Tout le monde l'admet: le problème des salaires et des prix est un problème monétaire, et le problème monétaire lui-même est une question de production, de circulation et de répartition des richesses. C'est à partir des solutions que les avis divergent. Et, dans ce domaine, on ne peut plus remarquer autrement que sous la forme d'une sorte de poncif que, chaque fois qu'on s'est penché sur l'une quelconque des trois parties d'un même problème, on a oublié de le faire en fonction des deux autres. Il y a là, évidemment, une disposition d'esprit propre aux tenants du régime capitaliste et qui consiste, d'une part, à opérer par tâtonnements en l'absence de tout principe directeur, de l'autre à éviter systématiquement toute mesure qui serait de nature à ébranler le régime dans ses soubassements. Il y a aussi, à la fois une certaine ingénuité et une erreur d'optique de la part de ceux qu'on ne peut pas considérer comme étant des tenants du régime, mais qui, obéissant pour la plupart à des impératifs impondérables, s'en donnent consciemment ou inconsciemment les apparences. Pour les uns et pour les autres, en un moment où les principes fondamentaux d'action et de pensée sont perdus dans une confusion générale entretenue comme à plaisir dans tous les esprits, il est devenu indispensable de reconsidérer le problème économique dans son ensemble, de le situer dans le temps et de mettre en évidence certains de ses aspects actuels qu'on laisse volontairement ou involontairement dans l'ombre.
Une erreur d'optique.
Tous les historiens, tous les économistes, tous ceux dont le métier ou le penchant naturel est de comparer ce qui est avec ce qui fut, sont frappés par les progrès considérables qui ont été accomplis dans le domaine de la production des richesses, dans le temps relativement court -- moins de deux mille ans! -- qu'on est convenu d'appeler la période historique de l'Humanité. Ils le sont davantage encore, si leur comparaison en prend, comme terme de départ, que la découverte de l'Amérique ou, plus près de nous, la naissance du capitalisme industriel. Et, s'ils ne veulent tenir compte que de ce qui s'est passé en Amérique dans les cinquante dernières années, ils sont effarés.
Mais, dans les historiens et dans les économistes, il y a ceux qui sont accrédités et ceux qui ne le sont pas. Et, il va de soi que, dans l'évolution des sociétés, les premiers ont plus de poids. Malheureusement, il se trouve qu'ils ont le moins de fonds: c'est la raison pour laquelle, dans un système de production quantitative et qualitative qui n'a cessé de s'améliorer selon une progression géométrique depuis deux mille ans, le réseau de circulation des richesses est resté rigoureusement le même dans ses principes, emprisonné qu'il est dans un système monétaire qui date de quelques siècles avant Jésus-Christ. Les économistes accrédités, plus particulièrement, n'ont pas encore réalisé qu'un système monétaire qui suffisait aux besoins des échanges du monde méditerranéen quand Athènes, Alexandrie ou Rome y exerçaient la prépondérance politique et économique, qui suffisait encore aux mêmes besoins, au temps de la Ligue Hanséatique et des marchands vénitiens ou génois, devait forcément tomber en désuétude à partir du jour où le centre du monde se déplaçait vers Madrid (avec la découverte de l'Amérique), vers Londres (avec la naissance du colonialisme) et, à plus forte raison, vers New-York (avec la naissance du capitalisme américain et de son extraordinaire esprit de modernisme). Par voie de conséquence, les politiciens qui ont la charge des Etats leur ont d'autant plus facilement emboîté le pas qu'ils travaillaient pour leur compte et, suivant leurs indications en cela, prétendent toujours résoudre les difficultés des échanges avec les mêmes moyens et les mêmes méthodes qui avaient cours au temps où les Crétois échangeaient les bois du Liban contre l'étain des Cassitérides.
Quelques idées neuves.
En réalité, elles ne sont pas neuves. Si elles le paraissent, c'est parce qu'elles n'ont jamais été prises en considération. Mais elles datent du passage de l'esclavage au salariat et elles hypothèquent depuis cette date tous les faits sociaux et toutes les solutions qu'on leur apporte. Les uns sont d'ordre purement économique. Les autres ressortissent à l'interprétation qu'on donne aux faits sociaux eux-mêmes. On peut notamment avancer que:
J'arrête là cette énumération soucieux que je suis de la limiter à des détails qui s'agrègent harmonieusement dans un tout. Mais on peut l'étendre à l'infini, dans d'autres directions, à peu près à tous les soi-disant principes qui constituent les fondements de la politique du capitalisme, appliquée à l'économie.
A première vue, évidemment, on pourrait croire qu'il ne s'agit que d'un alignement de paradoxes dans le dessein de plaisanter.
Qu'on en juge.
Hauts salaires et bas prix.
Si je ne m'abuse, c'est Marx qui, le premier et à l'étonnement général, avança cette idée qu'il n'y avait de chances d'obtenir des prix bas, qu'à la condition de pratiquer une politique de hauts salaires. Je ne sais pas s'il l'avança sous cette forme et je ne sais plus où. Peu importe d'ailleurs.
Sur le plan de la spéculation intellectuelle, il n'est que de réfléchir un instant pour s'en convaincre. D'abord, l'ouvrier est comme la machine: de même que plus on met de charbon dans une locomotive ou d'essence dans un moteur, plus on augmente les possibilités de rendement de l'une et de l'autre, mieux on alimente l'ouvrier, plus on augmente ses capacités de production. Or, il n'est pas besoin de démontrer que, dans toute entreprise, le rendement est le facteur essentiel de la diminution ou de l'augmentation des prix de revient. Il n'est pas non plus besoin de démontrer que, dans un régime dont les échanges sont régis par les lois de la concurrence, plus la production, fonction du rendement, est grande, plus les détenteurs de richesses en concurrence les uns contre les autres, vivent dans une conjoncture d'obligation à l'écoulement, qui les force à la baisse au détriment du profit. Les hauts salaires facteurs de baisse, sont donc en même temps un double facteur de limitation du profit, à la production même et à la consommation. Il n'entre pas dans mon propos de démontrer que les classes dirigeantes n'ont jamais échappé aux effets bienheureux des hauts salaires que par la guerre, moyennant quoi, elles ont pu continuer à nous imposer les effets désastreux des prix très hauts.
Sur le plan expérimental, l'exemple des Etats-Unis est probant: voilà un capitalisme qui est devenu le plus puissant du monde -- provisoirement ou non -- en cinquante ans, par la politique des hauts salaires.
L'intervention de l'Etat.
Elle a pour conséquence la raréfaction des marchés, en période de pénurie comme en période d'abondance. En période de pénurie, on la justifie en prétextant que les marchandises étant rares, ceux qui les détiennent pratiquent des prix très haut. Alors, on taxe et on réquisitionne. Mais, d'une part, il faut un appareil spécial (le contrôle économique), dont les frais de personnel et autres se répercutent sur le prix des marchandises sous la forme de l'impôt. De l'autre, l'appareil économique de l'Etat étant plus fort et mieux organisé que son appareil politique, la taxe et la réquisition entraînent le marché noir vers lequel les marchandises, raréfiées par l'intervention de l'Etat, fuient à un cours très élevé. Il s'ensuit qu'à la taxe pratiquée à un prix honnête et en rapport avec les salaires, rien ou presque n'est à vendre et qu'au marché libre on trouve tout ce qu'on veut à des prix inabordables pour les salaires.
En période d'abondance, l'Etat est l'acheteur qui dispose du plus grand pouvoir d'achat. Il intervient au titre de demandeur et il fait monter les cours: on le voit pour l'alcool, pour la betterave et pour le vin. Mais, cette fois, c'est intentionnellement et dans l'intérêt des détenteurs de richesses consommables dont il est le mandataire.
Je passe sur les interventions de l'Etat qui visent à légiférer en matière de salaire. Pendant la période de pénurie, elles avaient pour résultat le blocage des salaires -- dans le but, disait-on, de faire baisser les prix, ce qui était un non-sens -- sans toucher aux prix autrement que par des moyens dérisoires comme l'étiquetage. En période d'abondance, elles visent au même but, on vient de le voir dans la discussion des conventions collectives et dans les grèves.
Comment en serait-il autrement d'ailleurs, l'Etat reposant sur la division des sociétés en classes et n'étant jamais, en pratique et par définition, autre chose, entre les mains des classes dirigeantes que l'instrument d'asservissement des classes dirigées?
Impôts et économies.
En France et dans le vieux monde capitaliste, les impôts indirects fournissent les quatre cinquièmes des recettes des Etats, le cinquième restant étant fourni par l'impôt direct. Dans le monde capitalliste nouveau, c'est-à-dire aux Etats-Unis, la proportion n'est pas tout à fait rigoureusement inverse, mais peu s'en faut. Je ne parle pas de ce qui se passe en Russie où les impôts, qu'ils soient directs ou indirects, sont le fait du Prince sous des formes variées dont la plus commune est l'emprunt forcé.
Savoir quelle est la forme d'impôt la plus juste n'est pas l'affaire: il n'y a pas d'impôts justes en régime capitaliste, mais la forme la plus injuste, les socialistes de toutes les écoles en sont tombés d'accord, est celle qui frappe le consommateur, c'est-à-dire l'impôt indirect, à laquelle l'Etat tend à avoir de plus en plus recours [note 1: Il en sera de même aux Etats-Unis, en raison du plan Marshall.]
Ce que je veux dire, c'est que, dans un régime où les recettes de l'Etat dépendent presque exclusivement des impôts indirects, lesdites recettes sont fonction du nombre et du volume des transactions.
Par voie de conséquence, si l'Etat, quand il établi son budget est préoccupé d'économies, il limite le volume de la circulation monétaire en papier, c'est-à-dire le volume des transactions en nombre et en quantité. Par là-même, il diminue les rentrées d'impôts effectivement. Mais, ses dépenses étant incompressibles, il n'arrive jamais qu'à les limiter au stade de la prévision, c'est-à-dire virtuellement. Pour s'en convancre, il n'est que de comparer les budgets des dépenses de ces dernières années: elles ont sans cesse augmenté et cela se conçoit aisément. Si l'Etat peut facilement limiter ses dépenses d'investissement (grands travaux, entretien des voies de communications, écoles, hôpitaux, etc.), il est impuissant contre ses dépenses militaires et ses dépenses de personnel (police, administrations diverses, etc.), qui augmentent sans cesse, les premières parallèlement aux dangers de guerre, les secondes en raison du personnel nouveau qu'il faut engager jusques et y compris pour faire des économies.
Les frais de l'Etat restant les mêmes quoi qu'on fasse, ou augmentant chaque année par rapport à la précédente, il faut pour y faire face, la même masse globale ou une masse plus grande de recettes, ce qui veut dire que plus on fait d'économies globales, et plus on diminue le nombre des transactions, plus il faut imposer chaque transaction, c'est-à-dire augmenter individuellement les impôts.
Et comme ces impôts indirects sont, en définitive payés à l'achat au détail des marchandises consommables, c'est le consommateur qui en fait les frais sous la forme d'une augmentation du coût de la vie.
En faisant des économies, on fait donc d'une pierre deux couups: on augmente les impôts individuels et on fait monter les prix.
Mon raisonnement n'est peut-être que théorique à première vue: si on compare avec ce qui s'est passé dans la pratique, son bien fondé ne peut que sauter aux yeux des moins avertis. Et l'inconvénient qu'il souligne se double d'un autre, plus tragique encore: à mesure que la production a augmenté pour revenir à la normale, le volume des ventes a diminué chez tous les commerçants de gros ou de détail. Mais il y a une chose qui est allée sans cesse croissante: le poids des impôts.
Pouvoir d'achatet papier-monnaie
La quantité d'or produite dans le monde étant insuffisante pour faire face aux besoins de tous les échanges individuels à l'intérieur des Etats, ou collectifs d'Etat à Etat, on a eu recours au papier-monnaie. L'émission du papier-monnaie est soumise à deux influences contraires: d'une part celle de l'Etat qui tend à la limiter en fonction de la production de l'or pour lui conserver un rapport de valeur, de l'autre celle des besoins des échanges qui tend à augmenter sans cesse dans les proportions de l'augmentation de la production. Naturellement l'influence de l'Etat est prépondérante. Mais celle des besoins grandit sans cesse à tel point qu'il n'est pas douteux qu'elle finira par triompher.
Le système d'émission des billets, pour la monnaie-papier, est tel que plus on émet de billets, plus on diminue la valeur, c'est-à-dire le pouvoir d'achat de chacun d'eux. J'ai déjà expliqué que c'était parce qu'on avait pris l'or comme étalon. Si on prenait une marchandise plus courante, le blé, par exemple, il en irait tout autrement, l'ingénieur Archer qu'on croit fou et qui l'est peut-être, en a triomphalement fait la preuve expérimentale avec son Europa. Si on prend l'ensemble de la production nationale comme le fit le Dr Schacht en Allemagne dans les conditions que j'ai déjà exposées, il devient possible d'émettre de billets en toujours plus grand nombre, sans diminuer le pouvoir d'achat de chacun d'eux sur le marché intérieur. Evidemment, il faut doubler cette monnaie intérieure d'une monnaie extérieure pour les échanges avec les autres Etats. Et, cette monnair extérieure étant à son tour mise en circulation, il est nécessaire que chaque Etat n'importe pas plus qu'il ne peut exporter.
Dans l'état actuel des choses, avec une seule monnaie pour les deux marchés intérieur et extérieur, il y a une difficulté qui est insurmontable. Si on suivait le trajet effectué par un billet de banque à partir de la machine qui l'a tiré pour le compte de la banque, on s'apercevrait qu'au bout d'un certain temps, il y revient après un parcours plus ou moins long: la banque l'avance à l'Etat qui l'utilise pour financer ses dépenses de personnel ou d'investissement; le fonctionnaire ou l'ouvrier qui le touche en salaire ou en traitement le porte chez le commerçant ou à la Caisse d'Epargne; le commerçant et la Caisse d'Epargne le retournent à la Banque de France et le circuit recommence. En dépit que cela ne tombe pas facilement sous les sens pour les non-initiés, il n'y a qu'une infime partie des billets émis qui ne soient pas soumis à la règle générale: ceux qui sont utilisés pour les achats à l'étranger et qui ne reviennent à la Banque de France que d'après d'autres règles, notamment après un plus long périple et à un autre cours que celui qui est marqué. Une simple comparaison convaincra ceux qui douteraient du phénomène: chaque année le nombre des billets en circulation augmente du déficit de la balance commerciale, à peu de choses près, parce qu'il y a encore des gens qui dissimulent leurs billets de banque sous les piles de draps au lieu de les porter à la Caisse d'Epargne ou à l'étranger.
Conclusion
Ces modestes considérations sur la politique monétaire n'ont aucun caractère constructif. Elles ne visent qu'à vulgariser quelques principes qui n'ont pas encore cours dans les sphères officielles, et qui ont perdu beaucoup de crédit depuis les deux guerres, dans celles qui ne le sont pas. Mais il n'est pas interdit de penser que, par la force des choses, après des expériences diverses et plus ou moins tragiques, elles seront, pour demain, des vérités banales.
Telles qu'elles sont présentées, elles comportent, la dernière surtout, une leçon à l'échelle nationale.
Lors de la discussion de la loi des maxima au Parlement, tous les partis -- sauf le parti communiste, mais pour des raisons qui n'ont rien à voir avec le sujet -- sont tombés d'accord pour limiter les dépenses d'investissements dans de grands travaux et notamment dans la reconstruction, aux possibilités offertes par le système monétaire actuel, c'est-à-dire sans émission nouvelle de papier-monnaie.
D'abord on n'a pas empêché la circulation monétaire d'augmenter dans des proportions notables, depuis. Ensuite on ne réalisera pas les économies prévues parce que c'est impossible. En troisième lieu, on mange l'impôt en herbe. En quatrième, si le déficit budgétaire n'apparaît pas encore dans toute sa magnificence c'est parce qu'on repousse indéfiniment la discussion de la loi des voies et moyens. Enfin, on a sacrifié la reconstruction du pays.
A l'actif de l'opération, on a sauvé le franc par rapport à l'or et aux devises étrangères, mais on peut tenir pour assuré que cette politique aura une échéance assez rapprochée et que le franc fera un saut remarquable en direction des valeurs infinitésimales les plus impensables.
Divers journaux parmi lesquels il faut citer L'Aurore qui est le plus catégorique, s'en sont aperçus au début de ce mois et ont prôné une politique d'investissements massifs.
C'est déjà ça.
Le reste finira bien par venir.
| 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 10 | 11 | 12 | 13 | 14 | 15 | 16 | 17 | 18 | 19 | 20 | 21 | 22 | 23 | 24 | 25 | 26 | 27 | 28 | 29 | 30 | 31 | 32 | 33 | 34 | 35 | 36 | 37 | 38 | 39 | 40 | 41 | 42 | 43 | 44 | 45 | 46 | 47 | 48 | 49 | 50 | 51 | 52 | 53 | 54 | 55 | 56 | 57 | 58 | 59 | 60 | 61 | 62 | 63 | 64 | 65 | 66 | 67 | 68 | 69 | 70 | 71 | 72 | 73 | 74 | 75 | 76 | 77 | 78 | 79 | 80 | 81 | 82 | 83 | 84 | 85 | 86 | 87 | 88 | 89 | 90 | 91 | 92 | 93 | 94 | 95 | 96 | 97 | 98 | 99 | 100 |
Ce texte a été affiché sur Internet à des fins purement éducatives, pour encourager la recherche, sur une base non-commerciale et pour une utilisation mesurée par le Secrétariat international de l'Association des Anciens Amateurs de Récits de Guerre et d'Holocauste (AAARGH). L'adresse électronique du Secrétariat est <aaarghinternational-à-hotmail.com>. L'adresse postale est: PO Box 81475, Chicago, IL 60681-0475, USA. |
Afficher un texte sur le Web équivaut à mettre un document sur le rayonnage d'une bibliothèque publique. Cela nous coûte un peu d'argent et de travail. Nous pensons que c'est le lecteur volontaire qui en profite et nous le supposons capable de penser par lui-même. Un lecteur qui va chercher un document sur le Web le fait toujours à ses risques et périls. Quant à l'auteur, il n'y a pas lieu de supposer qu'il partage la responsabilité des autres textes consultables sur ce site. En raison des lois qui instituent une censure spécifique dans certains pays (Allemagne, France, Israël, Suisse, Canada, et d'autres), nous ne demandons pas l'agrément des auteurs qui y vivent car ils ne sont pas libres de consentir. Nous nous plaçons sous la protection de l'article 19 de la Déclaration des Droits de l'homme, qui stipule: |