, la seconde, la loi des voies et moyens de se procurer les ressources correspondantes. Ceci n'a encore rien donné: en 1950, pour des questions de majorité parlementaire, il a été impossible de discuter la loi des voies et moyens. La France a donc vécu toute l'année à la petite semaine.
Il en résulte que personne, et pas même le Ministre des Finances, n'a la moindre idée des dépenses probables, ni des ressources possibles. Les chiffres publiés dans l'un et l'autre cas sont incertains et varient au gré de l'humeur de la Commission des finances ou du Ministre, au moment du communiqué. Un jour on nous dit que le budget est en équilibre, la semaine suivante, qu'il manque 170 milliards et, la semaine suivante, encore qu'on s'était trompé, que ce n'était pas 170 milliards qu'il manquait mais bien 300. Personne n'a jamais pu savoir, par exemple, combien coûtait la guerre d'Indochine: j'ai sous les yeux deux communiqués officiels dont l'un dit qu'elle nous revient à 10 milliards par mois et l'autre 220 milliards par an Le budget de 1950 qui avait pris le départ à 1.350 milliards est monté à 1.850 en juillet pour arriver à 2.250 en décembre.
Dans ces conditions, c'est presqu'une gageure que de discuter du budget de 1951, même à partir des chiffres officiels rendus publics à fin novembre.
Ca l'est d'autant plus qu'on se heurte à une difficulté supplémentaire: les lecteurs les plus indulgents ne sont en général pas sensibles à l'éloquence des chiffres.
Alors, ne tirez pas sur le pianiste
En décembre 1950 donc, les spécialistes en catastrophes financières de la rue de Rivoli, ont évalué à 2.612 milliards, très exactement, les dépenses pour l'année 1951.
La première idée qui vient à l'esprit, c'est que, si ce chiffre subit les mêmes fluctuations et dans le même sens, que celui qu'ils avaient pris pour base de départ en décembre 1949, on peut se demander avec inquiétude ce qu'il sera devenu, à l'arrivée en décembre 1951.
La seconde se résout dans deux comparaisons. Avec les dépenses effectives de 1950 par rapport auxquelles il est en augmentation de 18%. Et avec le revenu national de 7.500 milliards dont il représente 35%, ce qui est énorme. Encore faut-il tenir compte de l'utilisation de ces 35% et du fait qu'ils sont, eux aussi, sujets à faire des petits en cours d'exercice. De toutes façons, il faut prendre acte que, d'une année à l'autre, la part du revenu national que l'Etat s'attribue augmente sans cesse: 22,5% en 1949, 30% en 1950 et 35% en 1951...
Au chapitre des recettes, en raclant bien les fonds des tiroirs, on a trouvé 2.065 milliards. Cette somme représente ce qui aura été encaissé par le trésor en 1950 au titre des divers impôts; on espère en trouver autant en 1951 et ce n'est pas impossible. Comme on aura dépensé 2.250 milliards en 1950, on entrera donc joyeusement dans l'année 1951 avec une ardoise de 135 milliards...
Auxquels il faut ajouter 547 milliards qu'on est en train de chercher pour équilibrer le prochain budget, lesquels ne peuvent manquer de proliférer au train où sont les choses et étant donnée la méthode qu'on emploie pour se les procurer.
A la bonne nôtre!
Ni M. Petsche, ni la Commission des finances ne nous encore dit comment ils se procureraient les 135 milliards qui leur manquent pour boucler le budget de 1950. Comme le temps presse, ils s'en tireront par un jeu d'écritures.
Sur les 547 milliards qui leur font défaut pour 1951, ils sont par contre, très prolixes.
Et très optimistes, cela va de soi.
En gros, voici ce que cela donne: augmentation sur les bénéfices des sociétés, de la taxe proportionnelle, des droits d'enregistrement, de la taxe sur les transactions, de la taxe à la production, de celle qui frappe les produits pétroliers, institution d'une taxe nouvelle frappant les transports routiers, le tout devant produire 190 milliards.
Il y a lieu de remarquer que, de toutes ces mesures, une seule qui produira 20 milliards, dit-on, constitue un impôt direct: la taxe proportionnelle. Les autres sont des impôts indirects qui se répercuteront tous sur le prix de la vie et seront payés en fin de circuit, par les consommateurs qui achèteront le pain, la viande, le vin, etc.
En passant: tous les journalistes qui ont commenté le communiqué officiel annonçant ces mesures, à l'exception de ceux de l'Aurore et de l'Humanité, ont dit qu'on demanderait 190 milliards d'impôts nouveaux dont 80 milliards seulement au titre de l'impôt indirect. Faites le calcul: 190 milliards moins 20 milliards =170 milliards, ce qui prouve que nous continuons à vivre sous le règne de la bonne foi.
Mais, directs ou indirects, cela ne fait toujours que 190 milliards. Or, il en faut trouver 547.
Qu'à cela ne tienne! En 1948, on avait eu besoin de 220 milliards pour boucler le budget. On avait donc voté deux décimes supplémentaires, avec promesse qu'ils étaient exceptionnels et qu'ils disparaîtraient en 1949. Non seulement, ils n'ont pas disparu en 1949, mais on les a maintenus en 1950 et on les maintiendra en 1951
Nous voici à 410 milliards.
Manquent toujours à l'appel 147 milliards plus les 135 inscrits à l'ardoise de 1950, soit 282 milliards.
Ne cherchez plus, bonnes gens: on va s'adresser à l'épargne: on empruntera. Dès lors, il suffit d'écrire dans la colonne "recette" le chiffre qu'on espère de l'emprunt et le tour sera joué.
A titre d'indication: en décembre 1949 on avait déclaré pouvoir emprunter 200 milliards sur le marché intérieur et on n'a pas trouvé 100 milliards. Encore fallut-il que divers organismes d'Etat se prêtassent entre eux par jeux d'écritures!
Mais, de jeu d'écritures en jeu d'écritures, tout finit par se résoudre sur le plan des difficultés de trésorerie et, en dernière analyse, devant la planche à billets de l'Hôtel des Monnaies: au cours de l'année 1950, le montant des billets en circulation a augmenté d'environ 300 milliards, c'est-à-dire, approximativement, du déficit initialement prévu et artificiellement comblé.
Faut-il en déduire qu'il augmentera de 547 milliards en 1951?
Elle est double.
D'une part, l'augmentation des impôts indirects porte uniquement sur la consommation et réduit le pouvoir d'achat, par conséquent le volume des transactions et des rentrées budgétaires. Les salariés qui sont les plus gros consommateurs achèteront moins de toutes ces choses qu'ils paieront plus cher et il s'ensuivra une accentuation, à la fois, du déséquilibre entre la production et la consommation et une aggravation du déficit budgétaire.
De l'autre, il y a la nature même de la production. Ce n'est pas un mince malheur économique que ces 750 milliards consacrés au budget de la guerre. En pourcentage, cela fait 29% du total des dépenses. Où est le temps où on jurait les grands dieux qu'on ne dépasserait pas 18 à 20%? Par rapport à 1950, l'augmentation est sensible: à ce régime, on peut prévoir que, très rapidement, les dépenses militaires absorberont à elles seules, la moitié des dépenses de l'Etat, soit 15 à 20% du revenu national
Or, il s'agit là d'une production qui sera distribuée gratuitement un jour, c'est certain, et qui, en attendant, ne fait l'objet d'aucune transaction, par conséquent est absolument hors de portée des impôts indirects dans notre ingénieux système censitaire. Quant aux impôts directs qui peuvent frapper les producteurs de ce genre de marchandises, à titre personnel, ils sont d'autant plus insignifiants que la fraude et la dissimulation interviennent opportunément -- comme dans toutes les affaires qui sont traitées avec l'Etat! -- pour masquer des revenus réels qu'une corruption éhontée aide encore à s'évanouir en lingots d'or clandestins par le truchement du trafic de devises
Si M. Petsche compte qu'il récupérera 30% de ces 750 milliards par le moyen de la taxe proportionnelle et progressive, il se trompe lourdement. Peut-être et probablement, trompe-t-il seulement l'opinion et se trouve-t-il fixé quant à lui: ceci ne l'empêche pas d'inscrire au budget, en provenance des marchands de mort subite, 240 milliards de recettes dont il nous dira dans six mois qu'ils sont devenus 240 milliards de déficit!
Indépendamment de ces considérations de détail, il reste, comme je le disais dans le dernier numéro de "Défense de l'Homme", qu'augmenter une production consommable aggrave la situation économique et budgétaire, si on ne l'écoule ni sur le marché intérieur, ni sur le marché extérieur. Ceci est à plus forte raison vrai, quand il s'agit d'une production inconsommable, comme c'est le cas pour les fabrications de guerre.
Si on bâtissait des maisons, par exemple, il en irait tout autrement.
Au cours de l'année 1951, nous vivrons les mêmes événements budgétaires que nous avons vécu au cours de l'année 1950: périodiquement équilibré par des moyens de fortune et des artifices, le budget s'enflera au fil des jours comme la grenouille de la fable et le déficit mêmement.
Au moment où paraîtront ces lignes on aura peut-être réussi à faire venir devant le Parlement la discussion de la loi des maxima. Peut-être aussi cette discussion destinée à être rondement menée sera-t-elle terminée le 31 décembre. Mais le problème ne sera résolu qu'en ce qui concerne les dépenses engagées. Pour ce qui est de la loi des voies et moyens de se procurer les ressources correspondantes, des problèmes de majorité parlementaire, de réforme électorale, de réélection, etc., empêcheront, comme en 1950, qu'elle vienne en discussion. Au fond, qu'y a-t-il de plus important pour un député, que ce qui touche à sa réélection? Le fond du débat sera donc évité au profit de la constitution du syndicat des sortants.
Ce n'est pas encore cette fois qu'on se décidera à renverser la vapeur et à faire des difficultés financières sur le plan du budget de l'Etat, non plus un problème de production lequel est résolu depuis longtemps, mais de consommation, c'est-à-dire de distribution des richesses produites et de réforme de la fiscalité.
Ce serait trop beau: l'Etat en crèverait.
N.B. - Peut-être le lecteur s'apercevra-t-il que les chiffres avancés dans cet article sont différents de ceux que j'ai déjà donnés sur les mêmes sujets dans des articles précédents. La faute en incombe aux communiqués officiels qui varient dans leurs évaluations. Par exemple, en l'espace de trois communiqués, les dépenses militaires sont passées de 540 milliards à 720, puis à 740. Il en est de même des statistiques dans tous les domaines. Fort heureusement, ces variations chiffrées n'influent en rien sur le raisonnement. Tout au plus lui donnent-elles plus de force. Je m'en excuse néanmoins.
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