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"Et tourne, tourne le moulin qui ne moud pas le grain..."


par Paul Rassinier

 

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M. Mendès-France n'est pas des nôtres. Il est pourtant difficile de se défendre d'une certaine sympathie pour ce grand bourgeois qui se tient volontairement à l'écart du pouvoir et qui, bien qu'avec moins de fougue et de brio, semble tenir dans sa classe sociale, en 1953, sinon le rôle, du moins la place qu'en 1789, Mirabeau tenait dans la sienne.

L'an dernier, il avait déjà prononcé à la tribune du Palais-Bourbon, un discours très remarqué qui mettait en cause la structure du régime (fiscalité et distribution) et l'orientation de son économie (guerre d'Indochine et guerre tout court). Au bout de ce discours, s'il eût été pris en considération, il y avait le transfert des investissements budgétaires du militaire au social et, par voie de conséquence, la fin des hostilités, en Indochine au moins. Il y avait aussi le transfert de l'assiette de l'impôt de l'indirect au direct, un raccourcissement sensible du circuit de la distribution et une répartition du revenu national qui eût accordé au travail, sinon une part plus équitable, du moins une part plus grande. Mais le Parlement n'a pas pris ce discours en considération: les trafiquants sur les piastres et autres devises veillaient. A l'époque, on n'a donc pas su sur quelle ligne de repli M. Mendès-France avait fixé l'arrêt des répercussions que ces premières réformes n'eussent pas manqué de développer en chaîne.

C'est le discours qu'il vient de prononcer en tant que Président désigné chargé de dénouer la récente crise ministérielle qui nous fixe sur cette ligne d'arrêt ou de repli: rétablissement de la libre concurrence, encouragement de la productivité, développement des exportations, rationalisation des services publics, des entreprises nationalisées, de la Sécurité sociale, indépendance de la France dans le bloc Atlantique mais garantie de ses droits aux colonies, réforme constitutionnelle et procédure par décrets. Sur ces différents points, M. Mendès-France apportait au conservatisme social, l'assurance qu'il ne transigerait pas avec le quatrième Etat. Même, il avait atténué grandement le passage de son premier discours qui concernait l'Indochine... Moyennant quoi il se croyait autorisé à reprendre son thème favori sur la structure du régime et l'orientation de son économie, l'assortissant de cette déclaration d'une indiscutable pertinence: "Il n'y a pas de stabilité politique, donc parlementaire, sans stabilité économique, c'est-à-dire sociale."

Bien sûr, M. Mendès-France nous fait encore sourire quand il prétend concilier les institutions dites républicaines et la procédure par décrets ou la stabilité économique, avec la libre concurrence, c'est-à-dire la défense voire la conquête de marchés extérieurs qui supposent l'une et l'autre un appareil militaire donc un élément de perturbation économique. Je ne sais cependant pourquoi ces contradictions ou ces incohérences dont l'importance n'est pas négligeable, ne nous apparaissent que comme des failles aisément franchissables dans deux discours qui, juxtaposés, forment un tout rationnel et gros d'un immense espoir. Un ensemble, en tous cas, qui rend un autre son que les palabres habituelles des Pleven, Pinay, Mayer, Raynaud et autres Bidault.

Aussi bien, plus encore que leur contenu et quelle que soit l'opinion qu'on en ait, ce qui compte surtout, ce sont les circonstances dans lesquelles ces deux discours ont été prononcés. Le lendemain du jour où M. René Mayer fut contraint par un vote de défiance, d'aller porter sa démission au Président de la République, un de ses ministres, M. Pleven faisait écrire par un journaliste à ses gages, que nous étions dans "une situation financière aussi grave qu'en 1789". Désigné après Diethelm et Guy Mollet pour dénouer la crise, M. Paul Raynaud renchérit encore: "La France d'aujourd'hui a besoin de réformes plus profondes que celle de 1789".

Décidément 1789 est à la mode chez les professionnels de la Présidence du Conseil! Prémonition ou prise de conscience?

De fait, on pourrait sans trop de peine dresser un parallèle assez rigoureux entre la France de 1789 et celle de 1953: à 175 ans d'intervalle, entre les situations financières, les hommes qui défilent pour les dénouer et les solutions qu'ils proposent, les analogies sont frappantes. Les historiens nous disent qu'à la mort de Louis XV, le déficit budgétaire était de l'ordre de 25 millions, que les dettes accumulées et immédiatement exigibles se montaient à 335 millions, et qu'en outre, en 1774, on avait dépensé 78 millions sur les impôts récupérables en 1775. La monarchie était à tel point en désaccord avec l'opinion qu'en 1771, le premier ministre, de Maupéou, avait décidé de dissoudre par édit de justice, des Parlements provinciaux, d'ailleurs quasi muets, pour renforcer une autorité gouvernementale à peu près indiscutée. Le ministre des Finances, l'abbé Terray, ne voyait d'autre moyen d'en sortir que la banqueroute et il le disait ouvertement. Cependant, quelque part en France un intendant relevait toute une province (le Limousin) par des mesures économiques audacieuses complètement détachées de la doctrine gouvernementale alors en vigueur, uniformément axée sur l'augmentation des impôts et l'emprunt à jet continu: Turgot. Il prônait l'amélioration de l'assiette de l'impôt par celle du niveau social de vie des classes déshéritées. Un banquier de Genève, Necker, lui faisait bien écho mais très timidement et en plaçant ses espoirs surtout dans les économies d'Etat.

Où je veux en venir? A ceci: il est probable que si on alignait les chiffres cités par les historiens, sur les indices actuels, ceux qu'on obtiendrait seraient assez voisins de ceux au moyen desquels on évalue aujourd'hui le déficit des différents titres du budget. D'autre part, qui ne voit que M. Paul Reynaud partisan de la dévaluation systématique de la monnaie en même temps que d'une réforme constitutionnelle qui mettrait le Parlement à sa discrétion, c'est à la fois M. de Maupéou et l'abbé Terray? Que M. Pinay, c'est Necker? Et qu'en face d'eux, M. Mendès-France, s'il peut être considéré comme le Mirabeau de la bourgeoisie aux abois, c'est aussi M. Turgot?

L'Histoire nous apprend encore qu'après l'avoir nommé intendant général des Finances, Louis XVI renvoya Turgot sous la pression des notables et que ceux-ci lui préférèrent successivement Necker-Pinay, puis M. de Calonne et M. de Brienne qui étaient quelque chose comme les Bourgès-Maunoury, les Bidault ou les Pleven de l'époque.

Qu'après M. de Calonne et M. de Brienne il y ait eu la culbute de la noblesse et du clergé ne signifie certes pas que nous auront mathématiquement et immédiatement celle de la Bourgeoisie après M. Bourgès-Maunoury ou M. Bidault ou M. Pleven. Non: la Bourgeoisie a beaucoup plus de "jeu" dans les structures économiques d'aujourd'hui que n'en avaient la Noblesse et le Clergé dans celles d'hier. En particulier, elle a mis au point un mécanisme du crédit et de la dévaluation monétaire qui eussent permis à l'abbé Terray de faire banqueroute sans prononcer le mot et sans provoquer de remous. Depuis cinquante ans, la Bourgeoisie au pouvoir rembourse les dettes qu'elle a contractées par des dévaluations successives qui ne sont autres que des banqueroutes partielles: l'abbé Terray n'y avait pas pensé, ni Necker, ni Calonne, ni Brienne.

D'autre part, deux fois -- et peut-être plus, si on tient compte des expéditions coloniales -- en cinquante ans, la guerre qui ruinait autrefois les classes sociales au pouvoir et qui les enrichit aujourd'hui par le truchement du crédit et de la dévaluation, a sauvé la Bourgeoisie: on s'explique alors l'esprit de décision avec lequel elle prépare la 3e guerre mondiale. Enfin, en 1789, entre la Noblesse et le Clergé au pouvoir et la Bourgeoisie, il existait un rapport des forces favorables à la Bourgeoisie: en 1953, entre la Bourgeoisie au pouvoir et la classe ouvrière, il existe un rapport des forces défavorable à la classe ouvrière. L'Histoire nous dit qu'en 1770-71, pour dissoudre les Parlements provinciaux, M. de Maupéou dut recourir aux mousquetaires et qu'il fallut les rétablir dans leurs prérogatives en 1775: aujourd'hui, un quelconque Paul Reynaud pourrait procéder à la plus autocratique des réformes constitutionnelles, supprimer les libertés qu'il voudrait, manipuler à sa guise le suffrage universel, abolir le droit de grève, etc. qu'il n'y aurait que peu de réactions. La classe ouvrière a perdu toute conscience d'elle-même hormis de sa propre impuissance et les députés qui marchent habituellement au chèque sont prêts à marcher au fouet pour sauver leur manne! Si l'on tient compte que la mentalité du bureaucrate syndical a tendance à se modeler sur celle du député devant lequel il se comporte en courtisan dans l'espoir d'en obtenir une de ces innombrables "planques" dont les institutions sont farcies, on peut dire que le régime perdure sur le népotisme en escalier, c'est-à-dire de bas étage.

Sur la Noblesse et le Clergé de 1789, la Bourgeoisie de 1953 a cet avantage qu'en face d'elle il n'y a rien et qu'elle est seule à jouer le jeu.

Dès lors, M. Mendès-France était destiné à avoir encore moins de chances que Turgot, lequel n'en eut déjà guère.


Non, en face de la bourgeoisie il n'y a rien

Tandis que M. Mendès-France revient à Turgot et fait ainsi de la stabilité économique étayée par d'autres rapports de classes, la condition de la stabilité politique, quelles sont les préoccupations des leaders de la classe ouvrière?

J'ai justement sous les yeux un texte qui traduit assez bien une disposition d'esprit commune à tous les leaders de la classe ouvrière, à quelque tendance (réformiste ou révolutionnaire) qu'ils appartiennent et sur quelque plan (politique, syndical ou culturel) qu'ils sévissent.

Ce texte a été adopté à l'unanimité par une dizaine, une vingtaine ou une trentaine de militants dont le premier souci est de savoir s'ils sont des communistes libertaires, des anarchistes-communistes ou des socialistes libertaires. Il a été publié par le journal Le Libertaire (28 mai) et voici ce qu'il dit:

Le passage de la société de classes à la société communiste sans classes ne peut être réalisée que par la REVOLUTION, par l'acte révolutionnaire brisant et liquidant tous les aspects du pouvoir, de plus en plus unifié (pouvoir politique, économique, culturel) de la classe dominante.

La révolution n'est possible que dans certaines conditions objectives (crise finale permanente, agonie du régime de classes) et lorsque les masses, orientées et rendues de plus en plus conscientes de la nécessité révolutionnaire par l'organisation communiste libertaire, sont devenues capables de réaliser la liquidation de la structure de classes.

L'acte révolutionnaire, par le pouvoir direct des masses, détruit immédiatement les bases de la société de classes

1. par la collectivisation ou la coopération (selon les possibilités) des moyens de production et de répartition;

2. par la gestion de l'économique et l'administration du social... etc.

Suit un 3me paragraphe qui n'entre pas dans le sujet.

On pourrait déjà remarquer que ces militants qui ne savent pas encore s'ils sont des anarchistes-communistes, des communistes-libertaires ou des socialistes-libertaires, ne sont pas non plus très fixés sur la différence qui peut exister entre la Révolution et l'acte révolutionnaire puisqu'ils emploient indistinctement l'un et l'autre mot pour désigner la même chose. Mais ce n'est pas non plus le sujet.

Ce qui l'est, par contre, c'est cette contradiction si naivement étalée et qui consiste à déclarer:

1. la révolution n'est possible que dans certaines conditions objectives;

2. il faut faire la révolution pour détruire les bases de la société de classes, par la collectivisation, la coopération, la gestion de l'économique et l'administration du social, c'est-à-dire pour réaliser les conditions objectives.

Ici ressuscite la controverse qui opposa jadis Marx à Bakounine, James Guillaume et tant d'autres après l'avoir opposé à Proudhon.

Faut-il s'enfermer dans ce cercle vicieux, ramener la Révolution aux dimensions d'un acte révolutionnaire dont le but unique serait de prendre le pouvoir pour transformer les structures ou, au contraire, faut-il faire de la Révolution le couronnement, par le prise du pouvoir politique, d'une suite d'actes révolutionnaires dans le domaine des structures?

Ce problème n'est pas de ceux qui se résolvent sur le plan théorique. Et, sur le plan pratique, pour être relativement nombreux, les exemples n'ont encore fait l'objet que d'études très sommaires.

On sait que, s'autorisant de Marx, un grand nombre de leaders de la classe ouvrière, plaçant la prise du pouvoir au centre de leurs préoccupations, en sont venus à envisager cette prise du pouvoir par le bulletin de vote, c'est-à-dire en croyant -- sincèrement ou non -- pouvoir se dispenser de l'acte révolutionnaire. Bien entendu, ils n'ont jamais pris le pouvoir, par conséquent jamais transformé les structures autrement que dans la mesure où elles se sont transformées d'elles-mêmes par la force des choses, et ils s'en accommodent assez bien.

On sait aussi qu'en France la classe ouvrière ayant, par acte révolutionnaire, pris le pouvoir politique à deux reprises (en 1848 et en 1870) alors que les conditions objectives n'étaient pas réalisées, elle ne put le conserver.

On sait enfin que l'acte révolutionnaire qui porta, en Russie, le prolétariat au pouvoir politique en 1917, en a fait la proie de la dictature sous couvert de le conduire à la Révolution et que, plus près de nous, la Révolution espagnole a échoué dans les mêmes conditions de non-réalisation des conditions objectives.

Dans la mesure où ces constatations peuvent avoir quelque valeur, il semble bien qu'elle permettent de conclure que, pas plus que ceux qui veulent conquérir le pouvoir politique par le bulletin de vote, ceux qui prétendent s'en emparer par l'acte révolutionnaire, n'ont pu faire la Révolution. Ceci permit un jour à un humoriste de dire que la classe ouvrière était l'innocente victime des réformistes sans réformes et des révolutionnaires sans révolution, dans les deux cas, d'un banal exercice de salivation auquel se livrent quelques rêveurs désintéressés, dont la bonne foi ne peut être mise en doute, et un plus grand nombre d'imposteurs qui sont beaucoup plus suspects.

Au lecteur désemparé qui, après cela, se demanderait ce qu'on peut bien faire pour n'être victime ni du rêveur, ni de l'imposteur, ni de leurs entreprises connexes, il ne semble pas qu'on puisse donner de meilleure réponse que la reconstitution -- évidemment schématique -- des conditions et des formes dans lesquelles s'est déroulée la mieux connue des révolutions: celle de 1789.


De la Révolution de 1789 à celle qui est à faire

On identifie volontiers la révolution de 1789 et l'acte révolutionnaire qui, de 89 à 93, fit passer le pouvoir politique des mains de la Noblesse et du Clergé dans celles de la Bourgeoisie. En réalité la Révolution, c'est-à-dire la transformation des structures avait commencé bien avant: avec les affranchissements que les seigneurs revenant ruinés des croisades (cinq siècles auparavant!) avaient dû consentir aux serfs pour redorer leur situation financière; avec la découverte de l'Amérique (trois siècles auparavant!) qui, des affranchis, fit des artisans et des commerçants; avec les emprunts que les nobles qui ne travaillaient pas, avaient dû, pour maintenir leur train de vie, contracter auprès de leurs affranchis devenus artisans tout au long du XVIIe et XVIIIe siècle; avec des affranchissements nouveaux qu'ils durent consentir, pour les mêmes raisons, à leurs serfs restés attachés à la glèbe et qui, progressivement, passèrent de la condition de serfs à une autre, très voisine de celle de nos fermiers actuels, etc. En 1789, le servage, s'il était encore inscrit dans la loi, ne l'était plus guère que par anomalie dans les faits. Ramassant les dépouilles des nobles qui s'appauvrissaient dans la dignité d'une condition sociale leur interdisant le travail, les affranchis devenus artisans ou commerçants firent sans rien dire leur petite pelote et, à la mort de Louis XV, les structures économiques étaient à peu près entièrement dans leurs mains. Dès lors, ce ne fut plus qu'un jeu pour eux de conquérir le pouvoir politique et l'acte révolutionnaire qui les y porta fut, bien plus que d'eux, le fait des classes sociales restées, dans la lettre, attachées à la glèbe et qui, du bourgeois au noble en passant par l'abbé, nourrissaient de leur travail toute une hiérarchie parasitaire. S'il prit le caractère violent que l'on sait, l'initiative en vint de la noblesse et du clergé qui, placés devant le fait accompli, non seulement se refusèrent à l'enregistrer, mais encore, prétendirent par la force, renverser la situation. Ce à quoi, le peuple -- et non la bourgeoisie! -- s'opposa par le même procédé. Les deux forces violentes qui s'opposèrent donc et par lesquelles cet acte révolutionnaire se définit, furent celle du pouvoir royal et celle du peuple. Le bourgeois de 1789, lui, n'était pas un violent: il tira seulement parti de la violence des autres au moment où il avait la partie gagnée.

On aurait cependant tort de croire qu'en 1789, les conditions objectives de la prise du pouvoir politique étaient parfaitement réalisées: c'est pourquoi il y eut l'Empire et une tentative de restauration de la monarchie absolue après sa chute. Les conditions objectives ne furent parfaitement réalisées qu'en 1830 et, à partir de cette date, le pouvoir ne fut plus disputé à la Bourgeoisie par le Prolétariat qu'en 1848 et encore en 1870 on pouvait considérer comme une classe montante dans les nouvelles structures du régime. Le problème de la révolution qui se posait, au siècle précédent, entre la Noblesse et le Clergé d'une part, la Bourgeoisie de l'autre, n'a plus cessé de se poser entre la Bourgeoisie et le Prolétariat. Or, en ce domaine, le Prolétariat s'est montré bien inférieur à la Bourgeoisie en ce sens qu'en plus d'un siècle de combat, il n'a pas réalisé contre elle les conditions objectives de sa révolution, c'est-à-dire qu'il ne s'est pas opéré, d'elle à lui, le transfert du pouvoir sur le plan des structures qui s'était opéré de la Noblesse et du Clergé à la Bourgeoisie. Le Prolétariat n'a pas su profiter contre elle des failles du système comme elle en avait profité contre la Noblesse et le Clergé.

Ses leaders peuvent toujours revendiquer le pouvoir politique en son nom: c'est du verbalisme révolutionnaire et rien de plus, - la place qu'il occupe présentement dans les structures économiques ne justifie pas cette revendication.

Il eût pu en être autrement car...


Il pourrait y avoir quelque chose en face de la bourgeoisie

Le conditionnel hypothétique est rarement une forme acceptable de raisonnement: avec des si... On m'excusera donc de l'employer par exception. Aussi bien, je ne me propose de manier que ce que je crois être des évidences.

A la fin du siècle dernier et au début de celui-ci, le mouvement ouvrier prétendait s'appuyer sur trois formes d'action: le socialisme, le syndicalisme et la coopération. Parallèlement aux sections socialistes dans lesquelles les anarchistes étaient l'aile marchante, et aux syndicats auxquels ils fournissaient des cadres, on vit donc naître et prospérer un peu partout des coopératives de consommation qui se réclamaient de Ker Hardie et des pionniers de Rochdale. Dans l'esprit de leurs fondateurs, ces coopératives n'étaient pas de simples magasins de détail: du stade de la consommation, elles ambitionnaient de passer à celui de la production. Il y eut même des coopératives de production qui se créèrent directement, sans prendre le soin de s'assurer d'abord un débouché à la consommation: le familistère de Guise, la verrerie d'Albi, les pipiers de St Claude, etc., ce qui était assez imprudent, l'expérience l'a confirmé. Mais rien ne permet de penser qu'en procédant à l'inverse et en partant de la coopérative de consommation, les lois qui la protègent aidant, on n'eût pas réussi à conquérir aussi le secteur de la production. En 1901, dans un discours retentissant prononcé à la tribune de la Chambre, Jaurès qui entrevoyait par ce canal le passage des moyens de production et d'échange dans les mains de la classe ouvrière s'était, en tout cas, permis de prophétiser comme premier résultat la mort irrémédiable du petit commerce de détail, destiné qu'il était à être absorbé pour une faible partie par le grand magasin assurant sa propre production et, pour le reste, par la coopérative de consommation dont rien ne pouvait empêcher qu'un jour elle assurât, elle-même, sa propre production.

A l'époque, personne ne pensa que Jaurès s'aventurait sur un terrain mouvant.

Charles Gide et, je crois bien, Daudé-Bancel, partageaient son opinion.

Personnellement, j'ai toujours soutenu cette thèse, je la soutiens encore et, si je ne me trompe, je suis en noble compagnie.

Par contre, si je ne me trompe pas - en passant: l'exemple de l'Angleterre où près de la moitié des habitants sont inscrits dans des coopératives de consommation et où, dit-on, un cinquième des salariés sont employés par des coopératives de production, n'est pas de nature à me faire revenir sur mon opinion, et pas davantage la Suède - il n'est pas exagéré d'avancer que la coopération eût placé la classe ouvrière devant la Bourgeoisie en déconfiture, dans une situation aussi favorable que le fut jadis cette même Bourgeoisie devant la Noblesse et le Clergé.

Elle eût, en tout cas, constitué un ciment puissant entre les différentes fractions du mouvement ouvrier sur le plan syndical en ce sens qu'elle l'eût maintenu au contact des réalités matérielles et empêché de s'égarer dans un incroyable byzantinisme au moyen de spéculations sur des abstractions qui lui sont pour la plupart inaccessibles.

Au lendemain de la guerre de 1914-18, les partis politiques -- ceux de la classe ouvrière! -- placés en dehors des contingences par leur conception et leur structure, en ont décidé autrement. Avec leur concours, la Bourgeoisie a pu tuer la coopération au profit du commerce libre de détail.

Et la classe ouvrière ainsi maintenue à l'écart des structures économiques, n'a pas plus de prise sur elles que n'importe quelle machine à fabriquer des chaussettes. Par voie de conséquence, elle est aussi maintenue à l'écart de la structure sociale. La Bourgeoisie l'utilise à sa guise: comme la machine! Et elle ne lui accorde ni un meilleur sort, ni une meilleure place.

Sommes-nous pris de court par les événements? Est-il trop tard pour arracher la classe ouvrière au verbalisme révolutionnaire gratuit et aux entreprises lénifiantes du réformisme? Pour orienter ses efforts dans le sens de la construction économique, comme M. Mendès-France essaie de le faire au sein de sa classe dans le but de lui conserver le pouvoir politique?

C'est la question qui est posée.

Mais la classe ouvrière n'a pas de Mendès-France qui soit bien à elle pour l'aider à la résoudre.

Et si la Bourgeoisie se refuse à utiliser le sien, c'est-à-dire à garder le contact avec les structures et la possibilité de les contrôler, elle aura beau porter ses efforts sur le renforcement du pouvoir politique à son profit, ce ne sera que du verbalisme contre-révolutionnaire et tout aussi gratuit. Un jour ou l'autre, ça craquera. Et, ce jour-là, sur la mer houleuse des événements livrés à eux-mêmes, Révolution et contre-révolution, Bourgeoisie et classe ouvrière réfugiées chacune dans son verbalisme et également détachées des contingences, apparaîtront comme deux monstrueux bateaux ivres dont l'inévitable rencontre enfantera un indescriptible chaos.

Que la Bourgeoisie fasse preuve d'un tel aveuglement, c'est tant mieux et c'est dans l'ordre: c'est toujours ainsi que les classes au pouvoir finissent par en être chassées.

Ce qui est grave, c'est que la classe ouvrière fasse preuve du même aveuglement et qu'au moment où la place va être libre, elle se révèle si incapable de l'occuper qu'elle ne le voit même pas.


* * *


 

Au moment où je termine cet article (20 juin) on ne sait pas encore comment cette crise ministérielle se résoudra sur le plan parlementaire: M. Georges Bidault n'a pas plus obtenu l'investiture que M. Mendès-France et M. André Marie pas plus que M. Bidault.

La Bourgeoisie a-t-elle confusément senti que faire confiance à l'un ou à l'autre, c'était s'abandonner à M. de Calonne ou à M. de Brienne, c'est-à-dire lâcher purement et simplement les pédales?

Dans ce cas, ayant écarté Mendès-Turgot, il ne lui reste plus que Pinay-Necker.

M. Pinay reviendra-t-il? C'est possible: tout est possible et même qu'après le nouvel échec qu'on en risquerait alors rien de prédire à M. Pinay, M. Mendès-France soit appelé et, cette fois, investi. Mais rien ne sert de supputer sur les chances des uns et des autres d'accéder à un pouvoir politique qui tombe en quenouille.

Aussi bien, le régime est condamné et il n'y a rien à faire: quand les deux aiguilles de l'horloge sont sur midi, on ne peut plus empêcher les douze coups de sonner. M. de Calonne viendra donc à son tour, puis M. de Brienne...

Souhaitons qu'ils ne viennent trop tôt ni l'un ni l'autre et que, d'ici là, de ce côté-ci de la barricade, nous ayons encore le temps... de mettre nos montres à l'heure!


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