De même qu'il y a un hémisphère nord et un hémisphère sud mitoyens par l'Equateur, sur un autre plan, il est communément admis qu'il y a un monde occidental dit capitaliste et un monde oriental dit communiste, mitoyens par le Rideau de Fer. Pour les tenants du capitalisme traditionnel comme pour ceux de son succédané le bolchevisme, les deux appellations sont l'une et l'autre, également et rigoureusement contrôlées. C'est que la confusion des termes qui identifie le bolchevisme et le communisme profite également aux uns et aux autres: les premiers sont, en effet, fort à l'aise pour reporter sur le communisme ou l'économie socialiste en général tous les péchés du bolchevisme et, quant aux seconds, ils ne le sont pas moins pour rétorquer qu'un régime communiste est forcément, par principe, innocent de tout ce dont on l'accuse.
Entre les deux camps, cependant, le nombre des gens ne cesse de croître qui font la nuance. Leur mérite n'est pas moindre car, depuis 1950 surtout, la Russie soviétique fait systématiquement la nuit sur son évolution politique et économique et les documents publiés par ses services ne réussissent à franchir le Rideau de fer et à nous parvenir que dans la mesure où la propagande des partis communistes du monde entier peut en tirer un bénéfice certain. Par surcroît, on ne les tient jamais que de seconde main, c'est-à-dire interprétés et dénaturés soit par les amis, soit par les adversaires, soit par les deux. Enfin, beaucoup d'entre eux, ou bien ne sont pas très probants, ou bien ne tombent pas facilement sous le sens d'une opinion désaxée par les événements avec lesquels elle est aux prises, ou bien perdent leur caractère d'authenticité dans les mouvements de propagande systématiquement favorables ou systématiquement défavorables qui les accueillent et les retransmettent. Tel fut le cas notamment des campagnes de David Rousset, du réquisitoire de Krawchentko, des mémoires du Campésino, etc. révoqués en suspicion avant la lettre par les changements de camps aussi mystérieux que spectaculaires de leurs auteurs. Tout cela sentait l'arrangement de comédie et faisait d'autant moins sérieux que, dans chaque cas, les arguments produits par l'accusation pouvaient, un à un, être retournés contre elle, et qu'aucun d'entre eux ne visait ni l'Histoire, ni la structure du régime bolchévique dans leurs principes directeurs ou fondamentaux.
Aux yeux de beaucoup de braves gens, il reste donc toujours à prouver que le bolchévisme n'a rien de commun avec le communisme et cela n'a rien d'étonnant. Dirai-je qu'on n'a de chances de rencontrer quelque crédit dans cette entreprise qu'en se plaçant d'abord et avant tout sur le terrain économique et social?
Le niveau de vie
A lui seul, il ne peut être dirimant: dans l'Antarctique, en Polynésie et dans l'Afrique du Sud, des tribus primitives vivent dans un état très proche du communisme mais dont le standing est bien inférieur à ce qu'il est pour les plus basses classes de la société en Amérique, en France, en Russie ou en Espagne qui en sont cependant très loin. Si donc on me dit que le niveau moyen de la vie se traduit par la mise à la disposition du travailleur russe, d'environ 600 roubles par mois, cela signifie que c'est beaucoup moins qu'en France, en Amérique, ou même en Espagne, mais nullement que le régime n'est pas communiste.
En conséquence, c'est seulement à titre d'indication que je traduis les roubles en temps de travail nécessaire pour se procurer, en U.R.S.S., en France et en Angleterre: 1 kg des produits de consommation suivants:
U.R.S.S | FRANCE | ANGLETERRE | |
---|---|---|---|
Pain, 1 kg | 0 h. 21 m. | 0 h. 14 m. | 0 h. 9 m. |
Beurre, 1 kg. | 25 h. | 6 h. | 5 h. 40 m. |
Pommes de terre, 1 kg | 1 h. 6 m. | 0 h. 30 m. | 0 h. 20 m. |
Sucre, 1 kg. | 7 h. 30 m. | 1 h. 30 m. | 0 h. 28 m. |
Viande, 1 kg. (pot-au-feu) | 3 h. 40 m. | 1 h. 42 m. | 1 h. 20 m. |
D'autres arguments sont plus péremptoires et notamment le salariat.
Le salariat
Le régime communiste se différencie du régime capitaliste par la suppression du salariat.
On peut certes soutenir qu'une réforme de cette importance peut n'avoir pas encore été réalisée après 34 années d'exercice du pouvoir. Dans ce cas il peut alors déterminer si le régime s'est vraiment orienté progressivement dans le sens de sa suppression.
Sous cet angle, on peut distinguer quatre périodes dans l'évolution de la Révolution russe:
-- De 1917 à 1920, le communisme de guerre caractérisé par la suppression de la monnaie, la répartition égalitaire par voie d'autorité, première étape vers la prise au tas;
-- De 1920 à 1928, la N.E.P. (Nouvelle économie politique), caractérisée par le rétablissement de la monnaie et du salaire individuel sous une jurisprudence hâtive mais sensiblement conforme aux revendications syndicales dans les pays plus évolués aux environs de 1900 (salaires au temps, à travail égal salaire égal, etc.);
-- De 1928 à 1939, les trois premiers plans quinquennaux pendant l'exécution desquels on adapte la formule du salaire aux nécessités de la production sans considération d'aucun principe, avec pour corollaire la domestication du syndicalisme;
-- De 1939 à ce jour, retour progressif à l'économie esclavagiste par le truchement des camps de concentration qui prolifèrent: une quantité sans cesse croissante de la population touche pour tout salaire le litre de soupe et le quignon de pain des prisonniers en régime capitaliste (15 à 20% de la population sont à ce régime...)
Le salaire actuel
Ainsi donc, depuis longtemps et tandis que dans presque tous les pays du monde le salaire avait une tendance à devenir social, à prendre des formes susceptibles, en dépit de son taux maintenu relativement bas, de libérer le travailleur de l'emprise du patronat et de l'Etat, en Russie soviétique, l'évolution se faisait en sens inverse.
On ne sait pas exactement combien il y a de catégorie de salariés dans ce paradis par prétérition mais on ne doit pas être très loin de la vérité si on affirme que du dernier des oudarniks au premier des bureaucrates, il y en a une soixantaine. (En passant: en France, il y en a une douzaine.) Et cette ouverture excessive de l'éventail est encore un signe que le régime au lieu de se rapprocher du communisme, ne cesse de s'en éloigner
Dans chaque catégorie, le travail aux pièces a remplacé progressivement le travail aux temps; les primes à la production sont la partie essentielle du salaire; le stakhanovisme est la condition du maintient dans l'emploi; les normes de production augmentent sans cesse: les zones de salaires sont multiples; etc.
Et, avec tout cela, le salaire moyen russe ne permet toujours de se procurer, à 3 roubles 40 le kg que 190 kg de pain blanc par mois. Le salaire moyen, c'est-à-dire, 600 roubles quand on sait qu'un tiers de la population ne gagne encore que de 300 à 600 roubles...
Le pouvoir d'achat
La plupart des économistes soutiennent que, de 1943 à 1950, malgré et surtout en raison de diverses manipulations des salaires et des prix, l'apport de la Révolution d'octobre en matière de pouvoir d'achat a été rigoureusement nul.
Vraie ou fausse, voici exactement ce qu'il en est de cette assertion, en 1951, en ce qui concerne les principaux produits de consommation avec les possibilités correspondantes du salaire moyen en France:
U.R.S.S | FRANCE |
---|
Prix (en roubles) |
Quantités corresp |
Prix (en francs) |
Quantité corresp |
|
---|---|---|---|---|
Pain blanc | 3,4 | 190 kg | 50 | 700 kg |
Farine | 3,4 | 190 kg | 70 | 500 kg |
Pâtes.......... | 6,4 | 101 kg | 175 | 200 kg |
P. de terre... | 1 | 647 kg | 18 | 1944 kg |
Lait............. | 3,15 | 205 lit. | 38 | 921 lit. |
Oeufs.......... | 16 | 40 dz. | 216 | 162 dz. |
Beurre......... | 33 | 19 kg, 6 | 690 | 52 kg |
Fromage...... | 35 | 18 kg, 5 | 560 | 62 kg, 5 |
Sucre.......... | 11,5 | 56 kg | 110 | 318 kg |
Boeuf.......... | 18,7 | 34 kg | 473 | 74 kg |
Porc.......... | 28,9 | 22 kg | 484 | 72 kg |
Veau.......... | 21,2 | 30 kg, 5 | 525 | 66 kg, 5 |
Poulet....... | 17 | 38 kg | 576 | 60 kg, 7 |
Riz............. | 13,6 | 47 kg, 5 | 130 | 269 kg |
Café.......... | 72 | 9 kg | 800 | 43 kg, 7 |
Harengs.... | 10,8 | 60 kg | 102 | 343 kg |
Pétrole....... | 1,75 | 370 lit. | 50 | 700 lit. |
Encore faut-il tenir compte qu'en France il n'y a plus qu'un seul marché, tandis qu'en Russie, il y en a trois:
-- le marché contingenté, où on ne trouve naturellement rien à le taxe;
-- le marché parallèle ou noir, où l'on trouve tout mais où n'ont le moyen d'acheter quelque chose que les fonctionnaires du régime dont le salaire est fonction non de leur rendement effectif mais de leur utilité à la vie du système;
-- et le marché kholkozien ou paysan, où en peuvent s'approvisionner que les organismes chargés de la répartition collective.
Les prix mentionnés au tableau s'entendent au marché contingenté, ce qui signifie qu'ils ne définissent encore qu'un pouvoir d'achat très théorique.
Une mesure significative
Il va de soi qu'une telle formule de salariat assortie d'un tel marché conduit directement à l'inflation, en ce sens que, périodiquement, les signes monétaires en circulation sont sans commune mesure avec les possibilités d'absorption des trois marchés réunis. En France, nous avons connu cela pendant le dirigisme et le nom de M. René Mayer reste attaché à la mesure d'échange des billets à laquelle l'Etat fut finalement contraint pour enrayer l'inflation consécutive. Mais, en comparaison de Staline, M. René Mayer n'est qu'un drôle: à peine réussit-il à récupérer quelques dizaines de milliards en pratiquant l'échange à égalité. En 1947, le maître du Kremlin, lui, ramena d'un seul coup la circulation monétaire de la Russie de 420 milliards de roubles à moins de 40 en échangeant de la manière suivante:
-- à un contre dix pour les particuliers;
-- à 4 nouveaux contre 5 anciens pour les kolkhozes, coopératives, organismes d'Etat, etc.;
-- à égalité pour les détenteurs de comptes en banque jusqu'à 3000 roubles, à 2 contre 3 jusqu'à 10.000 et à un contre 2 pour le surplus;
-- à un contre trois sur la valeur nominale de tous les titres d'emprunt émis antérieurement à 1947.
Cette opération monétaire qui est la plus brutale que l'histoire ait jamais enregistrée, s'est donc faite notamment sur le dos de ceux qui ne possédaient pas de comptes en banque, c'est-à-dire de la population laborieuse et pauvre.
Pendant la guerre déjà, on avait pu observer en Russie les mêmes phénomènes que dans l'ensemble des pays aux prises, avec ceci de particulier qu'ils étaient plus démesurés encore et plus lourds à supporter: allongement de la durée du travail, blocage des salaires, restrictions massives de la consommation, montée des prix, contingentements draconiens, dualité des marchés officiel et parallèle, inflation incoercible, etc.
Pour conclure
J'ai délibérément négligé tout ce qui se rapporte à l'Etat soviétique lui-même et à sa politique générale. On remarquera notamment qu'en ce qui concerne les camps de concentration, je me suis gardé d'appuyer sur la chanterelle: ils sont à coup sûr, le résultat de l'effroyable tyrannie qui pèse sur le peuple russe, mais il se peut aussi qu'ils soient, pour des raisons de production, de prix de revient ou de transfert obligatoires de certaines populations, une des tragiques nécessités de cet impensable régime, la solution d'un des problèmes vitaux que sa structure générale lui impose de résoudre à n'importe quel prix...
C'est par souci de la mesure et de l'objectivité que je me suis cantonné dans l'examen de la formule du salariat, de son évolution manifestement rétrograde et de ses conséquences à la fois sur le niveau de vie et la politique financière de l'Etat dans leurs aspects les plus significatifs.
Mon propos visait seulement à établir que, dans ce domaine, les règles de conduite et les réactions des maîtres de la Russie, loin de se référer aux principes généraux de la doctrine communiste et de se guider sur elle, étaient celles d'un capitalisme autoritaire que l'Histoire n'avait jamais connu et même pas avec Hitler et Mussolini.
Et que, dès lors, il serait beaucoup plus simple, au lieu de parler de capitalisme et de communisme ou de capitalisme et d'anticapitalisme, de ne plus faire état que d'un seul capitalisme étendant une sorte de toile d'araignée géante sur toute la planète et dont les nuances vont, au gré des latitudes, du despotisme éclairé au despotisme le plus absolu et le plus insoucieux des droits et de la dignité de l'individu.
Plus simple, - bien plus simple.
Et comme tout serait clair!
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